mercredi 26 octobre 2022

Demain, les antispécistes ?

Détenteur de 5 prix Hugo, d'un prix Nébula et de l'International Fantasy Award, ce dernier décerné pour Demain les chiens (City, 1953), Clifford Donald Simak est un monument de la Science-Fiction. En préface de Demain les chiens, Asimov reconnaît qu'il doit énormément à Simak pour le style d'écriture. L'une des choses que j'ai trouvées les plus étonnantes est l'extraordinaire intuition de l'auteur qui lui a fait développer, dès les années 40, des thématiques majeures de la Science-Fiction. Dans ce recueil de nouvelles qu'est Demain les chiens, on trouve aussi un message suffisamment fort pour avoir donné naissance, volontairement ou non, à l'antispécisme. Bien avant l'heure...

Les huit nouvelles qui composent Demain les chiens ont été écrites entre 1944 et 1951. Le genre de la nouvelle, de par sa densité, son aspect évocateur et surtout suggestif, renferme en quelque sorte l'essence de la science-fiction. A titre personnel, je préfère les romans, aussi bien à la lecture qu'à l'écriture, néanmoins, je reconnais volontiers que les nouvelles encapsulent davantage de puissance (elle est pas belle, ma formule?). 

[ATTENTION SPOILER]

La première des nouvelles, qui donne son titre au recueil en anglais, s'appelle City. On y ressent une forme d'amertume par rapport à la ville qui peut faire penser à la défiance par rapport à la civilisation d'un Robert E. Howard, le créateur de Conan. Dans le cas de Simak, cette amertume semble bien être liée à la Seconde Guerre Mondiale. Il y a l'idée sous-jacente qu'en se rassemblant de plus en plus dans les villes, les hommes créent les conditions nécessaires à des guerres de grande ampleur, qui ne se produiraient pas en l'absence de villes. 

L'univers de Simak est celui, futuriste, d'un monde où l'on a créé des robots "au cerveau de métal", et où l'énergie atomique domine toute la technologie. N'allez pas y chercher les mots "intelligence artificielle" ni même "ordinateur", les concepts n'existaient pas à l'époque. 

Si vous vous appelez Tristan Guillot et que vous êtes astrophysicien au CNRS, vous risquez de vous arracher les cheveux en constatant, dans l'une des nouvelles, que l'homme a bâti des dômes à la surface de Jupiter, où l'on trouve aussi des falaises rocheuses. Mais il faut se souvenir qu'à l'époque où Simak a écrit ses nouvelles, il n'y avait sans doute pas de scientifiques qui étudiaient la structure interne de géantes gazeuses comme Jupiter. C'était l'époque où un certain Asimov, dans ses propres nouvelles, dotait encore les vaisseaux spatiaux d'éperons avec lesquels ils s'entre-éperonnaient joyeusement. Si, si! 

Il ne faut donc surtout pas juger ce recueil selon nos critères actuels si l'on veut découvrir l'étonnante richesse des intuitions de Simak. 

Songez donc: dès les années 40, il a cette idée de robots humanoïdes qui vont peu à peu s'humaniser à tel point qu'ils se grattent le menton à la manière humaine. On découvre dans cette proximité avec l'homme certaines problématiques que l'on retrouvera bien plus tard avec Data dans la série Star Trek: Next Géneration. A certains égards, le robot Jenkins est le précurseur de Data. 

On découvre des rebelles à la société qui personnifient en quelque sorte l'idéal de l'aventurier de la conquête de l'ouest. Des gens tellement intelligents, tellement débrouillards qu'ils vont devenir des mutants capables de régler n'importe quel problème, même si leur misanthropie et leur individualisme forcené les éloigne des humains. Des télépathes en plus, là encore, un vrai concept de SF en avance sur son temps. Et pourtant, il aurait été tellement facile d'envisager une dégénérescence de ces aventuriers, loin de la civilisation, qui seraient devenus quelque chose comme ça: 


Mais au contraire, avec Simak, ces aventuriers deviennent des mutants dignes des X-Men, dont ils sont les précurseurs. Que dis-je, bien meilleurs encore! Ils vont bâtir des châteaux à l'intérieur desquels chaque porte mène dans une autre dimension, sur une autre planète. Plus besoin de vaisseaux spatiaux! 

