lundi 9 septembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 11

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le onzième. 

11. Une partie de batte gravifique 

Le lendemain, en se levant, Jaynak se sentit vaseux, comme à chaque fois qu’il abusait du sengré. Une part de son esprit brumeux se souvenait de sa rencontre avec Belganov, mais l’attribuait à un rêve. Il posa la main sur son cubar pour reprendre contact avec la réalité. La connexion neuro-télépathique l’envoya dans l’endroit le plus fréquenté par les Nadariens adultes, Nprim. Dans ce nœud de communication primaire, on pouvait recevoir des images et sons entreposés là par d’autres individus, et on était libre de partager ses propres expériences. Le nœud se renouvelait chaque jour. Il n’était pas considéré comme une source de connaissances profondes, mais permettait de se remettre en phase avec l’actualité du moment. 

Ce fut une douche froide. Grendchko avait remporté les élections avec plus de 80 % des votes. Jaynak s’y attendait, mais s’était efforcé de reporter le face à face brutal avec la réalité. Il suivit avec dépit le discours de triomphe de Grendchko. Celui-ci, un large sourire aux lèvres, ne manquait pas d’exulter. « Mes chers concitoyens, cette victoire, ce triomphe historique est le vôtre. Un milliard de remerciements pour cette victoire. Je jure d’être le Coordonateur de tous sur cette planète, même de ceux qui n’ont pas voté pour moi. Votre vote me donne le pouvoir de faire de grandes choses. Grâce aux mesures que je vais prendre et mettre en œuvre, chaque Nadarien pourra réaliser son plein potentiel et davantage encore ! Nous allons nous écarter des voies sans issue pour retrouver le chemin de la grandeur ! Et pour cela, j’aurais besoin des plus motivés d’entre vous. Je parle de vous qui croyez à notre glorieux partenariat avec les Fengirs et les autres alliés de l’Expansion, de vous qui m’avez soutenu envers et contre tout à chacune des étapes de mon ascension. De vous qui m’avez porté sur vos épaules pendant toute cette campagne, ou plutôt cet irrésistible mouvement vers les étoiles. Je vous invite à vous présenter dans votre caserne locale en prononçant ces mots : “Fervent de Grendchko” ! Vous serez alors évalué, et si vos compétences conviennent, vous rejoindrez notre équipe spéciale de bâtisseurs de la grandeur de notre planète. Nous allons faire des choses magnifiques. Ce sera une chose merveilleuse pour vous, vous les oubliés de cette planète qui allez vous voir offrir une seconde chance... » Le discours se poursuivait, sans doute pendant de nombreuses minutes encore, mais Jaynak n’eut pas le cœur d’en écouter davantage. Il se leva et alla se sustenter, avant de gagner son flotteur. 

La pluie réduisait la visibilité. Jaynak laissa le programme piloter l’appareil en direction des locaux de la Transpulsion. A présent qu’il avait le temps d’y repenser, sa réaction au cours de l’entrevue avec Belganov le stupéfiait. Renier sa décision de ne jamais entrer en contact avec les Réfractaires et sauter le pas à la suite d’une simple discussion avec un étranger dans un fumoir ? Ses résistances avaient-elles été abaissées à ce point par l’inhalation de sengré ? Ou bien son acceptation de la proposition de Belganov montrait-elle juste l’étendue de son désespoir au sujet de la société ? Pourtant, Jaynak avait un bon travail. Il gagnait très correctement sa vie. Pourquoi mettre tout ça en péril sur un coup de tête ? Pour voir le monde sous un jour différent, comme l’avait suggéré celui qui s’était donné le titre de professeur ? Pour pimenter son quotidien ? Ou encore… 

« Nouveauté et liberté », murmura Jaynak. C’était un peu comme un problème sur lequel il aurait buté obstinément pendant des années. En l’absence de toute autre solution, il se trouvait dans l’obligation d’envisager la plus improbable. 

Le mauvais temps ne réduisait pas le trafic ni l’aspect de ruche du noyau abritant la compagnie. L’assistant personnel de Jaynak sortit de veille — un message de Merek. Son frère était en permission depuis trois jours, et souhaitait le voir le soir même. Pour une partie de Batte Gravifique. Typique du frangin, ça, de le prévenir seulement quelques heures à l’avance. Mais en même temps, comment lui refuser quelque chose ? Son engagement en tant que chasseur dans les forces de l’Expansion signifiait que chacune de leurs retrouvailles pouvait être la dernière. Le souvenir d’Aljay, le jumeau de Merek mort au combat, était un rappel permanent du danger qui ne demandait qu’à se concrétiser. Ce sacrifice ultime était aussi un aiguillon au quotidien. Comment Jaynak pouvait-il se plaindre de son travail, quand ses frères risquaient leur vie pour la grandeur de la planète ? Quand l’un d’eux avait donné la sienne ? Son devoir était d’aider celui des deux qui avait survécu à faire son boulot dans les meilleures conditions possible. 

Comme le flotteur s’approchait de l’une des plates-formes rétractables, l’ajusteur gravitationnel de l’appareil se régla sur celui du Nœud d’Eglev. Jaynak poussa un soupir. L’idée que son discours motivationnel, certainement partagé par une majorité de ses concitoyens, servait les intérêts plus que discutables de gens comme Grendchko, s’imposait dans son esprit avec un peu trop d’acuité à son goût. Etait-ce l’effet du bref contact avec Belganov ? Ou bien celui-ci n’avait-il utilisé qu’une ruse psychologique pour provoquer un sursaut de sa conscience ? Jaynak n’était en tout cas plus si sûr de faire ce qui était juste. Avec un Coordonnateur comme Grendchko au pouvoir, compte tenu du plan qu’il allait sans doute mettre en œuvre pour conquérir la planète Oblan, son frère Merek allait être amené à courir dix fois plus de risques. Dans un avenir proche, peut-être. Et le soin que lui, Jaynak, mettrait à peaufiner les réacteurs d’impulsion des chasseurs n’y changerait rien. 

La Transpulsion s’était dotée d’un hangar de plus depuis le contrat signé avec Ylium. Les nouveaux locaux étaient dédiés aux chambres à antimatière des réacteurs de distorsion. Jaynak prit place aux côtés de plusieurs collègues dans une navette autonome. Au sein du compartiment, nul ne disait mot et l’ambiance n’était pas particulièrement joyeuse — rien d’inhabituel un jour succédant à une élection. Le hangar dans lequel Jaynak et ses compagnons pénétrèrent s’éveillait à une activité plus intense au fur et à mesure que chaque opérateur s’installait devant sa machine. Drones et droïdes s’affairaient autour des réacteurs. Jaynak commença sa journée comme de coutume, en vérifiant les paramètres internes des moteurs dont il avait la charge, et les instructions correspondantes des robots qui flottaient, marchaient ou roulaient tout autour. Dès qu’il interrogeait sa console, des symboles holos apparaissaient. Il en consultait certains et en modifiait d’autres. 

