dimanche 19 juin 2022

« Pourquoi vous n'êtes pas très connu ? »

Lorsqu'un libraire me demande « Pourquoi vous n'êtes pas très connu ? », ma réaction dans mon for intérieur est celle-ci : 😅😅😅😓😓. Parce que ce genre de question, bien sûr, va tout de suite me confronter à mes limites, et à celles de l'exercice de ma profession. C'est une question qui dépend bien sûr de ce que l'on met derrière l'expression "très connu", mais qui garde malgré tout, dans sa naïveté, une certaine légitimité.

« Vous êtes l'un des auteurs qui vendent le plus ici, et de très loin. Très peu vendent autant. Pourquoi vous n'êtes pas très connu ? » C'est à peu près en ces termes que l'un des employés du rayon librairie du centre commercial Auchan à Soisy m'a posé la question qui m'a fait suer intérieurement.

Je lui ai aussitôt répondu, bien sûr, par rapport à l'absence de mes romans en rayons, le manque d'exposition lié au fait que je refuse la politique de retours des libraires, c'est à dire de devoir rembourser des livres, au bout de plusieurs mois, qui n'auraient pas été vendus. Je lui ai aussi parlé de mon carnet d'adresse proche du zéro absolu, qui ne me permet pas de passer par exemple à La Grande librairie, l'émission télé. De mes tentatives de pub payantes sur Facebook et Amazon, qui n'ont rien donné. De la traduction en anglais de la trilogie Ardalia, en Fantasy, et des Nouveaux Gardiens, en Thriller, suivis de publicités payantes dans des newsletters à plusieurs centaines de milliers d'abonnés US, qui n'ont rien donné non plus. Du fait que j'étais plutôt doué pour vendre mes bouquins en live, mais pas du tout pour le marketing sur internet. 

J'aurais aussi pu lui répondre que j'étais juste un borgne parmi des aveugles. J'aurais pu lui dire que mon record de vente sur une journée était de 42 livres, alors que Brandon Sanderson a physiquement dédicacé 1000 livres papier en une seule journée (cycle de la Roue du Temps dont il a écrit les derniers opus).

J'aurais pu lui dire, aussi, que Brandon Sanderson, qui a vendu des millions de livres, est inconnu du grand public, qu'il n'est connu que des amateurs de Fantasy, qui peuvent retrouver ses romans dans les rayons appropriés. Lui faire comprendre que le terme "très connu" est vraiment très subjectif, et que même JK Rowling est toujours l'inconnue de quelqu'un d'autre.

J'aurais pu lui parler de quelque chose de plus intime, de ma méfiance par rapport à la célébrité et tous ses pièges, qui transparaît dans mon article Mortelle célébrité

Mais si je savais que sa question avait malgré tout une légitimité, si je savais pourquoi elle me mettait mal à l'aise, c'est qu'en mon for intérieur, d'une certaine manière, je pense en connaître la réponse. C'est que pour moi, un best-seller qui se vend à plus d'une centaine de milliers d'exemplaires est une anomalie. Et que mes romans ne sont pas des anomalies, ce sont des livres "normaux". 

Un roman qui suscite une réaction d'accroche immédiate et un bouche à oreille très important, ce qui signifie que des lecteurs sont prêts à dépenser leur énergie pour le faire connaître, un roman qui créé un effet boule de neige, d'augmentation exponentielle des ventes, ce roman-là, et je suis désolé pour tous les lecteurs qui ont lu et apprécié mes livres, je ne l'ai pas écrit, tout simplement. Pas encore écrit? Peut-être. Je n'en sais rien, à vrai dire. C'est quelque chose qui ne dépend de moi qu'en partie. 

A une seule occasion, il m'est arrivé de ressentir cette anomalie qui peut être le signe d'un best-seller. C'était pour ma nouvelle gratuite Les Explorateurs. En décembre 2014, cette nouvelle s'est retrouvée n°1 au classement des téléchargements d'ebooks gratuits d'Amazon. Un peu plus de 600 exemplaires ont été téléchargés sur le mois de décembre 2014. Et je n'avais rien fait pour cela. Quelqu'un a juste parlé de cette nouvelle sur un site. 

La nouvelle Les Explorateurs est d'ailleurs la plus téléchargée de mon catalogue: 16700 téléchargements chez Apple, 4400 chez Amazon. Mais c'est du gratuit. Et pour les Explorateurs, j'avais fait l'effort d'inciter des proches à noter le livre sur Apple, parce qu'à partir de 10 notes, la nouvelle se retrouve davantage montrée aux lecteurs de l'application iBooks. Donc sur Apple, j'avais une sorte de levier pour le faire connaître. Je trouvais pénible de faire cet effort envers mes proches pour les autres livres, donc je ne l'ai pas reproduit, même si j'incite toujours mes lecteurs à mettre des notes et commentaires sur mes livres. 

De nos jours, il faut le savoir, le simple fait de mettre des étoiles à propos d'un livre sur un site de vente ou une application demande un effort gigantesque aux lecteurs. En tout cas à la plupart des lecteurs, pas à vous, bien sûr, cher lecteur, qui avez lu, noté, et même commenté au moins l'un de mes livres.

Donc, voilà, tout ça pour dire que je suis un auteur normal qui vend des livres normaux.  


2 commentaires:

Philippe dutry a dit…

bah, Allan, pas grave ...

c'est Cioran, je crois, qui dit quelque part que rien de plus néfaste ne peut arriver dans une vie que d'être reconnu en rue.
Adieu alors le merveilleux confort de l'anonymat.

bien à toi,

Philippe

Alan Spade a dit…

Oui, Philippe. Vivre heureux, c'est vivre caché. C'est pourquoi je pense qu'il est important de distinguer notoriété et célébrité. Je suis à peu près certain que les Américains ne reconnaissent pas Brandon Sanderson dans la rue. Et pourtant, il a vendu des millions de livres et jouit auprès des amateurs de Fantasy d'une vraie notoriété.

Personnellement, je ne cracherais pas dessus (la notoriété, la célébrité, je m'en passe très volontiers), parce que ça me permettrait de vendre des ebooks de manière plus régulière et importante, et me donnerait une certaine assise. C'est en effet l'avantage de notre époque moderne: on n'a plus besoin d'avoir nos livres en libraire pour bénéficier d'une rente de ventes, grâce à des fichiers dématérialisés que l'on peut lire sur une liseuse, une tablette ou un smartphone.

Bon, dans mon cas, à ce sujet, et malgré mes efforts de traduction en anglais, on ne peut pas parler d'une rente mais plutôt d'argent de poche...