jeudi 30 décembre 2021

L'erreur originelle des antivaccins

En mathématiques, même l'équation la plus élaborée, la plus complexe et la plus splendide va s'effondrer si le tout premier calcul est faux. Les personnes qui militent contre la vaccination au covid 19, parvenant parfois à rallier dans leurs cortèges des citoyens vaccinés, lesquels s'opposent à toute obligation vaccinale au nom de la défense des libertés, ont toutes, à de rares exceptions près, commis cette erreur initiale. Aussi spectaculaires et élaborés que soient les arguments qu'ils présentent ensuite, ceux-ci ne peuvent tenir la route.

Quelle erreur ont donc commises ces personnes militant contre la vaccination? Confrontées à l'épidémie, elles ont fait le choix de ne pas se faire vacciner.

Malgré les douloureux mois d'attente avant un vaccin, pendant lesquels les morts s'entassaient, malgré les expériences pendant des mois, expériences couronnées de succès grâce au courage des volontaires et à l'expertise des spécialistes, malgré la validation des vaccins par les comités réunissant les meilleurs scientifiques de chaque pays, malgré les 5,5 millions de morts au niveau mondial, un chiffre dont l'OMS estimait en mai dernier qu'il est sous-estimé et devrait être multiplié par trois, malgré l'entassement des évidences, elles ont fait ce choix de ne pas se faire vacciner.

Je ne parle pas bien sûr des personnes souffrant de contre-indications médicales. Un vaccin n'est pas anodin et certaines personnes doivent demander le conseil de leur médecin avant toute vaccination. Nous n'avons pas tous le même passé médical, ni le même corps, c'est normal. 

Je parle bien de ces personnes qui ont pris cette décision de ne pas se faire vacciner en l'absence de toute contre-indication. Une décision irrationnelle? Pour moi, le seul élément de rationalité était l'absence de recul sur les vaccins. Dans l'idéal, il aurait fallu en effet 5 ans de recul. J'y reviens en fin d'article.

Dans l'idéal. Mais nous étions confrontés à une mortalité galopante de nos personnes les plus fragiles, et à un personnel hospitalier en détresse, avec à l'esprit le douloureux souvenir du confinement de mars 2020. Une fois les vaccins enfin disponibles, la seule décision possible devait s'appuyer sur la logique: il fallait prendre le risque du vaccin à partir du moment où celui-ci était scientifiquement validé. Ce qui a été le cas.

Mais bien avant que cela n'arrive, de nombreuses personnes avaient déjà choisi de ne pas se faire vacciner. Si elles s'en sont tenues à leur résolution malgré l'évidence rationnelle, malgré l'enjeu de sauver des centaines voire des milliers de leurs concitoyens, malgré tous les chiffres qui démontraient la grande efficacité du vaccin (surtout contre le virus initial), c'est parce que ce n'est pas le cerveau qui a décidé. C'est les tripes. La peur d'un produit inconnu dans les veines. 

En cela, ces individus sont les descendants viscéraux (et non intellectuels, puisque ce sont les viscères qui ont parlé) des Anglais qui se sont opposés à la vaccination obligatoire contre la variole en 1853. A cette époque, comme nous le disent les chercheuses Annick Guimezanes et Marion Mathieu dans l'ouvrage Vaccination : agression ou protection ? (Inserm, Le Muscadier), les adversaires de la vaccination obligatoire contre la variole pour les enfants invoquent le « danger » d'injecter des produits issus d'animaux, des « motifs religieux » ou encore l'« atteinte aux libertés individuelles ».

La nouveauté des vaccins à base d'ARN messager ne saurait être plus déstabilisante pour nos contemporains que la nouveauté vaccinale en 1853. N'en déplaise à tous les vaccinés contre le covid qui se sont ralliés aux antivaccins, la vaccination obligatoire a permis d'éradiquer la variole, le dernier cas relevé remontant à 1977. C'est un fait historique indéniable.

L'erreur au début de l'équation, elle est là: réagir avec ses tripes, par la peur. Tout le reste, ensuite, va découler de biais de confirmation. Dans une logique partisane, on va chercher tous les défauts des vaccins à base d'ARNm, on va vouloir justifier sa décision par tous les moyens possibles et imaginables. Les trésors de logique et d'analyse déployés se heurtent toutes au fait qu'à l'origine, la décision n'avait rien de rationnelle. 

Et comme on le voit, dans le passé, on n'hésitait pas non plus à brandir l'étendard de la liberté pour conforter une décision irrationnelle, prise la peur au ventre. 

Tous les fervents anti-vaccins n'agissent pas par peur, ou pas uniquement: des libertaires à tendance anarchistes, par exemple, peuvent y voir l'occasion de combattre ce qu'ils estiment être un nouvel ordre de la bienpensance, en politisant à l'excès ce qui ne devrait procéder que de la logique médicale. Quand de grandes luttes s'organisent, vous aurez toujours des opportunistes qui viennent s'agréger d'un côté ou de l'autre, qui y voient un moyen de se défouler sans croire particulièrement à une cause ou à l'autre.

Un antivaccin vous parle des casseroles du labo Pfizer? De toutes les malversations du laboratoire américain? Demandez-lui pourquoi il ne s'est pas fait vacciner au Moderna. Ce n'était pas possible au tout début, mais maintenant, on a le choix en France.

Un antivaccin dénonce la faible efficacité dans le temps des vaccins à base d'ARNm? On a en effet appris que ceux-ci n'immunisaient à 80% que pendant les 10 premières semaines contre l'omicron. Ensuite cela tombe à 47%, mais le vaccin reste efficace contre les formes graves, celles qui emmènent les malades en réanimation. Demandez-lui dans ce cas pourquoi il ne s'est pas fait vacciner à l'Astrazénéca.

Vous réaliserez alors que tout cela n'est que prétexte. Que ces gens ne sont pas prêts à mouiller le maillot pour les autres -- pas de cette façon, en tout cas. Que le cynisme consistant à dire "inutile de se protéger, on va être couverts par l'immunité naturelle de l'Omicron" va nécessairement accroître grandement, au moins dans un premier temps, le nombre de personnes à l'hôpital, et le nombre de décès parmi les plus fragiles. La France ne bénéficie pas d'une pyramide des âges aussi jeune que l'Afrique du Sud. Le seul espoir est que nos plus fragiles sont en grande majorité vaccinés -- mais ce n'est pas grâce aux antivaccins ni à leur propagande.

Toutes ces personnes réagissent en fait en fonction de cette peur viscérale de départ, celle du produit inconnu dans les veines. 