Sa messagerie lui indiqua qu’une requête soumise depuis un moment déjà venait de recevoir une réponse. Celle-ci s’avéra négative. Ses supérieurs refusaient de donner suite à ses suggestions concernant l’amélioration de l’efficience des poussées et contre-poussées du modèle DL-639. 

Jaynak secoua la tête — encore une fois. Il avait eu l’idée de la modification en consultant l’argelen et en accédant aux connaissances des anciens dans le nœud dédié, celui de Nelder. Les limites de la physique, sans cesse repoussées par la science et l’inventivité, voilà qui était source d’inspiration. Ses capacités à maîtriser tout aussi bien les cubars que les technologies empruntées aux Fengirs, à articuler les deux dans le but d’obtenir le meilleur de chaque monde, auraient dû lui valoir des éloges et une belle augmentation. Pourtant il n’en était rien. Trop souvent, les modélisations des Intelligences Synthétiques des Fengirs ne confirmaient pas l’intérêt des audacieux perfectionnements qu’il s’efforçait de mettre au point. Jaynak en était réduit à des travaux de vérification et de consolidation, bien loin selon lui de lui permettre d’accomplir son plein potentiel. Contrairement à ce qu’avait laissé entendre Grendchko dans son discours, les choses n’allaient pas s’améliorer de sitôt, bien au contraire. 

Insister pour faire passer ses projets aurait signifié questionner la compétence, non seulement de ses supérieurs, mais celle des Fengirs et de leurs IS, ce qui était inconcevable. Il fallait faire semblant d’apprécier toutes les suggestions de la hiérarchie au risque de perdre son poste. C’était le cas partout ailleurs, à tous les niveaux de la société nadarienne. En conséquence, les innovations étaient trop peu nombreuses, et l’Expansion s’enfonçait dans la vétusté, en tout cas en ce qui concernait les technologies en provenance de Nadar. Jaynak se demanda si ce n’était pas voulu, s’il ne s’agissait pas d’un moyen pour forcer ses compatriotes et lui à rester à leur place dans cette alliance. Pour ne pas leur donner trop d’importance. 

Il se passa la main sur le front à l’endroit touché par Belganov. Encore une idée qui ne lui était jamais venue auparavant. 

Une tâche amenait la suivante, de la vérification et des tests aux simulations d’intégration dans les vaisseaux eux-mêmes, où il fallait s’assurer des conséquences structurelles des modifications de puissance, de l’intégrité des réacteurs, de leur consommation ainsi que d’autres paramètres divers et variés. Jaynak aurait voulu en faire davantage pour Nadar, mais est-ce que ça en valait la peine, sachant que ses initiatives seraient systématiquement étouffées dans l’œuf ? Et quand on pensait à la personnalité des gens qui arrivaient au plus haut niveau, des individus comme Grendchko, on finissait par douter de l’intérêt même d’aider l’Expansion à monter en puissance. Idée sacrilège entre toutes, qui lui vaudrait, s’il la prononçait à voix haute, d’être dénoncé par l’un de ses pairs et jugé pour trahison. 

Il lança un regard circonspect aux alentours. Si quelqu’un le dévisageait avec suffisamment d’attention, il ne pourrait manquer de relever dans ses traits et son attitude les signes de la culpabilité. Ses collègues, pourtant, étaient concentrés sur leur travail. 

Jaynak s’efforça de les imiter. Aujourd’hui bien plus qu’à l’accoutumée, en effectuant les tâches à la lettre, telles qu’on les lui demandait, en étouffant son esprit critique, il avait l’impression de parcourir le même sempiternel pré carré sans s’éloigner, sans prendre de risques pour ne pas faire de vague. Il s’acquitta néanmoins de ses obligations du jour sans ferveur, mais avec attention. Si le ciel était toujours sombre quand il reprit son flotteur, du moins il ne pleuvait plus. 

Le Sengobat était l’un des rares établissements hybrides d’Argea. Situé sur l’une des plates-formes les plus étendues de la capitale, l’un de ces endroits où l’on pouvait oublier se trouver à quelques kilomètres d’altitude. Il comportait aussi bien une partie fumoir et restauration dédiée aux Nadariens qu’un espace propre aux Fengirs. Dans cette section, on servait des pièces de viande crue en provenance de différentes destinations du système, des alcools exotiques ainsi que des plantes et herbes euphorisantes si prisées des natifs d’Helgash 7. 

A son arrivée, Jaynak se dirigea directement vers la zone la plus étendue du Sengobat, celle qui lui donnait son nom, le terrain de jeu consacré à la Batte Gravifique. Une petite colline artificielle aux herbes hautes faisait face aux stands de tir. Des dômes de vitriglass sur lesquels étaient fixées des cages ovales, trois par dôme, partageaient la colline en divers secteurs, chacun d’eux étant dédié à un stand de tir. Des symboles communs au stand de tir et à son secteur permettaient de déterminer d’un simple coup d’œil lesquels se correspondaient. 

Jaynak observa un instant l’un de ses semblables se tenir prêt sur son emplacement avec sa batte. D’un tube planté dans le sol émergea une balle lumineuse couleur turquoise qui flotta devant lui. La lumière provenait de l’intérieur de la balle, et variait en intensité. Le Nadarien la frappa avec force et précision, et elle accéléra de manière extravagante. Au seuil du dôme, le Fengir se détendit, fit un bond gigantesque, l’une de ses mains en avant. Il arriva néanmoins une fraction de seconde trop tard, le projectile ricochant au bout d’un doigt dans la cage. En raison de la distance, Jaynak devina plus qu’il n’entendit le grognement de frustration du Fengir. Poursuivant sa course, ce dernier rebondit sur la paroi et atterrit avec souplesse sur quatre de ses six membres. Des acclamations retentirent. Le score s’afficha en hauteur, dans l’espace entre le stand de tir et la colline. D’autres parties avaient lieu simultanément sur les quinze zones de jeu sur toute la circonférence de la colline. 

Jaynak s’efforça de marcher d’un pas détendu comme il s’avançait vers son frère. Se retrouver dans le même établissement que des Fengirs n’était jamais une expérience tout à fait plaisante. La démarche de leurs alliés aux longues moustaches, si souple et témoignant de leur force contenue, était un rappel permanent de leur supériorité de prédateur. Merek lui sourit quand il le vit, et se détacha de l’étreinte de l’une de ses admiratrices occasionnelles. Les deux frères joignirent les paumes de manière prolongée. « Comment se passent tes missions ? interrogea Jaynak. 

