jeudi 16 mai 2019

Le Paradoxe de l'Auteur

Dans le système actuel, tous les auteurs, quels qu'ils soient, sont en compétition pour le Temps Disponible de Cerveau des lecteurs. En cela, ils s'inscrivent dans un système beaucoup plus global qui comprend aussi bien des artistes que des non-artistes: après tout, même un scientifique cherchant à faire publier un article est à la recherche de Temps Disponible de Cerveau. 

Le plus dur pour un auteur, c'est de survivre à la sortie de ses livres. C'est ce que je disais encore l'autre jour sur Facebook, et je parle bien sûr d'expérience. L'espoir que l'on va projeter dans l'écriture d'un livre, le temps que l'on y passe, l'investissement que ça demande, tout cela peut se retourner contre nous si l'on se met en position d'attente. 

Même en essayant de baliser le terrain, même en se créant un groupe avancé de bêta lecteurs chargés de vous lire avant tout le monde, des gens que vous avez déjà rencontrés, dont vous êtes sûr qu'ils ont acheté au moins l'un de vos livres précédents et qui se sont portés volontaires pour lire le suivant avant tout le monde, même ainsi, on court le risque d'être déçu, si l'on se met en tête que l'objectif de ce genre de groupe n'est pas de limiter la casse. Il faut attendre très très peu de ses écrits pour éventuellement bénéficier de bonnes surprises, et savoir se contenter de petites victoires qui viendront avec le temps. 

C'est ce que me dit mon expérience, en tout cas. 

Comment pourrait-il en être autrement, quand vous voyez des réductions de plus de 70% sur des jeux géniaux sur PS4? Quand vous voyez que telle ou telle appli super innovante, et gratuite, va révolutionner le quotidien d'une personne? Quand vous voyez les myriades de promo sur une myriade de livres? Mais aussi de films? 

Quand vous voyez des photos si admirables sur Instagram ou Snapchat? Quand il existe un nombre extraordinaire de tutoriels sur Youtube, ou de vidéos de divertissement, de quoi en regarder de sa naissance jusqu'à la mort sans discontinuer, et sans épuiser le stock? 

Quand il existe des millions de sites web parfaitement léchés (vous avez vu celui de Robert Galbraith)? Bref, quand vous voyez que l'humanité entière se bat pour grappiller de précieuses minutes du Temps Disponible de Cerveau de chacun, avec des moyens dont l'auteur indépendant ne peut que rêver? 

Dans le livre Le Secret, dont je parlais dans mon précédent billet, l'auteur Rhonda Byrne conseille de se concentrer sur l'abondance et non sur la rareté. Le fait de se voir dans une compétition est mauvais, car cela envoie des ondes négatives. 

Il n'empêche, le constat est là: le Temps Disponible de Cerveau est loin d'être infini. Le seul système qui pourrait garantir à chaque individu de ne pas nourrir de pensées de rareté ou de pauvreté serait un système où le Revenu universel inconditionnel existerait, ce qui permettrait d'avancer de manière beaucoup plus sereine dans la vie.

Et vous savez quels sont mes rêves, en tant qu'auteur? Je ne pense pas être très original en cela, je pense que de nombreux d'auteurs de fiction en rêvent aussi: 

- de voir mes romans adaptés au cinéma (j'avoue que c'est aussi ainsi que je justifie d'avoir traduit ou fait traduire en anglais les trois tomes du cycle d'Ardalia: pour conserver cette part de rêve)
- de voir mes romans adaptés en bande dessinée
- de voir mes romans adaptés en manga
- de voir mes romans adaptés en jeu vidéo


Vous voyez où je veux en venir, avec mon Paradoxe de l'Auteur? Si tous mes vœux se réalisent, je vais me priver pour mes prochains romans, et priver aussi les autres auteurs, de Temps Disponible de Cerveau. 

Pire, si l'un de mes romans inspire un auteur, si cet auteur se met à écrire et à connaître le succès, c'est la cata en termes de disponibilité du lecteur. Un peu comme si chaque mot que j'écrivais, y compris sur ce blog, me construisait un avenir de plus en plus désastreux. 

Bon, je ne vais pas vous laisser sur cette note légèrement négative, voire déprimante. Je crois que les auteurs, et en particulier les auteurs de fiction, sont dans une position artistique unique: ce sont des sources. Nous sommes tous des sources en fait, tout ceux qui ont accès à l'écrit et ont la capacité d'écrire des histoires. 

Vous allez me dire:
- oui mais Alan, la musique d'Interstellar provoque plus d'émotion et raconte mieux l'histoire encore que le scénario
- tu as vu les scénarios rédigés par les commerciaux de Disney pour les derniers Star Wars? 


A cette dernière question, je répondrais que certaines sources peuvent être frelatées. Et à la première, que la musique est sans doute, sur certains points, supérieure à l'écrit. 

