Quelle place occupe la mémoire dans notre vie de tous les jours ? Depuis
qu’elle a perdu une partie de ses souvenirs intimes, Lucinda Vels
traverse le quotidien comme un fantôme. Avec un certain cynisme, elle
équipe d’autres personnes d’implants neuronaux, alors qu’en tant que «
Tradi », elle désapprouve totalement la démarche. Mais elle a besoin
d’amasser les crédits pour accomplir son rêve d’une société plus juste,
et ce travail paie bien. Ironie du sort, elle va finir par se laisser
persuader d’utiliser la technologie sur elle-même, afin de recouvrer la
mémoire. C’est alors qu’elle se découvre mère. Elle qui a toujours pris
soin de ne pas tomber amoureuse a eu une fille, et son destin va en être
bouleversé.
1. « Il faudra bientôt
que je parte, maman »
Les cheveux étaient lisses, soyeux. Prendre ces mèches et les
entrecroiser en nattes noires emplissait le cœur de Lucinda d’une
joie simple et sereine. Sa fille était si sage, acceptant de bonne
grâce ce moment de communion, le dos toujours droit, la posture
élégante. Elle en était si fière ! Sept ans à peine, et
capable de tant de maturité... Découvrir qu’elle pouvait
ressentir autant de plénitude dans ces instants si communs
surprenait toujours la jeune maman. Elle qui pensait avoir en horreur
la maternité, combien s’était-elle trompée ! Ce n’était
que lorsqu’une pièce du puzzle venait se greffer sur votre
existence que vous réalisiez à quel point elle vous avait manqué
jusque là. L’air embaumait de la familière
odeur de tilleul émanant
de ses cheveux, et vous saviez que vous
n’échangeriez ce moment contre rien au monde. Bientôt, la
dernière tresse serait finie, et alors, la petite demoiselle
tournerait vers elle son visage beau et grave, et elle verrait la
couleur de ses yeux.
« Le spatioport de Quazam accueille aujourd’hui quatre
barges de débarquement de classe A, ce qui augure d’une saison
touristique de tout premier plan, Shana.
– Oui, Jim, et...
– Son à zéro, » marmonna Lucinda.
Malgré sa voix pâteuse, le réseau domotique obtempéra
immédiatement.
Lucinda palpa ses draps fiévreusement, comme si le simple fait de
les agripper pouvait retenir le délicieux rêve et ces images qui
s’enfuyaient. Elle avait été sur le point de voir ses yeux !
De pouvoir enfin connaître leur couleur, de plonger dans ces
fenêtres de l’âme de l’enfant.
Et tout cela lui échappait !
Elle se retourna rageusement. Ces plumes qui environnaient son cœur
et le faisaient flotter dans un champ antigrav s’étaient tout à
coup transformées en enclumes. Jusqu’au parfum du tilleul qui
imprégnait à présent sa bouche d’un goût amer. Elle roula de
côté et s’assit. Tête plongée entre les mains, elle se massa le
cuir chevelu. Le contact de ses cheveux crépus entre ses doigts
avait le don de l’apaiser. Elle soupira. Son cerveau lui faisait
l’effet d’une pochette surprise qui alternait le meilleur et le
pire. Le problème, c’est que le meilleur se révélait surtout
dans ses rêves, là où le pire habitait son quotidien.
Comme elle se levait pour se diriger vers la salle de bain, Alice,
l’IA qui pilotait son réseau domotique, désocculta en partie ses
fenêtres pour laisser passer une lumière encore tamisée.
Lucinda, agacée, se gratta l’avant-bras. Se dire que ses songes
étaient meilleurs que sa réalité n’était pas tout à fait vrai.
Depuis qu’elle avait choisi délibérément de violer l’autel
sacré de son cerveau, depuis qu’elle s’était fait implanter un
nanite mémoriel, des bribes de sa mémoire pouvaient lui revenir à
tout moment, et pas seulement dans ses rêves. Elle n’était sans
doute pas au bout de ses surprises.
Ses ablutions terminées, elle se dirigea vers la cuisine. Elle n’eut
qu’à effleurer le bouton « standard » du synthétiseur
pour que ses céréales, fèves et jus de fruits habituels
apparaissent au bas de l’appareil, dans leurs contenants, en
quelques secondes.
L’ironie de la situation lui arracha une grimace. Si ses parents
savaient, ils ne manqueraient pas de l’accuser d’avoir succombé
aux sirènes des « Rénos ». Et en particulier son père,
si sourcilleux. Il lui reprocherait d’être devenue l’une d’entre
eux. Et il se tromperait — elle se considérait toujours comme une
« Tradi ». Mais elle était pragmatique. Sans cela,
jamais elle n’aurait choisi ce métier de cyberneuro.