– Ça a été juste à la dernière », répondit Merek. 

Jaynak aperçut avec inquiétude un Fengir se rapprocher, mais Merek ne l’avait pas remarqué et continuait. « On s’est fait accrocher alors qu’on escortait un transporteur de troupes et de ravitaillement pour l’une des lunes d’Oblan. J’ai été touché au niveau de l’axe de commandes inertielles — j’avais l’impression de piloter une brique. J’ai dû me replier en catastrophe. 

– Et par la faute de votre lâcheur de frère, intervint le Fengir, le transporteur a dû en faire autant et la mission a avorté. Voilà pourquoi il nous faut de vrais guerriers sur le front et non des lavettes qui se contentent de faire semblant. » Une lueur rouge dans l’une des prunelles de l’individu indiquait qu’il s’agissait d’un Augmenté. Son système d’analyse interne avait dû établir en une fraction de seconde le lien de parenté de Merek et Jaynak. 

Les traits de Merek se figèrent sous l’affront. Jaynak lui fut reconnaissant de garder la tête haute malgré tout. « Je te présente Elguefnir, mon… partenaire de ce soir. 

– Tous mes frères s’en étaient déjà vu attribuer un, cracha l’intéressé. J’ai dû me contenter de ce qui restait. » 

Jaynak contrôla à grand-peine son désir de se jeter sur le Fengir pour lui faire ravaler ses insultes. Celui-ci n’aurait eu qu’à sortir l’une de ses griffes acérées pour mettre un terme rapide à son existence. Il détourna les yeux, comme si les scènes de jeux avaient subitement mobilisé toute son attention. 

« Je suis Frenegl, fit une voix derrière Jaynak. Je crois que vous êtes mon partenaire. » Jaynak se retourna. Le Fengir qui s’était adressé à lui était plus jeune qu’Elguefnir, son pelage, blanc là où celui de son congénère était fauve, s’avérait plus luisant. Jaynak s’inclina avec toute l’humilité requise. 

Les paroles d’Elguefnir avaient définitivement plombé l’ambiance, et Merek indiqua d’un geste les stands qui leur avaient été attribués. Jaynak prit place à côté de celui de son frère, et s’empara de la batte accrochée le long du tuyau d’où remonteraient les balles. Il la soupesa. Son poids était moyen, il l’avait bien en main. Les deux Fengirs, d’une souple foulée, se dirigèrent vers les dômes où ils devaient défendre les cages. Jaynak s’équipa d’une visière de simulation virtuelle. Le poids de la batte gravifique se modifiait à chaque coup. Lui et son frère avaient le droit à trois tirs à blanc, des coups portés à vide, la visière simulant tout à la fois la balle et sa trajectoire. Les Fengirs, quant à eux, restaient immobiles pendant cette phase d’échauffement, ne voyant même pas les balles virtuelles ni les cages que les Nadariens avaient choisies pour leurs tirs d’essai. 

Jaynak frappa avec application, visant chacune des trois cages. Il ne réussit son coup que deux fois. Un regard sur sa gauche lui montra que Merek en avait également terminé avec la simulation. Une balle fluorescente verte se mit à flotter en face de Jaynak, une bleue devant son frère. Un décompte numérique apparut. 3… 2… 1… 

Jaynak abattit sa batte, mais le projectile fut arrêté par Elguefnir d’un bond féroce. Frenegl stoppa avec élégance le tir de Merek et relança en diagonale en direction de son partenaire, Jaynak. Il s’agissait là du coup qui demandait le meilleur timing, puisqu’on ne pouvait guère viser. Plus le gardien captait vite la balle et la renvoyait avec précision, plus il augmentait ses chances que l’autre portier n’ait pas le temps de se remettre sur ses appuis, et se retrouve en situation précaire. Jaynak et son frère touchèrent chacun la balle, mais en manquant les cages. 

Une nouvelle balle se mit à flotter au sommet du tuyau, de couleur violette pour Jaynak, ambre pour Merek. Les battes s’étaient faites plus pesantes. Les deux frères ignoraient tout des conditions pour les gardiens fengirs, si ce n’est que la gravité avait également été modifiée pour leurs adversaires. Selon les tours de jeu, ils devenaient plus lourds ou plus légers et devaient adapter leurs bonds en conséquence. Jaynak se concentra sur sa batte pour en ressentir tous les aspects, rabattit sa visière et effectua plusieurs essais. La balle filait beaucoup plus vite, ce qui était de bon augure, et effectivement, au moment de tirer pour de bon, il parvint à tromper Elguefnir. 

Son frère, cependant, avait réussi un exploit similaire. Le duel se poursuivit ainsi, les frères marquant ou échouant sur le même rythme. Les Fengirs faisaient preuve de souplesse et de réflexe. Mieux valait ne pas tirer trop près du corps sous peine que la balle ne soit arrêtée par l’une des quatre mains. Jaynak commençait à avoir sérieusement mal au bras et s’inquiétait des répercussions sur ses performances, quand, par un coup du sort, il parvint à reprendre victorieusement une balle projetée par Frenegl. Le tir repris par Merek fut quant à lui capté par Frenegl. 

« La partie est pour toi, frérot », fit Merek d’un ton dépité. 

Jaynak se mordit la lèvre en se demandant s’il n’aurait pas dû le laisser gagner, surtout lorsqu’il remarqua le regard lourd de mépris qu’Elguefnir lança dans la direction de Merek. Le Fengir, cependant, s’approchait de lui. « Voilà quelqu’un qui sait saisir les opportunités quand elles lui viennent, approuva-t-il. Il suffirait de vous faire accéder à un stage de reconditionnement accéléré, et vous pourriez devenir chasseur, vous aussi. Je suis sûr que vous brilleriez bien davantage que votre frère. » 

L’humiliation était double pour Merek, dont les épaules fléchirent. 

« Je pourrais vous obtenir ce stage, fit Elguefnir, qui sortit l’une de ses griffes pour la poser sur le torse de Jaynak. 

– C’est un honneur que je dois décliner, répondit celui-ci. Les appareils comme celui piloté par mon frère doivent voler. Mon rôle en tant qu’ingénieur-superviseur des réacteurs à impulsion est trop précieux, j’en ai peur. 

– Ah ! cracha le Fengir. Pas un pour rattraper l’autre ! » Il lui tourna brusquement le dos pour s’éloigner.


 

lundi 2 septembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 10

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le dixième.  