Mais cette idée selon laquelle nous sommes des sources ne signifie pas selon moi une supériorité de l'écrit sur les autres formes d'art. C'est juste que c'est plus pratique de travailler sur une adaptation cinématographique ou même sur un jeu vidéo de type jeu de rôle en se fondant sur des écrits. Si le roman est de qualité et que l'auteur s'y connaît suffisamment pour participer par exemple à l'adaptation en film, cela peut même devenir un gage de réussite du long métrage.

Les novélisations de films ou de jeu vidéo existent aussi, et il existe peut-être même des novélisations de musique, mais ce ne sont pas des débouchés naturels, et le succès est plus rarement au rendez-vous. 
Cette capacité de chaque être humain d'être une source est infiniment précieuse. A elle seule, j'y vois la justification d'un revenu universel inconditionnel qui nous permettrait de sortir d'un contexte de compétitivité assez monstrueux, finalement, pour des civilisations dites avancées, pour nous tourner vers un contexte de coopération. Enfin! 

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2 commentaires:

Guy Morant a dit…

Bonjour Alan,
Ton article décrit une réalité que tous les auteurs expérimentent avec une angoisse croissante. Si on n'y prend garde, ce sentiment de devoir se distinguer au sein d'une océan toujours plus vaste de contenus devient, à la longue, une véritable obsession. C'est le paradoxe de notre monde : bien que nous soyons toujours plus nombreux sur Terre, la quantité d'œuvres de l'esprit semble croître plus vite encore, et le succès a tendance à se concentrer sur un nombre toujours plus petit de livres, de films, de jeux, etc.

Nous sommes obligés de nous accrocher à la croyance que les lecteurs, spectateurs, ou auditeurs finiront par découvrir la qualité de notre travail, même s'il est bien prétentieux de se croire meilleur que les autres. S'il n'y a, au-delà des apparences éphémères, aucune vérité solide, nous perdons le sens de nos actes. Si le succès ne revoie finalement qu'au hasard et à l'habileté commerciale, je ne suis pas sûr d'avoir envie de le connaître.

Peut-être, finalement, que l'avenir est dans la relation directe qu'un créateur arrive à créer avec un petit nombre de lecteurs. Puisque le marché du divertissement est devenu un monstre incontrôlable, il faut peut-être abandonner l'espoir de s'y distinguer et se lancer plutôt dans la construction de liens plus intimes sur les chemins de traverse de l'information.

Alan Spade a dit…

Je pense effectivement, Guy, que c'est dans ces liens intimes, dans ces connexions que nous faisons avec des lecteurs en phase avec nos écrits que nous devons puiser l'essentiel de notre satisfaction.

Même ainsi, cela nécessite tout de même des centaines de ventes pour avoir des retours positifs, et spontanés, de quelques lecteurs. C'est pourquoi cela demande des efforts, mais c'est encore atteignable par des efforts personnels.

Le besoin d'attention pour ses productions de chaque créateur nous renvoie au besoin primitif le plus essentiel, celui du regard bienveillant que nous cherchions auprès du père ou de la mère en étant bébés. Un besoin tellement essentiel qu'il participe à la construction de chaque personnalité.

Ce besoin est commun à l'humanité, d'où le succès fulgurant des réseaux sociaux, qui essaient de simuler et de stimuler cette recherche d'attention et de regards bienveillants. D'où tous les effets pervers que lesdits réseaux peuvent également occasionner.

Au niveau artistique, la réalisation de soi passe par le regard des autres, et tout le reste n'est que masturbation. Nous sommes ainsi faits.

Comment parvenir à obtenir ce regard bienveillant, pertinent et constructif sur ce que nous écrivons sans nous rabaisser, sans y perdre notre dignité et notre estime de nous-mêmes? C'est une question que tout artiste doit se poser à un moment ou à un autre.

Cela nécessite de se connaître soi-même et de connaître le milieu dans lequel on évolue, de savoir faire la part des choses. Pour prendre un exemple concret, quelqu'un qui recherche des articles de blog devra connaître les limites de l'exercice. Savoir par exemple que les blogueuses qui écrivent également de leur côté des nouvelles ou romans sont très nombreuses. Que cette recherche de regard extérieur est en fait partagé par beaucoup plus de monde qu'on ne pourrait le croire au premier abord.

Se poser la question de l'avis désintéressé ou non, du degré d'honnêteté de l'avis, surtout à partir du moment où il n'est pas spontané mais sollicité. Et quelque part, si l'on a l'impression d'avoir mis les pieds dans un panier de crabes, savoir s'en retirer pour effectivement revenir vers la simplicité, l'avis beaucoup plus rare, mais spontané.

D'autant plus important pour les auteurs indépendants, qui n'ont pas de tampon entre eux et tous les influenceurs qui se disputent leurs bribes de pouvoir.