jeudi 18 juillet 2024

L'Essence des Sens

Dans la lignée de Memoria et des Explorateurs, mon dernier roman, l'Essence des Sens, sort aujourd'hui dans sa version numérique. La version papier sort en août, et je la dédicacerai donc au cours de ma prochaine séance. En route pour la planète Nadar, avec de nouveau un mélange entre le space opera et le cyberpunk, mais pas que :  il est bien possible que son contenu résonne en vous, même si vous n'êtes pas amateur de SF. 

Avec plus de 800 exemplaires papier vendus depuis sa parution en 2022, le succès "artisanal" de Memoria ne se dément pas. Pas mal pour un roman que l'on ne retrouve pas en rayon, puisque autoédité. Beaucoup de lecteurs étrangers à la SF y ont mis un doigt de pied avec ce roman.

La version numérique, en revanche, est encore inconnue au bataillon, avec moins d'une vingtaine de ventes, 7 évaluations sur Amazon et 3 commentaires sur la Fnac. Non pas que je m'en plaigne, hein, c'est juste un constat. Il faut dire que j'ai complètement perdu le goût de faire des promos sur les ebooks, je préfère vous prévenir. Je fais en revanche toujours en sorte de rendre mes versions électroniques abordables.

Voici donc ce qui n'est pas vraiment une suite, mais en tout cas un nouveau roman dans le même univers, une histoire complète donc. Lucinda, la protagoniste principal de Memoria, y fera une apparition.

Petite particularité, le glossaire commun aux Explorateurs, à Memoria et à l'Essence des Sens indique maintenant l'ouvrage où figure la première apparition des termes spécifiques à cet univers. 

A la suite de la présentation, vous pouvez vous plonger dans les cinq premiers chapitres. Bonne lecture!

Présentation :

Plus c’est gros, plus ça passe : pilier de bar de son état, Grendchko va bénéficier d’un coup de piston aussi phénoménal qu’inespéré numéro deux d’une multinationale. Son ascension au sein de la société nadarienne sera irrésistible.

Ingénieur talentueux spécialisé dans les réacteurs, Jaynak va croiser son chemin. Ce qui va entraîner sa chute. Grendchko a besoin de Fervents pour assurer son vaste projet, la restauration de la grandeur de Nadar. Bien contre son gré, Jaynak va devenir l’un d’eux. Prochaine étape prévue par le nouveau maître, l’agression d’une planète souveraine, Oblan. Voilà qui ne devrait pas manquer de causer des millions de morts de part et d’autre.

Pendant ce temps, dans les profondeurs des Cavernes d’Ambre, la résistance s’organise. Tout n’est peut-être pas perdu pour les enfants de Nadar.

Illustrateur : Didi Wahyudi

ISBN : 979-10-90571-39-6 - 364 pages 

Prix de la version papier (sortie août 2024) : 19 €



ebook 3,99 €

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Cinq premiers chapitres: 

1. Le Fumoir du Rêve


Le tube était relié directement à l’orifice nasal unique du Nadarien. A la base de la tige de verre, un ballon duquel émanait une lueur rougeoyante en grande partie masquée par la fumée. Celle-ci s’élevait et se répandait dans le crâne de l’individu de haute stature. Des volutes blanches s’échappaient de ses oreilles au contour presque géométrique, hexagonal. A observer l’expression du long visage, ses différentes plaques de gris et d’anthracite ressemblant à du silex, sans pour autant en avoir la consistance, on aurait pu croire le natif de Nadar plongé dans une intense concentration. Impression à laquelle ne se laissa pas prendre l’un de ses compatriotes, qui s’installa sans autre forme de procès en face de lui.

Le nouveau venu dévisagea le consommateur avec un air de sollicitude inquiète. Les yeux dorés, si inhabituels chez un Nadarien, étaient perdus dans le vague. La poussière s’insinuant dans les plaques, mélanges d’organique et de minéral qui constituaient l’épiderme du fumeur de sengré, prouvait suffisamment la déchéance de celui qui devait être, à n’en pas douter, un pilier de bar. Pour le tirer de sa stupeur, le citadin lui secoua les poignets. Aussitôt qu’une lueur de conscience apparut dans les yeux de l’individu, celui qui venait ainsi d’intervenir présenta ses paumes en un geste d’invite. Son regard contenait une prière muette.

« Vous êtes un Guide Communiant ? » demanda le fumeur d’une voix hésitante.

L’autre secoua la tête.

Un rictus de colère tordit les lèvres du fumeur. Il se leva si brusquement qu’il dut se rattraper à la table pour ne pas tomber. Oscillant un instant sur ses jambes, il rejeta la fumée qu’il venait d’inhaler. Il parvint alors à se stabiliser, se pencha pour s’emparer à son tour des poignets de l’intrus. D’un mouvement violent, il le projeta sur le côté, faisant valser sa chaise et l’envoyant manquer de peu les clients de la table d’à côté. Des protestations s’élevèrent. Le fumeur ne semblait pas en avoir conscience, et se rassit lourdement.

Comme le Nadarien molesté se relevait péniblement, non sans grimacer de douleur, le barman surgit de derrière son comptoir et s’avança, l’air furieux. Il dut cependant s’interrompre dans son élan. Un individu massif venait de s’interposer, se déplaçant avec la grâce d’un félin. Le colosse à la fourrure fauve eut un geste de dénégation. Les muscles saillaient de ses quatre bras, ses pectoraux surdéveloppés tendaient sa tunique sur sa poitrine. Si son attitude était nonchalante, il émanait de toute sa personne une sourde impression de danger. Ses paupières mi-closes étaient fixées sur le barman, révélant une lueur dansante. Ce dernier écarquilla les yeux et se tassa sur lui-même. Il hocha obséquieusement la tête et tourna les talons.

D’un mouvement vif, le Fengir redressa la chaise et s’assit en face du fumeur de sengré. Le Nadarien, qui parmi les siens passait pour avoir de larges épaules, parut tout à coup rétrécir. Il considérait l’alien à figure de prédateur avec crainte et perplexité. Les sourcils, moustaches et poils de barbe du Fengir sinuaient de manière hypnotique, rendant difficile de décrypter son expression de visage. Seules les deux minces fentes des yeux lui tenant lieu de pupilles laissaient voir une étincelle amusée. « Belle manifestation d’autorité dont vous venez de faire preuve, » feula-t-il.

L’autre se rengorgea quelque peu, et il repoussa le vase de sengré.

« Ce sont des hommes comme vous dont cette planète a besoin. »

L’hébétude apparut dans l’expression du fumeur, qui cherchait ses mots sans les trouver.

« Prenez ça, » fit le Fengir en lui présentant une pilule bleue. Son interlocuteur parut évaluer ses chances de refuser la requête tout en préservant son intégrité physique. La différence de gabarit entre lui et le Fengir alliée à la calme détermination de ce dernier eurent raison de sa réticence, et il absorba la pilule. Très vite, ses pupilles se dilatèrent. Il se mit à tousser, puis ses yeux jaunes se mêlèrent de bleu — il recouvrait sa présence d’esprit.

« Qu’est-ce que vous voulez dire ? articula-t-il de son timbre rauque.

– Que Nadar a besoin de leaders énergiques. Des gens comme vous.

– Leaders… Et vous pouvez dire ça en me connaissant depuis trente secondes ?

–  Nous autres Fengirs avons de l’instinct. Et vous n’êtes pas inconnu de nos services. Grendchko, fils de Balmen. Vous avez une vision unique des choses, et cela vous rend très efficace. A l’image de l’équipe de lutte de votre quartier, qui a été championne, et dont vous étiez le capitaine. »

Grendchko poussa un grognement. « Le titre nous a été retiré.

– Pour de basses raisons politiques ! Le fait est que vous saviez vous montrer persuasif pour recruter les meilleurs. »

Grendchko opina avec conviction. En s’associant avec trois autres costauds, il était parvenu à en engager d’autres. Certains s’étaient fait tirer l’oreille, bien entendu. Parfois, l’intimidation suffisait. En d’autres occasions, il fallait passer les plus rétifs à tabac, eux ou des membres de leur famille. Personne n’aimait voir son existence se transformer en enfer, et après tout, on leur demandait juste d’intégrer l’équipe de lutte qui ferait d’eux des gagnants, et non les losers qu’ils seraient restés sans cela. Malheureusement, ils avaient été trahis et leurs méthodes, dénoncées. Sinon, ils seraient montés très haut…

« Vous étiez bien parti dans la vie, poursuivit le Fengir, promis à de formidables accomplissements. Et puis la corruption inhérente à ce système de privilégiés vous a retiré toutes vos chances. Tout ça parce que vous aviez fait confiance à l’un de vos proches…

– Mon cousin Olnav, acquiesça Grendchko. Vous êtes bien informé. »

Les yeux de félin du Fengir s’agrandirent l’espace d’un instant, et Grendchko se demanda ce qui avait pu causer la surprise de l’alien. Ce dernier continua néanmoins comme si de rien n’était. « Vous avez su comprendre que l’examen de passage dans les Cavernes d’Ambre n’était que l’un de ces simulacres issus d’une tradition si ancienne qu’elle s’est peu à peu corrompue. Une manière totalement arbitraire de distribuer les postes prestigieux. D’attribuer du pouvoir. »

Un regard circulaire rapide apprit à Grendchko que les clients les plus proches, ceux qui ne pouvaient manquer d’entendre les paroles du Fengir, avaient la tête baissée et les épaules voûtées. Tout dans leur attitude indiquait la soumission. Grendchko ne se lassait pas d’être surpris des réactions de ses congénères au contact des Fengirs. Si d’autres étrangers avaient tenu des propos en apparence si sacrilèges, si séditieux, la révolte aurait été immédiate. L’intrus se serait retrouvé appréhendé puis traduit devant le Concile des Communiants, pour être expulsé de la planète comme un mauvais pépin. L’argelen, et en particulier l’argelen issu des Cavernes d’Ambre, était l’un des fondements de la société nadarienne. Nul ne pouvait remettre en cause le rôle de la si précieuse ressource matricielle sans encourir de représailles — à l’exception des Fengirs.

C’était sans doute là le signe évident que les Fengirs avaient raison. La corruption devait avoir atteint l’argelen, sans cela ses compatriotes ne montreraient pas autant de faiblesse. Le matériau ne méritait pas une telle dévotion de la part des habitants de Nadar. C’était pathétique. Seules certaines fonctions pratiques en justifiaient encore l’usage.

« Vous aviez cru trouver la solution en vous faisant représenter par votre cousin à ce pitoyable examen. Et celui-ci vous a trahi. Il a misérablement flanché, comme le couard qu’il est.

– Je ne vous le fais pas dire.

– Dites-moi, mon ami, vous lui en voulez encore de vous avoir balancé ? »

Grendchko eut une moue dubitative. Pourquoi l’alien s’intéressait-il à son histoire ? S’il lui donnait le titre d’ami et semblait le tenir en haute estime, c’est que sa perspicacité et son instinct lui permettaient de ne pas s’arrêter à son aspect terne, voire négligé. Néanmoins ses connaissances sur son passé étaient troublantes... Il n’avait en tout cas aucun intérêt à le rabaisser encore plus, vu qu’il se trouvait déjà tout en bas de l’échelle, ni à lui faire du tort. « Il ne perd rien pour attendre, grommela-t-il.