Et pourtant, l'Histoire nous démontre qu'avec bien moins de connaissances scientifiques, en allant vers la vie et les solutions pour la préserver à chaque fois, on a épargné des millions de vies. Les scientifiques ne sont pas tous des scientistes. Ils ne croient pas à chaque fois que la science peut tout résoudre d'un coup de baguette magique. Ils ne se prennent pas tous pour dieu. En fait, ils suivent des chemins expérimentaux, validés par des pairs, qui ne réussissent pas toujours à 100% du premier coup, parce que la médecine n'est pas une science exacte. 

Les paramètres sont trop nombreux, en médecine, pour être tous maîtrisés. On ne connaît pas bien les fonctions quantiques du cerveau, mais on sait qu'elles existent. On ne sait pas encore comment les gens attrapent des Covid longs, mais on en a l'évidence sous les yeux, d'après leurs témoignages. Et on sait que les conséquences physiques, sur la santé, sont loin d'être anodines dans la population.

Contre-argument : la peur du virus

Je présentais en septembre 2021 le témoignage d'une infirmière qui n'a pas souhaité se faire vacciner. Elle soutenait l'hypothèse inverse: c'est la peur du virus qui nous fait prendre une décision émotionnelle et qui n'a rien de rationnel, en se faisant vacciner avec un produit qui n'a pas fait ses preuves sur 5 ans. 

Son argument, selon moi, revient à pointer du doigt la personne qui regarde à droite et à gauche avant de traverser: "pourquoi regarde-t-elle à droite et à gauche? Cette personne a peur et réagit irrationnellement."

Et pourtant, pas besoin de connaître les statistiques pour se douter que ceux qui traversent sans regarder sont les plus nombreux à se faire écraser. 

Nous avons des stats de décès au niveau mondial, nous savons qu'il faut se protéger pour protéger les autres, nous savons que nous allons sauver les vies de personnes fragiles, et que la valeur de la vie humaine n'est en rien corrélée à l'âge des individus, ou en tout cas ne devrait pas l'être. 

Nous savons qu'en laissant l'omicron régner sans suffisamment le contrarier, de nouveaux variants risquent de se développer chez les moins protégés, comme le craignent les autorités indiennes. Nous savons qu'une population moins bien vaccinée peut nous amener une nouvelle évolution plus ou moins dangereuse ou contagieuse du virus tant que nous n'aurons pas avancé suffisamment sur la vaccination mondiale. Nous savons tout cela. 

Et pourtant, certains d'entre nous continuent de justifier des décisions fondées sur la peur, et colportent les rumeurs de bas-étage issues d'internet. Ou se servent de chevaux de retour en quête de gloire comme destriers sur lesquels parader, comme le docteur Raoult ou Robert Malone, l'inventeur de l'ARNm expulsé de Twitter pour ses mensonges sur le Pfizer et le Moderna

Big Pharma et les enjeux financiers

Cela ne signifie pas que ceux d'entre nous qui ont conservé suffisamment de bon sens vont pour autant signer un chèque en blanc à Big Pharma, et en particulier à Pfizer.

Le pass vaccinal obligatoire est selon moi une bonne chose comme le vaccin obligatoire contre la variole était une bonne chose, mais avant tout pour les personnes non vaccinées. 

Si ce pass vaccinal devait contraindre les citoyens à se revacciner toutes les dix semaines, ce serait excessif, et d'autant plus excessif que certains pays ne sont couverts qu'à 10% par la vaccination. 

La marge de progrès sur la vaccination mondiale est énorme. C'est vers là qu'il faut aller avant tout. 

Personnellement, je comprends la lassitude des Français par rapport à tout ça. Leur désenchantement. L'idée d'avoir encore autant de restrictions alors qu'on est vaccinés, oui c'est dur. Ce n'est pourtant pas l'inefficacité des vaccins qui est en cause, mais la trop faible vaccination au niveau mondial.

Il nous faut maintenant espérer que la compétition entre labos va pouvoir déboucher sur des vaccins nettement plus durables, et encore plus efficaces.

Jusque là, ne baissons pas les bras et continuons à protéger nos plus fragiles et nos personnels hospitaliers. Continuons à nous protéger les uns les autres, comme des frères d'armes.

P-S : pour ceux qui se demandent, non je ne signe pas la pétition contre le pass vaccinal. Je n'aurais pu accepter que si la pétition demandait à réviser le pass pour éviter de revacciner les Français trop souvent. Pas question non plus de faire un chèque en blanc aux antivaccins. 

P-S-bis : le projet de pass vaccinal ne mentionne la vaccination que sur un cycle complet, c'est à dire deux doses. Dans ces conditions, il est évident que j'y suis favorable.  

 

mercredi 15 décembre 2021

Un million de mots

L'écriture de mon dernier roman de Science Fiction Memoria, à paraître dès demain jeudi 16 décembre dans sa version ebook, et le 27 décembre dans sa version papier, m'a permis d'atteindre le seuil d'un million de mots écrits depuis le début de ma carrière. Il s'agit bien sûr exclusivement d'écriture de romans ou de nouvelles de fiction, sans compter mes travaux de traduction, ou mes articles sur ce blog par exemple.

Memoria, l'ebook en promo à 0,99 € seulement les 16 et 17 septembre sur les sites de vente

Ce seuil psychologique du million de mots écrits est important pour moi. Il comprend les ouvrages suivants : 

- Tesla - L'Amulette de Rishkâr : 118 800 - Non publié

- Les Explorateurs : 90 500

- Le Souffle d'Aoles : 123 000

- Eau Turquoise : 129 600

- Les Flammes de l'Immolé : 187 600 

- Le Vagabond : 70 300

- Passager clandestin : 86 000

- Les Nouveaux Gardiens : 118 700

- Memoria : 90 000

Total : 1 014 500 mots 

L'Amulette de Rishkâr était mon premier roman, le premier tome d'une trilogie en hommage à Conan le barbare, écrit entre 2001 et 2003. Pas assez abouti, je ne le publierai pas. Il rentre néanmoins dans le décompte, puisque j'ai mis deux ans à l'écrire et qu'il représente un authentique effort d'écriture de fiction.

J'ai par ailleurs assuré la traduction en anglais d'Eau Turquoise, des Flammes de l'Immolé et des Nouveaux Gardiens. 

Cela peut paraître une masse de travail assez considérable, mais tout est à relativiser. Une romancière professionnelle comme Kristine Kathryn Rusch écrit entre deux et trois millions de mots de fiction par an. C'est à dire que ce que j'ai fait dans toute ma carrière, elle le fait en un trimestre ou un semestre. 

Tous les auteurs n'ont donc pas la même capacité de travail. Peut-on désormais me considérer comme auteur professionnel? 