Encore que... chez Simak, ces portails dimensionnels coexistent bel et bien avec les vaisseaux spatiaux, les humains "classiques" ayant la volonté de coloniser Alpha du Centaure à l'ancienne... comme dans les jeux vidéo Civilization! Oui, le recueil sacrifie parfois la cohérence et la logique interne à la créativité.

Parallèlement, les Webster, une famille dont on suit l'évolution des différentes générations, apprennent aux chiens à parler, et les rendent plus intelligents. Chaque nouvelle est d'ailleurs présentée par des chiens de manière assez drôlatique, parce qu'on constate qu'il leur manque malgré tout de larges pans de connaissance. C'était voulu par les Webster, afin qu'ils tracent leurs propres sillons sans être parasités, pollués par la pensée humaine. Là, on est dans la thématique des modifications génétiques et cybernétiques, sauf que ces deux domaines n'avaient pas encore été inventés.

Dans Demain les Chiens, une partie des robots va aussi devenir "sauvage", ce qui en fait logiquement le précurseur de Terminator. Sauf que dans le recueil, les robots se séparent simplement de l'humanité et ne lui font pas la guerre, mais accomplissent leurs propres projets, et bâtissent aussi des fusées pour explorer d'autres étoiles et planètes.Oui, malgré la présence de portes dimensionnelles à la Stargate.

Il faut dire qu'il est arrivé une ou deux broutilles à l'humanité. Dans un premier temps, Simak décrit une forme d'exode des cités. Paradoxalement puisque Simak avait l'air de suggérer que les villes étaient sources de problèmes, l'humanité semble être plus démunie, plus étiolée qu'auparavant en raison de cet exode. 

Mais surtout, surtout, nouvelle intuition géniale de Simak, l'homme devient capable de transférer son esprit dans un autre corps. Eh oui, Demain les chiens est aussi le précurseur d'Avatar de James Cameron! Quand je vous disais que les nouvelles rassemblent l'essence de la SF. Dense, très dense. Et là, l'homme se transfère dans des créatures capables de résister aux pressions hallucinantes à la surface de Jupiter (oui, on est d'accord, il n'y a pas de surface sur Jupiter). Ils semblent mourir, mais en fait, c'est le contraire: la vie devient pour eux formidable, larger than life, une fois qu'ils sont transférés dans ces créatures. 

C'est là que l'on aborde l'aspect science-fiction du point de vue de la philosophie. Car l'homme a fait des progrès sociaux lui permettant de proscrire le meurtre, notamment, mais aussi, se rapproche d'une découverte révolutionnaire au niveau philosophique. 

Cette découverte, qui va aboutir grâce au concours d'un mutant nommé Jack, va permettre aux hommes une compréhension parfaite les uns avec les autres, de nature à éviter tout conflit.

Et là dans cette SF idéalisée, à la technologie très avancée, je vois le précurseur du cycle de la Culture, de Iain Banks. C'est dire que Simak brasse large. 

Mais cette découverte d'une nouvelle philosophie va en réalité précipiter la fin de l'humanité. Et là on est clairement dans une SF apocalyptique, puis post-apocalyptique. Car les hommes pouvant comprendre parfaitement ce qu'ils échangent, ainsi que toutes leurs expériences (bien qu'il ne s'agisse pas de télépathie), ils vont boire le récit de l'un des leurs transformé en créature jupitérienne avant de redevenir homme, qui décrit le paradis qu'est la vie sous cette nouvelle forme. Et tout le monde va vouloir connaître ça. Devenir comme ça. 

