A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le trente-et-unième.
31. Au bord du précipice
Il ne fallut pas attendre bien longtemps avant que deux femmes de haute stature n’apparaissent, sans pour autant que Shaella MacGinnis n’ait fait le moindre mouvement. L’une, sèche, toute en angles, avait la figure pâle et les yeux plissés, là où la seconde, nettement plus ronde, avait la peau brune, à mi-chemin entre celles de Shaella et de Lucinda. Jaynak ne connaissait que de réputation la diversité de pigmentation des humains. Il se demanda si c’était pour couvrir en partie leurs différences qu’ils portaient des vêtements — pensée absurde, qu’il rejeta aussitôt.
« Voici le capitaine Hina Meili, et le colonel Kaylee Moco, annonça Shaella. Hina est notre spécialiste en neurotechnologie, et Kaylee a pour domaine les systèmes d’occultation ultra miniaturisés. Chacune a sa propre équipe bien entendu. »
Les salutations furent plutôt guindées de part et d’autre. Hina comme Kaylee adressèrent de longs regards à Jaynak, qui, sous l’examen, se sentit embarrassé. Naldeia se rapprocha de lui, et il lui laissa prendre sa main.
« Alors, vous êtes vivant, dit Hina.
– Jusqu’à preuve du contraire. »
La peau de la scientifique rosit, et elle se tourna vers Lucinda. « Comment vous y êtes-vous prise ? Pour le garder en vie, je veux dire.
– En me fiant à certaines observations et expériences. Les nanites les plus réussis sont ceux qui incorporent le plus de biotechnologie. Ça les rend vulnérables à ce qui affecte nos cerveaux. J’ai vérifié l’assertion selon laquelle les ondes thêta étaient efficaces sur les Nadariens grâce au professeur Belganov, qui s’est porté volontaire. J’ai ainsi pu le mettre en transe. Il fallait ensuite limiter le rayon d’action des ondes pour s’assurer qu’elles ne touchent que le nanite parasite, et le rendent inoffensif tout en gardant le sujet conscient.
– Ça veut dire que vous avez pu localiser le nanite ? s’enquit Kaylee.
– Pas précisément, hélas. Nous connaissons les zones dans lesquelles il est le plus susceptible d’évoluer, mais nous n’avons jamais pu le prouver. »
Hina s’adressa à Shaella. « Vous avez bien fait de la recruter, commandante. »
Shaella se contenta de hocher la tête en retour.
« Absolument, nos recherches se complètent, dit Kaylee, c’est très prometteur.
– Vraiment ? demanda Lucinda.
– Hina ici présente a conçu un nanite intercepteur. Quant à mon équipe, elle a pu y intégrer une technologie à base de muons calibrée de manière à neutraliser les contre-mesures habituelles que les Ektrims emploient dans leurs vaisseaux occultés. Le plus dur a bien sûr été de réduire la tech à l’échelle nanométrique.
– Mais ça a marché, assura Hina. Nous avons repéré l’un de ces nanites parasites, qui s’est malheureusement aussitôt autodétruit dans le cerveau de son hôte.
– Ça a entraîné la mort du sujet », compléta Kaylee.
Une ombre parut s’étendre sur la pièce, et Jaynak s’aperçut que l’on évitait de le regarder. Il ignora la vague glacée qui venait de le traverser et prit la parole — pour surmonter l’émotion, rien ne remplaçait les faits. « Vous avez donc la preuve de l’existence de ces nanites ?
– Affirmatif, dit Kaylee. Malgré la fugacité de la rencontre, les données sont là.
– Depuis, nous travaillons sur un moyen de neutraliser à distance le parasite, mais sans succès.
– Il faut dire, ajouta Kaylee, que nous manquons de volontaires nadariens.
– Compréhensible », dit Jaynak. C’était une chose de vouloir prouver l’existence de ces foutus nanites, et une toute autre d’être prêt à sacrifier sa vie dans l’exercice.
« Mais vous avez survécu jusqu’ici, dit Hina, ce qui est une chance extraordinaire. Grâce à ce casque, j’imagine.
– Nous en sommes assez fiers, dit Lucinda. Et il y a autre chose. Le professeur Belganov ici présent est équipé d’une augmentation spécialement étudiée pour neutraliser la technologie adverse à distance, pendant un certain temps. »
Kaylee la contempla de haut en bas. « Impressionnant, murmura-t-elle avant de s’adresser à Jaynak. Je crois bien qu’à présent que nous sommes réunis, ce nanite ektrim n’en a plus pour très longtemps. Acceptez-vous de continuer les tests malgré le danger ? »
Jaynak ne fut pas long à répondre. « Ce serait dommage de renoncer si près du but. »
Naldeia passa son bras autour de ses épaules et fit reposer sa tête sur l’une d’elle. Autour de Jaynak, ce n’était que sourires et acclamations — appréciable, si cela n’avait pas autant ressemblé au réconfort du condamné. Il se retrouvait dans la situation de l’homme qui a marché des jours durant les yeux bandés et qui, en enlevant le tissu, s’aperçoit qu’il a longé un précipice pendant tout ce temps. A présent, il n’avait d’autre choix que de subir l’épreuve en pleine conscience.