Il y a différents critères. Certains disent qu'il faut un million de mots minimum. D'autres qu'il faut avoir vendu 5000 livres ou ebooks. J'en suis à 11 352 livres papier et 5253 ebooks en autoédition, sans réseau de diffusion autre que les plates-formes numériques. D'autres encore qu'il faut vivre de sa plume. C'est le cas pour moi, à temps plein, mais j'ai la chance d'être propriétaire et d'avoir remboursé mon prêt immobilier. 

A titre personnel, je me considère comme amateur éclairé, ce qui a un avantage: j'ai conscience de ma marge de progression. Certains de mes lecteurs me disent que mes romans s'améliorent à chaque fois, ce qui me fait bien sûr plaisir. Je vous en laisse juge, avec les trois premiers chapitres de Memoria, que vous pouvez lire à la suite de la présentation du roman. 

 
290 pages - ISBN : 979-10-90571-37-2 
Livre broché : 16 € - Ebook : 2,99 €

Quelle place occupe la mémoire dans notre vie de tous les jours ? Depuis qu’elle a perdu une partie de ses souvenirs intimes, Lucinda Vels traverse le quotidien comme un fantôme. Avec un certain cynisme, elle équipe d’autres personnes d’implants neuronaux, alors qu’en tant que « Tradi », elle désapprouve totalement la démarche. Mais elle a besoin d’amasser les crédits pour accomplir son rêve d’une société plus juste, et ce travail paie bien. Ironie du sort, elle va finir par se laisser persuader d’utiliser la technologie sur elle-même, afin de recouvrer la mémoire. C’est alors qu’elle se découvre mère. Elle qui a toujours pris soin de ne pas tomber amoureuse a eu une fille, et son destin va en être bouleversé.

 

1. « Il faudra bientôt que je parte, maman »

Les cheveux étaient lisses, soyeux. Prendre ces mèches et les entrecroiser en nattes noires emplissait le cœur de Lucinda d’une joie simple et sereine. Sa fille était si sage, acceptant de bonne grâce ce moment de communion, le dos toujours droit, la posture élégante. Elle en était si fière ! Sept ans à peine, et capable de tant de maturité... Découvrir qu’elle pouvait ressentir autant de plénitude dans ces instants si communs surprenait toujours la jeune maman. Elle qui pensait avoir en horreur la maternité, combien s’était-elle trompée ! Ce n’était que lorsqu’une pièce du puzzle venait se greffer sur votre existence que vous réalisiez à quel point elle vous avait manqué jusque là. L’air embaumait de la familière odeur de tilleul émanant de ses cheveux, et vous saviez que vous n’échangeriez ce moment contre rien au monde. Bientôt, la dernière tresse serait finie, et alors, la petite demoiselle tournerait vers elle son visage beau et grave, et elle verrait la couleur de ses yeux.

« Le spatioport de Quazam accueille aujourd’hui quatre barges de débarquement de classe A, ce qui augure d’une saison touristique de tout premier plan, Shana.

– Oui, Jim, et...

– Son à zéro, » marmonna Lucinda.

Malgré sa voix pâteuse, le réseau domotique obtempéra immédiatement.

Lucinda palpa ses draps fiévreusement, comme si le simple fait de les agripper pouvait retenir le délicieux rêve et ces images qui s’enfuyaient. Elle avait été sur le point de voir ses yeux ! De pouvoir enfin connaître leur couleur, de plonger dans ces fenêtres de l’âme de l’enfant. Et tout cela lui échappait !

Elle se retourna rageusement. Ces plumes qui environnaient son cœur et le faisaient flotter dans un champ antigrav s’étaient tout à coup transformées en enclumes. Jusqu’au parfum du tilleul qui imprégnait à présent sa bouche d’un goût amer. Elle roula de côté et s’assit. Tête plongée entre les mains, elle se massa le cuir chevelu. Le contact de ses cheveux crépus entre ses doigts avait le don de l’apaiser. Elle soupira. Son cerveau lui faisait l’effet d’une pochette surprise qui alternait le meilleur et le pire. Le problème, c’est que le meilleur se révélait surtout dans ses rêves, là où le pire habitait son quotidien.

Comme elle se levait pour se diriger vers la salle de bain, Alice, l’IA qui pilotait son réseau domotique, désocculta en partie ses fenêtres pour laisser passer une lumière encore tamisée.

Lucinda, agacée, se gratta l’avant-bras. Se dire que ses songes étaient meilleurs que sa réalité n’était pas tout à fait vrai. Depuis qu’elle avait choisi délibérément de violer l’autel sacré de son cerveau, depuis qu’elle s’était fait implanter un nanite mémoriel, des bribes de sa mémoire pouvaient lui revenir à tout moment, et pas seulement dans ses rêves. Elle n’était sans doute pas au bout de ses surprises.

Ses ablutions terminées, elle se dirigea vers la cuisine. Elle n’eut qu’à effleurer le bouton « standard » du synthétiseur pour que ses céréales, fèves et jus de fruits habituels apparaissent au bas de l’appareil, dans leurs contenants, en quelques secondes.

L’ironie de la situation lui arracha une grimace. Si ses parents savaient, ils ne manqueraient pas de l’accuser d’avoir succombé aux sirènes des « Rénos ». Et en particulier son père, si sourcilleux. Il lui reprocherait d’être devenue l’une d’entre eux. Et il se tromperait — elle se considérait toujours comme une « Tradi ». Mais elle était pragmatique. Sans cela, jamais elle n’aurait choisi ce métier de cyberneuro.

Qu’y pouvait-elle, si une partie de l’humanité entendait s’approprier la vue d’un aigle andosien, l’ouïe d’un tarsier d’Arcturus, l’odorat d’une chauve-souris de Chrysalin, le goût du linamel d’Elsevia, ou le sens du toucher des thals de sa planète, Quantor ? Pouvait-elle ramener à la raison ceux qui brûlaient d’accroître leur force physique, ou leur souplesse de manière excessive en modifiant leur cerveau ? Ceux qui voulaient y voir la nuit ? Développer leurs performances sexuelles ? Rajeunir ? Ou bien encore, les plus nombreux, ceux qui ne rêvaient que d’absorber et d’émettre des informations à une fréquence inhumaine, leur permettant de tutoyer le niveau d’échanges d’intelligences artificielles ?

