mercredi 23 novembre 2022

Isaac Asimov : mes divergences

Excellent documentaire d'Arte sur Isaac Asimov et le message qu'il laisse au monde. Moi qui pensais le connaître au travers de ses écrits l'ai découvert différemment. Et je me suis rendu compte que mon opinion est différente de la sienne sur certains points.

Je recommande de regarder cette vidéo au sujet d'Isaac Asimov sur YouTube pour mieux comprendre ce dont il va être question dans l'article.

Faut-il être un saint pour être en mesure de délivrer un message relatif au futur de l'humanité? Sans doute que non. Pour l'anecdote, Asimov n'en était pas un. Je connais une romancière de SF qui l'a côtoyé à plusieurs reprises à l'occasion de salons littéraires de son vivant, et m'a révélé qu'il était un "serial groper". Il aimait palper, mais pas seulement l'argent, et pas toujours avec consentement mutuel, loin de là.

En dédicace, il cherchait à mettre à profit sa célébrité pour obtenir certaines faveurs de la gent féminine.

A l'époque, ça passait encore. De nos jours, Asimov serait accusé de harcèlement sexuel, et sa parole aurait sans doute moins de poids. 

Il n'empêche que les romans d'Asimov sont géniaux, excellents. J'ai adoré Fondation, notamment. Le reportage sur Arte met bien en valeur l'impressionnante bibliographie de l'auteur. 

J'ai toujours eu le sentiment qu'Asimov était un optimiste. Presque un positiviste. De ce fait, il a été une grande inspiration pour moi, et l'est toujours. J'adorais dans ses romans le fait qu'ils ne soient que rarement post-apocalyptiques, mais qu'ils mettent en scène un futur de l'humanité en prenant souvent l'option du développement, voire du rayonnement de celle-ci dans l'univers. 

C'est pourtant sur un passage en particulier de la vidéo que je voudrais revenir. Une interview dans laquelle Asimov dit qu'il est certain que des robots pourront un jour éprouver des émotions. Pour lui, notre cerveau est constitué d'atomes et de molécules, et toutes les fonctions de ces atomes et molécules pourront non seulement être copiées mais améliorées à l'avenir. 

Asimov voit d'autant plus volontiers un avenir où l'homme sera supplanté par sa création qu'il exprime dans cette interview son aversion pour une humanité qui pollue, détruit son environnement et massacre les espèces animales. Cette version future, améliorée de l'homme, ne pourrait finalement être qu'un bienfait selon lui.

Asimov est tout à fait conscient du rôle ambivalent des scientifiques au sujet de la pollution et du bien-être animal, même si dans son œuvre, il s'est écarté de l'image de docteurs Frankenstein ou Mabuse, de scientifiques déments et inconscients qui menacent le futur de l'humanité souvent utilisée dans les pulps des années 40. Néanmoins, il estime en définitive qu'il faut écouter les scientifiques. Il n'est pas sûr que le côté lumineux de la force l'emportera, mais il l'espère. 

Difficile d'avoir une réflexion sur le futur scientifique et technologique de l'humanité sans se remémorer deux citations qui sonnent comme des mise en garde :

- science sans conscience n'est que ruine de l'âme (Rabelais)

- le progrès technique est comme une hache dans les mains d'un psychopathe (Einstein)

L'un de mes points de divergence avec Asimov vient de l'idée selon laquelle l'homme sera un jour capable de créer technologiquement des êtres aussi évolués émotionnellement et psychiquement que lui-même.

Vous allez me dire, moi-même en tant qu'auteur, ou en tout cas des confrères plus doués que moi, sont capables de créer des personnages plus vrais que nature, qui évoluent au fil des romans, ressentent des émotions, réagissent de manière autonome, vont même jusqu'à suggérer à l'auteur leurs prochaines actions. Qui sait si après ma mort, des réseaux neuronaux ne seront pas capables de reprendre en charge le développement de mes personnages? Qui sait si l'on ne sera pas capable de prolonger la vie d'une personne disparue en enregistrant de son vivant toutes ses réactions et actions, en les faisant interpréter par des réseaux neuronaux, et en simulant leurs actes futurs? 