Pour reprendre un concept développé par Ian Banks, on va être dans la Sublimation massive de l'humanité. Sublimation qui bien sûr n'est qu'une forme de suicide: puisque si vous vous transformez en quelque chose d'autre que l'humain, vous mettez fin à votre humanité. Et là, bingo, on est dans le transhumanisme. Mais tout cela suggéré, bien sûr. Avant que ces concepts n'existent. 

Une chose, au sujet du recueil, c'est la place quasi inexistante des femmes. Et c'est très important de s'en souvenir pour une œuvre aussi fondatrice de la SF. Le ton est donné, la SF sera avant tout masculine. Le problème, c'est qu'il y a nettement plus de lectrices que de lecteurs. Beaucoup de personnes considèrent que la SF a eu tendance à se mettre dans un ghetto. Je dirais que nous avons sans doute là une cause très importante de cette marginalisation, la SF par les hommes pour les hommes. Bien sûr, et heureusement, il y a eu de nombreuses romancières formidables qui ont émergé en SF par la suite. Mais pas encore suffisamment, même de nos jours, pour redresser la barre. 

J'ai beaucoup parlé de la SF fondatrice de Simak, très peu des chiens eux-mêmes et du caractère antispéciste avant l'heure de son œuvre. Simak, j'en suis sûr, a dû avoir un chien, ou au moins un ami qui en avait un. Il connaissait le caractère si fort de l'amour que peuvent nous vouer les chiens, si fort qu'il en devient inhumain, dans ce sens où aucun homme ne semble capable d'un amour et d'une loyauté équivalente à celle des chiens. 

Pour quelqu'un qui a subi le pire de ce que l'homme peut infliger à l'homme pendant la Seconde Guerre Mondiale, les chiens et l'amour qu'ils nous portent peuvent facilement faire figure d'idéal à atteindre. Cela transparaît dans le recueil. 

Je me figurais naïvement que toute la SF des années 40 était positiviste, voyait la technologie comme une solution. En réalité, on peut penser que Simak va préfigurer toute la SF pessimiste et noire qui va suivre. Ainsi quand l'homme dénommé Fowler et son chien sont transformés en créature de Jupiter nommées Lopers (j'ai lu le roman en anglais), voici la réflexion qui vient à Fowler: Peut-être que nous sommes les crétins de l'univers. Peut-être que les cerveaux des choses naturelles de la Terre sont lents et brumeux. Peut-être que nous sommes figés et que nous devons faire les choses à la dure. Car il a l'impression de connaître beaucoup plus de choses, d'être beaucoup plus intelligent en tant que Loper. 

Il poursuit ainsi: Nous commençons tout juste à apprendre quelques-unes des choses que nous devons savoir - quelques-unes des choses qui nous ont été cachées en tant qu'êtres humains, peut-être parce que nous étions des êtres humains. Parce que nos corps humains étaient des corps inadéquats. Mal équipés pour penser, mal équipés de certains sens que nous devrions connaître. Peut-être même dépourvus de certains sens qui sont nécessaires à la vraie connaissance.

On voit là une vraie critique de l'homme en tant que tel. Tel qu'il a été créé. Il faut noter que l'aspect religieux est totalement absent de Demain les chiens. Mais évidemment, la nature ayant horreur du vide, l'aspect spirituel va bien se retrouver quelque part. Et ici, on a une sorte d'inversion du péché originel, qui était celui de la connaissance, qu'il s'agisse de la pomme de la connaissance croquée dans le jardin d'Eden, ou du feu prométhéen volé aux Dieux. Chez Simak, les hommes sont trop ignorants par eux-mêmes, naturellement. Tel est leur péché. 

L'évaluation que fait Simak de l'homme va se préciser au travers du discours d'un chien en préambule de la cinquième nouvelle, Paradis. L'homme s'est lancé dans une course effrénée au pouvoir et à la connaissance, mais on ne trouve nulle part la moindre allusion à ce qu'il entendait en faire une fois qu'il les aurait atteints. Selon la légende, il est sorti des cavernes un million d'années auparavant. Et pourtant, ce n'est qu'un peu plus de cent ans avant l'époque de ce conte qu'il a réussi à éliminer le meurtre comme élément fondamental de son mode de vie. Voilà donc la véritable mesure de sa sauvagerie : après un million d'années, il s'est débarrassé du meurtre et il considère cela comme un grand accomplissement.