– Vous ignorez à quel point vous avez raison, dit l’autre en le regardant d’un air gourmand. Peu de Nadariens sont de votre trempe, je l’ai compris dès que je vous ai vu. Suivez-moi, et allons faire votre fortune. »

Grendchko le considéra, estomaqué. Son moment d’hésitation ne dura guère — qu’avait-il à perdre, après tout ? Pour une fois que quelqu’un le reconnaissait à sa juste valeur… Il se leva et emboîta le pas au Fengir. La pilule bleue était d’une efficacité inattendue, car le sol ne tanguait pas sous ses pieds comme il le faisait habituellement lorsque Grendhchko s’efforçait de se traîner hors du bar — ou qu’il se faisait mettre dehors.

Le Fumoir du Rêve se situait dans les bas quartiers de l’un des cent cinquante titans de basalte, les fameux arbres minéraux d’Argea, la capitale de Nadar. Les titans ne devaient pas leur nom au hasard, s’élevant jusqu’à trente kilomètres de hauteur. Ces hybrides entre des végétaux et des minéraux avaient la capacité de générer leur propre oxygène, que les Nadariens avaient appris depuis des siècles à confiner dans des champs de rétention autour de leurs habitations, leur permettant de respirer indifféremment à n’importe quelle altitude.

De sa démarche féline, le Fengir conduisit Grendchko à sa navette, dont le fuselage tigré ne laissait aucun doute sur l’espèce de son propriétaire. Contrairement aux appareils nadariens le plus souvent ovoïde ou tubulaire, celle-ci avait une forme ramassée, agressive. A peine entrés à l’intérieur, un androïde ayant l’aspect d’un Fengir réduit au dixième de sa taille les accueillit. « Bienvenue, maître Shinaen.

– A la base, nabot », feula le Fengir.

Grendchko s’assit sur son siège, et fut aussitôt maintenu en place par la fonction gravimétrique de celui-ci. « Shinaen, c’est votre nom ? demanda-t-il.

– Shinaen lo Fimshiu al Meneshtar neï Imshirrur. Mais vous pouvez m’appeler seigneur Shinaen. Ou, plus simplement, Shinaen, dit-il en se ravisant. Après tout, feula-t-il en sortant l’une de ses longues griffes recourbées qu’il rapprocha dangereusement du visage du Nadarien, vous êtes promis à de hautes destinées. Autant que vous vous habituiez à me traiter comme un pair. »

La menace physique que faisait peser la griffe si proche de la figure de Grendchko était de nature à démentir les paroles du Fengir, ou en tout cas à faire comprendre à son interlocuteur qu’aucune marque d’irrespect ne serait tolérée.

« Entendu. Shinaen. » Grendchko se tenait bravement bien droit, la nuque rigide. Il savait que si l’autre se mettait à le frapper, il n’aurait pas le dessus.

D’anciens souvenirs resurgirent soudain. Son père était mort avant que Grendchko ne puisse grandir suffisamment pour se souvenir de lui, et sa mère était une fumeuse de sengré. Il avait donc été élevé par son oncle, qui le battait plus souvent qu’à son tour. Cet homme violent lui avait ainsi inculqué de rudes leçons, qui l’avaient conduit à développer ses capacités physiques pour dominer ses cousins, et, plus tard, le moment venu, son oncle lui-même. Pour la première fois depuis des années, Grendchko se retrouvait en position d’infériorité, et n’aimait pas cela. Ses réflexes d’antan lui revenaient, et il attendait « que ça tombe ». Du moment qu’on savait encaisser les coups, on pouvait toujours apprendre de son adversaire. Pour autant que des griffes aussi acérées puissent offrir quelque espoir de survie…

Le Fengir se contenta d’un grognement. Comme il se détournait, une lueur ironique jaillit de ses prunelles. Le réacteur antigrav propulsa la navette à la verticale, et bientôt, celle-ci se mit à louvoyer entre les innombrables passerelles et structures défiant les lois de la gravité. De loin, les titans de basalte comme celui-ci ressemblaient à des boules de soies arachnéennes couleur gris bleu. Supporté par un triple tronc, le volumineux noyau central était hérissé de branches maîtresses à l’extrémité desquelles des noyaux secondaires soutenaient des passerelles. Les bâtiments, habitations ou usines poussaient littéralement dans tous les sens, sur les branches, les noyaux ou les plus frêles passerelles, apparemment dans le plus grand chaos. En prenant du champ, cependant, l’architecture de l’ensemble se révélait parfaitement sphérique, et la plupart des constructions donnaient l’impression de s’équilibrer harmonieusement.

Grendchko savait que l’ambassade des Fengirs était bâtie, comme celle des autres espèces, sur une surface à peu près plane, correspondant à la courbure de l’écorce de la planète en contrebas. Chaque passerelle avait beau posséder son propre champ gravitationnel, se retrouver la tête en bas, où dans l’une des multiples inclinaisons possibles, s’avérait suffisamment déstabilisant pour la plupart des espèces, et pouvait avoir des conséquences néfastes sur de nombreux types d’organismes.

La navette se posa au sommet d’un édifice rectangulaire imposant, qui jurait par sa taille, sa masse et ses proportions avec les structures nadariennes plus fines, quasiment organiques tant elles se fondaient avec naturel dans le décor. La grande majorité des matériaux constituant ce que Shinaen avait appelé la « base » étaient d’importation, ce qui contribuait aussi à rendre celle-ci identifiable à cent parsecs. C’était une troublante coïncidence de se retrouver dans l’endroit précis où officiait son oncle. Grendchko se demanda s’il allait le revoir — la perspective ne lui souriait guère.

La plate-forme d’accueil de la navette descendit dans un hangar, et le plafond se referma sur son passage. Shinaen sortit le premier. Pendant un instant, le décor alentour demeura identique, celui de vastes espaces métalliques froids. Puis, le détecteur identifia les visiteurs et les holoprojecteurs s’activèrent. Les environs se transformèrent en jungle digne de celle d’Helgash 7 avec ses troncs torturés, ses immenses frondaisons se disputant la lumière de l’étoile Helgash, ses lianes, ses nuées de moustiques, ses fleurs exotiques et ses plantes carnivores. Shinaen ne semblait pas s’en être aperçu et avançait d’un pas assuré. Grendchko, surmontant la crainte instinctive que lui inspirait le nouvel écosystème, s’élança à sa suite. Il ignorait à quel point la simulation était réaliste, et se demandait s’il devait s’attendre à voir surgir un prédateur affamé. Ce mouvement qui animait de grandes fougères à une centaine de mètres à peine, était-il dû au vent ou à autre chose ?

Shinaen eut un sourire carnassier en l’apercevant ouvrir des yeux ébahis. Grendchko dut faire effort sur lui-même pour cesser de regarder partout à la fois et se composer une expression qui se voulait assurée. La pièce devait être équipée d’un système d’immersion sonore, car retentissait une étrange et inquiétante cacophonie, qui donnait la chair de poule et aurait hérissé les poils de Grendchko s’il avait été pourvu de la moindre pilosité. Comme ils marchaient, celui-ci réalisa au bout de deux cents pas qu’ils avaient dû quitter le hangar principal et se trouvaient dans un couloir. Cependant, la holosim était si bien faite qu’ils passaient d’un secteur à un autre sans que le décor ne change de nature — tout juste si les arbres de part et d’autre étaient plus resserrés dans les corridors. Quelle était la part de conditionnement dans cette simulation qui s’imposait d’elle-même aux visiteurs ? Le but était sans doute double, permettre aux Fengirs d’évoluer dans l’environnement familier de leur planète natale tout en impressionnant et oppressant les intrus.

Ils débouchèrent dans une clairière. L’un des congénères de Shinaen était assis sur un tronc qui paraissait avoir été découpé au laser. Il portait une combinaison luisante. Sa fourrure était blanche rayée de noir, ce qui contrastait avec la couleur fauve de celle de Shinaen. Les deux Fengirs se mirent à échanger les feulements plus ou moins articulés qui correspondaient à leur langage. Puis Shinaen se tourna vers Grendchko. « Bien, si nous voulons travailler sur votre avenir, il va nous falloir nous pencher sur votre passé. Qu’avez-vous fait ces cinq dernières années ?

– Ce que j’ai fait ?

– A quoi avez-vous occupé votre temps ? »

Grendchko marqua une pause. Si un Nadarien lui avait posé la question, il se serait mis en colère, et lui aurait fait regretter d’avoir eu l’inconscience de chercher à l’interroger de la sorte. Il baissa la tête. « J’ai traîné ici et là. Fréquenté des fumoirs.

– Aucun emploi ? »

Cette fois, Grendchko n’hésita qu’un instant. Au point où il en était, à quoi bon mentir ? « Pas le moindre. »

Shinaen pivota vers son acolyte, auquel il décocha un sourire triomphant. « Mon instinct ne m’a pas trahi, dit-il. Il est exactement l’homme qu’il nous faut ! Ses activités ne figureront sur aucun registre, encore moins dans leurs cubes d’argelen.

– Sa synthèse-tech est prête dans les grandes lignes, répondit l’autre. Il n’y a plus qu’à y intégrer les détails qui le concernent personnellement. » Le Fengir tendit à Shinaen une tablette couverte de symboles hétéroclites et de phrases en fengirien.

Grendchko osa faire un pas vers eux et prendre la parole. « Ma synthèse-tech ?

– Vous l’ignoriez ? sourit Shinaen de tous ses crocs, posant deux de ses mains sur l’épaule et le bras droit du Nadarien. Ces cinq dernières années, vous ne vous êtes pas perdu dans les fumoirs ni n’avez mené de vie dissolue. Oubliez tout ça. En réalité, vous avez brillamment gravi les échelons pour devenir administrateur de deux de nos sociétés sur cette planète, l’une spécialisée dans les transmissions interstellaires, la seconde dans les générateurs d’antimatière.

– Des félicitations s’imposent », fit l’autre Fengir en le toisant avec une lourde ironie.

2. Les leçons du passé

L’incrédulité ne quittait pas les traits de Grendchko tandis que ses yeux parcouraient sans les comprendre les inscriptions sur la tablette. Shinaen positionna alors son index à la verticale de l’objet en murmurant quelque chose dans sa langue. Aussitôt, les phrases en fengirien disparurent pour être remplacées par du nadarien. Il s’agissait bien d’une synthèse technique d’un cadre de haut niveau, à un ou deux détails près. L’hologramme de la trombine de Grendchko en haut à droite, et son nom apparaissant là, tout cela lui faisait l’effet d’une vaste blague. Des liens vers la Ruche, le réseau en ligne, enrichissaient le document. Grendchko tapota sur l’un d’eux, qui le mena vers une réunion d’administration où il était question de transmissions tachyoniques. Il ne vit que des Fengirs dans la projection holo.

« Cela fait partie des détails à mettre au point, dit Shinaen. Ça, ainsi que les renseignements plus personnels vous concernant. »

Grendchko retira ses paumes du cubar — son cube d’argelen — interrompant sa connexion psychique avec l’objet. En le touchant, on pouvait, comme venait de le faire Grendchko, se replonger dans des scènes du passé, et les revivre avec une intensité identique. Le moment de sa rencontre avec Shinaen dans ce fumoir s’était avéré tellement déterminant qu’il en avait fait un repère mémoriel. De couleur marron, le cubar donnait l’impression d’être granuleux, alors qu’au contact, il était lisse. Sa masse le rendait d’autant plus difficile à détacher du basalte que le cube possédait des propriétés magnétiques. Sa nature même rendait ses fonctionnalités inaccessibles à tout autre qu’un Nadarien. On pouvait suivre, en s’y connectant, des cours dans différents domaines qui s’étendaient des mythes et traditions anciennes, à toutes les subtilités du langage, en passant par les mathématiques, la physique ou la mécanique quantique. Si les enseignements étaient assimilés, l’argelen faisait apparaître la signature psychique de l’élève pour chacune des leçons maîtrisées.

