La question de savoir si le service Kindle Unlimited (KU) d'Amazon est viable par lui-même pour Amazon pourrait sembler anecdotique pour nous autres auteurs. Après tout, du moment que des auteurs indépendants peuvent en tirer profit, ils n'ont pas forcément envie de se poser la question. Et pourtant... Si KU ne rapporte pas assez par le produit de ses abonnements, c'est qu'Amazon doit y injecter de l'argent. Ce qui signifie que tous les auteurs KU deviennent de facto des auteurs subventionnés. Or, un robinet à subvention, cela peut se fermer à tout moment. On peut le faire de manière brutale, en coupant le service, ou plus subtile, en modifiant les règles. Et s'il y a une chose dont on peut être sûr, c'est que les règles de Kindle Unlimited changeront de nouveau.
L'abonnement à Kindle Unlimited revient à 9,99€ (ou $, selon les pays) par mois. Or, Amazon a annoncé pour juillet 2015 un fond mondial de 10 millions d'euros. Est-ce que cela signifie qu'il existe dans le monde 1 million de personnes ayant souscrit à KU? J'en doute.
Mais même si c'était le cas. Combien en moyenne une personne inscrite à KU télécharge-t-elle d'ebooks en un mois? Combien lit-elle de pages? Deux questions fondamentales, pour lesquelles nous n'aurons pas les réponses, Amazon étant très secret sur ses chiffres.
Ce que nous connaissons, c'est la tarification de Kindle Unlimited. Une lecture rapide des tarifications en suivant ce lien amène à penser que pour un livre de 200 pages emprunté et lu dans sa totalité par une personne, l'auteur touche 20€. Presque trop beau pour être vrai, sauf qu'évidemment, rares sont les livres à être lus en totalité.
Donc, admettons qu'il y ait 1 million d'inscrits sur Kindle Unlimited dans le monde et que ces personnes, plutôt que de télécharger des ebooks de manière illimitée comme le prévoit le service, se consacrent à la lecture de votre ebook de 200 pages.
Bravo, vous venez de gagner 20 millions d'euros! Avec un seul ebook! Sauf que le fond mondial est de... euh, 10 millions d'euros.
On voit bien que mathématiquement, il y a quelque chose qui cloche. Le site de tarification évoque, pour un livre de 200 pages emprunté et lu dans sa totalité 100 fois, la formule suivante: "10 millions € multipliés par 20 000 pages attribuées à cet auteur, le tout divisé par les 100 000 000 pages au total".
Il faut donc qu'il y ait eu 100 millions de pages lues au total sur Kindle en un mois pour obtenir ce tarif. Pas davantage. Cependant, les spécialistes s'accordent à penser que le chiffre total de pages lues en un mois sur Kindle serait plutôt de 1 milliard 666 millions.
Là, il faut refaire le calcul, et cela revient à 0,006 € la page, soit 1,20 € le livre de 200 pages. A vérifier avec les paiements à venir.
On s'aperçoit donc qu'il y a une forme de partage fait avec ce pot commun de 10 millions d'euros.
On peut aisément conjecturer, si KU connaît du succès (ce qui est le cas) et qu'Amazon souhaite continuer à payer suffisamment les auteurs pour chaque ebook emprunté, de manière à ce que les auteurs ne quittent pas ce service, qu'Amazon mette davantage d'argent sur la table.
Parce que plus le nombre de pages lues augmentera, plus la paie pour les auteurs diminuera.
Mais cet argent sera-t-il couvert par le produit des inscriptions au service? L'est-il, d'ores et déjà? On peut fortement en douter, surtout lorsque l'on sait que la plate-forme concurrente, Scribd, a dû bannir 200 000 ebooks de son catalogue, car les lecteurs de ces ebooks, de la romance, avaient tendance à trop télécharger, ce qui remettait en cause son modèle économique.
J'évalue personnellement à 99% de chances le fait que Kindle Unlimited, en lui-même, soit déficitaire, et qu'Amazon y injecte de l'argent venu d'autres bénéfices.
Pourquoi Amazon irait-il injecter de l'argent dans un service déficitaire? Tout simplement parce que les ebooks peuvent être un moyen d'attirer sur le site des clients qui y achèteront autre chose que des ebooks. C'est aussi très bon pour l'image et la réputation de générosité du site auprès de ses clients.