Qu’y pouvait-elle, si une partie de l’humanité entendait
s’approprier la vue d’un aigle andosien, l’ouïe d’un tarsier
d’Arcturus, l’odorat d’une chauve-souris de Chrysalin, le goût
du linamel d’Elsevia, ou le sens du toucher des thals de sa
planète, Quantor ? Pouvait-elle ramener à la raison ceux qui
brûlaient d’accroître leur force physique, ou leur souplesse de
manière excessive en modifiant leur cerveau ? Ceux qui
voulaient y voir la nuit ? Développer leurs performances
sexuelles ? Rajeunir ? Ou bien encore, les plus nombreux,
ceux qui ne rêvaient que d’absorber et d’émettre des
informations à une fréquence inhumaine, leur permettant de tutoyer
le niveau d’échanges d’intelligences artificielles ?
Non, bien sûr. Ce qu’elle pouvait faire, c’était profiter du
marché que cela représentait, en les équipant elle-même des
nanites qui les rendaient capables de prodiges — quand ses patients
ne faisaient pas de rejet. Sous sa direction, heureusement, de telles
déconvenues étaient rares. Tout dépendait de la connaissance de ce
vaste terrain de jeu qu’était le réseau neuronal, et de
l’habileté avec laquelle on pouvait déterminer les réactions
quantiques au niveau du thalamus, ou d’une autre partie de
l’encéphale. Lucinda avait bénéficié d’un enseignement
pointu, et se sentait comme un poisson dans l’eau dans les méandres
du cerveau — le cerveau des autres en tout cas. Elle aurait sans
souci continué à accumuler des crédits, si on ne lui avait pas
volé sa calotte neuronale multifonctions, héritage de son oncle. Si
elle ne s’était pas aperçue, aussi, qu’elle avait perdu une
partie de sa propre mémoire, et notamment les moments qui
entouraient ce vol.
Alice avait été incapable de lui livrer le moindre indice de ce qui
s’était produit. Une véritable trahison !
Une fois informée, sa compagnie d’assurance avait à son tour
enquêté. Selon celle-ci, le réseau domotique avait subi des
modifications rendant impossible la
découverte d’une quelconque piste. Pire
encore, ce viol des systèmes annulait la garantie de Lucinda —
elle ne pouvait plus être remboursée. Dilapidé, l’héritage
familial qui avait demandé une vie de travail à son oncle Samnus !
Pas question que celui-ci l’apprenne, bien sûr. Lucinda n’était
pas ruinée — nul ne pouvait l’être, sur une planète-providence
comme Quantor — mais comptait bien rétablir la situation. Pour
cela, il lui fallait retrouver la mémoire. L’hypnose n’ayant
rien donné, elle s’était finalement résolue à laisser l’un de
ces minuscules robots appelés nanites lui trifouiller l’hippocampe.
Comme l’opération, qui comportait un risque d’altération de la
personnalité, n’était pas tout à fait légale, elle avait eu
recours à une organisation évoluant,
sans mauvais jeu de mots, en zone grise et peut-être même au-delà,
celle des Anciens de Nova. Les nanites mémoriels étaient
malheureusement les plus coûteux, et toutes ses économies y étaient
passées.
Deux jours que le microscopique robot était intervenu (il faisait
partie des intermittents, ceux qui ne restaient que quelques instants
dans le cerveau), mais les résultats n’étaient pas du tout ceux
qu’elle escomptait. Du vol, elle ignorait toujours tout. En
revanche, une nouvelle personne s’était immiscée
dans sa vie — une jeune demoiselle connue
ni d’Eve ni d’Adam, mais que son instinct
lui désignait comme sa propre fille. Son instinct, et autre chose.
Peu après que le nanite mémoriel eut été retiré, la première
image de cette fille dont elle ignorait jusqu’au prénom lui était
apparue. La petite main s’était placée dans la sienne, mais le
visage enfantin n’avait pas osé se tourner vers elle lorsque la
voix douce, étrangement familière, avait murmuré ces paroles :
« il faudra bientôt que je parte, maman. »
Sans y penser, Lucinda essuya une larme tombée sur sa joue. Elle
resta ainsi, épaules voûtées, sans toucher à sa nourriture.
Maintenant, cela lui revenait un peu. Elle se souvenait de son
incertitude initiale, puis du choc, du coup de poing à l’estomac
qu’avaient provoqué ces simples mots.
« Ce n’est qu’un jeu, l’une de ces lubies de
gamines, » avait-elle tenté de se
persuader. Mais son cœur s’était rencogné, recroquevillé sous
la pression de l’étau glacial de la peur.
Combien de temps entre ce passé indistinct
et aujourd’hui ? Elle n’aurait su le dire. Ses sentiments
d’alors revenaient la frapper de plein fouet, comme un écho — ou
plutôt, une réplique d’un tremblement de terre. Elle l’avait
vraiment aimée. Elle semblait représenter tant de choses pour elle.
Lucinda s’essuya le front du bout des doigts. Puis elle prit une
inspiration et se raffermit sur son séant. Aujourd’hui, elle en
aurait le cœur net.
2. L’examen
Le panel de titanium du hangar glissa silencieusement, révélant le
globe blanc d’Alcor A et celui, bleuté, d’Alcor B. Parfaitement
climatisé, son glisseur antigrav la protégerait de l’ardeur des
rayons.
« Centre de santé de Shar’Nastra, » indiqua Lucinda.