Le cubar de Grendchko ne contenait sa véritable signature que pour les plus basiques des leçons. A force de se heurter à des obstacles dans son apprentissage, Grendchko avait eu recours de plus en plus fréquemment à son cousin Olnav. C’était d’abord celui-ci qui s’était proposé pour l’aider, en constatant que les difficultés de son cousin l’empêchaient de jouer avec lui. Au début, Olnav avait juste voulu endosser la fonction de professeur auxiliaire, en s’efforçant de lui faire comprendre les leçons. Cela n’avait marché qu’un temps. Frustré devant la lenteur de son « élève » et son incapacité à surmonter certains obstacles, Olnav s’était découvert des talents de Guide Communiant. En touchant de sa paume le cubar conjointement avec Grendchko, il parvenait à assimiler le schéma psychique de ce dernier et à le reproduire. Il pouvait ainsi accomplir les leçons à sa place tout en imitant sa signature mentale à la perfection, et lui permettre de franchir des étapes dans sa scolarité. Ses leçons « réussies » son cousin devenait libre de jouer avec lui. En échange, Grendchko, plus grand et plus fort bien qu’ayant le même âge, avait la magnanimité d’étendre sur Olnav sa protection. Dans un premier temps, Olnav lui en avait été reconnaissant. Il faut dire que Penbrok, son père, cognait dur.

Les yeux dans le vague, Grendchko n’avait plus besoin de l’argelen pour se plonger dans la scène. Il se voyait courant autour de la table de basalte pour échapper à sa raclée après avoir provoqué Penbrok qui voulait s’en prendre à Olnav. Sa tante Nilduin demeurait quant à elle prostrée dans un coin. Elle qui ne supportait pas la violence se trouvait réduite à l’impuissance face à son époux à chaque fois. Invariablement, Penbrok finissait par bondir sur Grendchko et se mettait à le rouer de coups, se servant aussi bien de ses pieds, de ses genoux que de ses mains et coudes. Il ne semblait véritablement exulter, être heureux que dans ces moments-là. Il lui suffisait parfois d’un simple retard à une question pour s’embraser. D’une impertinence. Ou bien qu’Olnav se montre un peu trop brillant. Un rien trop vif d’esprit. Avec le temps, Grendchko en était venu à soupçonner Penbrok d’être jaloux des talents de son fils, le père étant, comme lui-même, coupé des liens les plus intimes avec l’argelen. Le patriarche exerçait la fonction d’administrateur de droïdes à l’ambassade des Fengirs. Grendchko était certain que Penbrok n’avait jamais voulu spécifier la nature des droïdes, car il s’agissait de simples modèles d’entretien.

Dans la famille, Nilduin était celle qui veillait à ce que les enfants apprennent leurs leçons. Penbrok la laissait faire, mais ses discours, quant à eux, prônaient la force et l’autorité plutôt que les vaines connaissances. L’action était toujours préférable à une réflexion débilitante. En cela, il admirait les Fengirs, de grands guerriers qu’il considérait comme les véritables guides et protecteurs du peuple.

Grendchko plissa les yeux. Pendant longtemps, il avait cru devoir se montrer reconnaissant envers Olnav. C’était grâce à son cousin qu’il réussissait ses leçons et gravissait les échelons — jusqu’à l’examen des Cavernes d’Ambre et à la trahison si douloureuse, si lourde de conséquences. A présent, Grendchko savait que c’était à Penbrok qu’il devait beaucoup, en réalité. A cet égard, le jour où Crentchev avait célébré ses quinze ans avait été une révélation. Plus jeune d’un an à peine qu’Olnav et Grendchko, Crentchev était le cadet de la fratrie, et Uilen en était le benjamin. La marraine de Crentchev lui avait offert un harmonimage, instrument de musique capable de projeter des images à mesure que l’on soufflait dedans. Celles-ci se recomposaient suivant les sons. Crentchev adorait la musique et, après le départ de sa marraine, n’avait cessé d’en jouer pour contempler les formes géométriques fascinantes, iridescentes. Elles ressemblaient souvent à des objets connus tout en étant suffisamment éloignées de leur modèle pour provoquer une notion d’étrangeté, et ce d’autant qu’elles se fondaient les unes dans les autres en fonction des accords.

La musique n’en finissait pas moins par taper sur les nerfs. Grendchko avait profité d’un instant de répit pour heurter du coude l’objet, que Crentchev avait enfin reposé sur la table du salon. L’harmonimage était tombé au sol, où il avait rebondi, et une fissure était apparue sur l’un des ornements en verre. Rien de bien sérieux, mais devant l’air atterré de Crentchev, Grendchko s’était excusé.

C’est alors que la gifle cuisante s’était abattue. Furieux, le visage rougi, Grendchko avait fixé Penbrok.

« Plutôt que de montrer ta faiblesse, avait craché celui-ci, demande-lui de le ramasser. Et fais-toi obéir. »

Grendchko avait considéré celui qu’il voyait comme son père adoptif, interdit. Devant la menace d’une deuxième correction, il s’était pourtant tourné vers Crentchev, et lui avait ordonné de ramasser l’objet. Lorsque celui-ci avait refusé, la colère refoulée de Grendchko avait trouvé un exutoire. Son coup de pied avait atteint Crentchev à l’estomac. Après tout, c’était lui et sa satanée musique qui avaient tout déclenché.

Nilduin, en mère attentive, avait aussitôt voulu les séparer, mais Penbrok avait fait mine de la gifler à son tour. Elle n’avait eu d’autre choix que de reculer et de s’effacer. Le patriarche avait assisté, l’œil luisant, au spectacle du combat entre son fils cadet et le cousin qui tenait lieu de fils adoptif. Après lui avoir asséné un coup de poing sur le nez, Grendchko avait aisément soumis Crentchev en lui tordant le bras. Il avait bien vu le regard désapprobateur d’Olnav, mais le moment était bien trop important pour lui. Quand Crentchev avait ramassé l’harmonimage et le lui avait tendu, tête basse, Grendchko avait reçu une tape amicale sur l’épaule. Instinctivement, il avait su que Penbrok se servait de lui pour endurcir ses trois fils — qu’importe, il avait trouvé sa vraie place dans cette famille. Dès lors, les combats entre le cousin et les membres de la fratrie avaient été plus fréquents. Même Olnav avait dû être « remis dans le droit chemin » par la manière forte lorsqu’il avait cru bon s’interposer. Et quand, furieux d’avoir eu le dessous, l’aîné avait pris Grendchko à part et menacé de ne plus l’aider à réussir ses leçons et examens, la réponse avait été cinglante.

« Si tu me refuses ton coup de main, je te dénonce. Crois-tu que la Guilde des Enseignants Communiants verra d’un bon œil que tu aies imité ma signature psychique pour les tromper sur mes résultats ? Ta scolarité en pâtira forcément. Ce sera une tache indélébile sur ta synthèse scolaire. Tu ne pourras plus prétendre aux meilleurs postes. »

Le tremblement des lèvres et la lueur bleutée plus intense dans les yeux d’Olnav avaient été révélateurs — Grendchko avait touché un point sensible. Olnav était ambitieux, presque autant que lui-même, il fallait croire. Ses prédispositions avec l’argelen étaient un atout inestimable, et il en avait conscience. Il pouvait aller loin dans la vie, à condition que sa trajectoire ne soit pas déviée par une perturbation inattendue.

Olnav avait fini par se détourner. Quand Grendchko lui avait de nouveau demandé son aide, l’aîné des fils de Penbrok avait ravalé sa fierté et obtempéré. Bien sûr, leur relation n’avait plus été la même après, mais Grendchko s’était aperçu qu’il appréciait le changement. Pouvoir faire levier sur la volonté d’Olnav lui procurait un frisson encore plus délicieux que celui qu’il éprouvait lorsque Crentchev avait un mouvement de recul en le voyant s’approcher de lui. Sensation de puissance, de contrôle et de plénitude. Lui qui avait longtemps cherché ses repères dans cette famille s’y sentait de plus en plus à l’aise. Plus il gagnait en assurance, plus il bénéficiait du soutien de Penbrok, et plus il se trouvait conforté dans sa position. Cela n’allait pas sans quelques inconvénients bien sûr, comme cette hostilité sourde qu’il percevait chez Nilduin. Cependant, Grendchko ne se souvenait pas avoir obtenu beaucoup d’affection de la part d’Ildak, sa mère biologique, le plus souvent plongée dans ses rêveries hallucinées. Il avait appris à se passer des gestes maternels et ne les recherchait pas.

Tandis que les mois, puis les années s’écoulaient, l’autorité naturelle de Grendchko s’affirmait. Ses excellents résultats scolaires le destinaient à des fonctions élevées, Penbrok tressait ses louanges et le traitait en fils préféré, et les trois frères lui témoignaient respect et soumission. Contrairement à ses cousins, il n’allait jamais aux séances de communion collective, choisissant de demeurer aux côtés de Penbrok. Leur inaptitude à se connecter en profondeur avec l’argelen leur rendait ces moments d’intimité avec l’environnement de la planète fastidieux. Tous deux estimaient par ailleurs qu’il s’agissait d’une tradition désuète. Ils n’appréciaient guère les quelques jours qui suivaient ces séances, quand la complicité entre les trois enfants et leur mère devenait plus forte qu’auparavant.

Sans doute par surcroît de confiance en lui, Grendchko avait commis l’erreur de se relâcher. Leur famille avait eu à essuyer plusieurs visites des Gardiens de l’Harmonie à la suite d’interventions de parents qui avaient retrouvé leurs enfants couverts de bleus et d’ecchymoses. Pourtant, même en ce jour malheureux où une plainte avait été déposée pour un bras cassé, Penbrok avait fait de son mieux pour soutenir Grendchko, allant jusqu’à lui rendre visite dans son centre de redressement — le séjour n’avait pas été si long, deux semaines.

La leçon avait servi. Grendchko avait appris à mettre à profit sa poigne et son magnétisme pour dissuader ses victimes de prévenir leurs parents sous peine de représailles. Le pouvoir dont il se savait investi lui allait comme un gant, et ceux qui cherchaient à se venger de lui n’étaient que des êtres mesquins, insignifiants, comme ne cessait de le lui répéter Penbrok. Après avoir purgé sa peine, Grendchko avait retrouvé avec satisfaction l’équipe de lutte de son quartier, dont il était un membre craint, si ce n’est pleinement apprécié. Son statut de mâle alpha lui valait les faveurs d’une partie de la gent féminine. Il ne se sentait jamais si fier qu’en exhibant sa dernière conquête auprès de ses coreligionnaires. Certaines de ces élues ne réalisaient pas la chance qu’elles avaient de s’afficher à ses côtés et le quittaient pour des raisons aussi futiles qu’une simple coucherie. Comme le lui répétait Penbrok, il ne fallait pas chercher à comprendre les femelles — les dominer suffisait amplement. Parfois, c’était lui qui les plaquait, et lorsqu’elles faisaient mine de ne pas piger ou même de jouer les pleurnicheuses, il se moquait de leur faiblesse. Elles ignoraient à quel point il se sentait supérieur à elles dans ces instants, et ne devinaient pas, sans doute, combien leurs suppliques étaient douces à ses oreilles. Pour prétendre rester avec un gagnant tel que lui, il fallait tenir la distance, et elles ne faisaient tout simplement pas le poids.

