lundi 13 avril 2015

Les biens numériques "veulent-ils" être libres et gratuits ?

L'immense succès d'Internet provient en grande partie du partage immédiat de données et d'informations, mais aussi des différentes œuvres que la technologie permet de numériser: livres, en particulier sous format ebook, musique (format MP3), films (avec notamment le Div X), jeux vidéo et même encyclopédies en ligne augmentées et enrichies en permanence telles Wikipédia.  Certains théoriciens d'Internet vont jusqu'à prétendre que les biens numériques (données se résumant à des 0 et 1 sous leur diverses formes, englobant livres, musiques et vidéos) "veulent" être libres et gratuits, ce que résume cette phrase: "information wants to be free". Les plus activistes, les anarchistes du mouvement cyberpunk, estiment même que tous les biens numériques devraient être libres et gratuits (information should be free).

On pourrait dire que le partage universel que permet Internet est le seul communisme qui ait véritablement abouti dans la réalité, une utopie qui fonctionne. En apparence, en tout cas. Ce partage permanent fait évoluer des sociétés entières au quotidien, et a pu favoriser en les accélérant des révolutions comme celle dite du Printemps arabe.

Ce partage permet l'accès à la culture pour un très grand nombre d'individus, mieux encore que ne sauraient le faire les médiathèques et bibliothèques. On ne peut que s'en féliciter. 

Le terme anglais "free", avec son double sens de "gratuit" et de "libre", a cependant tendance à entraîner des confusions. Il était important pour moi de retranscrire le double sens du terme dans le titre, parce que les promoteurs de cette expression jouent sur cette double signification. Néanmoins, il faut faire le distingo entre des logiciels qui répondent d'emblée à une philosophie du partage comme Wikipédia ou Libre Office (que j'utilise pour écrire), et des œuvres gratuites en permafree à titre promotionnel, par exemple.

L'information permanente se conjugue sous toutes ses formes: aussi bien échanges simples d'infos utiles, que véritable télé-réalité au quotidien, que tout un chacun peut diffuser et orchestrer via Facebook, entre autres. A la fois auteurs, acteurs et metteurs en scène de nos tranches de vie respectives. Pour le meilleur et pour le pire.

Avec le numérique, plus de barrière, plus de contrainte: la plupart des œuvres payantes, en tout cas les œuvres populaires, sont accessibles sur des sites de téléchargement illégal.

Sauf, évidemment, que l'on a conscience de télécharger de manière illégale.

Cette petite pointe de culpabilité? Selon des théoriciens du net dont la pensée est issue de certains courants cyberpunk, c'est un héritage de notre passé qui n'a pas lieu d'être: à partir du moment où un bien numérique peut être reproduit de manière illimitée par n'importe quel individu sans générer aucune dépense de ressources, ce bien perd toute valeur économique. 

C'est l'argument que m'a opposé l'auteur de thrillers Joe Konrath à l'occasion d'un débat dans la section commentaires de son blog (en anglais).

Cet argument peut sembler imparable dans la mesure où économiquement, il répond parfaitement à la loi de l'offre et de la demande: à partir du moment où l'on est capable de reproduire gratuitement des œuvres numériques, pour prendre une image, en aussi grand nombre qu'il y a de grains de sable dans le désert, chacune de ces œuvres numériques ne vaut pas plus qu'un grain de sable dans le désert.  

Et il est vrai que les ressources utilisées pour reproduire du numérique, une fois qu'on a amorti le prix du matériel permettant de lire de l'ebook, d'écouter de la musique ou de visionner des vidéos, se résument à l'électricité utilisée, et peuvent donc sembler négligeables.

Néanmoins, si on pousse un peu l'argument, à partir du moment où votre notaire vous envoie votre dossier de propriété par e-mail, c'est qu'il a numérisé sous format électronique tout le travail intellectuel effectué dans le cadre de son étude. Cette étude ne vaut donc plus rien, puisqu'elle est numérique. Chouette, vous n'avez plus à payer votre notaire!