Là, on a un vrai jugement posé sur l'homme par les chiens. Un jugement dont il est difficile de ne pas penser que c'est celui de Simak lui-même. En tout cas, au moment où il a écrit la nouvelle. Car Simak, comme on va le voir, va brouiller les cartes dans d'autres nouvelles, de manière à ne pas envoyer de message de manière trop claire. Néanmoins, pour un antispéciste, quelqu'un qui estime que l'homme est coupable d'une multitude de meurtres, le passage sur l'élimination si difficile du meurtre par l'être humain ne peut que résonner de manière claire et nette. 

Cela sous-entend bien sûr une chose: les chiens nous sont largement supérieurs. Les chiens dotés d'une intelligence humaine auraient éliminé le meurtre bien plus vite que l'humain. Difficile de ne pas voir là-dedans une idéalisation du chien qui vient du fait que celui-ci est devenu un animal de compagnie loyal, capable d'un amour inhumain. Mais un amour qui dépend bien sûr de la main qui vous nourrit, qui n'est pas si désintéressé que ça. Le véritable amour, d'ailleurs, ne peut-il pas exister réellement que quand il y a égalité entre les êtres? Et non quand il y a un rapport de domination de l'un sur l'autre? Comment pouvoir mesurer quelque chose, quand la relation est aussi inégale? Et comment pouvoir prétendre qu'une espèce est moralement supérieure à l'autre? 

Dans la nouvelle Paradise, on retrouve le sense of wonder propre à de si nombreux anglo-saxons, mais qui se sert de l'homme comme d'un repoussoir. Ainsi, c'est sous la forme du Loper que ce sense of wonder intervient. Ici, Fowler se demande comment il va faire comprendre à un humain tout ce qu'il ressent en tant que Loper, et qui est merveilleux. Comment expliquer, se demandait-il, la brume qui flottait sur la terre et le parfum qui était un pur délice. D'autres choses ils comprendraient, il le savait. Qu'on ne devait jamais manger, qu'on ne dormait jamais, qu'on en avait fini avec toute la gamme des névroses dépressives dont l'Homme était victime. 

On voit à quel point l'homme tel qu'il est conçu est rejeté par le narrateur à cet instant. Le fait de manger, de boire et de dormir est ressenti comme de terribles entraves, et les sens de l'humain décrits comme terriblement imparfaits comparés à ceux du Loper. On parle même de névrose permanente au sujet de l'humain. Là, on est complètement dans la préfiguration du transhumanisme. Le fait de vouloir se départir de la partie animale qui nous est propre, pour aller vers quelque chose de plus idéal et plus parfait. La névrose que le narrateur impute à l'espèce humaine toute entière est en fait la sienne propre, celle de ne pas se sentir bien dans son corps et sa condition d'être humain. On peut penser, là encore, que Simak partageait une bonne partie de cette opinion, et était lui-même victime de cette névrose. Un cas de projection classique.

Dans la nouvelle six, Hobbies, Simak va brouiller les cartes. Un chien nommé Ebenezer était en train de jouer avec un lapin juste avant le début de la nouvelle. Dès le début, un loup se tient avec le lapin mort dans sa gueule. On comprend qu'il vient de le tuer, et il offre le lapin au chien Ebenezer. Voici ce que dit ce dernier à son compagnon, Shadow. "Il ne tentera rien," dit Ebenezer. C'est un de nos amis. Ce n'est pas sa faute pour le lapin. Il ne comprend pas. C'est sa façon de vivre. Pour lui, un lapin n'est qu'un morceau de viande. Comme c'était le cas pour nous avant que le premier chien ne vienne s'asseoir avec un homme devant un feu de l'entrée d'une grotte - et pendant longtemps après cela. 