Bien sûr, il y avait aussi les aguicheuses, celles qui lui glissaient des regards langoureux mais s’arrangeaient pour ne jamais se retrouver seules avec lui. Parfois, les femmes ne savaient pas ce qu’elles voulaient vraiment, et dans ce cas, c’était à l’homme de leur faire comprendre. Blanaduin avait été l’une d’elles. Spectatrice passionnée de lutte, ses yeux brillaient quand elle l’observait, et son cœur battait plus vite lorsqu’il s’approchait d’elle. Elle devait être la seule à ne pas s’en être aperçue, et pourtant, elle lui avait demandé un autographe. Après un match, tout auréolé de sa victoire, il l’avait conviée à le rejoindre dans son fumoir préféré.

Elle avait osé décliner.

Un tel affront n’était pas de ceux que Grendchko oubliait facilement. Un jour où elle était venue observer l’équipe s’entraîner, il était parvenu à la coincer non loin de son vestiaire. Elle pesait deux fois moins que lui, et ses pieds n’avaient pu que traîner au sol comme il la tirait à l’intérieur. Après avoir refermé, il s’était affalé sur elle. Ses griffures et morsures, les mouvements frénétiques pour échapper à son emprise n’avaient fait qu’accroître son désir. Elle aimait la lutte ? Il allait lui montrer ce qu’était un vrai lutteur. Après l’avoir bloquée, il lui avait asséné une gifle retentissante, histoire de la calmer. Ne restait ensuite qu’à la déshabiller puis la préparer habilement.

Ses triomphants appendices abdominaux avaient fini par se glisser sous les couches semi-minérales de sa proie. L’idiote ignorait l’honneur qu’il lui faisait, et se répandait en pleurs et gémissements tandis qu’il prenait son plaisir.

Cela n’avait rien gâché. Il avait juste fallu lui faire une mise au point ferme et nette une fois l’acte accompli. La stupide aguicheuse, en effet, l’avait accusé entre deux sanglots de l’avoir violée. « Si jamais tu t’avises de répéter ces mensonges, ce n’est pas seulement toi que je retrouverais et découperais en morceaux. Ce sera chacun des membres de ta famille. Et si ce n’est pas moi, ce sera l’un de mes obligés — crois-moi, j’ai beaucoup de relations, des gens qui me sont dévoués corps et âme. » Il l’avait saisie par le col pour coller son nez contre le sien. « Compris ? »

Elle avait alors murmuré son abject acquiescement, et il n’avait plus jamais entendu parler d’elle. C’était l’ordre naturel des choses, les faibles s’effaçaient devant les forts.

Le souvenir était plaisant, trop plaisant sans doute — rien que d’y penser, Grendchko sentait ses appendices se raidir. Dans le tumulte de toutes ces distractions, à l’époque, il n’avait pas exercé la vigilance requise au sujet de son objectif principal. Peut-être était-ce aussi parce qu’il méprisait déjà les traditions. Toujours est-il qu’il ne s’était pas suffisamment préoccupé de l’examen final dans les Cavernes d’Ambre, qui déterminait l’orientation de chaque Nadarien. Grâce à l’argelen, l’enseignement était prodigué à distance en temps normal. Seule l’épreuve finale exigeait de se déplacer, et de retrouver les autres étudiants dans les Cavernes d’Ambre, situées au pied de chaque ville de la planète. Olnav et lui avaient reçu leur convocation à deux jours d’écart, ce qui servait parfaitement ses plans. Rien n’aurait été pire que de devoir passer leurs examens en simultané, car alors, Olnav n’aurait pu suppléer Grendchko.

Tout à son soulagement de pouvoir continuer à bénéficier d’un partenariat aussi fructueux, Grendchko s’était laissé bercer par les promesses de son cousin. Olnav passerait son épreuve en premier. Deux jours plus tard, Grendchko se présenterait à son tour auprès des examinateurs. Le moment venu, il prétexterait un besoin urgent pour s’éclipser de l’alcôve qui lui serait attribuée dans la caverne, afin de se faire remplacer par Olnav. Le plan était aussi simple que direct, Olnav filerait tête baissée de manière à ne pas susciter la curiosité ni que l’on remarque la différence avec le physique de son cousin, et subirait l’examen à sa place. Les idiots de Guides Communiants qui supervisaient celui-ci, aveuglés par leur dévotion envers les traditions ancestrales et désuètes, ne pourraient s’imaginer que quelqu’un commette un tel sacrilège. Ils ne verraient rien du tout, et croiraient uniquement ce que Grendchko voudrait leur faire croire.

Sauf que le jour venu, lorsque Grendchko, faussant la compagnie aux superviseurs, s’était retrouvé sous les stalactites de l’une des petites salles mitoyennes de la caverne principale, et qui était l’endroit convenu, il n’avait pas vu Olnav. Les minutes qui avaient suivi avaient été affreuses. Son cousin l’avait trahi — sacrifié à son ambition. Les P-com étant désactivés à l’occasion des examens, il n’avait même pas pu l’appeler pour l’exhorter à le rejoindre, ou bien le menacer de sa vengeance s’il n’obtempérait pas.

La mort dans l’âme, Grendchko avait tourné les talons en direction de l’alcôve. L’argelen ambré présent uniquement dans ces cavernes avait la propriété de mettre ses utilisateurs en connexion directe avec la matrice centrale de la planète. Celle-ci dépassait très largement en performance et complexité les blocs classiques d’argelen. Non seulement devenait-il possible, pour ceux qui possédaient la sensibilité adéquate, de s’interfacer avec les minéraux et la flore de la planète, mais l’argelen ambré donnait accès à un puits de connaissance d’une profondeur quasiment illimitée. Le nombre de domaines était extraordinairement varié — c’était ce que prétendaient en tous cas les Guides Communiants. L’examen dans les Cavernes révélait comme nul autre les dispositions et facultés des candidats, ce qui permettait de les affecter au poste qui leur convenait le mieux.

Malheureusement pour Grendchko, la plupart des questions allaient au-delà de son niveau de compréhension. Totalement dépassé, il avait obtenu le pire classement de tous les étudiants. Un échec aussi retentissant n’avait pas manqué d’attirer l’attention des Guides Communiants, lesquels avaient décidé de lui faire repasser des épreuves plus anciennes, sur un bloc d’argelen classique, ne portant aucune signature, et en leur présence. Grendchko s’était retrouvé dans l’impossibilité de tricher. Devant les nouvelles déconfitures du jeune candidat, ils avaient comparé ses résultats avec ceux de son cubar habituel, et l’avaient acculé à avouer ses petits arrangements avec la réalité.

Olnav avait été sanctionné par une période de travaux d’intérêt général. Puis on l’avait de nouveau soumis aux examens de la Caverne d’Ambre. Il avait brillamment réussi et s’était retrouvé cadre d’une usine de production de moteurs spatiaux, un poste à haut potentiel.

Grendchko, quant à lui, avait été d’autant plus sévèrement — injustement — puni que d’anciens camarades s’étaient ligués pour dénoncer les violences dont ils avaient été victimes, lorsqu’une enquête avait été menée à son sujet. Définitivement exclu de son équipe de lutte, il avait été affecté au ménage de locaux d’entreprises industrielles qui auraient pu le remplacer beaucoup plus efficacement avec des robots, mais qui consentaient à employer au plus bas salaire, pour un résultat discutable, des rebuts de la société. En apprenant la nouvelle, Penbrok n’avait pas décoléré. « Que vas-tu faire, le Grendch, pour faire valoir tes droits ? Comment vas-tu les empêcher de te dépouiller ? »

Penbrok ne lui en voulait pas d’avoir tenté de tromper l’institution — il l’avait mauvaise parce qu’il s’était fait choper. Il avait appris à son neveu à toujours contre-attaquer, même lorsqu’on le coinçait pour de bon. Dans ce cas précis, les preuves étaient cependant si accablantes que Grendchko s’était contenté de hausser les épaules.

Mauvaise idée. L’œil flamboyant, les mâchoires serrées à se blanchir les gencives, Penbrok s’était approché et lui avait décoché un crochet du droit aussi violent qu’inattendu — Grendchko s’était cogné le crâne contre une paroi dans son mouvement de recul. « Je ne t’ai pas élevé pour que tu deviennes homme à tout faire ! Je ne veux pas d’un fils adoptif qui se comporte comme un minable ! »

Grendchko s’était souvent étonné de ce que Penbrok lui accorde plus d’attention et d’égards qu’à ses propres fils. Ce jour-là, toutefois, dès qu’il eut récupéré du choc initial, sa stupeur laissa place à la colère. S’il avait délaissé ses études pour s’en remettre entièrement à Olnav, il fréquentait en revanche avec assiduité les salles de sport, et était l’un des meilleurs de son équipe à la lutte. Plutôt que de chercher à éviter l’affrontement comme son oncle s’y attendait peut-être, il s’était jeté sur Penbrok. Il avait eu son content d’humiliation et n’allait pas en plus se laisser piétiner. Le combat avait été féroce, mais à la fin, c’était Penbrok qui gisait au sol, le talon de Grendchko sur le crâne. Olnav et ses deux frères, Crentchev et Uilen, auxquels Penbrok avait demandé de rester à l’écart, s’étaient alors précipités sur lui. Grendchko avait repoussé sans ménagement les deux plus jeunes, mais s’était reculé sous la poussée d’Olnav. Nilduin, quant à elle, contemplait la scène d’un air atterré, muette d’effroi et n’osant pas intervenir, comme à son habitude.

« Tu n’es plus le bienvenu ici, avait articulé Penbrok d’une voix pâteuse en s’appuyant sur son coude, toujours allongé. Je te renie. »

3. Promotion

L’engagement de Grendchko au sein de la compagnie de nettoyage et d’entretien XB6 de la cité d’Argea n’avait pas duré longtemps. Le règlement stipulait l’accompagnement des ouvriers par une paire de drones qui avaient l’autorisation de leur délivrer de légères décharges électriques s’ils ne montraient pas suffisamment d’ardeur à la tâche. Après une journée à se faire électrocuter pour des raisons qu’il jugeait aussi absurdes que fallacieuses, Grendchko avait remis sa démission. La sentence prononcée par les Guides Communiants ne prévoyait en effet qu’un jour de travail obligatoire. Comme la condamnation figurait dans les cubars, nul édile respectable ne voudrait embaucher Grendchko tant qu’il n’aurait pas été employé suffisamment longtemps pour s’amender et obtenir une promotion. La punition n’avait donc pas à être trop sévère, le système plaçant les inadaptés au bas de l’échelle afin de les contraindre à tout faire pour se racheter.

Grendchko venait cependant d’atteindre l’âge de l’autonomie, celui où il touchait automatiquement la valeur marchande du patrimoine de ses défunts parents. Le pécule lui permit non seulement de se loger, mais de voir venir pendant un certain temps. C’est ainsi qu’il se mit à fréquenter les fumoirs. Là, il pouvait vitupérer à loisir contre les Guides Communiants. Prêtres dévots d’une foi ridicule, engoncés dans des chimères qui étaient pour eux des certitudes, ils étaient passés à côté d’un talent exceptionnel, le sien, qui ne demandait qu’à éclater au grand jour. La couardise d’Olnav, son arrivisme avaient été la cause de ce malentendu tragique. Quant à Penbrok, il avait confondu ce qui n’était qu’un revers momentané avec un échec. Comme si lui, Grendchko pouvait connaître l’échec ! Chaque fois qu’il se remémorait son père adoptif, il se félicitait de lui avoir prouvé de la seule manière qui comptait combien il s’était trompé à son sujet. Nul, dans cette famille, ne lui arrivait de toute façon à la cheville. Il était grand temps qu’il se détache de ces boulets pour voler de ses propres ailes.