 

10. Choix politique et amoureux

Le jour du vote était férié sur Nadar, cependant, Jaynak n’avait pas le cœur à cela. La Ruche faisait de son mieux, comme à chaque fois, pour faire oublier l’événement, proposant ses holoprogrammes les plus intéressants du mois. Les médias spécialisés dans la politique couvraient les élections planétaires avec un enthousiasme feint, peinant à convaincre que tout n’était pas joué d’avance. C’était la même amertume qui revenait à chaque fois qu’il fallait voter, le même sentiment de se retrouver dépossédé d’une part essentielle de soi-même. Savoir que l’on ne pouvait rien faire pour influer sur la destinée de sa planète via le choix d’un dirigeant était déprimant. 

Penché sur le rebord de sa fenêtre, Jaynak poussa un soupir. L’amertume dans sa bouche se doublait d’une mélancolie elle aussi familière. Les tiraillements dans ses appendices ne faisaient que le lui confirmer, Jaynak souffrait de la solitude. Il fut un temps où il avait eu des vues sur une femme charmante, posée, intelligente, dont le caractère lui paraissait en tout point compléter le sien. Hélas, Armina était extractrice de denorium, et à ce titre, pas libre de ses choix. Une loi coécrite par les Fengirs l’avait mise hors de sa portée. Leurs alliés avaient estimé l’argelen trop corrompu pour que les ouvrières affectées à l’une des tâches les plus cruciales, l’extraction de denorium, puissent trouver leur âme sœur simplement en communiant avec leur cubar. Les extractrices célibataires se retrouvaient donc convoquées dans des Salles de Rencontre, où des individus sélectionnés par les Fengirs choisissaient leur future compagne. Armina s’était déjà vue attribuer un époux, et n’était en conséquence plus disponible. Le coup avait été rude. Après cela, Jaynak n’avait jamais pu communier avec l’argelen dans le bon état d’esprit pour sortir de sa solitude. 

Restait la Ruche qui offrait cette possibilité de rencontres. Mais Jaynak se méfiait des faux profils. Et il y avait Yneken. Depuis qu’il avait été recruté à la Transpulsion, elle avait été son amie et confidente, et dernièrement, il se demandait s’il n’y avait pas davantage. Ne cachait-elle pas des sentiments plus profonds qu’elle n’aurait jamais voulu lui révéler de peur de remettre en question leur si précieux lien ? 

Ou bien Jaynak prenait-il ses désirs pour des réalités ? Ses yeux se posèrent sur un marché à quelques centaines de mètres de là, et il se décida. « Appelle Yneken », dit-il à sa tablette. 

La jeune femme ne le fit guère attendre. « Laisse-moi deviner, dit-elle, c’est jour de vote et tu déprimes. Tu as besoin que je te remonte le moral. » 

L’image holo était celle d’une Nadarienne dont la vive intelligence se reflétait dans le halo bleuté de ses yeux. Elle était mince, et la forme harmonieuse des affleurements sur sa peau était toujours fascinante. 

 « Tu me connais, dit-il. Est-ce que tu accepterais une ballade au marché des senteurs de Barklav ? J’ai envie de changer d’air en aussi bonne compagnie que possible. 

– Je suppose que je dois me sentir flattée. » Elle fit mine de réfléchir quelques secondes. « Bon, d’accord, lâcha-t-elle. Le temps de voter, et je te rejoins là-bas. » 

Jaynak prit soin d’attendre que l’image ait disparu avant de grimacer. Le temps de voter… Un temps que lui-même était bien décidé à ne surtout pas prendre aujourd’hui. Si l’ultime choix qui vous restait était celui de ne pas choisir, alors ce serait l’unique manière pour lui d’exprimer son individualité. 

La porte d’entrée s’ouvrit sur son passage, puis se referma et se verrouilla automatiquement. Jaynak était venu en aide à Yneken dans une période cruciale pour elle, celle où elle postulait en tant que responsable qualité chez Fleng-nev, société produisant différentes variétés de poudres nutritives primordiales. Il l’avait observée à plusieurs reprises à l’occasion de sessions de communion avec l’argelen, le hasard, et leur proximité géographique, ayant voulu qu’ils y participent au même moment. Ayant remarqué son stress à sa posture, il avait fait l’acquisition au marché des senteurs d’une fleur apaisante, la zenela. Il l’avait abordée en lui proposant d’en aspirer une bouffée, ce qu’elle avait accepté après lui avoir jeté un regard suspicieux. Ses épaules s’étaient aussitôt détendues et ils avaient échangé. Jaynak aussi était en phase de test pour son recrutement à la Transpulsion, il comprenait ce qu’elle ressentait. 

Après avoir emprunté un canal modgrav, Jaynak poursuivit à pied en direction du marché aux senteurs. La marche lui faisait du bien. En même temps que la rue, il remontait le fil de ses souvenirs. Les choses étaient d’autant plus compliquées à l’époque qu’Yneken s’était disputée avec sa colocataire, qui l’avait mise à la porte. Elle était retournée chez ses parents, lesquels n’avaient que très peu d’espace à lui offrir. Surtout, elle n’avait plus accès à l’une des plates-formes d’entraînement les plus en vue sur la Ruche. Son avenir lui paraissait s’assombrir de jour en jour. Jaynak s’était alors renseigné, et lui avait trouvé une place dans son quartier résidentiel. Il avait ainsi pu l’inviter ponctuellement à l’époque malgré l’exiguïté de sa « tanière », et lui avait redonné l’accès à la plate-forme de simulation et d’entraînement. Grâce à ce double atout, elle avait passé avec succès tous les tests, et décroché le poste qu’elle convoitait chez Fleng-nev. Lui-même avait intégré la Transpulsion deux jours seulement après l’embauche d’Yneken, et ils avaient célébré ensemble leur réussite. 

Les Nadariens étaient les plus nombreux dans les rues aux alentours du marché aux senteurs. Les autres espèces bipèdes sur la planète n’éprouvaient pas le même attrait pour les fragrances qui attiraient les Nadariens. Jaynak se mit à flâner entre les étals. Son regard s’arrêtait cependant sur les différentes fleurs sans les voir. Dans cette période charnière de leur recrutement, Yneken savait que Jaynak fréquentait surtout Armina l’excavatrice. Elle n’avait donc pas recherché autre chose que son amitié, relation qui convenait également à Jaynak. Puis était venue la cinglante déception au sujet d’Armina. Jaynak ne s’en était ouvert que du bout des lèvres à Yneken, le revers étant trop cuisant. Elle avait réagi avec tact, et leur lien s’en était renforcé. Des années s’étaient écoulées depuis, chacun d’eux avait déménagé, et Jaynak s’était recentré sur son travail. A présent, la solitude lui redevenait réellement pesante. Peut-être parce qu’il était enfin prêt à passer à autre chose ? 