Là, tout à coup, la terminologie de meurtre appliquée à l'homme quand il chasse les animaux devient différente avec les chiens. Dans des temps reculés, les chiens ne pouvaient s'empêcher de chasser les animaux parce que ça faisait partie de leur nature. Alors que l'homme, plus intelligent, plus conscient, aurait dû cesser ces meurtres bien avant. Là, le loup qui a tué le lapin n'est pas coupable, parce qu'il n'a pas encore reçu l'enseignement des chiens. Cet enseignement consiste en l'interdiction par rapport aux meurtres des êtres vivants - ce qui va venir plus tard dans l'histoire. En fait, chez Simak, l'homme a rendu les chiens plus intelligents en les dotant de la parole, et comme ils ont un meilleur "cœur" que l'être humain, ils se rendent compte des déficiences monstrueuses de celui-ci sur le plan moral. 

Le problème dans cette configuration, c'est que Simak ne juge le "cœur" des chiens que dans leur relation par rapport à leur maître, l'homme. Il y a donc forcément une idéalisation de l'amour dont sont capables les chiens par rapport à celui dont est capable l'homme. On ne voit pas du tout la manière dont pensent les chiens les uns par rapport aux autres, à l'état sauvage. Pour cela, il faudrait se référer à un Appel de la Forêt ou à un Croc blanc de Jack London, beaucoup plus réalistes. Mais c'est ce genre de raisonnement de Simak qui était tout à fait propice à la naissance de l'antispécisme. Et je ne dis pas que ce soit Simak à lui seul qui ait lancé l'antispécisme. Simplement, la domesticité accrue de l'animal ne pouvait que donner lieu à ce type de mouvement, non seulement envers le bien-être animal, ce qui est normal, mais à une forme d'anthropomorphisme de l'animal, appelé non humain par les antispécistes, et qui doit tout à coup s'inscrire dans des lois que l'homme établit par rapport à d'autres hommes, parce que mis sur un pied d'égalité théorique. Comme tous les artistes, Simak a su saisir quelque chose qui était dans l'air pour le coucher sur le papier.

Et dans ce tribunal qui est celui de Demain les chiens, nous en venons maintenant à une nouvelle accusation contre l'être humain portée par Simak, par le biais du robot Jenkins. Dans la septième nouvelle, Aesop. Mais maintenant je sais que j'ai raison. L'arc et la flèche en sont la preuve. Un jour, j'ai pensé que l'Homme avait pu faire fausse route, que quelque part dans la sombre sauvagerie qui a été son berceau et son lieu de croissance, il avait pu partir du mauvais pied, prendre la mauvaise direction. Mais je vois que j'avais tort. Il n'y a qu'une seule route que l'Homme peut emprunter - celle de l'arc et des flèches.  

Le jugement est terrible, définitif. L'homme, de par sa nature, est dédié à la violence. Et ce qu'il faut comprendre, bien sûr, contrairement à l'animal. Ou en tout cas, contrairement à l'animal qui serait doté d'une intelligence similaire à l'homme. 

Alors bien sûr que l'on sait que des dauphins, aussi très intelligents, tuent les poissons pour s'en nourrir. Les dauphins, peut-être aussi futés que nous, ne sont ni véganes ni non-violents.

Je vous disais que l'on trouvait toujours la spiritualité quelque part. Qu'elle ne disparaissait jamais complètement. Comment ne pas voir quelque chose d'éminemment religieux dans ce jugement au sujet de l'Homme? Il se sert de sa connaissance pour faire le mal, pour tuer. 

A ce point de la lecture du recueil, on pourrait se dire que Demain les chiens est presque le début d'un enseignement, d'un dogme antispéciste. Mais Simak va de nouveau brouiller les cartes, avec les fourmis. Bien avant celles de Bernard Werber... Dans l'une des nouvelles, le mutant Joe, encore lui, apprend aux fourmis à bâtir des demeures et des cheminées. Il leur permet de dépasser un stade de l'évolution où les fourmis étaient bloquées. Celles-ci se mettent à construire un bâtiment, de plus en plus immense. Vers la fin du recueil, il ne reste plus d'humains, ces derniers étant en stase permanente - les rares qui ne sont pas allés sur Jupiter se transformer en Lopers. Le bâtiment est devenu tellement immense qu'il est sur le point de remplir la Terre entière.