Quand les crédits avaient commencé à lui faire défaut, Grendchko avait recontacté celui qui avait été son associé le plus proche dans l’équipe de lutte. Kavchen, c’était son nom, lui avait parlé de tâches non officieuses qu’il exécutait pour un mystérieux patron. Le jeune lutteur gardait un bon souvenir de leur collaboration, et avait accepté de la reconduire dans d’autres sphères. Il l’avait guidé dans les entrepôts de l’un des astroports de troisième catégorie d’Argea.

Grendchko avait découvert un univers aussi glauque que mal famé. Irlurk, le patron de Kavchen, officiait dans des zones troubles. En tant que premier édile de la compagnie Stimcortix, il achetait à des prix raisonnables des substances à la limite de la légalité, dont il faisait recombiner les molécules par ses chimistes pour en faire des drogues addictives et toxiques. Ses clients étaient pour la plupart des aliens en rupture de ban, des marginaux venus chercher fortune et qui se heurtaient à un mur, incapables de comprendre les codes de la société nadarienne. Comme Kavchen à ses heures perdues, Grendchko fut chargé du recouvrement. Il fallait retrouver les mauvais payeurs et user de toutes méthodes nécessaires pour obtenir ce qui était dû. Plus on se montrait impitoyable, plus cela rapportait. Grendchko sut très vite prouver son efficacité.

A plusieurs reprises, il s’était demandé comment Irlurk se débrouillait pour ne jamais se faire arrêter. D’après Kavchen, leur patron était en cheville avec des Fengirs. Les redoutables bipèdes félins appréciaient l’esprit pionnier des entrepreneurs qui savaient se faire respecter des plus faibles. Or, on n’avait jamais vu un Guide Communiant s’en prendre à un Fengir. Ces derniers n’étaient pas seulement, aux côtés des Zayborgs, les alliés des Nadariens dans le conflit qui les opposait à la Confédération des Planètes Unies. Ils jouissaient d’un statut privilégié sur la planète Nadar. Rien ne leur était refusé, ce n’était donc pas étonnant qu’ils aient suscité l’admiration sans réserve de Penbrok.

Au cours de ces années au service non officiel de Stimcortix, Grendchko n’aperçut qu’une fois l’un de ces Fengirs sortir du bureau d’Irlurk. Il fallait reconnaître que ces aliens avaient de l’allure. Partout où ils se promenaient, ils le faisaient pour ainsi dire en territoire conquis. C’était sans doute l’une des preuves de la décadence de sa planète, mais Grendchko se sentait davantage d’affinités avec ces vainqueurs, quelle que fût leur race, plutôt qu’avec des perdants, fussent-ils de sa propre espèce.


***


Le moment du débat de Grendchko avec son principal opposant politique approchait. Il n’aurait besoin d’aucune drogue pour le battre à plate couture, mais il n’y avait rien qui le stimulait autant que le souvenir des phases de sa glorieuse ascension. Cessant ses rêveries, il reporta son attention sur le cubar. Une période dans sa vie lui était particulièrement chère — celle-là, il aimait la revivre en direct. Il posa les paumes sur le cube et ferma les paupières. Images et sons jaillirent dans son esprit.

« Il suffira d’attendre quelques jours, feula Shinaen lorsque la synthèse technique de Grendchko fut enfin complétée de manière à donner satisfaction aux Fengirs. Le temps que la situation se décante. Nous vous recontacterons. Et d’ici là... » L’une des griffes de Shinaen surgit de son index et vint tapoter le nez de Grendchko. « Plus de fumoir pour vous. La pilule que je vous ai fait avaler devrait commencer à vous en désaccoutumer. Nous vous surveillerons. »

Le contact répété était insuffisant pour percer l’épiderme, néanmoins Grendchko dut réprimer une grimace pour ne pas montrer de faiblesse.

Du geste, Shinaen lui désigna la sortie. Il y avait dans son attitude une sorte de désinvolture ironique qui frisait le manque de respect. Grendchko décida pour l’heure de ne pas s’en formaliser, et fit demi-tour. Cette fois, tandis qu’il marchait, la jungle inhospitalière autour de lui se transforma en corridors froids et métalliques. Arrivé dans le hangar, il s’approcha de la navette. La portière-escalier s’abaissa devant lui. L’engin avait été programmé pour le ramener à son domicile, tâche dont il s’acquitta avec célérité.

L’appartement de Grendchko était situé dans l’un de ces immeubles modernes aux technologies essentiellement d’importation. Ses voisins de palier s’étaient déjà plaints devant lui de la climatisation défaillante, de chutes de tension affectant la luminosité, ou encore d’appareils acoustiques mal réglés, de sorte que le volume sonore dans les pièces s’accroissait tout à coup, apparemment sans raison. On percevait alors les réacteurs antigravifiques des vaisseaux ou le bruit de moteurs à impulsion, et jusqu’aux conversations des voisins. Grendchko, quant à lui, estimait qu’il fallait assumer ses choix. Il avait dépensé une bonne partie de son héritage dans l’appartement, et récriminer équivaudrait pour lui à admettre qu’il avait pu commettre une erreur. Les formulaires électroniques de pétition ou de réclamation qu’on lui soumettait restaient donc lettre morte. Lors des réunions de copropriétaires, il se faisait représenter par une holosim qu’il avait programmée pour se montrer très peu coopérative.

Après avoir pris un en-cas, il vérifia les crédits sur son compte. Il en avait assez pour tenir pendant une bonne semaine, et Shinaen l’avait assuré qu’une fois embauché, il n’aurait plus à se soucier des problèmes d’argent. L’idée en aurait peut-être subjugué d’autres que lui, mais Grendchko avait les pieds sur terre, et préférait maintenir un certain scepticisme jusqu’à nouvel ordre. S’emparant de son p-com, il appela Kavchen. Son ex-camarade avait eu le nez cassé au cours d’une opération de recouvrement, et comme il n’était jamais particulièrement en fonds, avait eu recours à un médic de seconde catégorie, qui avait bâclé le travail de chirurgie réparatrice. Son visage avait donc perdu sa belle harmonie, ce qui lui donnait un air plus patibulaire encore, lequel n’était pas pour lui déplaire. « Salut, dit Grendchko.

– Salut.

– Tu peux prévenir le boss de ne pas compter sur moi pour le reste de la semaine ? Et peut-être la semaine prochaine aussi.

– Qu’est-ce qu’il se passe, mon pote ? Tu as déchiré au randomiseur ? » Il arrivait à Grendchko de dépenser quelques crédits dans ce jeu de hasard de la Ruche, pour lequel les gains représentaient une fraction des sommes misées à un instant T par les différents participants.

« Ça y ressemble en tout cas. Disons que c’est un projet en cours. Du genre dont il ne vaut mieux pas parler pour ne pas tout faire foirer.

– Ah ouais ? Ça me donne d’autant plus envie que tu craches le morceau, du coup.

– Va te faire foutre, enfoiré. On se rappelle. A l’occasion. »

En temps normal, Grendchko serait retourné au fumoir le plus proche pour célébrer son ascension sociale pourtant encore hypothétique, mais Shinaen le lui avait interdit. Jusqu’où s’étendait le pouvoir des Fengirs ? Grendchko avait suffisamment de bon sens pour éviter de faire le test. De toute façon, il soupçonnait depuis un moment déjà que ses années de fumoir avaient amoindri ses capacités. Il fallait bien se rendre à l’évidence, dans ses activités courantes, il ne ramenait plus autant de crédits qu’au début. Un changement d’orientation serait sans doute le bienvenu. La synthèse technique trafiquée par les Fengirs semblait le destiner à un poste de haut niveau — celui qui aurait dû être le sien depuis le début…

Grendchko regarda sa main. Elle ne tremblait pas. Shinaen devait avoir raison, la compulsion venue de son corps lui réclamant le sengré, ou les différentes autres substances dont il était coutumier, n’était plus aussi impérieuse. Il se voyait même en pensée inhaler la fumée sans en ressentir particulièrement les effets.

En modifiant le contact avec l’argelen, les jours et semaines se mirent à s’écouler plus vite. Grendchko se souvenait avoir été spécialement désœuvré dans cette période d’attente. Il n’aurait pas cru qu’il passait autant de temps l’esprit déconnecté par les drogues, sa conscience se diluant dans un empire des sens qui s’amoindrissait peu à peu. Pour ainsi dire interdit de sortie dans ses établissements habituels, il s’était réfugié dans une virtualité plus conventionnelle. Il avait ainsi traîné dans les recoins de la Ruche à la recherche de rencontres sexuelles susceptibles de l’arracher à son profond ennui. Son connecteur synaptique n’était cependant pas l’un des plus performants, et la satisfaction dérivée de ce loisir ne s’avérait la plupart du temps que trop fugace. Grendchko passa donc très vite sur cette période décevante pour en arriver au moment où Shinaen s’était présenté à son domicile. Le Fengir était vêtu d’une tunique blanche scintillante et d’une cape battant au vent. « Prenez une douche, ordonna-t-il après que la porte se fut entrouverte sur son passage — les ordinateurs domotiques étaient programmés pour laisser aller et venir à leur guise les Fengirs dans n’importe quel endroit, se bornant à prévenir les occupants de ce type de visite. Si vous ne devez jamais négliger une chose à l’avenir, c’est de soigner votre apparence en toute circonstance. »

Grendchko grommela son acquiescement. Il s’était si bien habitué à évoluer en marge de la société, le plus souvent parmi des aliens des entrepôts, qu’il en avait plus ou moins oublié que ses compatriotes, en l’absence de vêtements, indiquaient leur statut ou leur état de santé selon la manière dont ils faisaient luire les affleurements semblables à du silex de leur épiderme. Il se résolut à passer dans la pièce équipée d’une douche sonique. Au sol, le socle amovible se mit à tournoyer tandis que Grendchko étendait les bras. Les ondes faisaient vibrer sa peau, la débarrassant de toute impureté. Quand il revint vers Shinaen, celui-ci lui communiqua d’un hochement de menton son approbation. Ils sortirent en direction de la navette du Fengir.

Les locaux de la société Transpulsion s’avéraient harmonieusement intégrés à Eglev, l’un des noyaux secondaires dans les hautes sphères du plus élevé des cent cinquante titans de basalte. Des deux noyaux les plus proches auxquels celui de la compagnie était relié, l’un abritait un astroport d’Argea et le second, un chantier de construction. La proximité entre les trois ne devait rien au hasard, puisque l’entreprise fabriquait des réacteurs d’impulsion ainsi que de nombreux autres composants des vaisseaux spatiaux nadariens. Il s’agissait de l’une des multinationales les plus prestigieuses de la planète, sa réputation s’étendait même au-delà de son système stellaire.

« Le sort vous a été favorable, glissa Shinaen comme ils se rapprochaient de l’une des plates-formes réservées aux navettes VIP. Il se trouve que le second édile de la Transpulsion vient d’être débarqué suite à un scandale financier. »

Grendchko considéra le visage félin aux longs cils et sourcils frémissants. Sous les paupières à demi-fermées luisait une étincelle malicieuse. A l’époque où il vivait chez Penbrok, celui-ci avait évoqué ces scandales qui survenaient de temps en temps chez les puissants et bouleversaient l’échiquier. Selon son oncle, ils étaient le signe d’une société corrompue. Quoi qu’il en soit, second édile représentait un avancement appréciable par rapport à son poste actuel de chargé de recouvrement. Une amorce de reconnaissance non négligeable de ses immenses qualités. Il n’était pas au bout de ses surprises, cependant.

