lundi 1 décembre 2014

[Archive 28 février 2012] Les artistes doivent-ils expier pour la société ?

La réponse est dans la question, bien sûr. Le sujet pourrait sembler déplacé à l'heure où la comédie The Artist triomphe aux Oscars, il pourrait même paraître tout à fait à contre-courant quand, par exemple, la téléréalité promet de faire de n'importe quel inconnu une star. Mais l'époque n'en est pas à une contradiction près.
 
En tant qu'auteur autoédité, je suis bien placé pour dire que l'écrémage massif qui se fait en maison d'édition au moment du tri des manuscrits, ces spaghettis lancés sur le mur et dont on attend de voir s'ils vont coller ou pas, pour reprendre l'expression imagée de Barry Eisler, cette élimination impitoyable et forcenée est, dans une mesure non négligeable, injustifiée. Oh, je ne vais pas prétendre que tous les manuscrits sont publiables, loin de là. Mais lorsque l'on voit que même de bons auteurs publiés peuvent ensuite retomber dans l'oubli du jour au lendemain pour d'obscures raisons, il y a de quoi se poser des questions.
 
Cette sélection procède d'une volonté de créer des marques fortes, avec des auteurs souples et malléables autant que possible. Les contraintes physiques et matérielles n'expliquent pas tout, loin de là. Amazon a prouvé qu'avec de la bonne volonté et de l'imagination, on pouvait d'ailleurs faire largement reculer ces contraintes d'espace sur les rayons. Si les grandes maisons d'édition s'étaient dotées de secteurs de recherche et développement, elles n'auraient pas vu un tel concurrent débouler avec autant de force et de percussion. N'allez pas me dire qu'elles n'en avaient pas les moyens...
 
L'idée redoutablement élitiste selon lequel l'entonnoir doit avoir l'extrémité la plus fine possible pour ne laisser passer que les meilleurs se retrouve battue en brèche par le succès d'auteurs autoédités outre-Atlantique. Mais cette idée s'inscrit dans une tendance lourde, celle de l'expiation des artistes ou de ceux qui voudraient le devenir.
 
Regardez les 35 heures. On sait que l'on produit plus avec moins d'efforts, on sait que certains s'enrichissent toujours plus aux dépens du plus grand nombre, on sait que l'on va à grands pas vers une société de loisirs, et malgré tout, on reste sur cette idée doctrinaire et stupide de la méritocratie par le "travail". Et quand je dis "travail", il faut l'entendre au sens étymologique du terme : du latin tripaliare, torturer. Car bien sûr, quand les grands pontes du gouvernement français, notre président à leur tête, parlent du travail, c'est celui des ouvriers, pas celui du publicitaire ou du trader. Vous avez dit réactionnaire ?
 
Ces gouvernants jouent bien entendu sur les nombreuses peurs qu'engendrent ces mutations profondes de la société. Si l'on fait disparaître la "valeur travail", pensent-ils, tout va se casser la gueule. Et comme le travail intellectuel est infiniment moins facile à mesurer que celui reposant sur la force des biceps, on fait reposer toute la méritocratie sur le travail des ouvriers dans les usines. Mais les machines et les nouvelles technologies ne vont pas tout à coup disparaître pour se conformer à des mentalités arriérées (je ne parle pas de celles des ouvriers, mais de celles de certains dirigeants).
 
Ces mutations, il va bien falloir les accepter. La société des loisirs, il va bien falloir l'intégrer, et la valoriser à son tour. Dans mon autre vie, celle dont je ne parle pas sur ce blog, je cotoie des intermittents du spectacle. Le nombre de tracasseries qu'on leur fait subir simplement du fait qu'ils sont intermittents du spectacle est tout bonnement incroyable. La manière dont certains médias proches du pouvoir ont détourné (torpillé ?) le système de l'intermittence à leur profit est également exemplaire de l'hypocrisie et du cynisme qui règnent dans ces sphères. Ce détournement est d'ailleurs régulièrement dénoncé par la Cour des comptes. 
 
Tout se passe comme si la société dans son ensemble, et bien souvent les artistes et auteurs eux-mêmes, formattés comme les autres, opéraient un déni de cette nouvelle industrie des loisirs. Ce déni vient à mon avis de cette peur absurde, irrationnelle, que les gens cesseraient du jour au lendemain de travailler si l'industrie des loisirs devenait plus fréquentable. 
 
L'un des enjeux du XXIème siècle va consister à redéfinir le mot "travail". Et à valoriser, enfin, les activités des artistes et les artistes eux-mêmes, y compris les anonymes comme moi ou de nombreux autres. Et de préférence, de leur vivant... 

[Edit 01/12/2014] Ce discours à Harvard de J.K. Rowling, l'auteur de la série Harry Potter, ne date pas d'hier, mais pourrait faire figure à lui seul de plaidoyer pour un Etat providence et en faveur des droits de l'homme (j'ai été d'autant plus sensible à la partie concernant Amnesty International que ma femme travaille dans une association de lutte contre la torture). 

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