Le Rapier poursuivit sa course dans le système Estregor, à une allure modérée cependant. L’amiral du vaisseau avait mis le cap sur les secteurs les plus retirés, où le bâtiment resterait tapi dans l’ombre jusqu’à nouvel ordre. La chasse au nanite ektrim avait repris depuis trois jours, et Jaynak ne dormait plus que le strict nécessaire, de même que Belganov. Qu’il soit pris en charge par Hina, Lucinda ou Kaylee, le vieux professeur en biotechnologie demeurait à proximité, à surveiller les constantes. Il fallait à tout prix que le nanite ektrim ne se réveille pas, et le professeur en était le garant, ainsi que Lucinda. Naldeia venait rendre visite à Jaynak quand c’était possible. Ce dernier se réjouissait que leur relation soit retombée sur ses pieds. Malgré cet allié pour le moins inattendu à laquelle elle avait fait appel, la jeune femme n’avait pas dévié de son objectif.
Maintenant que la coopération était bien établie entre les scientifiques de la Confédération d’une part, et Lucinda et Belganov de l’autre, le professeur lui-même semblait presque avoir oublié ce qui lui avait paru être une trahison dans un premier temps. Il lui arrivait encore de bougonner en apercevant Naldeia, mais l’étincelle de la passion s’était plus que jamais ravivée dans ses yeux à l’idée de pouvoir capturer enfin le nanite si élusif. Là où Jaynak n’avait pris conscience de l’existence du parasite que quelques mois auparavant, pour Belganov, il s’agissait de la traque d’une vie entière. Cela se ressentait dans son regard fiévreux, quand il se rapprochait des consoles de Kaylee et Hina pour inspecter les données.
Si les équipes se relayaient autour de Jaynak, même pendant son sommeil, c’était pour mieux quadriller les différentes zones de son cerveau primaire. Le seul nanite qui ait jamais été repéré l’avait été dans le primaire, ce qui était logique puisque le secondaire, plus spécialement dévolu à l’argelen, ne pouvait être amené à remplacer son alter ego qu’en cas de défaillance de ce dernier. Un outil de surveillance et de contrôle n’avait donc aucun intérêt à y séjourner.
Plus le temps passait, et plus Jaynak avait l’impression de revivre les échecs successifs sur Quantor, au point d’en venir à remettre en doute l’existence du parasite. L’attention redoublée sur sa personne provoquait des maux de crâne qui allaient en empirant, probablement en raison de l’incursion de nanites de détection plus nombreux au cœur de son cortex. Ces derniers communiquaient leurs données en temps réel.
« Ça y est ! Te voilà mon coco ! » L’exclamation exaltée provenait de Hina. Penchée avec avidité sur sa console, elle serrait ses petits poings, comme pour contenir son émotion.
« Tu es sûre ? demanda vivement sa compagne Kaylee, accourue à ses côtés.
– Positive. Mate-moi ces relevés ! »
Un instant passa avant qu’un sifflement n’émane des lèvres de la spécialiste en occultation. « La concentration de particules occultantes est typique, en effet. Inimitable. »
Du coin de l’œil, Jaynak vit Belganov se précipiter dans la pièce d’à côté pour réveiller Lucinda.
« C’est maintenant que tout va se jouer, dit Hina. Professeur ? Vous me confirmez que le nanite est toujours inactif ? »
La pause qui suivit fut interminable. Le professeur était revenu dans le laboratoire accompagné de la cyberneuro, laquelle inspectait à son tour la représentation holo émanant de la console de Hina. C’était un agrandissement de cellules figurant dans le gyrus cingulaire — l’une des régions du cerveau. L’une des zones était étrangement brouillée.
« Je confirme, dit Belganov.
– Votre nanite ne semble pas avoir une vision précise du parasite, commenta Lucinda.
– C’est normal, répondit Kaylee. Nos muons ne font que délimiter la source des particules occultantes. Mais il est bien là. Allez-y, capitaine. »
Hina, qui était elle aussi augmentée, se concentra sur les centaines de paramètres qu’elle était capable de gérer à la seconde. La représentation holo montra la zone brouillée se rapprocher de plus en plus. « Je l’ai, fit-elle d’une voix cette fois détachée. Il est prisonnier du champ magnétique. Je procède à l’extraction.
– Je dirige le mini drone de récupération », dit Kaylee.
Un bourdonnement à la limite de l’audible se fit entendre, provenant de ce qui ressemblait à un insecte de forme ovale. En louchant sur l’engin qui se rapprochait de son nez, Jaynak, qui reposait sur un modulo fauteuil incliné, parvint à distinguer deux minuscules ouvertures. Les cinq minutes qui suivirent lui parurent les plus longues de sa vie. Dans la projection holo, les images défilaient pourtant à toute vitesse, mais les nanites étaient si microscopiques que le cerveau en devenait un vaste terrain de jeu. Quand le nanite récupérateur s’extirpa de l’unique narine du nadarien, puis transporta sa proie dans son réceptacle, Jaynak ne vit rien, sinon que le mini-drone se colora brièvement en vert.