Non, bien sûr. Ce qu’elle pouvait faire, c’était profiter du marché que cela représentait, en les équipant elle-même des nanites qui les rendaient capables de prodiges — quand ses patients ne faisaient pas de rejet. Sous sa direction, heureusement, de telles déconvenues étaient rares. Tout dépendait de la connaissance de ce vaste terrain de jeu qu’était le réseau neuronal, et de l’habileté avec laquelle on pouvait déterminer les réactions quantiques au niveau du thalamus, ou d’une autre partie de l’encéphale. Lucinda avait bénéficié d’un enseignement pointu, et se sentait comme un poisson dans l’eau dans les méandres du cerveau — le cerveau des autres en tout cas. Elle aurait sans souci continué à accumuler des crédits, si on ne lui avait pas volé sa calotte neuronale multifonctions, héritage de son oncle. Si elle ne s’était pas aperçue, aussi, qu’elle avait perdu une partie de sa propre mémoire, et notamment les moments qui entouraient ce vol.

Alice avait été incapable de lui livrer le moindre indice de ce qui s’était produit. Une véritable trahison !

Une fois informée, sa compagnie d’assurance avait à son tour enquêté. Selon celle-ci, le réseau domotique avait subi des modifications rendant impossible la découverte d’une quelconque piste. Pire encore, ce viol des systèmes annulait la garantie de Lucinda — elle ne pouvait plus être remboursée. Dilapidé, l’héritage familial qui avait demandé une vie de travail à son oncle Samnus !

Pas question que celui-ci l’apprenne, bien sûr. Lucinda n’était pas ruinée — nul ne pouvait l’être, sur une planète-providence comme Quantor — mais comptait bien rétablir la situation. Pour cela, il lui fallait retrouver la mémoire. L’hypnose n’ayant rien donné, elle s’était finalement résolue à laisser l’un de ces minuscules robots appelés nanites lui trifouiller l’hippocampe. Comme l’opération, qui comportait un risque d’altération de la personnalité, n’était pas tout à fait légale, elle avait eu recours à une organisation évoluant, sans mauvais jeu de mots, en zone grise et peut-être même au-delà, celle des Anciens de Nova. Les nanites mémoriels étaient malheureusement les plus coûteux, et toutes ses économies y étaient passées.

Deux jours que le microscopique robot était intervenu (il faisait partie des intermittents, ceux qui ne restaient que quelques instants dans le cerveau), mais les résultats n’étaient pas du tout ceux qu’elle escomptait. Du vol, elle ignorait toujours tout. En revanche, une nouvelle personne s’était immiscée dans sa vie — une jeune demoiselle connue ni d’Eve ni d’Adam, mais que son instinct lui désignait comme sa propre fille. Son instinct, et autre chose. Peu après que le nanite mémoriel eut été retiré, la première image de cette fille dont elle ignorait jusqu’au prénom lui était apparue. La petite main s’était placée dans la sienne, mais le visage enfantin n’avait pas osé se tourner vers elle lorsque la voix douce, étrangement familière, avait murmuré ces paroles : « il faudra bientôt que je parte, maman. »

Sans y penser, Lucinda essuya une larme tombée sur sa joue. Elle resta ainsi, épaules voûtées, sans toucher à sa nourriture. Maintenant, cela lui revenait un peu. Elle se souvenait de son incertitude initiale, puis du choc, du coup de poing à l’estomac qu’avaient provoqué ces simples mots.

« Ce n’est qu’un jeu, l’une de ces lubies de gamines, » avait-elle tenté de se persuader. Mais son cœur s’était rencogné, recroquevillé sous la pression de l’étau glacial de la peur.

Combien de temps entre ce passé indistinct et aujourd’hui ? Elle n’aurait su le dire. Ses sentiments d’alors revenaient la frapper de plein fouet, comme un écho — ou plutôt, une réplique d’un tremblement de terre. Elle l’avait vraiment aimée. Elle semblait représenter tant de choses pour elle.

Lucinda s’essuya le front du bout des doigts. Puis elle prit une inspiration et se raffermit sur son séant. Aujourd’hui, elle en aurait le cœur net.

2. L’examen

Le panel de titanium du hangar glissa silencieusement, révélant le globe blanc d’Alcor A et celui, bleuté, d’Alcor B. Parfaitement climatisé, son glisseur antigrav la protégerait de l’ardeur des rayons.

« Centre de santé de Shar’Nastra, » indiqua Lucinda. Son doigt effleura le bouton « auto » qui flottait dans l’air, et le véhicule se mit en marche. Il franchit sans un bruit l’ouverture, puis accéléra de façon exponentielle. A la double boule en fusion d’Alcor, vinrent s’ajouter à l’horizon deux autres étoiles, Mizar A et B, au diamètre deux fois plus réduit — des géantes rouges. Les deux dernières, Mizar C et D, plus éloignées encore, se contentaient d’éclairer la nuit quantorienne en cette saison. Quantor était ainsi l’une des rares planètes bénéficiant de la lumière de six étoiles. Son atmosphère épaisse offrait heureusement une excellente protection contre les rayons cosmiques et ultraviolets. Quant aux occulteurs de vitres ou de cockpits, ils figuraient parmi les plus performants de la galaxie. Même les nuits étaient claires.

Lucinda aurait pu faire venir un droïde médical chez elle, mais cela aurait manqué de solennité. Se déplacer, c’était se prouver qu’elle abordait cette nouvelle phase de sa vie en conquérante, et non en victime. Autour d’elle, l’uniformité grise de la lande n’était rompue que de loin en loin, par des étendues herbacées. Elle n’habitait pas l’une des régions les plus spectaculaires de la planète, loin s’en fallait, mais en contrepartie de cette monotonie du paysage, la quiétude ambiante n’était jamais troublée par les déferlements de touristes. Aurait-elle voulu profiter physiquement d’une vue plus exaltante, elle n’avait qu’à effleurer un point plus distant sur l’écran holo — ou prononcer quelques mots — pour que son glisseur prenne de l’altitude et la propulse au-delà de la vitesse du son vers sa destination, pour un voyage aussi court qu’agréable.

Comme souvent ces derniers temps, Lucinda se rappela les instants qui avaient suivi son réveil dans son lit, ce jour fatidique où elle avait perdu la mémoire. Cette impression que de larges pans de son existence lui faisaient défaut avait été la plus marquante. Elle s’était demandé si elle n’était pas folle en réalisant que sa vie sociale était aussi emplie que le vide intergalactique. Ce n’était que par la suite, lorsque sa mère lui avait appris qu’elle la croyait sur Elsevia, une planète lointaine, qu’elle avait commencé à penser que sa santé mentale n’était peut-être pas en cause. Pourquoi lui aurait-elle menti ainsi ?

Hypothèse corroborée par le vol de sa calotte multifonctions. Comment mieux éviter qu’elle en dénonce l’auteur, sinon en effaçant sa mémoire ? Après tout, son système domotique lui-même avait eu une proportion non négligeable de sa base de données supprimée.