Jaynak aperçut la silhouette d’Yneken et lui sourit en agitant la main. Il ne connaissait pas de prétendant à la jeune femme, néanmoins il devrait manœuvrer avec précaution. N’allait-elle pas lui reprocher de n’être qu’un second choix pour lui ? Ou encore, une simple distraction, dans cette période électorale dont elle savait qu’elle lui minait le moral ? S’engager auprès d’une compagne n’était pas quelque chose que l’on pouvait faire à la légère. Pourtant, l’option Yneken s’imposait naturellement dans l’esprit de Jaynak. Si elle le lui permettait, ils pourraient vérifier leur compatibilité avec l’argelen ambré — s’ils parvenaient à ce stade. 

« Comment ça va ? lui demanda Yneken après l’avoir salué. Tu t’es déjà replongé dans les senteurs de zenela, ou bien tu m’attendais pour le faire ? 

– Je n’ai plus besoin de zenela puisque tu es là. » 

Yneken parut davantage perturbée par le ton qu’il employa et le regard qu’il lui lança plutôt que par ses paroles. « Oh ! Tu as à ce point besoin de compagnie. » Un silence gênant s’installa, qu’Yneken se crut obligée de briser. « Cela dit, il y a d’autres senteurs que la zenela qui pourraient te convenir. L’astragav, la mynolev, la blamnie. » Tout en parlant, elle désignait différentes fleurs. Derrière leurs étals, les marchands les invitèrent à se plonger dans les effluves, ce qu’ils firent. Chaque fragrance faisait jaillir les visions de montagnes, rivages d’eau douce, vallées, ou prairies dans lesquels les végétaux poussaient. S’imprégner des odeurs, c’était déjà voyager, c’est pourquoi le marché aux senteurs était si prisé. 

« J’avais pensé à autre chose », dit Jaynak. Il lui prit la main, ce qu’il ne faisait jamais, et la conduisit devant un autre stand. « J’aimerais t’offrir de la xinulev », lâcha-t-il en un souffle. 

Le visage d’Yneken se figea. Elle considéra les larges feuilles ocre, inspira et se tourna vers Jaynak. « Qu’est-ce qu’il te prend ? Tu cherches à changer notre relation ? » 

La xinulev, la fleur de l’amour coûtait très cher, et en faire cadeau à une femme était un signe d’engagement dépourvu de toute ambiguïté. Jaynak avait conscience de s’être montré trop direct, lui qui avait pensé opérer de manière détournée pour influer tout en douceur sur son état d’esprit. Mais voilà, ces parfums entêtants alentour lui avaient suggéré de faire preuve d’audace, et il n’avait pas résisté à cette idée. Mortifié, il tenta le tout pour le tout en cherchant à effleurer de la main la joue de celle qu’il considérait comme n’ayant pas encore réalisé être son âme sœur. 

Elle le repoussa, puis le toisa, l’air sévère. « J’ai fait le point sur ma vie, lui avoua Jaynak, et je m’aperçois que tu es la seule femme qui a toujours été là pour moi. Tu m’as si souvent aidé à débloquer des situations quand je te parlais de mes soucis au boulot… 

– C’est à ça que servent les amis, non ? » Son ton était encore un peu sec, mais elle s’était radoucie.

 « Je me suis dit qu’il pourrait y avoir plus que de l’amitié entre nous. » 

La lueur bleutée en provenance des yeux d’Yneken lui transmit de la peine. « Ne fais pas ça, Jay, dit-elle. Je tiens beaucoup à notre amitié. 

– Mais ça pourrait être tellement plus ! Ça pourrait être tellement mieux ! 

– Pas pour moi, désolée. Je préfère les hommes plus âgés que moi. Autant j’apprécie notre amitié, autant pour le reste, tu ne rentres pas dans mes critères. » 

Le coup était rude, et Jaynak baissa les yeux. « Les critères, murmura-t-il, c’est une chose, mais il y a ce qu’on ressent. 

– Ce n’est pas réciproque, trancha Yneken. Si j’ai fait quoi que ce soit d’ambigu, quelque chose qui te laisse penser que ça l’était, ce n’était pas volontaire. 

– Tu ne souhaites pas vérifier avec l’argelen ? insista Jaynak. 

– Je n’en ai pas besoin. » 

L’expression de Jaynak fut tellement déconfite qu’Yneken ne put s’empêcher de poser sa main sur son épaule. « Je ne t’en veux pas d’avoir essayé, dit-elle. Tu sais que j’aime positiver. Et il y a peut-être quelque chose à tirer de cette expérience. 

– Ne pas faire d’avances un jour d’élections ? » 

Elle éclata d’un petit rire. « Je ne pensais pas à ça. Le mélange des genres, c’est déconseillé, mais pas non plus impossible. Du moment qu’on le sent vraiment, tout est permis. Non, le problème, à mon avis, c’est de vraiment le sentir, justement. Et pas seulement pour toi. Il faut que tu le sentes aussi par rapport à l’autre, et par rapport à la relation qu’il y a entre les deux. Par exemple, est-ce que j’ai fait quelque chose qui t’a laissé penser que je voulais modifier la relation ? Que j’étais en attente d’autre chose ? 

– Je te trouve attirante. Tu as parfois des regards… 

– Des regards complices, rien de plus. Parce qu’on se connaît et qu’on se soutient. S’il y avait eu quelque chose qui venait de moi, tu l’aurais senti. Je t’en aurais donné l’occasion. En général, nous les femmes savons ce que nous voulons. Nous n’attendons pas que les hommes nous fassent découvrir ce que contient notre cœur, nous sommes en phase sur ce plan. Surtout quand la relation dure déjà depuis un certain temps. Tu comprends ? » 

Jaynak hocha la tête. Le retour à la réalité n’avait rien d’agréable, mais en un sens, c’était sa faute. S’il s’était abandonné à l’argelen, il aurait sans doute pu trouver plus facilement quelqu’un lui correspondant. Il avait créé lui-même les conditions de son échec, probablement parce qu’il ne s’était pas encore tout à fait remis de son dépit avec Armina. 

Le soir venu, Jaynak avait accompli l’exploit d’éviter toutes les sources d’information susceptibles de lui donner les tendances de l’élection — inutile qu’on lui assène ce qu’il savait inéluctable. La mine désabusée, il se plongeait dans les vapeurs de sengré dans le fumoir local, L’Essence des Sens. Les clients étaient rares. Le sengré avait le pouvoir d’anesthésier l’amertume des pensées, et Jaynak se laissait aller à d’indolentes rêveries, dérivant dans un courant artificiel qui le berçait. Son échec avec Yneken devint moins tangible, englouti par la brume. Il espérait qu’ils pourraient rester amis, et ce malgré le changement dans la nature de leur relation qu’impliquait sa tentative si maladroite. 