Son doigt effleura le bouton « auto » qui flottait dans
l’air, et le véhicule se mit en marche. Il franchit sans un bruit
l’ouverture, puis accéléra de façon exponentielle. A la double
boule
en fusion d’Alcor, vinrent s’ajouter à
l’horizon deux autres étoiles, Mizar A et B, au diamètre deux
fois plus réduit — des géantes rouges. Les deux dernières, Mizar
C et D, plus éloignées encore, se contentaient d’éclairer la
nuit quantorienne en cette saison. Quantor était ainsi l’une des
rares planètes bénéficiant de la lumière de six étoiles. Son
atmosphère épaisse offrait heureusement une excellente protection
contre les rayons cosmiques et ultraviolets. Quant aux occulteurs de
vitres ou de cockpits, ils figuraient parmi les plus performants de
la galaxie. Même les nuits étaient claires.
Lucinda aurait pu faire venir un droïde médical chez elle, mais
cela aurait manqué de solennité. Se déplacer, c’était se
prouver qu’elle abordait cette nouvelle phase de sa vie en
conquérante, et non en victime. Autour d’elle, l’uniformité
grise de la lande n’était rompue que de loin en loin, par des
étendues herbacées. Elle n’habitait pas l’une des régions les
plus spectaculaires de la planète, loin s’en fallait, mais en
contrepartie de cette monotonie du paysage, la quiétude ambiante
n’était jamais troublée par les déferlements de touristes.
Aurait-elle voulu profiter physiquement d’une vue plus exaltante,
elle n’avait qu’à effleurer un point
plus distant
sur l’écran holo — ou prononcer quelques mots — pour que son
glisseur prenne de l’altitude et la propulse au-delà de la vitesse
du son vers sa destination, pour un voyage aussi court qu’agréable.
Comme souvent ces derniers temps, Lucinda se rappela
les instants qui avaient suivi son réveil dans son lit, ce jour
fatidique où elle avait perdu la mémoire. Cette impression que de
larges pans de son existence lui faisaient défaut avait été la
plus marquante. Elle s’était demandé si elle n’était pas folle
en réalisant que sa vie sociale était
aussi emplie que le vide intergalactique. Ce n’était que par la
suite, lorsque sa mère lui avait appris qu’elle la croyait sur
Elsevia, une planète lointaine, qu’elle avait commencé à penser
que sa santé mentale n’était peut-être pas en cause. Pourquoi
lui aurait-elle menti ainsi ?
Hypothèse corroborée par le vol de sa calotte multifonctions.
Comment mieux éviter qu’elle en dénonce l’auteur, sinon en
effaçant sa mémoire ? Après tout, son système domotique
lui-même avait eu une proportion
non négligeable de sa base de données
supprimée.
Lucinda avait exposé son point de vue à des enquêteurs, mais
s’était heurtée à leur scepticisme. L’éradication d’une
partie de la mémoire biologique était un procédé délicat et
coûteux, cela revenait presque aussi cher que l’appareil qui lui
avait été dérobé.
Lucinda était pourtant persuadée qu’il devait y avoir un lien de
cause à effet entre les deux événements.
A moins... à moins qu’elle n’ait décidé elle-même d’opérer
cet effacement sélectif de ses souvenirs. Elle en avait les
compétences, étant cyberneuro. Afin d’éviter qu’elle
n’intervienne une seconde fois sur sa mémoire dans le but de la
rétablir, elle se serait alors arrangée pour se débarrasser de sa
calotte, ou avait fait en sorte que quelqu’un la récupère, après
avoir programmé l’opération.
Elle devait forcément, dans ce cas, avoir bénéficié d’un
complice qui aurait lui-même supervisé celle-ci.
Mais dans quel but ?
Lucinda frissonna malgré la chaleur dans l’habitacle. Si elle
avait tenu à supprimer ces souvenirs, c’est qu’ils étaient
peut-être trop durs à supporter. Auquel cas, on pouvait tout
imaginer, et en particulier la perte tragique de cet être qui
faisait accélérer les battements de son cœur — son propre
enfant.
« T’emballe pas, ma fille », murmura-t-elle. Si elle
s’était arrangée pour faire effectuer l’opération par un
tiers, Lucinda était suffisamment prévoyante pour laisser une note
sur son omnicomp lui enjoignant de ne pas chercher à retrouver la
mémoire, et lui expliquant les tenants et aboutissants de sa
démarche. Or, elle n’avait rien trouvé de tel. Elle devait
absolument se faire confiance, sinon elle deviendrait cinglée.
La structure de métal, de fibre de carbone et de verre du centre de
santé se profila entre d’autres immeubles de la ville de
Shar’Nastra. Les habitations aussi bien que les unités de
production et les trottoirs étaient blancs pour mieux renvoyer la
chaleur. De grands arbres avaient été plantés le long des voies,
et quand ils s’y prêtaient, les bâtiments avaient été
végétalisés. Comme le trafic se densifiait, le glisseur ralentit
fortement. Lucinda serait bien passée en conduite manuelle si elle
ne s’était sentie trop émotive. Elle n’allait pas tarder à
connaître la vérité de son corps. Son appareil prit place dans un
flot multicolore de véhicules. En plus des glisseurs, il y avait des
monopodes et bipodes, ainsi que des individus en combinaison
antigrav, propulsés par micro-impulsion. Dans l’une de ces
combinaisons, elle distingua le crâne parfaitement lisse d’un
Alampa. A bord d’un jetbus sur sa gauche, le front ridé et le nez
en triple fente d’un Nal’Quan. Quantor était une planète
multiespèce.