L'ironie est assez profonde quand on songe que les mutants, qui détestaient les villes, ont donné le pouvoir à l'espèce insectivore qui construit déjà à l'état naturel ce qui ressemble un peu à des villes, de construire un bâtiment englobant le monde entier, comme une immense ville. Bien avant Trantor d'Isaac Asimov! 

Jenkins, le robot quasi éternel, s'affole car il se rend compte qu'à ce rythme, ses amis les chiens ne pourront plus rester sur Terre. Plus de place! Il va jusqu'à réveiller l'un des Websters de sa stase éternelle. Il le contacte télépathiquement en lui demandant quelle est la solution au problème. Webster lui parle tout bonnement d'insecticide. Jenkins, contre le meurtre, ne peut s'y résoudre. Les chiens sont contraints de franchir les portes dimensionnelles et de s'enfuir sur d'autres mondes. 

Si Simak brouille les cartes, c'est qu'il nous suggère qu'une interdiction absolue du meurtre ne sera pas viable si une espèce prend le pas sur l'autre. Surtout une espèce dont l'intelligence est impénétrable à toutes les autres, comme les fourmis. Ou alors toutes les autres sont sacrifiées, au profit ici de la fourmi. Il accrédite donc le fait que la solution qu'il semblait préconiser a aussi ses failles. Et du coup, son recueil devient nettement moins dogmatique au sujet de l'antispécisme. 

A noter que dans l'épilogue, seules les souris semblent avoir survécu sur Terre au règne des fourmis. Ainsi que Jenkins, qui s'occupe toujours de la maintenance de la maison des Websters, bien que ses maîtres aient disparu depuis longtemps. Les fourmis elles-mêmes sont toutes mortes, elles n'ont pas survécu à leur domination absolue. Les robots qui étaient partis vers d'autres planètes viennent retrouver Jenkins et repartent avec lui pour de nouvelles aventures.  

L'épilogue a cependant été écrit trente ans après le reste, et je considère que la véritable fin du recueil se trouve à la fin de la huitième nouvelle, quand Jenkins se rend compte que limité par son avancée civilisationnelle qui empêche le meurtre, il ne peut rien faire contre l'ultra domination des fourmis. Une fin ironique à souhait, qui permet à l'auteur de remettre en cause ses préceptes et invite le lecteur à faire preuve d'intelligence. C'est en tout cas une interprétation possible. 

[EDIT 27/10/2022] : Le concept fondamental de Directive Première en Science-Fiction, élaboré dans Star Trek, veut que l'être humain du futur, suffisamment éclairé, n'intervienne pas auprès de peuples extraterrestres moins évolués, afin de les laisser évoluer à leur guise. Une directive, soit dit en passant, qui devrait être enseignée à Science Po, ça éviterait à des leaders comme Mitterrand de commettre l'énorme bourde d'armer les Hutus, leur permettant d'accomplir leur génocide contre les Tutsis. On ne donne pas du pouvoir à des peuples qui n'ont pas développé la maturité pour user de ce pouvoir à bon escient. Eh bien ce concept a peut-être bien été esquissé par Simak dans Demain les chiens. Au début, Simak va complètement à l'envers de cette directive: les Websters interviennent sur les chiens en leur donnant le don de la parole, ce qui ne peut manquer d'avoir des implications sur leur don de raisonnement. Mais ensuite, les Websters, et leur successeur Jenkins, font en sorte que les chiens oublient les humains, afin qu'ils puissent évoluer en toute liberté, sans être parasités par la pensée humaine. Là, on est dans la Directive Première. Pas encore formalisée en tant que telle, mais c'est une ébauche.