Lucinda avait exposé son point de vue à des enquêteurs, mais s’était heurtée à leur scepticisme. L’éradication d’une partie de la mémoire biologique était un procédé délicat et coûteux, cela revenait presque aussi cher que l’appareil qui lui avait été dérobé. Lucinda était pourtant persuadée qu’il devait y avoir un lien de cause à effet entre les deux événements.

A moins... à moins qu’elle n’ait décidé elle-même d’opérer cet effacement sélectif de ses souvenirs. Elle en avait les compétences, étant cyberneuro. Afin d’éviter qu’elle n’intervienne une seconde fois sur sa mémoire dans le but de la rétablir, elle se serait alors arrangée pour se débarrasser de sa calotte, ou avait fait en sorte que quelqu’un la récupère, après avoir programmé l’opération. Elle devait forcément, dans ce cas, avoir bénéficié d’un complice qui aurait lui-même supervisé celle-ci.

Mais dans quel but ?

Lucinda frissonna malgré la chaleur dans l’habitacle. Si elle avait tenu à supprimer ces souvenirs, c’est qu’ils étaient peut-être trop durs à supporter. Auquel cas, on pouvait tout imaginer, et en particulier la perte tragique de cet être qui faisait accélérer les battements de son cœur — son propre enfant.

« T’emballe pas, ma fille », murmura-t-elle. Si elle s’était arrangée pour faire effectuer l’opération par un tiers, Lucinda était suffisamment prévoyante pour laisser une note sur son omnicomp lui enjoignant de ne pas chercher à retrouver la mémoire, et lui expliquant les tenants et aboutissants de sa démarche. Or, elle n’avait rien trouvé de tel. Elle devait absolument se faire confiance, sinon elle deviendrait cinglée.

La structure de métal, de fibre de carbone et de verre du centre de santé se profila entre d’autres immeubles de la ville de Shar’Nastra. Les habitations aussi bien que les unités de production et les trottoirs étaient blancs pour mieux renvoyer la chaleur. De grands arbres avaient été plantés le long des voies, et quand ils s’y prêtaient, les bâtiments avaient été végétalisés. Comme le trafic se densifiait, le glisseur ralentit fortement. Lucinda serait bien passée en conduite manuelle si elle ne s’était sentie trop émotive. Elle n’allait pas tarder à connaître la vérité de son corps. Son appareil prit place dans un flot multicolore de véhicules. En plus des glisseurs, il y avait des monopodes et bipodes, ainsi que des individus en combinaison antigrav, propulsés par micro-impulsion. Dans l’une de ces combinaisons, elle distingua le crâne parfaitement lisse d’un Alampa. A bord d’un jetbus sur sa gauche, le front ridé et le nez en triple fente d’un Nal’Quan. Quantor était une planète multiespèce. Chacune y vivait en harmonie, même si la colonisation successive par les Nal’Quans, les humains et les Alampas n’avait pas été sans causer moult problèmes.

A tout moment, les différents appareils ou individus pouvaient s’élever pour aller se poser sur une plate-forme ou dans un hangar de l’un des bâtiments, ou bien plonger vers l’une des voies souterraines. Le chaos n’était qu’apparent, les algorithmes interconnectés corrigeant automatiquement les trajectoires pour éviter toute collision, y compris des engins en contrôle manuel. Les services obstétriques du centre de santé se trouvaient au troisième étage, c’est donc dans le hangar de ce niveau que vint se ranger le glisseur.

A peine eut-elle posé le pied au sol qu’un droïde inclina la voûte sphérique qui lui tenait lieu de crâne devant elle. Son corps en forme de dragée géante flottait en l’air, maintenu par un champ antigrav. Lucinda savait qu’il pouvait au besoin faire sortir des appendices faisant office de bras et de mains. « Bienvenue au centre de santé de Shar’Nastra, fit la voix veloutée et androgyne. Quel est le motif de votre visite ? » Comme il prononçait ces paroles, les iris bleutés la scannèrent de haut en bas, l’espace d’un battement de paupières.

Lucinda n’hésita pas, ayant préparé sa réponse. « C’est pour un examen. Je voudrais vérifier si j’ai déjà donné naissance in utero à un ou plusieurs enfants. » Voilà, c’était dit. Et d’une voix à peine tremblante.

En tant que traditionaliste, Lucinda savait qu’elle aurait refusé de faire naître sa fille dans une couveuse. Cela posait bien sûr la question gênante du recours à un compagnon mâle, dont elle n’avait pour l’instant aucun souvenir. Si elle en était passée par une imprégnation naturelle, quels pouvaient être ses sentiments à l’égard de son amant ? Elle qui avait toujours repoussé l’idée de concevoir, ne devait-elle pas être tombée follement amoureuse pour faire passer un enfant devant ses projets ? Mais dans ce cas, pourquoi n’avait-elle aucun souvenir de son amant ? Autant d’interrogations qu’elle préférait remettre à plus tard.

Une chose après l’autre.

En dépit de l’incongruité de la question, le droïde ne marqua aucune hésitation. « A première vue, votre morphologie laisse penser que c’est le cas. Souhaitez-vous passer au scanner pour le vérifier ?

– C’est pour ça que je suis ici. Je veux une confirmation officielle. Je veux savoir combien j’ai eu d’enfants.

– Désirez-vous des examens complémentaires ? Examens mémoriels ?

– Ce ne sera pas nécessaire. Je suis déjà un traitement de ce côté.

– Dans ce cas, veuillez me suivre. »

Lucinda poussa un long soupir. Ils marchèrent jusqu’à un mur le long du hangar où étaient disposés des gyropodes à champ de force stabilisant. Lucinda en choisit un et indiqua d’un geste à l’appareil, via l’affichage holographique, de suivre le droïde. Ce dernier accéléra rapidement. Après un défilé de corridors, ils empruntèrent un puits gravifique qu’ils abandonnèrent très vite pour longer de nouveaux couloirs. La pièce qui accueillit Lucinda comportait des modules en forme de scaphandre, placés à la verticale.

« Examen de niveau 2, prononça le droïde. Sujet : Lucinda Vels. »

Elle savait qu’il ne disait cela qu’en raison du protocole. La machine à laquelle il avait parlé aurait pu se contenter de recevoir ses instructions sous forme d’ondes. C’est d’ailleurs ce qui s’était produit pour toute une série d’informations complémentaires. Dès lors que des êtres biologiques étaient à portée de voix, cependant, les machines devaient s’adapter.

« Déshabillez-vous, s’il vous plaît. »

Lucinda sentit son cœur battre plus fort. Elle retira son haut, son soutien-gorge, puis sa jupe et sa petite culotte. La tenue classique d’une « Tradi », beaucoup plus originale cependant que les uniformes trop souvent portés par les « Rénos ».