« Si je puis me permettre ? » 

Sans attendre sa réponse, un individu de haute taille, d’âge assez avancé, le front haut, s’assit en face de lui. Les plaques grises de son visage avaient perdu depuis longtemps l’éclat de la jeunesse. Jaynak n’était pas suffisamment imprégné de vapeur pour oublier qu’il l’avait remarqué à son arrivée. Le vieil homme avait pointé sur lui sa tablette, geste indiscret s’il en était. Mais les anciens avaient parfois des lubies, et s’autorisaient des libertés que des plus jeunes n’auraient pas prises. 

« Certaines soirées, dit le vieil homme, sont plus mornes que d’autres, plus propices au sengré, n’est-ce pas ? » 

Jaynak émit un grognement. Il fit néanmoins l’effort d’articuler une réponse. « Certaines soirées exigent la solitude. 

– Au risque de manquer l’opportunité de voir le monde sous un jour différent ? » 

Jaynak, qui s’apprêtait à replonger le nez dans le tube de verre, redressa la tête, puis finit par repousser le ballon-tube. La lueur dans ses yeux avait pris une teinte jaunâtre. 

« Vous n’avez pas voté aujourd’hui, n’est-ce pas ? » 

L’homme ne posait pas la question, réalisa Jaynak tandis que les brumes de sengré se dissipaient dans ses cerveaux. Il savait. La tablette… Jaynak se massa les tempes, s’efforçant de rassembler ses pensées. « Vous avez accès à un programme d’analyse comparative, finit-il par articuler d’une voix pâteuse. Ce programme monitore en temps réel tous les visages apparaissant sur le plateau de vote. Vous n’avez eu qu’à pointer la tablette sur moi pour que le programme lance la comparaison. Vous avez donc pas mal de moyens, je dirais. 

– Bravo ! Pour un fumeur de sengré, vous êtes étonnamment lucide. 

– Vous bossez pour qui ? Le Service des Renseignements Nadariens ? 

– Mauvaise pioche. Je suis le professeur Belganov, spécialisé dans les biotechnologies. » 

La réponse était inattendue. « Très honoré, fit Jaynak sans trop de conviction. 

– Je m’intéresse aux gens comme vous, qui refusent de voter. Pourquoi ce refus ? » 

Jaynak scruta son interlocuteur. Il se dégageait de lui une autorité naturelle et une volonté farouche. L’homme qu’il avait devant lui ne s’en laissait pas compter. Sa curiosité, cela dit, paraissait sincère. « La définition du vote, me semble-t-il, c’est qu’on ait le choix. Sinon, c’est qu’on nous force la main. 

– Vous n’aimez pas trop en parler, n’est-ce pas ? 

– En effet. 

– Et si je vous disais que j’ai le moyen de vous libérer de cette contrainte qui pèse sur vous ? » 

Jaynak haussa les épaules. « Il est trop tard pour voter, de toute façon. 

– Pas en votant. En vous faisant voir le monde sous un jour différent, comme je vous l’exposais. J’aimerais vous inviter à visiter certaines sections de nos souterrains. Des endroits où les gens ordinaires, ceux qui donnent leur voix sans réfléchir, ne viennent jamais. » 

La lueur bleue mêlée de jaune se fit plus intense comme Jaynak écarquillait les yeux. « Vous… ? » 

Le dénommé Belganov hocha la tête. « Cela comporte une condition. J’ai besoin que vous me laissiez toucher votre front de mon index pendant dix secondes. 

– Pourquoi cela ? 

– C’est nécessaire. » 

Jaynak était cloué sur son siège. A moins que l’autre ne lui joue la comédie, ou qu’il ait mal interprété ses paroles, il avait devant lui l’un des membres des Réfractaires. Rien que de lui parler pouvait lui valoir de sérieux ennuis. Il aurait dû se récrier, peut-être courir auprès des autorités pour le dénoncer. A son grand étonnement, ce Belganov lui inspirait plutôt confiance. Il ne lui faisait pas l’effet d’un extrémiste tel qu’il se l’était imaginé. « Si j’accepte de vous laisser me toucher, quelles seront les conséquences ? A quoi cela m’engage-t-il ? 

– Physiquement, il n’y aura aucune conséquence. Cela créera une connexion, une forme d’appairage qui ne durera que deux jours. Pendant cet intervalle, à condition de rester sur Argea, vous serez plus libre. 

– Voilà qui paraît trop beau pour être vrai. Et si je visite vos souterrains ? Est-ce que ça fera de moi l’un des vôtres ? » 

Un mince sourire apparut sur les lèvres de Belganov, confirmant les suspicions de Jaynak. « Pas automatiquement. Si nous utilisons les mêmes méthodes que nos ennemis, nous ne valons pas mieux qu’eux, n’est-ce pas ? Vous aurez le choix de continuer votre vie comme auparavant. Nous voulons juste vous donner accès à des informations que vous n’avez jamais eues. » 

La chose qui stupéfiait Jaynak entre toutes, c’était de sentir avoir la possibilité d’accepter la proposition de l’individu. Son instinct lui disait qu’il devait déjà se passer quelque chose en lui et que c’était lié à la proximité de Belganov. Sans cela, sa réponse aurait été invariablement négative. En ce jour de vote qu’il avait appris à haïr pour son hypocrisie absolue, on lui donnait enfin le choix. 

Il hocha la tête. Belganov pointa le doigt sur son crâne et maintint le contact dix longues secondes. Jaynak ne ressentit rien de particulier. 

« Les coordonnées apparaîtront sur votre tablette deux heures avant le rendez-vous. Soyez ponctuel. » 

 Broché 19 €

 

lundi 26 août 2024

L'Essence des Sens : chapitre 9

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le neuvième. 