Chacune
y vivait en harmonie, même si la colonisation successive par les
Nal’Quans, les humains et les Alampas n’avait pas été sans
causer moult
problèmes.
A tout moment, les différents appareils ou individus pouvaient
s’élever pour aller se poser sur une plate-forme ou dans un hangar
de l’un des bâtiments, ou bien plonger vers l’une des voies
souterraines. Le chaos n’était qu’apparent, les algorithmes
interconnectés corrigeant automatiquement les trajectoires pour
éviter toute collision, y compris des engins en contrôle manuel.
Les services obstétriques du centre de santé se trouvaient au
troisième étage, c’est donc dans le hangar de ce niveau que vint
se ranger le glisseur.
A peine eut-elle posé le pied au sol qu’un droïde inclina la
voûte sphérique qui lui tenait lieu de crâne devant elle. Son
corps en forme de dragée géante flottait en l’air, maintenu par
un champ antigrav. Lucinda savait qu’il pouvait au besoin faire
sortir des appendices faisant
office de bras et de mains. « Bienvenue au
centre de santé de Shar’Nastra, fit la voix veloutée et
androgyne. Quel est le motif de votre visite ? » Comme il
prononçait ces paroles, les iris bleutés la scannèrent de haut en
bas, l’espace d’un battement de paupières.
Lucinda n’hésita pas, ayant préparé sa réponse. « C’est
pour un examen. Je voudrais vérifier si j’ai déjà donné
naissance in utero à un ou plusieurs enfants. » Voilà,
c’était dit. Et d’une voix à peine tremblante.
En tant que traditionaliste, Lucinda savait qu’elle aurait refusé
de faire naître sa fille dans une couveuse. Cela posait bien sûr la
question gênante du recours à un compagnon mâle, dont elle n’avait
pour l’instant aucun souvenir. Si elle en était passée par une
imprégnation naturelle, quels pouvaient être ses sentiments à
l’égard de son amant ? Elle qui avait toujours repoussé
l’idée de concevoir, ne devait-elle pas être tombée follement
amoureuse pour faire passer un enfant devant ses projets ? Mais
dans ce cas, pourquoi n’avait-elle aucun souvenir de son amant ?
Autant d’interrogations qu’elle préférait remettre
à plus tard.
Une chose après l’autre.
En dépit de l’incongruité de la question, le droïde ne marqua
aucune hésitation. « A première vue, votre morphologie laisse
penser que c’est le cas. Souhaitez-vous
passer au scanner pour le vérifier ?
– C’est pour ça que je suis ici. Je veux une confirmation
officielle. Je veux savoir combien j’ai eu d’enfants.
– Désirez-vous
des examens complémentaires ? Examens mémoriels ?
– Ce ne sera pas nécessaire. Je suis déjà un traitement de
ce côté.
– Dans ce cas, veuillez me suivre. »
Lucinda poussa un long soupir. Ils marchèrent jusqu’à un mur le
long du hangar où étaient disposés des gyropodes à champ de force
stabilisant. Lucinda en choisit un et indiqua d’un geste à
l’appareil, via l’affichage holographique, de suivre le droïde.
Ce dernier accéléra rapidement. Après un défilé de corridors,
ils empruntèrent un puits gravifique qu’ils abandonnèrent très
vite pour longer de nouveaux couloirs. La pièce qui accueillit
Lucinda comportait des modules en forme de scaphandre, placés à la
verticale.
« Examen de niveau 2, prononça le droïde. Sujet :
Lucinda Vels. »
Elle savait qu’il ne disait cela qu’en raison du protocole. La
machine à laquelle il avait parlé aurait pu se contenter de
recevoir ses instructions sous forme d’ondes. C’est d’ailleurs
ce qui
s’était produit pour toute une série d’informations
complémentaires. Dès lors que des êtres biologiques étaient à
portée de voix, cependant, les machines devaient s’adapter.
« Déshabillez-vous, s’il vous plaît. »
Lucinda sentit son cœur battre plus fort. Elle retira son haut, son
soutien-gorge, puis sa jupe et sa petite culotte. La tenue classique
d’une « Tradi », beaucoup plus originale cependant que
les uniformes trop souvent portés par les « Rénos ».
Le scaphandre s’entrouvrit. Frémissante, tous poils hérissés,
elle prit place à l’intérieur. Le couvercle se referma et elle
eut devant elle les yeux électroniques des scanners et autres
senseurs qui commençaient déjà
leurs analyses. Bientôt, une image de son corps
se forma, remplaçant les instruments.