Le scaphandre s’entrouvrit. Frémissante, tous poils hérissés, elle prit place à l’intérieur. Le couvercle se referma et elle eut devant elle les yeux électroniques des scanners et autres senseurs qui commençaient déjà leurs analyses. Bientôt, une image de son corps se forma, remplaçant les instruments. Elle lut l’effarement sur les traits de son visage et dans ses grands yeux marron. La peau noire, les cheveux crépus étaient ceux, typiques, d’une humaine descendante de ces colons venus s’installer sur Quantor, et dont le métabolisme avait dû s’adapter, avec les générations, aux conditions climatiques de la planète. Son cou strié de larges plaques témoignait des modifications génétiques qui avaient été apportées pour permettre à l’espèce de respirer l’atmosphère ambiante. Ses seins, pleins et galbés, avaient été préservés de tout changement. Les différences par rapport à son espèce d’origine étaient bien sûr plus importantes à l’intérieur de son corps.

Son regard tomba sur ses hanches. Sans nul doute, celles-ci étaient suffisamment larges pour avoir permis l’accouchement par les voies naturelles. Son hypothèse fut bientôt confirmée par la machine. « Diagnostic positif » lut-elle tandis qu’une voix prononçait les mots qui flottaient devant elle. Elle avait donné naissance, mais à une seule reprise. Huit ans auparavant. A une fille.

Le scaphandre se rouvrit, et Lucinda tituba à l’extérieur. Elle ne savait trop si elle avait espéré ou redouté cette confirmation. C’était trop mélangé à l’intérieur, comme un tourbillon qui la laissait sens dessus dessous. Elle s’agenouilla, essuya une larme et se pencha vers ses vêtements. Comme elle s’habillait en tremblant, elle s’efforça de remettre de l’ordre dans ses pensées. Comment avait-elle pu oublier une telle chose ?

Le droïde médical flottait toujours dans un coin de la pièce. Lucinda prit une inspiration, décidée à surmonter ses émotions. « Peux-tu interroger ta base de données ? demanda-t-elle d’une voix rêche.

– Bien sûr.

– Dans quel centre s’est produit l’accouchement ? A quoi ressemblait l’enfant ? »

Une seconde s’écoula avant la réponse, ce qui représentait une recherche approfondie. Elle tomba comme un couperet.

« Aucune trace d’un accouchement à votre nom. Aucune trace non plus d’un accouchement correspondant à votre ADN et à votre profil. Ni ici ni sur aucune des stations orbitales de Quantor. »

3. L’abîme

Lucinda en resta bouche bée. En un sens, cependant, elle n’aurait pas dû être surprise. L’information cadrait avec ce que lui avaient dit ses parents au sujet de son voyage interstellaire. Sauf que Lucinda savait pertinemment ne pas être allée sur la planète Elsevia durant cette période — ni sur aucune autre, d’ailleurs. Elle n’avait pas tout oublié de ces huit dernières années, et se souvenait avoir continué de travailler en freelance en tant que cyberneuro. Il y avait donc bien tentative de dissimulation de la réalité. Dans quel but, c’était la question qu’il lui fallait résoudre.

D’un geste vif, elle dessina un « H » sur son sac à main, qui lui répondit en affichant l’heure — 8h20. Il ne lui restait que quarante minutes avant le début de sa journée de travail. Elle inclina la tête en direction du droïde avant de se diriger vers son gyroscope. « Retour à la dernière destination, » articula-t-elle. Aussitôt, l’appareil se mit à accélérer. Il se penchait avec grâce dans les virages. L’esprit troublé, Lucinda ne suivait pas vraiment ses mouvements, mais le champ de force qui l’entourait suffisait à les lui faire accompagner et à assurer la stabilité. Quelques glisseurs de plus étaient apparus dans le hangar depuis qu’elle en était partie. Elle reprit le sien et lui fit mettre le cap sur la Nan Tech, la compagnie qui l’employait. Située aux confins des colonies humaines, dans la ville de Baneleys, l’entreprise était une émanation des Anciens de Nova, qui y pratiquaient à la fois leurs opérations légales et clandestines. C’était sans doute en raison de sa réputation sulfureuse qu’elle payait si bien, mais Lucinda n’était pas en position de jouer les fines bouches. D’autant moins, d’ailleurs, qu’elle avait été également cliente de leurs services, ayant bénéficié du nanite mémoriel fourni et implanté par la Nan Tech.

S’élevant entre les grandes plaines qui abritaient les cultures locales, des collines firent leur apparition. Le terrain devint plus rocailleux. Lucinda passa les commandes en manuel, et s’amusa à louvoyer entre des éperons rocheux. Il fallait une certaine concentration pour que l’ordinateur de bord ne reprenne pas la main, ce qui n’était pas pour lui déplaire. L’état d’esprit était adapté à son travail. En contrepartie de leur générosité, les Nal’Quans se montraient exigeants et peu enclins à faire preuve de mansuétude en cas d’erreur — pas ceux de la Nan Tech en tout cas.

Au creux de la vallée, les vastes dômes allongés se découpèrent. Pourvus de motifs violets qui tenaient lieu de fenêtres, ils étaient typiques de la culture novienne. Ils abritaient des bassins d’eau saline, verdâtre, où poussaient des algues issues de la planète mère des Nal’Quans, Nova Prime. Rien que d’y penser, Lucinda pouvait déjà sentir leur odeur âcre, pas si désagréable, cependant, une fois que l’on s’y était familiarisé. Impossible de faire autrement de toute façon, puisque ses employeurs, en raison de leur nature semi-aquatique, avaient besoin de s’y ressourcer toutes les heures. Le hangar qui accueillait les glisseurs du personnel se trouvait en dehors des locaux de travail. Elle n’était pas la seule à venir garer le sien, ce qui n’était pas un problème — les alvéoles du bâtiment pouvaient s’ouvrir simultanément pour laisser entrer les véhicules, et il était facile d’en sélectionner une qui ne soit pas surchargée. Il fallait en revanche ressortir à l’air libre et marcher ou flotter le long d’une ruelle avant de pénétrer dans le hall de l’entreprise. Ceux qui comme Lucinda ne bénéficiaient pas d’une combinaison climatisée se retrouvaient assaillis par une bouffée de chaleur dès leur sortie du hangar.

Elle chercha des yeux sa collègue Annette Delsing. Deux des individus qui s’avançaient à ses côtés avaient la peau bleue et le visage plissé des Nal’Quans. D’autres étaient des humains, de sexe mâle pour la plupart. Pas d’Annette à proximité. Elle aurait pu sortir son omnicomp de son sac à main pour la localiser, si ce n’est que de toute façon elle la retrouverait au bureau.