Mais allons encore un peu plus loin dans l'absurdité. Votre dossier de propriété est numérisé. C'est cet acte qui fait de vous un heureux propriétaire. Mais pas si heureux que ça, en fait, puisque l'acte de propriété est numérisé, et ne vaut donc plus rien! Votre maison n'a plus aucune valeur, elle est à tout le monde! Gloups. 

Mais non mais non, vous répondront les cyberpunks, votre maison vous appartient, parce que si on cherche à vous la prendre, vous pouvez faire intervenir les flics, et elle vous sera restituée. Si les biens numériques ne valent rien, c'est parce qu'il est impossible de les protéger de manière adéquate, et qu'ils peuvent être piratés à loisir. 

Vous voyez où je veux en venir? Lorsqu'on gratte un peu, l'argumentaire des tenants de la théorie visant à étendre l'expression "l'information veut être libre" aux biens numériques dans leur ensemble se résume à une expression mécanique du droit du plus fort. Puisqu'il est possible de pirater des œuvres numériques, puisque Monsieur tout le monde en bénéficie à un moment ou un autre, c'est que ces biens, économiquement, n'ont plus de valeur. Le fait que l'industrie du livre représente des milliards de dollars de nos jours est une forme d'aberration économique, un héritage du passé. 

Mon interprétation de la pensée cyberpunk anarchiste est donc la suivante: "Je ne peux pas m'attaquer à la propriété classique parce qu'elle est trop bien protégée, je m'attaque donc à la propriété intellectuelle." 

Le paradoxe, c'est que si l'on va dans le sens de ces théoriciens, il faudrait donc des protections sur les biens numériques en béton armé pour redonner de la valeur à ces biens. Des biens qui, à l'usage, se révéleront beaucoup moins pratiques à utiliser (et donc moins valables) du fait de ces protections.

Dans le domaine du livre et de l'ebook, c'est ce qu'essayent de faire les éditeurs, mais ça ne marche pas, puisque les pirates trouvent toujours la faille des systèmes de protection.

Je suis persuadé que de nombreux auteurs ont à l'heure actuelle peur du piratage. Certains préfèreraient même sans doute que l'ebook n'existe pas, et ce sont les mêmes qui se rangent derrière des éditeurs dont ils estiment qu'ils sont le dernier rempart pour protéger leurs biens intellectuels. 

Ces mêmes éditeurs qui les exploitent et font de l'écriture, pour la très grande majorité des auteurs traditionnellement publiés, une activité annexe qui ne saurait se passer d'un métier alimentaire pour principale source de revenus. Ces mêmes éditeurs qui jouent avec virtuosité du principe de rareté pour augmenter la frustration des lecteurs: on sort un livre grand format à une date précise, et on attend au minimum un an pour en sortir les versions numériques et poche.

A l'inverse, personnellement, je considère le numérique comme un bienfait. Je diffuse des œuvres gratuitement de manière permanente (ebooks en permafree) dans l'espoir de me faire connaître et de vendre des romans complets. Je vais jusqu'à proposer de nombreuses de mes nouvelles gratuites dans un même mois. 

Il est courant de trouver de nos jours des compilations d'une quinzaine de romans de type thriller, romance, fantasy ou SF à 0,99€. Selon Mark Coker, le fondateur de Smashwords, les auteurs qui mettent leur premier roman d'une série en permafree sont souvent ceux qui les vendent le mieux. Des auteurs aussi prestigieux que Kristine Kathryn Rusch ont, en compagnie de leurs pairs, déjà mis des romans complets dans des compilations vendues pour une bouchée de pain. Certains auteurs mettent ponctuellement des séries entières à 0,99$ ou gratuites.

Mieux encore, un auteur comme Joe Konrath a invité dès 2010 tout un chacun à voler son ebook, à le pirater et à le télécharger. Ce faisant, il s'inscrivait dans la lignée des expériences d'auteurs comme Cory Doctorow, qui ont réussi à prouver que l'on pouvait vendre des livres tout en facilitant leur piratage, ou en les mettant en libre accès sur leur site d'auteur. 