Elle lut l’effarement sur les traits de son visage et dans ses
grands yeux marron. La peau noire, les cheveux crépus étaient ceux,
typiques, d’une humaine descendante de ces colons venus s’installer
sur Quantor, et dont le métabolisme
avait dû s’adapter, avec les générations, aux conditions
climatiques de la planète. Son cou strié de larges plaques
témoignait des modifications génétiques qui avaient été
apportées pour permettre à l’espèce de respirer
l’atmosphère ambiante. Ses seins, pleins et galbés, avaient été
préservés de tout changement.
Les différences
par rapport à son espèce d’origine étaient bien sûr plus
importantes à l’intérieur de son corps.
Son regard tomba sur ses hanches. Sans nul doute, celles-ci étaient
suffisamment larges pour avoir permis l’accouchement par les voies
naturelles. Son hypothèse
fut bientôt confirmée par la machine. « Diagnostic positif »
lut-elle tandis qu’une voix prononçait
les mots qui flottaient devant elle. Elle avait donné naissance,
mais à une seule reprise. Huit ans auparavant. A une fille.
Le scaphandre se rouvrit, et Lucinda tituba à l’extérieur. Elle
ne savait trop si elle avait espéré ou redouté cette confirmation.
C’était trop mélangé à l’intérieur, comme un tourbillon qui
la laissait sens dessus dessous. Elle s’agenouilla, essuya une
larme et se pencha vers ses vêtements. Comme elle s’habillait en
tremblant, elle s’efforça de remettre de l’ordre dans ses
pensées. Comment avait-elle pu oublier une telle chose ?
Le droïde médical flottait toujours dans un coin de la pièce.
Lucinda prit une inspiration, décidée à surmonter
ses émotions. « Peux-tu interroger ta
base de données ? demanda-t-elle d’une voix rêche.
– Bien sûr.
– Dans quel centre s’est produit l’accouchement ? A
quoi ressemblait l’enfant ? »
Une seconde s’écoula avant la réponse, ce qui représentait une
recherche approfondie. Elle tomba comme un couperet.
« Aucune trace d’un accouchement à votre nom. Aucune trace
non plus d’un accouchement correspondant à votre ADN et à votre
profil. Ni ici ni sur aucune des stations orbitales de Quantor. »
3. L’abîme
Lucinda en resta bouche bée. En un sens, cependant, elle n’aurait
pas dû être surprise. L’information cadrait avec ce que lui
avaient dit ses parents au sujet de son voyage interstellaire. Sauf
que Lucinda savait pertinemment ne pas être allée sur la planète
Elsevia durant cette période — ni sur aucune autre, d’ailleurs.
Elle n’avait pas tout oublié de ces huit dernières années,
et se souvenait avoir continué de travailler en freelance en tant
que cyberneuro. Il y avait donc bien tentative de dissimulation de la
réalité. Dans quel but, c’était la question qu’il lui fallait
résoudre.
D’un geste vif, elle dessina un « H » sur son sac à
main, qui lui répondit en affichant l’heure — 8h20. Il ne lui
restait que quarante minutes avant le début de sa journée de
travail. Elle inclina la tête en direction du droïde avant de se
diriger vers son gyroscope. « Retour à la dernière
destination, » articula-t-elle. Aussitôt, l’appareil se mit
à accélérer. Il se penchait avec grâce dans les virages. L’esprit
troublé, Lucinda ne suivait pas vraiment ses mouvements, mais le
champ de force qui l’entourait suffisait à les lui faire
accompagner et à assurer la stabilité. Quelques glisseurs de plus
étaient apparus dans le hangar depuis qu’elle en était partie.
Elle reprit le sien et lui fit mettre le cap sur la Nan Tech, la
compagnie qui l’employait. Située aux confins des colonies
humaines, dans la ville de Baneleys, l’entreprise était une
émanation des Anciens de Nova, qui y pratiquaient à la fois leurs
opérations légales et clandestines. C’était sans doute en raison
de sa réputation sulfureuse qu’elle payait si bien, mais Lucinda
n’était pas en position de jouer les fines bouches. D’autant
moins, d’ailleurs, qu’elle avait été également cliente de
leurs services, ayant bénéficié du nanite mémoriel fourni et
implanté par la Nan Tech.
S’élevant entre les grandes plaines qui abritaient les cultures
locales, des collines firent leur apparition. Le terrain devint plus
rocailleux. Lucinda passa les commandes en manuel, et s’amusa à
louvoyer entre des éperons rocheux. Il fallait une certaine
concentration pour que l’ordinateur de bord ne reprenne pas la
main, ce qui n’était pas pour lui déplaire. L’état d’esprit
était adapté à son travail. En contrepartie de leur générosité,
les Nal’Quans se montraient exigeants et peu enclins à faire
preuve de mansuétude en cas d’erreur — pas ceux de la Nan Tech
en tout cas.