Peut-être. Mais on ne saura jamais si ces réseaux neuronaux sont réellement fidèles aux personnages vivants ou fictifs, on pourra juste indiquer un niveau de vraisemblance. 

Asimov parle de molécules et d'atomes au sujet du cerveau humain. On sait que c'est plus complexe que ça. On sait, en fait que la complexité du cerveau est effarante, à tel point qu'on ne peut être sûr dans pénétrer un jour tous les mystères. Il y a probablement des réactions quantiques à l'œuvre dans le cerveau humain, et on sait à quel point le domaine du quantique pose des difficultés, des défis incroyables à la science.

On sait aussi que ce n'est pas seulement une question d'atomes et de molécules, et de neurones, ou même de réactions chimiques. On sait qu'il y a des interactions entre le cerveau et les organes humains, et qu'en ne voulant que récupérer un cerveau flottant à l'image du professeur Simon dans Capitaine Future, adapté en dessin animé sous le nom de Capitaine Flam en France (porté par Grag dans la version d'origine d'Edmond Hamilton), on priverait ledit cerveau d'une partie sans doute essentielle de son humanité. 

Je suis, par choix, agnostique. Il en va de même de mon agnosticisme envers la science qu'il en va de mon agnosticisme envers Dieu: j'attends que la science me démontre qu'elle est capable de recréer la vie sans la dénaturer, de la même manière que je ne me prononcerai pas sur l'existence de Dieu avant d'en avoir eu la preuve. Peut-être que la science poussée à son paroxysme est l'équivalent de Dieu. Mais dans ce cas, est-ce que ça ne veut pas dire que la créature capable de pousser la science à son paroxysme est elle-même au moins l'équivalent de Dieu? J'ai des doutes à ce sujet. 

Autre point de divergence, l'idée selon laquelle l'homme, finalement, est mauvais. J'ai été extrêmement surpris de découvrir ça dans l'interview d'un Asimov sans doute vieillissant et désenchanté, qui estime qu'un robot ne pourra finalement qu'être meilleur que l'être humain. 

C'est vrai que ça ressortait notamment dans la série des Robots d'Asimov. Mais j'avais sans doute fait une projection, en me disant qu'Asimov était optimiste par rapport à l'homme, puisqu'après tout, c'est l'homme qui créé ces robots supérieurs. Et j'étais jeune quand j'ai lu la série.

Il apparaît en fait que chez Asimov, les robots sont une version sublimée de l'homme. Et là, franchement, j'ai des doutes. N'est-ce pas reporter un idéal quasiment religieux sur les robots? 

Les hommes, d'ailleurs, sont-ils foncièrement mauvais? Si on donnait l'intelligence à des lions, est-ce que pour autant, les lions seraient capables d'éliminer beaucoup plus vite que nous nos instincts de prédateur et d'agression? Des instincts qui rappelons-le, sont indispensables à la survie dans une nature sauvage, mais qui peuvent se retourner contre chaque espèce en cas de surpopulation, de déséquilibre écologique. 

Des instincts agressifs qui sont sans doute indispensables à la naissance de la science, car celle-ci ne viole-t-elle pas souvent les lois de la nature pour en percer les secrets? L'accès à la connaissance n'est pas toujours tendre. Il est souvent violent en fait, comme l'ont démontré les progrès liés aux guerres. 

S'il y avait des lions plus intelligents, dotés de membres préhensiles, qu'ils aient causé un déséquilibre écologique en raison de leur ingéniosité, qu'ils se voient au bord de l'extinction, il y a fort à parier qu'ils se mettraient eux-mêmes à se détester pour ne pas avoir eu la sagesse d'éviter leur propre anéantissement. Rien ne dit que les lions dotés d'une intelligence équivalente aux humains évolueraient différemment par rapport à ces derniers.

Quand l'homme déteste l'homme, pour moi, il remet en cause ce don d'intelligence et de connaissance qui lui a été fait, puisque c'est par ce don qu'il a créé les déséquilibres écologiques. Il fait alors le choix, en se détestant lui-même, de régresser pour revenir vers un état de sauvagerie lui permettant de se réinsérer en tant qu'acteur aveugle de l'écologie. Ou bien, comme Asimov, il s'en remet à des robots plus intelligents que lui-même, parce qu'il trouve que nous avons trop de défauts. Asimov donne là l'impression d'essayer d'évoluer vers le transhumanisme. Il estime que cette évolution fait partie de l'évolution naturelle.