Cela donne de surcroît un avantage de compétitivité énorme à Amazon par rapport à ses concurrents sur l'ebook, et ce d'autant plus que les ebooks Kindle Unlimited, sauf rares exceptions comme la série des Harry Potter (oui, Harry Potter est dans KU), sont exclusifs à Amazon, en raison des règles propres à KDP Select (KDP Select permettant à un ebook d'auteur indépendant d'être enrôlé dans Kindle Unlimited).
Un million d'ebooks exclusifs à Amazon! Sacré avantage de compétitivité, tout de même...
Certains auteurs, sur la planète Internet, se demandent de manière romantique si à l'instar de Robin des Bois, Amazon ne reverserait pas dans Kindle Unlimited sa marge de 30% sur les ebooks vendus par les gros éditeurs. L'ironie de la chose aurait de quoi faire sourire n'importe quel auteur indépendant.
Il n'empêche que cet argent reversé s'assimile à de la subvention. Quand un pays européen subventionne certains secteurs de son économie, les autres pays européens sont en droit de protester qu'il y a une distorsion de concurrence, et qu'ils ne peuvent plus lutter à armes égales.
Dans le domaine de l'ebook, Amazon règne aux Etats-Unis de manière si écrasante sur le marché que l'on peut commencer à parler de monopole. En subventionnant massivement les auteurs indépendants qui rejoignent Kindle Unlimited, il me paraît évident qu'il va mettre très rapidement en danger, ou sous l'éteignoir, les concurrents que sont Kobo, Apple et Google.
Regardons les choses en face: Kobo, avec ses 400 000 ebooks en tout (contre un million d'exclusifs à Amazon, et trois millions en tout, rappelons-le), n'a pas les moyens de lutter contre Amazon. Apple et Google ont les moyens financiers, mais ils sont trop en retard.
Apple s'intéresse avant tout à la musique (pour rappel, Steve Jobs ne croyait pas en l'avenir de la lecture) et Google n'a pas forcément envie d'investir un milliard de dollars pour concevoir sa propre liseuse numérique (ce qui me paraît indispensable pour lutter contre Amazon) liée à un site qui tienne vraiment le choc.
En plus de cela, le streaming, dans les domaines de la télévision (Netflix) ou de la musique, a le vent en poupe, avec des résultats en nette hausse. Les services de souscription (streaming) Spotify et Pandora ont ainsi connu une hausse de 46% en 2014, contrairement aux ventes de MP3 chez Apple, en baisse de 13%.
Cela fait proclamer à des auteurs comme Joe Konrath que la lecture en streaming est l'avenir de l'ebook.
Et Amazon, bien sûr, de surfer sur la vague dont ses concurrents ne peuvent profiter, par manque de moyens financier.
En réalité, le modèle de souscription est désastreux pour les auteurs. Je l'avais classé juste un degré au-dessus du piratage dans mon article sur la lecture équitable.
Je pourrais malgré cela l'utiliser ponctuellement s'il n'y avait pas de condition d'exclusivité: en effet, en tant qu'auteur indépendant, je n'hésite pas à mettre des ebooks entiers gratuits de manière permanente afin d'améliorer la visibilité de mes livres.
La visibilité se paie.
Sans exclusivité, un système de souscription pourrait être un système de remplacement idéal pour les ebooks en permafree (gratuité permanente), mais je ne l'utiliserais que pour la visibilité: en aucune façon, je ne compterais faire de l'argent avec des ebooks en souscription. C'est d'ailleurs ce que font les artistes de la musique avec Deezer et autres. Ils l'utilisent pour être mieux connus et remplir les salles au moment des concerts.
Le fait que pour l'instant, KU soit en fait souvent rentable pour les auteurs qui y sont, et permette une meilleure visibilité (à chaque emprunt, votre ebook monte en classement, même s'il n'est pas lu) n'est à mon avis que provisoire et fortement artificiel.
En tant qu'auteur indépendant, je n'ai pas envie de baser mon modèle économique sur un effet d'aubaine. Je n'ai pas envie d'être subventionné pour mon travail. A bâtir sur des sables mouvants, ce n'est pas le ciel, mais mon propre toit qui me retomberait sur la tête.
[EDIT 16 août 2015] : Le prix de la page Kindle Unlimited est de 0,00529 euros. Cela signifie qu'un roman de 200 pages rapporte à l'auteur KU 1,05 euros, et un roman de 400 pages, 2,11 euros. Mais ce n'est pas gravé dans le marbre, et je fais le pari que la rémunération sera à la baisse dans les mois à venir.
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