Alors qu’elle s’apprêtait à se remettre à marcher, Lucinda se sentit tirée en arrière par le bras. Elle se retourna sur un individu masqué, dont elle ne discerna que les yeux bleus. L’instant d’après, l’homme plaqua un objet métallique contre son front. Une voix grave retentit dans sa tête, si forte qu’elle ne pouvait que provenir de l’objet, ou avoir été amplifiée par lui. « Si tu réussis à retrouver la mémoire, tu vas être plongée dans un abîme dont tu ne sortiras pas vivante. » Tandis que l’écho sonore se répercutait dans son crâne, toute réalité disparut aux yeux de Lucinda, et elle se vit en chute libre dans un gouffre. Plus elle tombait, plus la température augmentait, au point de lui cuire les jambes, le torse et le visage.

Au moment où son corps ne fut plus qu’une plaie béante, tout devint noir autour d’elle.

Lorsqu’elle revint à elle, ce fut en position allongée, sur une table d’opération. Un droïde de conception novienne la considérait de son air indéchiffrable. Deux Nal’Quans se trouvaient également penchés au-dessus d’elle. Une voix récitait des paroles, et comme l’un des doigts palmés du Nal’Quan se posait sur ses lèvres violacées, elle comprit que la voix venait de sa propre bouche, tout en réalisant le sens des mots qu’elle prononçait. Elle se tut aussitôt. « Dont tu ne sortiras pas vivante, » voilà ce qu’elle répétait en boucle. L’air autour d’elle était si frais... elle qui osait à peine respirer se mit à aspirer l’air divin à grandes goulées.

« Vous êtes en sécurité ici, la rassura celui des Nal’Quan dont la peau était la plus ridée.

– Etat des fonctions biologiques : optimal, fit le droïde.

– Etes-vous sujette aux insolations ? l’interrogea le second.

– Pas que je sache, répondit-elle, perplexe. Je n’ai presque pas été exposée aux rayons. » La question lui paraissait sans commune mesure avec la douleur ressentie. Elle se redressa sur les coudes et, bourrelée d’angoisse, regarda ses jambes, qu’elle s’attendait à voir noircies, carbonisées.

Rien. Elles étaient en parfait état — elle pouvait même remuer les orteils. Ses bras, son torse n’avaient subi aucune brûlure non plus. C’était absurde.

« Vous êtes en parfaite santé, la rassura le premier. Vous avez sans doute eu une bouffée d’angoisse. Est-ce le stress lié à l’intervention du nanite mémoriel ? C’était juste avant-hier, d’après votre dossier. »

Elle fronça les sourcils en le dévisageant. Elle se trouvait donc à l’infirmerie de la Nan Tech, puisque bien sûr, son dossier médical classique ne mentionnait pas le nanite. La sensation de l’objet froid sur son front lui revint tout à coup, et elle y porta la main. « Ce n’était pas le nanite, dit-elle. J’ai été agressée. »

Les Nal’Quans la considèrent en fronçant les sourcils avant de s’entreregarder. Les quatre petits appendices, sorte de mini-tentacules au niveau de leur menton, s’agitèrent. « Dans ce cas, vous voudrez peut-être vérifier que rien ne manque. » Le plus ancien lui désigna son sac à main, qui reposait dans un coin de la pièce.

« Si vous pouvez décrire l’individu qui vous a agressée, nous pouvons le signaler au service de sécurité, qui mènera son enquête », proposa le plus jeune. A son attitude, il était évident qu’il ne souhaitait pas voir les autorités de la ville mêlées à cette affaire. Ce qui se passait à la Nan Tech devait y rester autant que faire se pouvait.

« C’était un humain. Il avait les yeux bleus mais il portait un masque.

– D’autres détails ? C’est un peu court. »

Elle secoua la tête. « Je regarderai dans mon omnicomp. Il était dans mon sac, mais ses senseurs ont pu détecter quelque chose.

– Nous nous sommes déjà permis de le consulter, fit l’ancien. Ses senseurs ont été bloqués. Il n’a rien. »

Lucinda avala sa salive. « Vous voyez bien que c’était une agression. Préméditée... »

L’embarras se peignit sur les traits des Noviens. « Bien sûr, rien ne vous empêche de porter plainte auprès des autorités, dit l’un.

– Auquel cas, nous serons forcés d’en référer à notre hiérarchie... » fit l’autre.

La nuance de menace dans sa voix, la dernière intonation plus haute laissant entendre qu’elle n’était pas achevée retentirent comme autant de signaux d’alerte. Il ne fallut pas beaucoup d’imagination à Lucinda pour la compléter. Laquelle mettra fin à votre contrat. Ou quelque chose du genre, se dit-elle. Elle sentit presque les rouages de son cerveau s’enclencher. Si elle restait sur sa position et portait plainte, elle se ferait virer. Terminé, l’idée d’engranger suffisamment de crédits pour bénéficier assez rapidement d’un autre passage de nanite mémoriel. Quelle serait la première personne à s’en réjouir sinon son agresseur, qui avait justement fait en sorte de la dissuader de continuer à travailler ici, où elle s’efforçait de recouvrer la mémoire ? Il aurait gagné, elle aurait perdu. C’était aussi simple que ça.

Lucinda poussa un gros soupir. « Je ne vais pas porter plainte. Après tout, je ne suis pas blessée.

– Vous sentez-vous capable de reprendre le travail ? » s’enquit le plus jeune.

Elle se contenta de hocher la tête en allant récupérer son sac. Il ne manquait rien à l’intérieur, preuve supplémentaire du but poursuivi par son agresseur. Sans perdre plus de temps, elle prit congé. Ses employeurs, elle le savait, n’étaient pas du genre à la cocooner. Elle se trouvait dans une zone de la Nan Tech complètement inconnue d’elle. Son omnicomp était un petit boîtier plat muni d’une sangle qu’elle pouvait ajuster sur son avant-bras si elle le souhaitait. « Destination secteur 481C, » articula-t-elle. Elle le rangea dans son sac, ce qui n’empêcha pas l’objet d’émettre des holoprojections sur son chemin — des flèches vertes qui flottaient dans l’air et indiquaient la direction.

Annette était déjà à son poste dans le bureau que toutes deux partageaient. Comme la plupart des humains nés sur Quantor, elle avait aussi la peau noire, et son cou présentait les plaques caractéristiques des colons. Mais ses cheveux à elles étaient bouclés, avec des mèches orangé clair.