Pour moi, ni l'une ni l'autre des solutions n'est la bonne. Ces dons qui nous ont été faits ne sont sans doute pas là par hasard. Il faut donc les embrasser et en tirer le meilleur parti. Oui, il y a différents stades. Il y a un stade où nous sommes des borgnes ayant réussi à percer certains secrets de la nature sans découvrir immédiatement les nouveaux secrets qui permettront de contrebalancer l'impact des premiers. 

Il y a de nombreuses périodes où l'impact des technologies fait naître l'idée qu'on ne cesse de se créer de nouveaux problèmes avec ces nouvelles technologies, qui vont nous obliger à en découvrir d'autres pour compenser, qui vont à leur tour déclencher des problèmes, etc. Tout cela peut nous donner l'impression d'être des Shadoks poursuivant une fuite en avant sans fin. Il y a des moments où la recherche de repères et de stabilité, y compris en réaction à des progrès sociétaux comme le wokisme, peut donner envie de se raccrocher aux traditions, de ne surtout pas évoluer. De dire stop.

Action-réaction. Barack Obama, président noir est élu, le président suivant est Donald Trump. Le mur de Berlin tombe et la Russie devient (ou fait semblant de devenir) démocratique, le président russe suivant est un dictateur sanglant nommé Poutine.

Mais pour moi, il y a au moins un but à tout cela, un sens, qui est petit à petit de mieux connaître l'univers, et de mieux se connaître soi-même. Un sens sans doute pas si éloigné de la psychohistoire inventée dans Fondation. Au travers de ce documentaire, j'ai donc été surpris de me découvrir plus optimiste et plus humaniste qu'Asimov, finalement.

samedi 19 novembre 2022

Dictature et territoire, démocratie et wokisme

Y a-t-il un rapport entre la taille d'un pays et le fait que ce pays soit une dictature? Vouloir unifier de très vastes contrées sous un seul et même gouvernement ne peut-il se faire que par beaucoup de répression? Une nouvelle fois, poser la question, c'est y répondre.

Le plus grand pays du monde, et de loin, est la Russie, avec ses plus de 17 millions de km2 (apparemment trop peu pour Poutine).
 
Le Canada est deuxième avec près de 10 millions de km2, les Etats-Unis et la Chine arrivent ensuite avec 9,6 millions de km2, et le Brésil et l'Australie sont à 8,5 millions et 7,6 millions de km2. ensuite, c'est nettement moins. 
 
Les Etats-Unis, le Canada, l'Australie, le Brésil sont l'héritage des puissances coloniales européennes qui ont d'abord composé avec les populations locales pour ensuite leur prendre leurs terres par la force, commettre des génocides, et dont les populations immigrées, parlant grosso modo la même langue et de culture commune, étaient tellement nombreuses qu'elles ont pu se substituer en grande partie aux populations locales. Il y avait une homogénéité de culture et de religion, avec de petites différences çà et là, comme le fait que les populations issues de l'immigration française, italienne, portuguaise et espagnole étaient catholiques, là où celles anglo-saxonnes étaient anglicanes ou protestantes.
 
La Russie et la Chine ont aussi eu des stratégies de peuplement, mais ont surtout eu des formes de gouvernement basés sur la domination d'autres ethnies ou peuples. 
 
Il est possible qu'en raison de l'évolution très différente des rapports de force à l'intérieur de ces deux pays si vastes, la démocratie n'y soit possible qu'en les démantelant en unités moins vastes, et autonomes. Parce que même si la Russie, par exemple, est un état fédéral, ce n'est pas un fédéralisme basé sur la démocratie mais bien sur les rapports de force et de domination. 
 
Evidemment, la géographie ne fait pas tout, et l'évolution culturelle est aussi en cause. On sait très bien que la dictature existe aussi dans un nombre très grand de petits pays. Des pays qui sont souvent extrêmement refermés sur eux-mêmes comme la Corée du Nord et la Birmanie. Des pays qui peuvent être le jouet de dictatures plus puissantes, comme la Corée du Nord celui de la Chine, ou bien l'Erythrée celui de la Russie. 
 