Cela peut paraître paradoxal: pourquoi des gens iraient-ils acheter des ebooks alors qu'ils peuvent les télécharger gratuitement? La réponse tient en deux mots: la gratitude. Ils ont apprécié les livres, et veulent prouver à l'auteur leur gratitude en achetant l'ebook ou en le recommandant. 

C'est une chose formidable, il faut le reconnaître, mais cela ne restera valable qu'à condition que les gens restent éduqués au numérique. Ils achètent, parce qu'ils ressentent cette pointe de culpabilité en allant télécharger illégalement. S'ils ressentent cette pointe de culpabilité, c'est parce qu'ils savent que l'ebook a coûté des efforts, du temps et du travail à l'auteur, et s'inscrit dans un contexte économique. 

Si les gens se mettent à penser que le numérique est un dû, il ne faudra plus espérer pouvoir en vivre. On a vu que les contraintes de visibilité énormes qui pèsent sur les auteurs les incitent à jouer énormément sur la gratuité, on a vu aussi débouler des offres de lecture en streaming et des offres de type Kindle Unlimited qui se sont révélées attrayantes pour les lecteurs, mais dommageables pour un concept comme celui de lecture équitable. Disons-le tout net, dommageables pour les revenus des auteurs.

Lorsque j'ai eu ce débat avec Joe Konrath dont je parlais tout à l'heure, c'était à propos d'Ebooks are Forever, une bibliothèque qui devrait permettre, à terme, aux bibliothécaires de bénéficier d'un usage illimité d'ebooks achetés une seule fois sur le site EAF

Cela signifie que tous les ebooks des auteurs achetés en usage illimité seront disponibles au prêt de manière illimitée pour les lecteurs. Une sorte de Kindle Unlimited, mais gratuit cette fois et non plus à 9,99€ par mois. 

Comment espérer éduquer nos enfants à la valeur des ebooks s'ils deviennent gratuits en permanence en bibliothèque? Même si le projet prévoit qu'ils ne sont prêtés que deux semaines, le lecteur n'aura qu'à passer d'un site de bibliothécaire à un autre pour avoir son ebook gratuit.

Et surtout, surtout, quelle meilleure justification apporter à ceux qui téléchargent illégalement? "De toute façon, il est gratuit en bibliothèque, je m'évite juste la période de prêt de deux semaines". 

Je parlais de frustration tout à l'heure. J'estime que les gros éditeurs placent le curseur beaucoup trop haut dans la frustration. Amazon l'a compris en lançant Kindle Unlimited. Nous autres, auteurs autoédités avons en apparence tendance à placer le curseur très bas, tellement bas qu'il devient difficile à voir. Individuellement, nous le plaçons peut-être à un certain niveau, mais collectivement, tous les ebooks gratuits peuvent donner l'impression que nous ne cherchons pas à en vivre.

Mais il est toujours là, ce curseur. Je ne jetterai pas la pierre à un auteur qui met ses 24 romans complet gratuits en permanence en format ebook, du moment qu'il me prouve qu'il arrive à vivre de sa plume sur le 25ème roman. Faut-il encore qu'il me le prouve.

Cela peut être un projet de société de retourner tous vivre dans les champs ou d'aller tous construire des maisons de nos propres mains en considérant que les activités intellectuelles sont de simples activités annexes. Je crois pouvoir dire, pourtant, que le travail intellectuel, et la rémunération qui en découle, constitue un beau progrès de l'être humain dans la mesure où cette rémunération lui permet de vivre décemment. 

Alors, oui, cet article vous est livré gratuitement, sans pub sur ce blog pour le rentabiliser. Je profite, ce faisant, de l'énorme liberté d'Internet, qui me permet de vous offrir un article si j'en ai décidé ainsi.

Il n'y a pas d'économie si tout devient gratuit. Il n'y a pas d'économie sans frustration, à un moment, quelque part. Sachons replacer le curseur au bon endroit. Ou alors, que l'on me présente un projet de société cohérent et abouti où tout devient gratuit.

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