« Où étais-tu passée ma belle ? » Il y avait une pointe d’ironie dans la question, mais sans méchanceté — ce n’était pas le genre d’Annette. La régularité des traits de son amie, la volupté de sa bouche, la perfection de ses formes athlétiques révélaient des améliorations génétiques autres que celles portant sur la simple adaptation aux conditions de vie. Cela aurait pu les séparer, et Lucinda s’était d’ailleurs montrée très réservée au début. Avec son propre nez de travers, ses dents à l’alignement imparfait et sa taille inférieure à celle d’Annette, elle n’était guère avantagée. Mais Lucinda connaissait le prix de tels ajustements, qui frôlaient parfois les limites de l’eugénisme, et n’étaient tolérés qu’après ample vérification du niveau général de diversité des gènes. Une beauté plus rayonnante pouvait ainsi se payer de fonctions digestives moins efficaces, de performances physiques amoindries, ou d’une prédisposition plus prononcée à certaines maladies.

Annette, contrairement à ce qu’avait craint Lucinda au début, n’avait rien de ces arrogants spécimens qui ne vous admettaient dans leurs cercles que si la perfection de votre plastique correspondait à leurs critères surhumains. Son rire jovial, communicatif, avait su toucher son cœur. Son enjouement et sa bonne humeur n’étaient jamais feints. Sa simplicité et sa franchise pouvaient être déstabilisantes, mais s’avéraient rafraîchissantes dans un milieu où il fallait trop souvent lire entre les lignes pour comprendre ce qui se tramait. En outre, Annette en avait suffisamment sous cette épaisse crinière pour s’être spécialisée dans la biologie novienne — pas une mince affaire, quand on savait que les Nal’Quans étaient équipés d’une paire de cerveaux.

« Tu le sais bien, lui répondit-elle en rangeant son sac près de son poste. Tu as vérifié sur ton omni. »

Sa collègue et amie ne se démonta pas pour autant. « Oui, mais qu’est-ce que tu faisais là-bas ? Un malaise ? Ne me dis pas que tu es tombée enceinte sans me prévenir ! »

La boutade était dangereusement proche de la réalité. Je suis tombée enceinte sans me prévenir, moi. Ou plutôt sans que je m’en souvienne. Il y a huit ans de cela.

« Une mauvaise rencontre, lâcha-t-elle. Je t’en reparle à la pause. Déjà que j’arrive en retard, faut au moins que je fasse semblant de bosser. » Annette lui rendit son sourire en coin et se concentra sur son propre poste. Elles n’avaient encore jamais été réprimandées par leurs susceptibles employeurs, mais se doutaient toutes les deux qu’elles n’auraient pas droit à plus d’un ou deux jokers. Comme elle se plongeait dans son travail de reconfiguration de circuits neuronaux, Lucinda fit apparaître des images holo de certains secteurs du sujet, et les observa pour déterminer si des ajustements étaient nécessaires. Là où l’appareil de Lucinda avait pour fonction de simuler l’environnement d’une calotte neuronale humaine afin de vérifier son efficacité, celui d’Annette était son pendant novien. Lucinda admirait son amie de s’être intéressée à des cortex aussi différents que ceux des Nal’Quans. Elle savait que ces derniers employaient également des Rénos, ce qui leur permettait de jouer sur les deux tableaux. Avec les Rénos, ils possédaient la puissance de calcul des nanites implantés dans des esprits biologiques. Avec des Tradis, ils bénéficiaient d’une approche se reposant davantage sur l’expérience et l’intuition. La Nan Tech vendant ses nanorobots aussi bien aux Nal’Quans qu’aux humains, ils avaient besoin de profils spécialisés dans les deux espèces.

Configurer des neurones se rapprochait du voyage dans l’espace. L’infiniment petit, agrandi par l’ordinateur holo, présentait des formes étranges et merveilleuses. Il fallait naviguer entre les interstices, trouver les éventuelles failles pour intervenir dessus. Vérifier les changements, et en cas d’erreur, effectuer un diagnostic sur la calotte neuronale pour voir ce qui clochait. Comme d’habitude, Lucinda ne vit pas le temps passer. Au bout de deux heures, ce fut Annette qui la tira de sa transe.

« Alors ! C’était quoi, cette rencontre ? Accouche, ma belle. »

Lucinda se serait bien passée de cette expression. Son amie s’était levée de son poste et se tenait à quelques centimètres à peine. Elle lui raconta l’agression et ses conséquences. « Il a dû utiliser une sorte d’impulseur d’ondes cérébrales calibré pour m’envoyer une image précise et un message, accompagnés de sensations. Je me suis vraiment sentie brûler.

– C’est horrible, fit Annette. Et ce message qu’il t’a fait parvenir... C’est de ma faute. Je n’aurais pas dû t’inciter à avoir recours à ce nanite mémoriel. » Tout entrain avait disparu du visage de son amie, laquelle se mordit la lèvre inférieure.

« Bien au contraire. C’est vrai qu’au début, j’avais un autre objectif. Mais j’avais déjà eu des séances d’hypnose. Pour me souvenir. Ça n’avait rien donné. Je savais qu’il y avait des trous dans ma vie. L’idée que tu m’as soumise en valait bien une autre. »

Annette cessa de se mordre la lèvre et son regard se fit plus intense. Elle lui saisit la main. « Et au fait ? Ça a donné quoi, avant-hier ?

– Figure-toi que j’ai bien eu un souvenir. Du genre plutôt surprenant. Renversant, même. » Elle ne sut pourquoi, elle se sentit rougir et baissa les paupières. Elle prit une inspiration, mesurant l’ampleur de la révélation. « J’ai eu une fille, il y a environ huit ans de cela. Je suis allé vérifier la chose à un centre de santé pas plus tard que ce matin. Ils m’ont confirmé que mon corps avait donné naissance à une fille, mais sans obtenir aucune trace de l’accouchement. »

Annette baissa la tête, mais ne sembla pas autrement surprise. Lucinda en resta sans voix un instant. « Toi, tu sais quelque chose, finit-elle par articuler.

– Tu as eu d’autres souvenirs ?

– Un rêve où je m’occupais de ses cheveux. Je... j’avais vraiment des sentiments forts pour elle. Je sais que ça paraît fou de dire ça, alors que je ne connais même pas son prénom !

– Ce n’est pas fou du tout, Luce. Crois-moi.

– Alors ? Pourquoi tu n’étais pas surprise ?

– Parce que je m’attendais à être surprise. Je suis passée par là, moi aussi, tu sais bien. Comme pour toi, ce que j’ai découvert après le passage du nanite a été extraordinaire et inattendu. Je préfère ne pas t’en dire plus pour le moment pour ne pas altérer ta propre expérience. Ce processus de recouvrement de mémoire peut être long. Il ne faut pas le brusquer. Si ton cerveau n’est pas prêt à accepter la vérité, il peut y avoir des conséquences effroyables. »

Lucinda haussa les sourcils.

« Sois patiente, » fit Annette.


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