Mais on aurait tort, je crois, de n'examiner que l'évolution culturelle de ces pays.
 
Je pense que si je devais écrire un roman de SF où la Chine et la Russie soient des démocraties, ces deux nations se décomposeraient sans doute en plusieurs pays, et n'existeraient plus en tant que telles.
 
Démocratie, droits de l'homme et wokisme
 
La démocratie athénienne ne pouvait pas survivre non seulement parce que le monde alentour n'y était pas prêt, mais aussi parce que cette démocratie ne s'appuyait pas sur les droits de l'homme. 
 
La démocratie moderne, issue du siècle des lumières, a donné naissance à la laïcité, au pouvoir parlementaire, à la justice moderne qui comprend les droits de la défense et de l'accusé, à la presse libre et indépendante. La démocratie a réuni les conditions pour nous sortir des âges sombres en libérant la science de ses entraves. Sans démocratie, pas d'électricité, pas de puissance atomique, pas de vaccins, pas de confort moderne. Pas de révolution industrielle.
 
La science peut progresser dans une certaine mesure dans la dictature, à condition d'être aiguillonnée par la guerre ou le nationalisme. On l'a bien vu avec les nazis et les V2, ou à l'heure actuelle avec la Chine et sa conquête spatiale. Mais on peut penser qu'à moyen ou en tout cas à long terme, la science ne peut survivre aux dictatures sans concurrence extérieure: en effet, les scientifiques des dictatures sont motivés par la concurrence avec les scientifiques des démocraties. Et la dictature va donner une liberté suffisante à ses scientifiques à condition qu'ils puissent rivaliser avec les scientifiques démocrates. 
 
Vous pensez peut-être que les scientifiques chinois ne regardent jamais les publications de leurs homologues américains ou européens? Les mathématiques sont un langage universel. 
 
Cependant, la science ne peut exister sans liberté de pensée, sans la possibilité de remettre en cause ses acquis que permet cette liberté de pensée. Dans la mesure où tous les pays du monde deviendraient des dictatures, la restriction sur les libertés finirait fatalement par s'étendre aux scientifiques eux-mêmes, qui seraient alors réprimés. Et les pays finiraient par retourner aux âges sombres. 
 
L'exemple de l'armée russe, très corrompue à force de "backscratching", complètement égarée par sa propre propagande est probant. L'armée russe connaît à l'heure actuelle un face à face avec la réalité très brutal. Le retour à la vérité est toujours très brutal pour quiconque vit dans le mensonge. 
 
L'exemple du covid né en Chine parce que les contre-pouvoirs n'y étaient pas suffisants pour encadrer davantage les laboratoires, avec la naissance d'une pandémie qui a entraîné davantage de restrictions sur les libertés dans l'empire du milieu qu'il n'y en a jamais eu, est un autre exemple probant. 
 
La démocratie n'a pas empêché la colonisation, l'esclavagisme, les génocides d'autres peuples, le patriarcat. Mais l'importance croissante des droits de l'homme dans la démocratie a donné naissance au wokisme, qui quant à lui interdit la colonisation, l'esclavagisme, les génocides, l'exploitation de la femme par l'homme, l'exploitation de l'homme par l'homme, l'exploitation des enfants par l'homme, la dictature sur la sexualité en général, sur les mœurs et en fonction des différences de couleur de peau, d'origine, de culture. 
 
C'est pourquoi le wokisme est l'ennemi non seulement de Poutine et de Xi Jinping mais aussi du chef d'entreprise qui tient à exploiter ses salariés.
 
Evidemment, le wokisme poussé à son extrême peut aussi être une dictature en soi, en instaurant une forme de politiquement correct interdisant de reconnaître la réalité des choses, la vérité scientifique, afin de ménager des susceptibilités. Le wokisme peut être paralysant. Il n'est pas non plus immunisé contre la tentation de l'inquisition à partir du moment où il devient trop dogmatique. Là sont les limites du wokisme, qui lui aussi doit subir cette épreuve du face à face avec la réalité pour prouver sa validité.