Au creux de la vallée, les vastes
dômes allongés se découpèrent. Pourvus de motifs violets qui
tenaient lieu de fenêtres, ils étaient typiques de la culture
novienne. Ils abritaient des bassins d’eau saline, verdâtre, où
poussaient des algues issues de la planète mère des Nal’Quans,
Nova Prime. Rien que d’y penser, Lucinda pouvait déjà sentir leur
odeur âcre, pas si désagréable, cependant, une fois que l’on s’y
était familiarisé. Impossible de faire autrement de toute façon,
puisque ses employeurs, en raison de leur nature semi-aquatique,
avaient besoin de s’y ressourcer toutes les heures. Le hangar qui
accueillait les glisseurs du personnel se trouvait en dehors des
locaux de travail. Elle n’était pas la seule à venir garer le
sien, ce qui n’était pas un problème — les alvéoles du
bâtiment pouvaient s’ouvrir simultanément pour laisser
entrer les véhicules, et il était facile d’en
sélectionner une qui ne soit pas surchargée. Il fallait en revanche
ressortir à l’air libre et marcher ou flotter le long d’une
ruelle avant de
pénétrer dans le hall de l’entreprise. Ceux
qui comme Lucinda ne bénéficiaient pas d’une combinaison
climatisée se retrouvaient assaillis par une bouffée de chaleur dès
leur sortie du hangar.
Elle chercha des yeux sa collègue Annette Delsing. Deux des
individus qui s’avançaient à ses côtés avaient la peau bleue et
le visage plissé des Nal’Quans. D’autres étaient des humains,
de sexe mâle pour la plupart. Pas d’Annette à proximité. Elle
aurait pu sortir son omnicomp de son sac à main pour la localiser,
si ce n’est que de toute façon elle la retrouverait au bureau.
Alors qu’elle s’apprêtait à se remettre à marcher, Lucinda se
sentit tirée en arrière par le bras. Elle se retourna sur un
individu
masqué, dont elle ne discerna que les yeux bleus. L’instant
d’après, l’homme plaqua un objet métallique contre son front.
Une voix grave retentit dans sa tête, si forte qu’elle ne pouvait
que provenir de l’objet, ou avoir été amplifiée par lui. « Si
tu réussis à retrouver la mémoire, tu vas être plongée dans un
abîme dont tu ne sortiras pas vivante. » Tandis que l’écho
sonore
se répercutait dans son crâne, toute réalité disparut aux yeux de
Lucinda, et elle se vit en chute libre dans un gouffre. Plus elle
tombait, plus la température augmentait, au point de lui cuire les
jambes, le torse et le visage.
Au moment où son corps ne fut plus qu’une plaie béante, tout
devint noir autour d’elle.
Lorsqu’elle revint à elle, ce fut en position allongée, sur une
table d’opération. Un droïde de conception novienne la
considérait de son air indéchiffrable. Deux Nal’Quans se
trouvaient également penchés au-dessus d’elle. Une voix récitait
des paroles, et comme l’un des doigts palmés du Nal’Quan se
posait sur ses lèvres violacées, elle comprit que la voix venait de
sa propre bouche, tout en réalisant le sens des
mots qu’elle prononçait. Elle se tut
aussitôt. « Dont tu ne sortiras pas vivante, » voilà ce
qu’elle répétait en boucle. L’air autour d’elle était si
frais... elle qui osait à peine respirer se mit à aspirer l’air
divin à grandes goulées.
« Vous êtes en sécurité ici, la rassura celui des Nal’Quan
dont la peau était la plus ridée.
– Etat des fonctions biologiques : optimal, fit le
droïde.
– Etes-vous sujette aux insolations ? l’interrogea le
second.
– Pas que je sache, répondit-elle, perplexe. Je n’ai
presque
pas été exposée aux rayons. » La
question lui paraissait sans commune mesure avec la douleur
ressentie. Elle se redressa sur les coudes et, bourrelée d’angoisse,
regarda ses jambes, qu’elle s’attendait à voir noircies,
carbonisées.
Rien. Elles étaient en parfait état — elle pouvait même remuer
les orteils. Ses bras, son torse n’avaient
subi aucune brûlure non plus. C’était absurde.
« Vous êtes en parfaite santé, la rassura le premier. Vous
avez sans doute eu une bouffée d’angoisse. Est-ce le stress lié à
l’intervention du nanite mémoriel ? C’était juste
avant-hier, d’après votre dossier. »
Elle fronça les sourcils en le dévisageant. Elle se trouvait donc à
l’infirmerie de la Nan Tech, puisque bien sûr, son dossier médical
classique ne mentionnait pas le nanite. La sensation de l’objet
froid sur son front lui revint tout à coup, et elle y porta la main.
« Ce n’était pas le nanite, dit-elle. J’ai été
agressée. »
Les Nal’Quans la considèrent en fronçant les sourcils avant de
s’entreregarder. Les quatre petits appendices, sorte de
mini-tentacules au niveau de leur menton, s’agitèrent. « Dans
ce cas, vous voudrez peut-être vérifier que rien ne manque. »
Le plus ancien lui désigna son sac à main, qui reposait dans un
coin de la pièce.
« Si vous pouvez décrire l’individu qui vous a agressée,
nous pouvons le signaler au service de sécurité, qui mènera son
enquête », proposa le plus jeune. A son attitude, il était
évident qu’il ne souhaitait pas voir
les autorités de la ville mêlées à cette
affaire. Ce qui se passait à la Nan Tech devait y rester autant que
faire se pouvait.