« C’est fait ! lança Hina en sortant de sa transe. Nous l’avons ! » Elle se leva, et embrassa fougueusement Kaylee. Si les deux femmes ne cherchaient pas à dissimuler l’intimité de leur relation, Jaynak se fit tout de même la réflexion qu’une telle démonstration ne devait pas être très réglementaire. L’irruption dans le laboratoire de la commandante MacGinnis, accompagnée de Naldeia et du dénommé Balchak, mit instantanément fin à ces effusions.
Balchak embrassa la pièce d’un regard autoritaire. L’espion quantorien avait accepté de décliner son identité et de faire cause commune avec Lucinda, Shaella et les autres, jugeant sans doute que c’était la démarche la plus productive compte tenu du caractère exceptionnel des circonstances.
« Montrez-nous à quoi il ressemble, ordonna Shaella.
– A vos ordres, fit Hina, dont les joues étaient encore toutes roses. Je lance la macro analyse. »
L’image qui apparut au centre de la pièce était celle d’une sorte de larve argentée, dont les anneaux remuaient à peine.
« Répugnant, fit Naldeia.
– Le nanite est-il toujours inactif ? s’enquit la commandante.
– Toujours, répondit Belganov. Mais il est préférable que je reste à proximité maintenant qu’il ne subit plus les effets du casque. Le mieux serait même que le mini-drone se pose au creux de ma main. »
Kaylee obtempéra sans hésiter.
« Est-ce qu’on peut enfin me retirer ce foutu casque ? demanda Jaynak. Ce n’est pas que je sois impatient, mais... »
Lucinda l’arrêta de la main. « Il pourrait y avoir d’autres nanites ektrim dans votre cerveau primaire. Je vais procéder aux vérifications.
– Vous vérifiez si vos fameuses ondes thêta rencontrent un élément extérieur au cerveau d’origine du sujet ? s’enquit Kaylee.
– C’est bien ça.
– C’est de cette manière que j’ai eu pour la première fois confirmation de l’existence du nanite ektrim, dit Belganov, sans pour autant pouvoir le situer précisément. Mais c’est encore autre chose de le voir de mes propres yeux. »
Lucinda se dirigea vers sa console. N’étant pas augmentée, il lui fallait plus de temps pour vérifier les paramètres. Jaynak rongea son frein. Puis, il se sentit envahi d’une légère somnolence — l’effet des ondes thêta sans aucun doute.
« C’est parfait, statua finalement la cyberneuro. Je ne détecte plus aucun signe d’activité anormale. »
Jaynak poussa un profond soupir de soulagement. Naldeia se pencha vers lui, et lui administra un baiser sur la joue.
Balchak, de son côté, regardait Lucinda sans chercher à dissimuler son admiration.
Depuis qu’on lui avait retiré son casque d’argent, Jaynak se sentait gagné par l’euphorie. Il était enfin délivré du nanite ektrim, le sournois parasite qui pouvait mettre un terme à son existence. Des spécialistes parmi les meilleurs de la galaxie allaient ausculter le monstre microscopique dans un effort pour en extirper les secrets. Et lui était libre, et léger — si léger ! Il était d’humeur à se rendre dans la salle holo du Rapier pour y déclencher l’une de ces holosims en apesanteur. La cabine qu’il occupait ici avait été étudiée pour y accueillir un Nadarien, avec notamment son lit à gravitation compensée et son synthétiseur calibré pour produire différentes variétés d’obal. Malgré tout son confort, il s’y sentait à l’étroit.
« Demande d’autorisation d’entrer, fit une voix synthétique. Identité : Naldeia. »
Jaynak fixa la porte, surpris. « Autorisé », dit-il.
Il y avait dans l’attitude de la jeune femme, tête et paupières baissées, une forme de repentance. Elle se tenait là sans bouger, derrière la porte ouverte, et Jaynak sut qu’un espoir vibrant l’animait. C’était le moment où il avait le pouvoir de tout détruire ou de tout reconstruire.
Jaynak ouvrit ses bras. Naldeia s’élança et l’étreignit avec force. Les yeux de la jeune femme étaient voilés d’humidité.
« Fermeture de la porte, fit Jaynak d’une voix subitement enrouée. Confidentialité maximale. »
Leurs lèvres se joignirent. Les plaques qui recouvraient leur peau pivotèrent d’un commun accord. De celles de Jaynak au niveau de l’abdomen jaillirent ses quatre appendices. Au moment où ceux-ci pénétrèrent les orifices de Naldeia, il ressentit la même sensation que lorsque la jeune femme lui avait fait cocon de son esprit, décuplée. L’harmonie était parfaite.
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