9. Le débat 

« Incroyaaable ! Chers abonnés, qu’avons-nous là ? Mais qu’avons-nous ? Je vous demande maintenant de vous pencher sur cette nouvelle holovid ! Le robuste mâle que vous voyez lutiner cette femelle en pâmoison devant tant d’ardeur n’est autre que Grendchko, fils de Balmen, l’illustre second édile de la Transpulsion ! Et la femelle ? Je vous le donne en mille, voici qu’entre dans la danse Tilean, épouse d’Olnav, premier édile de la Transpulsion ! Il faut croire que dans cette compagnie, les relations sont bien plus que confraternelles ! A moins bien sûr, fit le présentateur avec un clin d’œil grivois, que l’épouse d’Olnav n’ait battu le record galactique de contre-cocufiage après avoir été trompée ! Ce qui me fait penser que là où certains ont toujours un plan de secours, d’autres ont toujours un plan sexe en réserve... » 

Grendchko hocha la tête en revoyant la vidéo par l’entremise de son cubar. De 12 000 vues, l’holovid initiale avait atteint très vite le million de connexions en direct. Chiffre qui avait été multiplié par 100 au cours des premiers ébats. Avec la deuxième holovid, celle où Grendchko apparaissait en personne aux côtés de Tilean, le nombre de visiteurs avait de nouveau été multiplié par 100. Pas moins de dix milliards d’utilisateurs de la Ruche avaient assisté à la vengeance de l’épouse d’Olnav — c’était du moins comme ça que Penlov, l’animateur d’Orgix, avait présenté la chose, à la grande satisfaction de Grendchko. Tout s’était tellement bien combiné ! Grendchko n’aurait pu rêver plus belle plate-forme pour accéder à la célébrité. Rien que d’y penser, il en avait les appendices tout frétillants. Il mit fin au contact avec le cubar. 

L’holovid avait évidemment mis une bonne partie de la planète en émoi, avec la Transpulsion au cœur de la tourmente. Une majorité des gens avaient considéré que Grendchko avait agi en vrai justicier pour venger l’épouse d’Olnav, et que le titre de premier édile était monté à la tête de ce si jeune dirigeant. Malgré tout, Olnav était resté en poste, mais dans les locaux de l’entreprise, il rasait les murs. Lorsqu’il parlait, il le faisait d’un ton froid, et une partie de son esprit était perpétuellement détachée. Son couple n’avait bien sûr pas résisté au scandale. 

Grendchko serait bien demeuré dans la compagnie, ne serait-ce que pour voir son cousin s’enfoncer chaque jour un peu plus dans l’accablement, mais Shinaen avait pensé que sa notoriété nouvellement acquise devait être mise à profit. Le Fengir nourrissait à son égard de mystérieux desseins, lesquels allaient de toute évidence dans le sens de l’ambition du principal intéressé. Pour preuve, afin d’emporter son adhésion, Shinaen avait affirmé qu’avant le départ de Grendchko, comme ultime « cadeau d’adieu » de l’entreprise, il appuierait une disposition permettant au second édile d’empocher 2 % des bénéfices des préventes et ventes de réacteurs résultant du contrat entre la Transpulsion et Ylium. Concrètement, cela englobait tous les vaisseaux équipés des nouveaux réacteurs de distorsion. La motion avait entraîné la démission de deux membres du comité d’administration, mais avait malgré tout été votée. 

La reconversion avait été rondement menée. Des élections locales avaient lieu. Grendchko s’y présenta et battit à plate couture son adversaire. 

Il se désignait lui-même comme le champion du changement, celui qui allait enfin permettre de surmonter la corruption de l’argelen en dessinant la voie d’accomplissements rapides et modernes grâce à une alliance renforcée avec les Fengirs. Et cela marchait ! Grendchko s’était surpris en se découvrant des talents de tribun. Les conseils de Shinaen, souvent judicieux, n’étaient bien sûr que peu de choses comparés à l’irrésistible magnétisme de Grendchko, véritable clé de son succès. 

Et voilà qu’à présent, cinq ans avaient passé depuis sa démission du poste de second édile. Grendchko avait fait fructifier son pourcentage dans la Transpulsion en suivant les avis éclairés de l’une des Intelligences Synthétiques des Fengirs, devenant l’une des premières fortunes de la planète. Après avoir volé de victoire en victoire électorale, le richissime candidat défiait dans cette joute verbale le Coordonnateur Aleko, avec pour enjeu le titre de Premier Coordonnateur, c’est-à-dire le principal détenteur du pouvoir exécutif sur le globe — rien de moins. Que de chemin parcouru ! Plus qu’aucun autre des candidats précédemment sponsorisés par les Fengirs, Grendchko bénéficiait du soutien sans borne d’une frange non négligeable de la population de Nadar. Les braves gens vouaient à sa verve brutale et à sa prestance un culte. Chaque fois qu’il apparaissait dans ces arènes qu’étaient les plateaux holo, le nouveau champion du peuple se sentait aussi à l’aise que dans un modulofauteuil. 

C’était le cas en ce moment. Le plateau holo de l’élection à la fonction suprême se situait à Kalinchev, le noyau principal de la capitale Argea. Grendchko tout comme Aleko, son adversaire, y étaient physiquement présents. Chacun se rapprocha du pupitre contenant son bloc d’argelen et y apposa la main. Il régnait un profond silence sur la scène sphérique, laquelle projetait une illusion d’immensité. Des dizaines de milliers d’individus rassemblés tout autour suivaient des yeux les deux candidats. Mieux valait ne pas chercher à détailler du regard l’un de ces spectateurs, car eux n’étaient pas présents en personne, et leurs avatars ne cessaient de se métamorphoser. Ces dizaines de milliers symbolisaient en réalité les quinze milliards de Nadariens de la planète se succédant à tour de rôle. Chaque citoyen bénéficiait ainsi d’une représentation certes fugace, mais qui conférait encore plus de solennité et de majesté à l’événement. Les candidats se trouvaient à quelques mètres du peuple figurant dans toute sa diversité sans cesse changeante, dans une sorte d’intimité vertigineuse. 

En signe de respect, Grendchko et Aleko joignirent la paume des deux mains. Grendchko essaya comme il en avait l’habitude d’user de sa puissance physique pour pousser son adversaire et le déstabiliser. Toutefois, l’autre avait étudié son manège avec ses précédents opposants, et se contenta de se reculer pour interrompre le contact sans se laisser démonter. 

Une lueur de colère parcourut l’éclat bleuté des yeux d’Aleko, néanmoins le reste de son expression demeura impassible. 

Certaines mauvaises langues prétendaient que les débats avaient perdu tout à la fois en richesse, en nuance et en clarté depuis qu’ils ne se déroulaient plus au sein des Cavernes d’Ambre, sous la forme de communion télépathique autorisée par les cubars. Il avait été aisé de démontrer que la formule technologique préconisée par les alliés Fengirs était la plus démocratique et la plus universelle, puisqu’elle ne laissait pas sur le bord du chemin les inadaptés dont le matériel génétique ne leur permettait pas une qualité optimale de connexion avec l’argelen. En conséquence, les cubars présents sur les deux pupitres ne servaient plus qu’à identifier les candidats et votants. Ce n’était encore là qu’une précaution redondante, un sacrifice à la forme et à la tradition, étant donné que les fonctions biométriques des tablettes dont étaient équipés chaque Nadarien assuraient d’elles-mêmes, à tout moment, l’identification des uns et des autres au niveau subatomique. Des holocams retransmettaient la scène sous différents angles, de manière à ce que les spectateurs aient l’impression d’être présents. 