« Rassurez-vous, c’est vous qui dirigerez la Transpulsion en réalité. Les décisions du premier édile ne prendront effet que si vous les approuvez. »

Grendchko fut pris d’une vague inquiétude à l’idée qu’il n’avait pas le moindre commencement de début de formation ou connaissance au sujet des deux spécialités apparaissant sur sa synthèse technique, les transmissions interstellaires et les générateurs d’antimatière, ni moins encore sur l’administration d’une compagnie aussi tentaculaire que la Transpulsion. Un autre que lui, sans doute, se serait retrouvé démuni. Ou pire, aurait paniqué. Comme à son habitude dans ces cas-là, il balaya en pensée ses quelques préoccupations d’un revers de main. L’important était de ne montrer aucune faiblesse — le reste viendrait tout seul. Les obstacles qu’il rencontrait n’étaient que des défis à relever pour un esprit audacieux comme le sien. « Quel sera mon salaire ? demanda-t-il.

– Je n’ai pas les détails, répondit Shinaen. Un cristal de données précisant toutes les particularités de votre fonction vous sera remis à votre arrivée dans l’entreprise. Infiniment plus que vos gages actuels d’agent de recouvrement, en tout cas. » Le ton était aussi lourdement ironique que les paroles du Fengir.

Grendchko n’apprécia guère de se voir ainsi rappeler sa situation. Dans son esprit, le poste obtenu grâce à son amitié avec Kavchen n’était que transitoire. Une occupation temporaire, en attendant mieux. L’idée qu’il végétait depuis cinq ans déjà sans avoir bénéficié d’aucune évolution, et n’aurait décroché aucune opportunité de changement sans la rencontre providentielle avec le Fengir, ne lui serait pas venue.

La navette au fuselage tigré se posa. Un comité d’accueil formé par trois employés de la société salua obséquieusement le Fengir et son compagnon, et les escorta jusqu’aux gyropodes. Pourvus de champs de force stabilisants, les appareils étaient autoguidés — il suffisait de nommer la destination pour qu’ils s’engagent à toute vitesse dans les couloirs réservés à leur usage. Il ne fallut ainsi pas plus de deux minutes pour rejoindre l’objectif, une salle située dans l’aile la plus centrale et luxueuse du bâtiment. Sur un geste majestueux de Shinaen, la porte d’entrée glissa silencieusement. A quelques dizaines de pas seulement, trônant au milieu d’un bureau dernier cri se tenait un individu dont l’allure générale se révéla étrangement familière à Grendchko. En se rapprochant, le doute ne fut plus permis. Celui qui le considérait en ce moment avec une expression atterrée n’était autre qu’Olnav, premier édile et coordinateur principal de la Transpulsion.

4. Ymeo

Les yeux grands ouverts diffusant une intense lueur bleutée, Olnav dévisageait Grendchko. Une moue de mépris se forma sur ses lèvres. Les mots qu’il allait prononcer restèrent cependant bloqués dans sa gorge. Comme Shinaen se dirigeait vers lui de sa démarche dangereusement souple, Olnav se ratatina dans son fauteuil antigrav. Toute sa prestance de premier édile en titre de l’une des compagnies les plus prestigieuses du système stellaire se décomposa, se liquéfia comme une façade dont le crépi mal fixé se mettrait à couler et à se répandre au sol. Même s’il devait vivre plus de cinq cents ans, Grendchko était sûr de ne jamais oublier l’expression de monarque déchu sur le visage de son cousin.

« Je n’ai pas besoin de vous présenter Grendchko, susurra avec une onctueuse férocité Shinaen, issu comme vous de la 573e strate, fils de Balmen et nouveau second édile de la Transpulsion. »

Grendchko retint avec difficulté le rugissement de triomphe qui ne demandait qu’à monter dans sa gorge. Son exultation faisait rayonner sa figure d’une joie vengeresse.

Olnav accusa le coup. Après avoir gardé un instant les paupières baissées, il redressa le visage en direction du Fengir. « Voilà donc pourquoi vous teniez tant à ce que cette nomination reste une surprise jusqu’au dernier moment, déclara-t-il d’une voix sans timbre.

– Prenez garde, fit Shinaen de sa voix grave, si j’étais de mauvaise humeur, je pourrais percevoir un reproche dans vos paroles.

– Ce n’est certainement pas le cas, protesta Olnav. Désolé si…

– Mais je suis de bonne humeur, et je sais que je n’aurais pas besoin de vous rappeler l’article cinq de la Réforme Anticorruption. »

Grendchko écouta avec un regain d’intérêt. La Réforme Anticorruption avait été mise en place au moment où l’économie de la planète Nadar périclitait, trois siècles auparavant. Cette Réforme avait fait des Fengirs les partenaires officiels des Nadariens, ayant un droit de regard et même de décision sur toutes les mesures actives de lutte contre la corruption. Il ignorait ce que prévoyait précisément l’article cinq.

« Ce ne sera pas nécessaire, en effet.

– Quel dommage que Medlen ait cru bon de prendre une participation dans une compagnie de si scabreuse réputation, Stimcortix. »

Grendchko tressaillit. D’après ses renseignements, les Fengirs étaient en lien avec Stimcortix. Son instinct pour les coups tordus, ainsi que les expressions de visage de Shinaen et d’Olnav, lui suggéraient que la culpabilité de Medlen dans cette affaire n’était probablement pas si évidente.

« Cela aura causé sa perte, poursuivit Shinaen. En vertu de l’article cinq, j’aurais pu réclamer votre tête en même temps que la sienne, mais vos collaborateurs ne tarissent pas d’éloges à votre sujet. Dans ma magnanimité, j’ai donc choisi de vous maintenir en place, à la simple condition que toutes vos décisions soient à présent soumises à l’approbation de votre nouveau second édile, l’estimé Grendchko. »

La bouche d’Olnav s’entrouvrit, et ses lèvres se mirent à trembler. Au cours de ses combats, Grendchko avait déjà vu semblable expression d’hébétude s’afficher sur le visage d’un adversaire après avoir porté un coup victorieux. « Est-ce que ça ne risque pas de nuire à l’efficacité opérationnelle de la compagnie ? osa malgré tout articuler le pauvre fou.

– Il n’y a rien à craindre, rétorqua Shinaen. Nous garantissons l’efficacité de ce formidable nouvel atout qui se tiendra à vos côtés à la tête de la Transpulsion. » Il posa l’une de ses mains poilues sur l’épaule de Grendchko.

« Ne t’en fais pas, cousin, fit l’intéressé en arborant un grand sourire. Maintenant que je suis là, tout va bien se passer.

– Je vais vous laisser à vos nouvelles fonctions, dit Shinaen. N’ayez pas d’inquiétude pour la suite, nous resterons en contact.

– Je n’ai aucune inquiétude », répondit sèchement Grendchko en haussant les épaules. La prétendue sollicitude du Fengir l’irritait. Ce genre d’attention, c’était pour les faibles.

Shinaen eut un sourire qui dévoila l’un de ses crocs. Hochant la tête, il se retira.

Un cubar ambré, aussi rare que précieux, se trouvait intégré au bureau de basalte du second édile. Il était de tradition, pour chaque employé, de se familiariser avec les obligations et contingences de sa fonction en fusionnant avec le cube. En y plaçant sa main, Grendchko s’aperçut que le travail avait été correctement fait, le cubar ayant été purgé de l’empreinte de son ancien propriétaire. Une longue liste de tâches lui fit présentée. Il eut la très désagréable impression de se retrouver dans ses premières phases d’enseignement. Son double cerveau ne retenait que les plus basiques des notions. Dès qu’il demandait des explications, les données qui affluaient dans son esprit s’avéraient inintelligibles, hors de sa portée, ou dans le meilleur des cas, ne parvenaient pas à se fixer dans sa mémoire. Grendchko poussa un grognement de frustration et retira sa main.

Lui restait la console holographique. En l’allumant, il eut la surprise de découvrir dans un coin une icône à l’effigie de Shinaen. Pouvait-il s’agir d’un canal de communication privilégié ? Comme le Fengir venait seulement de quitter le bâtiment, Grendchko décida de ne pas le recontacter. La liste de tâches qui apparaissait sur l’écran d’accueil était la même, plutôt rébarbative, que celle suggérée par le cubar.

Comme il faisait défiler les employés sous ses ordres directs, Grendchko s’aperçut avec soulagement qu’il retenait mieux leur nom qu’avec le cube. Parmi les tâches à effectuer, la plupart, comme la vérification de la pertinence des derniers achats de composants, dépassaient son niveau de compétences, ou en tout cas supposaient l’assimilation d’une somme particulièrement indigeste de connaissances. Heureusement, contrairement au cubar, dont la plupart des fonctions avancées lui étaient inaccessibles, sa console lui donnait la possibilité, pour chaque travail, d’obtenir les suggestions de différents spécialistes. Il décida d’y avoir recours sans perdre son temps en apprentissage fastidieux. Après quelques minutes passées ainsi, à recevoir des messages et à en transmettre, il eut envie de se détendre, et se fit commander un ballon-verre à inhaler de sengré. Shinaen lui avait recommandé d’en suspendre la consommation — mais cela, c’était avant qu’il devienne second édile. Il fallait bien qu’une si haute fonction lui vaille quelques compensations, non ?

La secrétaire qui lui apporta le verre se tenait bien droite, et il perçut à sa démarche qu’elle n’approuvait pas sa requête. Il la congédia d’un geste impatient de la main. Après avoir inspiré tout son saoul et ressenti le délicieux picotement de la fumée, il se sentit mieux. Balayant la pièce du regard, il décida de faire entièrement modifier la décoration de son bureau. Sa première véritable exigence à ce sujet provoqua stupeur et insubordination. Olnav en personne se présenta devant lui. « On ne peut pas faire retirer le bloc d’argelen ambré, expliqua-t-il. Il fait partie intégrante de la structure.

– C’est ce qu’on m’a dit, mais si c’est toi qui l’ordonnes, ça ne posera pas de problèmes, non ? Tu n’as pas envie de démontrer à tous ton autorité ?

– Désolé de te décevoir. Je n’ai pas autorité sur les cubars. »

A la surprise de Grendchko, Shinaen, qu’il contacta à ce sujet, lui opposa le même refus. « Laissez-leur ces symboles du passé, si cela peut les rassurer. Vous n’aurez de toute façon pas à y avoir recours. Vous vous êtes déjà servi de votre console avec une grande sagacité, à ce que je vois. C’est ce qu’on attend de vous. » Le Fengir coupa la communication. Grendchko en fut tellement contrarié qu’il resta pendant deux bonnes minutes immobile, bras croisés et mâchoires serrées. Pour trouver un dérivatif à sa colère, il consulta dans sa base de données la liste des matériaux les plus onéreux, et passa commande, aux frais de l’entreprise bien sûr, de plaques de platines serties de joyaux pour décorer les murs. Ainsi, quiconque entrerait dans son bureau saurait immédiatement qui était le vrai patron ici.

Grendchko modifia encore le contact sur l’argelen. Il revisionna toutes ces occasions où il s’était opposé aux décrets d’Olnav à la tête de la compagnie, ou bien lui avait demandé de les justifier. Rien que de revoir le visage tour à tour outragé ou accablé de son cousin lui procurait des frissons de délice. Il évita, en revanche, de revenir sur ces instants où il s’était aperçu que des décisions opérationnelles avaient été validées sans son consentement, ou même après qu’il se soit prononcé contre, par le truchement de Shinaen ou de l’un de ses acolytes. Les Fengirs d’un certain rang avaient en effet moyen de se servir de sa console à distance pour imiter sa signature.