« C’était un humain. Il avait les yeux bleus mais il portait
un masque.
– D’autres détails ? C’est un peu court. »
Elle secoua la tête. « Je regarderai dans mon omnicomp. Il
était dans mon sac, mais ses senseurs ont pu détecter quelque
chose.
– Nous nous sommes déjà permis de le consulter, fit
l’ancien. Ses senseurs ont été bloqués. Il n’a rien. »
Lucinda avala sa salive. « Vous voyez bien que c’était une
agression. Préméditée... »
L’embarras se peignit sur les traits des Noviens. « Bien sûr,
rien ne vous empêche de porter plainte auprès des autorités, dit
l’un.
– Auquel cas, nous serons forcés d’en référer à notre
hiérarchie... » fit
l’autre.
La nuance de menace dans sa voix, la dernière intonation plus haute
laissant entendre qu’elle n’était pas achevée retentirent comme
autant de signaux d’alerte. Il ne fallut pas beaucoup d’imagination
à Lucinda pour la compléter. Laquelle mettra fin à votre
contrat. Ou quelque chose du genre, se dit-elle. Elle sentit
presque les rouages de son cerveau s’enclencher. Si elle restait
sur sa position et portait plainte, elle se ferait virer. Terminé,
l’idée d’engranger suffisamment de crédits pour bénéficier
assez rapidement d’un autre passage de nanite mémoriel. Quelle
serait la première personne à s’en réjouir sinon son agresseur,
qui avait justement fait en sorte de la dissuader de continuer à
travailler ici, où elle s’efforçait de recouvrer la mémoire ?
Il aurait gagné, elle aurait perdu. C’était aussi simple que ça.
Lucinda poussa un gros soupir. « Je ne vais pas porter plainte.
Après tout, je ne suis pas blessée.
– Vous sentez-vous capable de reprendre le travail ? »
s’enquit le plus jeune.
Elle se contenta de hocher la tête en allant récupérer son sac. Il
ne manquait rien à l’intérieur, preuve supplémentaire du but
poursuivi par son agresseur. Sans perdre plus de temps, elle prit
congé. Ses employeurs, elle le savait, n’étaient pas du genre à
la cocooner. Elle se trouvait dans une zone
de la Nan Tech complètement inconnue d’elle. Son omnicomp était
un petit boîtier plat muni d’une sangle qu’elle pouvait ajuster
sur son avant-bras si elle le souhaitait. « Destination
secteur 481C, » articula-t-elle. Elle le rangea dans son
sac, ce qui n’empêcha pas l’objet d’émettre des
holoprojections sur son chemin — des flèches vertes qui flottaient
dans l’air et indiquaient la direction.
Annette était déjà à son poste dans le bureau que toutes deux
partageaient. Comme la plupart des humains nés sur Quantor, elle
avait aussi la peau noire, et son cou présentait les plaques
caractéristiques des colons. Mais ses cheveux à elles étaient
bouclés, avec des mèches orangé clair.
« Où étais-tu passée ma belle ? » Il y avait une
pointe d’ironie dans la question, mais sans méchanceté — ce
n’était pas le genre d’Annette. La régularité des traits de
son amie, la volupté de sa bouche, la perfection de ses formes
athlétiques révélaient des améliorations génétiques autres que
celles portant sur la simple adaptation aux conditions de vie. Cela
aurait pu les séparer, et Lucinda s’était d’ailleurs montrée
très réservée au début. Avec son propre nez de travers, ses dents
à l’alignement imparfait et sa taille inférieure à celle
d’Annette, elle n’était guère avantagée. Mais Lucinda
connaissait le prix de tels ajustements, qui frôlaient parfois les
limites de l’eugénisme, et n’étaient tolérés qu’après
ample vérification du niveau général de diversité des gènes. Une
beauté plus rayonnante pouvait ainsi se payer de fonctions
digestives moins efficaces, de performances physiques amoindries, ou
d’une prédisposition plus prononcée à certaines maladies.
Annette, contrairement à ce qu’avait craint Lucinda au début,
n’avait rien de ces arrogants spécimens qui ne vous admettaient
dans leurs cercles que si la
perfection de votre plastique correspondait à leurs critères
surhumains. Son rire jovial, communicatif, avait su toucher son cœur.
Son enjouement et sa bonne humeur n’étaient jamais feints. Sa
simplicité et sa franchise pouvaient être déstabilisantes, mais
s’avéraient rafraîchissantes dans un milieu où il fallait trop
souvent lire entre les lignes pour comprendre ce qui se tramait. En
outre, Annette en avait suffisamment sous cette épaisse crinière
pour s’être spécialisée dans la biologie novienne — pas une
mince affaire, quand on savait que les Nal’Quans étaient équipés
d’une paire de cerveaux.
« Tu le sais bien, lui répondit-elle en rangeant son sac près
de son poste. Tu as vérifié sur ton omni. »
Sa collègue et amie ne se démonta pas pour autant. « Oui,
mais qu’est-ce que tu faisais là-bas ? Un malaise ? Ne
me dis pas que tu es tombée enceinte sans me prévenir ! »
La boutade était dangereusement proche de la réalité. Je suis
tombée enceinte sans me prévenir, moi. Ou plutôt sans que je m’en
souvienne. Il y a huit ans de cela.