Grendchko était tombé de haut — il ne jouait qu’un rôle auxiliaire, tout compte fait. L’entreprise pouvait tourner sans lui. Son pouvoir se limitait à virer telle secrétaire qui avait osé chuchoter à l’une de ses collègues qu’elle trouvait son bureau trop clinquant, ou bien telle autre qui refusait de se donner à lui. Avoir le plaisir de mettre quelqu’un à la porte, de torpiller sa carrière, de ravager ses illusions, de détruire tous ses efforts était certes une jolie compensation. Particulièrement lorsqu’on avait poussé pendant de longs mois cette même personne à se surpasser à coups de petites ou grandes vexations.

Et il y avait les cadres. Les inventifs. Les audacieux. Les laborieux. Les ingénieux. Certains pensaient, par leurs accomplissements, avoir attiré la lumière à eux ! Ils ignoraient que tous les hauts faits de la Transpulsion étaient portés à son crédit, que la seule étoile qui pouvait se permettre de briller avec un éclat insoutenable était l’étoile Grendchko… Tous devaient pâlir devant lui, ou bien il leur en cuirait. Shinaen n’était pas toujours d’accord pour leur tendre des embûches, bien sûr, mais de temps en temps, il consentait à faire un exemple. Plus la déchéance était spectaculaire, plus la peur se répandait, plus Grendchko se sentait auréolé d’un sentiment de gloire et d’invincibilité.

Une autre vision qui réjouissait son cœur était de voir les épaules d’Olnav se voûter, sa démarche se faire plus traînante quand il lui opposait refus sur refus, ou l’humiliait publiquement. Olnav savait que les Fengirs ne reviendraient jamais sur leur décision de le nommer second édile. Il était coincé.

Grendchko en arriva à l’épisode de sa vie qu’il préférait entre tous. Les petites ou grandes vexations quotidiennes étaient une chose, mais ce n’était encore que le début de sa vengeance. Assis derrière son bureau en bois de teck rehaussé de saphirs il validait, comme souvent, les suggestions de ses conseillers en y jetant à peine un coup d’œil. Son intérêt fut cependant éveillé lorsqu’il aperçut le profil de la nouvelle assistante en communication qui lui était proposée. Un champ inexploré d’opportunités s’ouvrait à lui. D’emblée, il décida de refuser la candidature pour s’occuper en personne du recrutement. Pour ce type de fonction axée sur le relationnel, des femmes étaient fréquemment privilégiées. Elles étaient chargées de mettre en confiance les clients, de les détendre, de présenter l’entreprise sous ses meilleurs aspects afin de préparer la négociation de contrats.

Grendchko avait son idée de la mission précise de sa future employée, qui irait bien au-delà de ces simples attributions. Il avait réalisé, depuis son accession à son poste, qu’une manière de se maintenir au sommet de la hiérarchie sans devoir toujours dépendre entièrement des Fengirs était de se constituer un réseau d’alliés, des gens redevables grâce aux petites faveurs qu’il leur accordait, et pas seulement des individus qui le craignaient. Comme on lui proposait une fourchette de salaire pour sa future collaboratrice, il choisit le montant maximal pour ce poste et modifia quelque peu les critères de sélection. Il demanda ensuite à sa secrétaire d’utiliser son cubar pour communiquer l’annonce. Ne restait qu’à attendre le moment des premiers entretiens d’embauche. Avoir affaire au second édile en personne de la société ne pouvait être considéré que comme un honneur — la première candidate le démontra amplement. Elgane eut des difficultés à surmonter son émotion au début de leur échange dans le bureau prévu à cet effet. Elle n’osait pas le regarder dans les yeux, se détournait, s’efforçait de se donner une contenance sans y parvenir.

« Comment vous y prendriez-vous pour gagner la confiance d’un concurrent avec lequel nous aimerions signer un contrat ? attaqua Grendchko.

– Je… je lui ferais visiter nos chantiers de production. Je… lui montrerais ce que nous faisons de mieux. J’essaierais… euh… de me renseigner sur ses goûts, peut-être... »

Trop hésitante, se dit Grendchko. Mais Elgane était un petit bout de femme qui avait des affleurements ovales plutôt invitants. « Et que seriez-vous prête à faire pour décrocher ce poste ?

– Euh… qu’est-ce que vous voulez dire exactement ?

– Montrez-moi votre motivation. Je suis le second édile de cette société. Je n’ai pas de temps à perdre. »

Elle demeura bouche bée, la lueur bleue dans ses yeux s’intensifiant et diminuant tour à tour, comme hypnotisée. « Euh… je… non ! bredouilla-t-elle en se redressant soudainement sur son siège. Ce poste n’est pas pour moi, désolé ! » Elle sortit d’un pas vif.

Grendchko poussa un gros soupir.

Plusieurs imitèrent son exemple, ce jour-là, mais il y en eut d’autres qui comprirent mieux où était leur intérêt, et qui surent procurer un plaisir plus ou moins voluptueux à leur édile du vice. Il les aimait soumises et dociles, avec un brin de caractère pour relever le tout. Ymeo fut celle qui lui donna le plus de satisfaction. Sa réponse à la question test du contrat s’avéra également la plus convaincante.

« Je me renseignerais à son sujet sur la Ruche. S’il apprécie la technologie, je lui présenterais nos accomplissements les plus aboutis, mais aussi les plus proches de sa spécialité. J’étudierais sa personnalité pour savoir quel angle d’attaque aurait le plus de chances de succès avec lui. S’il faut le flatter, s’il faut le séduire ou au contraire s’il est préférable de garder ses distances. S’il faut le provoquer, le piquer au vif ou bien feindre l’indifférence. Je vérifierais quels sont les besoins de sa compagnie, pour apprendre en quoi une association lui serait le plus profitable. Je lui ferais comprendre tous les bénéfices qu’il aurait à tirer d’une signature, tout en lui suggérant qu’il serait désastreux que nous lui préférions son principal concurrent. Et pendant tout ce temps, je resterais en contact permanent avec un assistant par oreillette, au cas où il me poserait des questions trop techniques. » Tout en parlant avec animation de sa voix chaude et enveloppante, Ymeo modifiait subtilement ses expressions, se fondant dans les différents personnages qu’elle serait susceptible d’incarner. Ses yeux en amande pouvaient vous couvrir de leur étreinte bleutée, ou au contraire montrer froideur et dureté.

Grendchko comprit qu’il avait affaire à une candidate aussi rusée que sensuelle et ambitieuse, et elle ne le déçut pas quand elle accepta langoureusement ses avances. Les caresses et baisers qu’elle lui prodigua dépassaient facilement en audace et habileté ceux de toutes ses concurrentes. Elle savait se faire à la fois obéissante et fougueuse lorsqu’il le fallait. Même quand il la rudoyait un peu, elle lui donnait toujours l’impression que c’était sa faute à elle. Après avoir déchargé dans ses délicieux réceptacles les fluides de ses appendices abdominaux, Grendchko lui sourit et murmura : « Bravo mademoiselle la candidate. Vous venez de réussir votre entretien avec les félicitations du jury. Vous allez devenir mon assistante personnelle en communication. Vous ne travaillerez pour personne d’autre. Si l’on vous cherche noise, vous m’en parlez aussitôt, et je m’occupe de tout. Je suis très fort pour régler ce genre de problème.

– Je n’en doute pas, Monsieur.

– Les missions que je vous donnerai seront toutes confidentielles. Pas un mot à quiconque. Si vous les accomplissez avec autant de soin que votre entretien d’embauche, votre avenir est assuré. Si vous vous avisez de me trahir, je le saurais et je vous briserais aussitôt, sans la moindre arrière-pensée. »

Elle hocha la tête, puis baissa les yeux comme il se devait.

Par mesure de prudence, Grendchko décida dans un premier temps de tester sa nouvelle recrue sur une mission secondaire. Ymeo devait séduire une ingénieure de la compagnie Rotagrav. Celle-ci avait mis au point, semblait-il, des anneaux rotatifs plus performants. Le dispositif permettait aux réacteurs de modifier à tout moment leur position sur la coque d’un vaisseau afin de contrer, si le besoin s’en faisait sentir, la précédente poussée inertielle, autorisant l’appareil à effectuer des virages dans l’espace de manière plus efficace et précise qu’avec de simples rétropropulseurs. Le problème étant que cette spécialiste, une certaine Minelle, ne stockait ses données qu’en se servant de l’argelen.

Shinaen avait confié à Grendchko ne pas avoir été en mesure de pirater le schéma technique de son invention. L’échec était d’autant plus contrariant pour lui que Rotagrav était une compagnie privée et civile. Elle échappait donc aux dispositions du traité d’assistante mutuelle entre Helgash 7, la planète d’origine des Fengirs, et Nadar, lequel prévoyait la mise en commun des données technologiques sensibles par les entreprises militaires des deux planètes.

Il ne fallut à Ymeo qu’une semaine pour donner satisfaction. Grendchko écouta avec attention sa collaboratrice personnelle retracer ses manœuvres d’approche. Comment elle s’était assurée que Minelle avait bien l’attirance pour son propre sexe que décrivait son dossier. Comment ensuite, grâce au soutien de techniciens de la Transpulsion, elle s’était elle-même fait passer pour ingénieure en freelance, et l’avait aidée à résoudre certains problèmes sur lesquels Minelle butait afin de gagner sa confiance. Elle n’aurait pu réussir sa mission, cependant, sans le gant biomimétique de dernière génération dont elle avait demandé à être équipée. Après qu’elle eût drogué sa nouvelle partenaire, elle n’avait eu qu’à poser sa main gantée contre celle d’une Minelle plongée dans l’inconscience. Le gant avait alors copié les caractéristiques de l’épiderme offert, permettant à Ymeo d’imiter la signature magnétique de sa victime et d’accéder aux données de son cubar. Ne restait qu’à transmettre ces données à un ingénieur de la Transpulsion connecté à son propre bloc.

« J’en ai eu confirmation par le responsable de la division Recherche, ta mission est un authentique succès, fit Grendchcko en caressant la cuisse d’Ymeo. Il est temps de passer aux choses sérieuses. Mais d’abord, fit-il avec un sourire torve, détendons-nous un peu. »

L’expression de contentement de la jeune femme était un acquiescement dont il n’avait nul besoin, mais qu’il apprécia malgré tout.

5. L’adoption

Ymeo savait être l’espionne particulière de Grendchko beaucoup plus que son assistante en communication. C’est pourquoi elle n’était pas surprise que leurs contacts et leurs ébats aient lieu en dehors des locaux de la Transpulsion depuis son recrutement, dans des endroits discrets, à l’intérieur desquels ils n’entraient que séparément. Cela conférait à ces moments privilégiés une intensité qui n’était pas pour lui déplaire. Bien sûr, son nouveau maître pouvait se montrer aussi brutal que discourtois, voire grossier. Plus d’une fois, elle était ressortie de leurs rencontres avec des ecchymoses, et avait dû abuser de crème régénérante pour faire disparaître les stigmates sur sa peau. Grendchko ne prenait véritablement du plaisir que par l’humiliation, comme s’il avait besoin d’être rassuré en permanence. Comme si sa personnalité ne pouvait rayonner qu’au travers de l’écrasement de celle des autres. Son ego prenait tellement de place dans une pièce qu’on ne pouvait exister qu’en offrant ses services, ou en s’offrant à lui, de la manière qui le mettrait le mieux en valeur à ses propres yeux. Il fallait apprendre à réfléchir, en quelque sorte, à l’envers de ses intérêts, ce qui demandait une disposition d’esprit très particulière.

Ymeo, cependant, avait déjà vécu ce genre de relation, et était rompue aux exigences les plus déraisonnables. Elle raffolait du parfum de pouvoir que dégageaient des dirigeants comme Grendchko, de leur excentricité, jusqu’à leurs coups de sang par lesquels ils démontraient leur puissance. Devenir le bras droit de ce maître impitoyable, celle qui lui permettait d’atteindre ses objectifs et de briller en pleine lumière, c’était se faire l’inspiratrice d’un destin glorieux qui la dépassait. Elle-même se plaisait dans l’ombre. Le phare éblouissant qu’était Grendchko avait besoin d’une obscurité impénétrable pour resplendir autant, et elle était ces ténèbres, d’autant plus efficaces que personne ne la remarquait ni ne se doutait de son véritable rôle. Et bien sûr, son patron la payait généreusement, ce qui prouvait le prix qu’il attachait à ses services.

Ymeo n’ignorait pas que sa première mission avait été un test. Lorsqu’elle apprit l’identité de sa cible suivante, elle eut un frémissement d’excitation. Cette fois, on la plongeait dans le grand bain. Elle devait de nouveau se rapprocher d’une femme — nulle autre que la compagne d’Olnav, le premier édile de la Transpulsion en personne. Il allait falloir opérer avec un luxe de précautions, mais ce genre de défi faisait partie des plus stimulants. Tilean n’avait pas du tout le même profil que son mari, Olnav. Ce n’était pas une technicienne ni une ingénieure. Elle assumait le rôle d’assistante aux Guides Communiants, en venant en aide aux individus ayant du mal à se connecter à l’argelen. Elle était absente de la Ruche, ce qui compliquait la tâche.

Par bonheur, Grendchko avait fourni à Ymeo une habilitation de type Helgash 3, ainsi que les codes d’accès à une Intelligence Synthétique fengirienne. Il y avait toujours un temps d’attente lorsqu’elle s’y connectait, son habilitation devant être validée à chaque fois. Elle avait appris à formuler ses demandes de manière rigoureuse et précise. Cela pouvait aussi bien être des questions basiques portant sur la liste des relations de sa cible et son degré d’intimité avec chacune, ou l’historique des événements marquants s’étant produit dans sa vie, qu’une interrogation plus complexe du style : « comment s’y prendre pour être acceptée dans son cercle d’amis ? »

L’Intelligence Synthétique collecta et hiérarchisa en un temps record un grand nombre d’informations au sujet de Tilean. L’épouse d’Olnav était de l’ancienne école et communiait régulièrement avec l’argelen. Son organisation Tile, un institut pour les mal-adaptés, avait perdu toutes ses subventions gouvernementales pour cause de résultats non probants, mais poursuivait son activité sur ses fonds propres. Selon l’IS, Olnav lui-même finançait l’établissement sur ses deniers. Les fonds étant bien distincts du capital de la Transpulsion, le premier édile ne pouvait en aucun cas être accusé de malversations. Ymeo prit soin de mémoriser l’information. Elle ne pouvait être une alliée dévouée et vraiment utile à son maître qu’en sachant pénétrer ses intentions. La présente mission lui fixait pour unique directive de se lier d’amitié avec la compagne d’Olnav, néanmoins il était évident aux yeux d’Ymeo que Grendchko ne voulait pas que du bien au premier édile de la Transpulsion. D’autres instructions allaient arriver tôt ou tard. Grendchko lui avait déjà dit que c’était lui qui dirigeait réellement la compagnie, et elle ne doutait pas de ses paroles. Lui était véritablement l’homme de pouvoir, il n’y avait qu’à l’approcher pour percevoir cette autorité qui rayonnait de lui de manière magnétique. Il avait d’ailleurs utilisé le mot « pantin » en parlant d’Olnav. Ce dernier n’était donc qu’une marionnette dont Grendchko usait à sa guise. Jusqu’au jour, bien sûr, où il se lasserait de son jouet…

Ymeo passa du temps à étudier la personnalité, les centres d’intérêt, liens personnels et professionnels, ainsi que la biographie de sa cible. Elle décida de suivre la suggestion de l’Intelligence Synthétique. Ymeo allait devenir la riche mère d’un orphelin, enfant adopté depuis peu, qui souffrait justement d’une inadaptation à l’argelen. Selon l’IS, le dirigeant de l’Orphelinat de Yanaris, l’un des noyaux de la cité voisine de Mustra, vivait au-dessus de ses moyens. Kalun, c’était son nom, avait déjà accepté par le passé de louer l’un de ses « protégés » qu’il reprenait dans un second temps, au bout d’une certaine période. En trouver un avec une inadaptation à l’argelen serait chose aisée.

La somme que demanda Kalun, un vieux Nadarien voûté dont les colliers émettaient des cliquetis à chaque mouvement, était compatible avec les frais de service d’Ymeo pour cette mission. L’enfant avait 9 ans, âge qui correspondait aux projets d’Ymeo, et était de sexe masculin. Seule contrainte, elle dut produire devant le fondateur de l’orphelinat son holocode Helgash 3. Celui-ci se matérialisa sous la forme du crâne d’un Fengir arborant une crinière fournie découpée sur fond de la planète Helgash 3. Kalun le scanna pour en vérifier l’authenticité.

« C’est parfait, murmura-t-il d’un ton onctueux. Quand pouvez-vous venir faire la connaissance de votre… enfant ?

– Dès demain.

– Le petit Lenak va être très impatient de vous rencontrer. Dix heures ?

– Entendu. »

Lenak s’avéra être un gamin boudeur et renfermé sur lui-même. Quand elle le vit pour la première fois, il sembla sortir quelque peu de son apathie, intrigué par la nouveauté de sa présence. Pourtant, il ne posa aucune question après que Kalun lui ait présenté sa nouvelle mère. Le directeur de l’orphelinat remit solennellement à cette dernière le bloc d’argelen personnel de Lenak. Le flotteur biplace d’Ymeo était une curiosité d’un autre type pour l’enfant. Il releva le menton et observa l’habitacle avec un certain intérêt.

« Tu es déjà monté dans ce genre d’appareil ? » demanda Ymeo.

Lenak secoua la tête.

« C’est très pratique pour se déplacer. Tu vois, je peux te parler en face à face, parce que le flotteur est programmable, et suit de lui-même son chemin. Qu’est-ce qui te plaît le plus dans ce que tu vois ? »

Haussement d’épaules.

« Tu n’es pas muet, j’espère ?

– Non, je ne suis pas muet », articula Lenak d’un ton impatient qui frôlait l’impertinence.

Ymeo le fixa du regard. Lorsqu’elle lui demanda la permission de l’appeler « Len », il se borna à hocher la tête, et recommença quand elle voulut savoir s’il était content d’avoir une maman. Un tel manque d’ouverture posait problème, car Ymeo aurait besoin d’un minimum de coopération de sa part si elle souhaitait entretenir l’illusion d’une certaine complicité entre eux deux. Pendant tout le trajet, elle réfléchit à la question, et finit par avoir une idée. Elle décida de la mettre en pratique un peu plus tard tandis qu’elle achevait de faire visiter à l’enfant sa nouvelle maison. Pour la chambre de Lenak, elle avait investi dans un bureau qui avait été installé le matin même par le livreur, avec son petit fauteuil et son lit à gravitation compensée.

« Et voici ta chambre, lui indiqua-t-elle. Une chambre pour toi tout seul ! Tu es content ?

– Oui.

– La fenêtre donne sur les bâtiments d’Argea en contrebas. Tu ne peux pas l’ouvrir parce que ce serait trop dangereux, mais en te penchant comme ça, tu peux voir jusqu’à des dizaines de kilomètres en dessous. Impressionnant, non ? »

Lenak acquiesça.

« Nous allons placer cela ici, dit Ymeo en posant le cubar dans un renfoncement dédié sur le mur où était adossé le bureau. Je ne t’ai acheté que le mobilier pour l’instant, parce que j’ai besoin de connaître tes goûts avant toute chose. Est-ce que tu préfères qu’on en discute, ou plutôt que je passe par ton cubar — ton cube d’argelen ? »

Pour toute réponse, Lenak pointa l’index vers l’objet.

« Dans ce cas, j’ai besoin que tu apposes ta paume sur la face opposée à la mienne. » Le renfoncement avait été prévu pour laisser affleurer les parois du bloc, de sorte qu’Ymeo et son nouveau « fils » purent toucher deux d’entre elles simultanément. Ymeo fut cependant rejetée à plusieurs reprises suite à de trop longues périodes d’inactivité de Lenak. Elle avait beau lui expliquer dans des mots simples la procédure, qui elle-même était basique, l’enfant éprouvait des difficultés à se connecter à l’argelen, et donc, à réveiller le cubar et à lui en autoriser l’accès. S’il était satisfaisant de constater que Kalun ne l’avait pas trompée sur la marchandise — ce garçon faisait bel et bien partie de cette sous-population d’inadaptés à l’argelen — ces échecs à répétition devenaient rapidement irritants. Ymeo persistait pourtant, préférant avoir recours à l’argelen plutôt que de passer par un interrogatoire qui ne pourrait que s’avérer laborieux. C’est pourquoi lorsqu’à la cinquième tentative, au lieu d’éprouver le léger choc électrique signifiant un rejet, elle ressentit dans sa paume une onde de fraîcheur lui signalant son acceptation dans l’argelen, elle poussa un petit cri de triomphe. « C’est très bien Len ! Je savais que tu y arriverais. » C’était évidemment un mensonge, mais qui traduisait son soulagement.

« Tu peux retirer ta main », lui glissa-t-elle au bout de quelques instants. Etre relié par l’intermédiaire d’un cubar à un autre Nadarien était une expérience intime qu’elle ne souhaitait pas prolonger avec le garçon. Elle avait, au moment de ce contact, ressenti l’inadaptation de son esprit à l’argelen, ce profil assez obtus et hésitant, cette sorte de maladresse innée qui empêchait Lenak de profiter de tout le potentiel de la connexion. Certains Guides Communiants se disaient capables de corriger peu à peu cette tare au cours de contacts en profondeur, mais cela ne réussissait pas toujours. Sans doute l’institut Tile employait-il ce type de Guides. Ymeo devrait creuser le sujet dans les jours à venir afin de devenir à même de soutenir des conversations y ayant trait.

Elle ne devait pas perdre de vue, en tant que mère adoptive dévouée et aimante, que l’inadaptation de son nouveau fils devait être sa principale source de préoccupation. Il lui fallait se fondre dans ce personnage inédit de maman attentive et soucieuse, ce qui ne serait pas une mince affaire. Dans l’immédiat cependant, elle interrogea le cube afin de découvrir les aptitudes, goûts et aspirations du garçon dérivés de sa personnalité. Bien que Lenak ne s’y soit connecté que trop rarement par le passé, le cube lui donna quelques indications précieuses. Ymeo sut ainsi quels jeux de société pourraient être appréciés par l’enfant. De cette manière, elle pourrait commencer à tisser un lien avec lui et s’efforcer de mieux le connaître. Il était indispensable qu’un début de complicité puisse s’installer entre eux afin de pouvoir se faire passer pour une mère acceptable. Cette mission demanderait plus de patience et d’application que la précédente.

Ymeo ne se faisait pas trop de soucis, elle savait la tâche largement à sa portée. 

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