« Une mauvaise rencontre, lâcha-t-elle. Je t’en reparle à
la pause. Déjà que j’arrive en retard, faut au moins que je fasse
semblant de bosser. » Annette lui rendit son sourire en coin et
se concentra sur son propre poste. Elles n’avaient encore jamais
été réprimandées par leurs susceptibles employeurs, mais se
doutaient toutes les deux qu’elles n’auraient pas droit à plus
d’un ou deux jokers. Comme elle se plongeait dans son travail de
reconfiguration de circuits neuronaux, Lucinda fit apparaître des
images holo de certains secteurs du sujet, et les observa pour
déterminer si des ajustements étaient nécessaires. Là où
l’appareil de Lucinda avait pour fonction de simuler
l’environnement d’une calotte neuronale humaine afin de vérifier
son efficacité, celui d’Annette était son pendant novien. Lucinda
admirait son amie de s’être intéressée à des cortex aussi
différents que ceux des Nal’Quans. Elle savait que ces derniers
employaient
également
des Rénos, ce qui leur permettait de jouer sur les deux tableaux.
Avec les Rénos, ils possédaient la puissance de calcul des nanites
implantés dans des esprits biologiques. Avec des Tradis, ils
bénéficiaient
d’une approche se reposant davantage sur l’expérience et
l’intuition. La Nan Tech vendant ses nanorobots aussi bien aux
Nal’Quans qu’aux humains, ils avaient besoin de profils
spécialisés dans les deux espèces.
Configurer des neurones se rapprochait du voyage dans l’espace.
L’infiniment petit, agrandi par l’ordinateur holo, présentait
des formes étranges et merveilleuses. Il fallait naviguer entre les
interstices, trouver les éventuelles failles pour intervenir dessus.
Vérifier les changements, et en cas d’erreur, effectuer un
diagnostic sur la calotte neuronale pour voir ce qui clochait. Comme
d’habitude, Lucinda ne vit pas le temps passer. Au bout de deux
heures, ce fut Annette qui la tira de sa transe.
« Alors ! C’était quoi, cette rencontre ?
Accouche, ma belle. »
Lucinda se serait bien passée de cette expression. Son amie s’était
levée de son poste et se tenait à quelques centimètres à peine.
Elle lui raconta l’agression et ses conséquences. « Il a dû
utiliser une sorte d’impulseur d’ondes cérébrales calibré pour
m’envoyer une image précise et un message, accompagnés de
sensations. Je me suis vraiment sentie brûler.
– C’est horrible, fit Annette. Et ce message qu’il t’a
fait parvenir... C’est de ma faute. Je n’aurais pas dû t’inciter
à avoir recours à ce nanite mémoriel. » Tout entrain avait
disparu du visage de son amie, laquelle se mordit la lèvre
inférieure.
« Bien au contraire. C’est vrai qu’au début, j’avais un
autre objectif. Mais j’avais déjà eu des séances d’hypnose.
Pour me souvenir. Ça n’avait rien donné. Je savais qu’il y
avait des trous dans ma vie. L’idée que tu m’as soumise en
valait bien une autre. »
Annette cessa de se mordre la lèvre et son regard se fit plus
intense. Elle lui saisit la main. « Et au fait ? Ça a
donné quoi, avant-hier ?
– Figure-toi que j’ai bien eu un souvenir. Du genre plutôt
surprenant. Renversant, même. » Elle ne sut pourquoi, elle se
sentit rougir et baissa les paupières. Elle prit une inspiration,
mesurant l’ampleur de la révélation. « J’ai eu une fille,
il y a environ huit ans de cela. Je suis allé vérifier la chose à
un centre de santé pas plus tard que ce matin. Ils m’ont confirmé
que mon corps avait donné naissance à une fille, mais sans obtenir
aucune trace de l’accouchement. »
Annette baissa la tête, mais ne sembla pas autrement surprise.
Lucinda en resta sans voix un instant. « Toi, tu sais quelque
chose, finit-elle par articuler.
– Tu as eu d’autres souvenirs ?
– Un rêve où je m’occupais de ses cheveux. Je... j’avais
vraiment des sentiments forts pour elle. Je sais que ça paraît fou
de dire ça, alors que je ne connais même pas son prénom !
– Ce n’est pas fou du tout, Luce. Crois-moi.
– Alors ? Pourquoi tu n’étais pas surprise ?
– Parce que je
m’attendais à être surprise. Je suis passée par là, moi aussi,
tu sais bien. Comme
pour toi, ce que j’ai découvert après le passage du nanite a été
extraordinaire et inattendu. Je
préfère ne pas t’en dire plus pour le moment pour ne pas altérer
ta propre expérience. Ce processus de
recouvrement de mémoire peut être long. Il ne faut pas le brusquer.
Si ton cerveau n’est pas prêt à accepter la vérité, il peut y
avoir des conséquences effroyables. »
Lucinda haussa les sourcils.
« Sois patiente, » fit Annette.
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