La présentatrice s’approcha et des salutations furent échangées. Puis, Kelanav, comme elle se nommait, retraça une brève biographie de chacun des candidats. Tandis qu’elle parlait, des images des époques évoquées se matérialisaient sur le plateau. Les deux Nadariens apparaissaient plus jeunes, au cours de séquences où ils avaient été filmés, que ce soit sur leurs lieux de travail ou dans des endroits publics dédiés aux loisirs. Aleko comme Grendchko avaient donné leur accord au sujet des extraits diffusés, garantissant à chacun de ne pas être confronté à des images embarrassantes. Aleko avait majoritairement tenu des postes administratifs plus ennuyeux les uns que les autres. Grendchko savait, en revanche, que le fait d’avoir pris part aux décisions de deux compagnies fengiriennes conférait un relief et un éclat tout particulier à son passé professionnel — les Fengirs avaient fourni des images très convaincantes, forgées de toutes pièces bien sûr, mais que nul n’oserait remettre en cause. 

Les dernières séquences portaient sur l’ascension politique de chaque candidat, et en particulier les joutes oratoires avec leurs adversaires. Le style d’Aleko, tout en subtilité, tranchait avec l’emphase et la pugnacité de Grendchko, laquelle confinait parfois à la hargne, quand ce n’était pas à la brutale grossièreté. Le débat commença aussitôt après. Kelanav, de sa voix profonde et envoûtante, dressa en préambule la liste des thèmes qui seraient abordés. Economie, écologie, recherche scientifique, développement culturel et technologique, sécurité intérieure, statut au sein de l’Expansion et interventions extérieures figuraient au menu de la soirée. 

Elle les interrogea à tour de rôle et ils présentèrent les différents pans de leur programme. Sur le plateau, les candidats se tenaient debout sans presque bouger, comme enracinés dans le sol, une posture caractéristique des Nadariens. La silhouette assez frêle d’Aleko tranchait avec celle, plutôt massive, de Grendchko. Celui-ci suivait strictement la ligne préconisée par les Fengirs, là où son adversaire puisait parfois dans la tradition pour s’attirer les faveurs des conservateurs. Lorsqu’Aleko fut interrogé au sujet de la sécurité intérieure et des problèmes posés par les Réfractaires, il tint le discours suivant : « Ils ne représentent qu’un désagrément mineur. Toutes les statistiques indiquent que les ressources allouées à la répression ont jusqu’à présent constitué un gaspillage sans précédent — les résultats ne sont pas à la hauteur, c’est un fait. Une approche harmonieuse privilégiera la diplomatie. Je ferai installer des centres de réflexion et de débats où ces marginaux pourront librement exprimer leurs points de vue et revendications. Des Guides Communiants y seront présents pour interroger l’argelen et déterminer si les demandes de ces individus sont recevables. Si elles ne le sont pas, nous tenterons d’obtenir les solutions les plus satisfaisantes pour les deux parties. C’est en leur tendant la main que nous pourrons enfin résoudre cette situation épineuse, et non en leur faisant la guerre. 

– Coordonnateur Grendchko, fit Kelanev en se tournant vers l’intéressé avec un sourire, je vois que vous faites la grimace. Votre avis à ce sujet ? 

– Les paroles du Coordonnateur Aleko sont dignes d’une jouvencelle timorée, qui s’enfuira en pleurant dès qu’on lui soufflera dessus ! Des centres de réflexion, et puis quoi, encore ? Pourquoi ne les invite-t-il pas à ses parties fines, tant qu’il y est ? En leur demandant quelques litres de lubrifiant, pour atténuer la douleur quand il se fera posséder ! » Grendchko sourit en contemplant l’expression outragée de son adversaire. Ses fans adoraient ce type de sorties, ils n’écoutaient ce genre de débat que dans le but de le voir piétiner l’ego de ses opposants. 

« Que feriez-vous pour votre part ? articula Kelanev avec une moue qui indiquait un certain dégoût. 

– Je les traquerai comme la vermine qu’ils sont, bien entendu ! lança Grendchko. Les tunnels des réseaux souterrains ne seront jamais assez vastes pour leur permettre d’échapper à ma volonté de justice. 

– Cela a déjà été essayé, intervint Aleko. 

– Mais pas par moi ! rugit Grendchko. Vous croyez que j’aurais pu bénéficier de la faveur de nos alliés Fengirs, si je ne possédais pas les qualités indispensables pour ce type de tâche ? » 

Comme à chaque fois qu’il évoquait leurs si précieux alliés, son adversaire baissa les yeux. La soumission que les Coordonnateurs affichaient envers les Fengirs pouvait facilement être transformée par de la sujétion pour Grendchko, soutien principal et autoproclamé de ces membres éminents de l’Expansion. Montrer une telle faiblesse dans un débat, c’était souvent perdre pied, et l’avantage concédé se révélait très difficile à récupérer. 

« Vous ne feriez donc pas appel à l’argelen pour déterminer si quelques-unes des revendications des Réfractaires ne seraient pas recevables ? demanda Kelanev. 

– On ne peut pas régler un problème avec quelque chose qui pose problème, répondit Grendchko. Vous le savez, l’argelen n’est plus aussi fiable que par le passé, c’est peu de le dire. Nos amis Fengirs nous ont aidés à le remplacer en partie, et je crois que nous devons aller beaucoup plus loin. 

– Quitte à renier nos traditions ? 

– Uniquement ce qui a mal tourné. Ma solution nous permettra de redonner beaucoup plus de force à nos traditions. Et d’unir le peuple entier. 

– De l’enchaîner sous votre joug, vous voulez dire », lança Aleko. 

Les candidats échangèrent des regards chargés d’éclairs. Kelanev fit retomber la tension en passant à des sujets culturels. Peu après, cependant, elle en vint aux interventions extérieures. La thématique était source de préoccupation pour chacun, puisque Nadar, en tant que membre de l’Expansion, allouait de considérables ressources à la guerre contre la Confédération des Planètes Unies et leurs alliés intermittents de la Fondation des Indépendantistes. « Que pensez-vous de la menace oblanite ? demanda-t-elle à Aleko. Avez-vous un plan pour la contrecarrer ? 

– Nous avons essuyé une défaite en raison de ce nouveau Relais d’Accélération installé par la Confédération, et dont nous n’avions pas connaissance. Cela démontre que nous devons plus mûrement préparer notre prochaine offensive, en nous fiant bien sûr aux indications de nos alliés Ektrims, Zayborgs et Fengirs de l’Expansion, mais tout en développant nos propres unités de reconnaissance. 

– Quelles seront les prochaines missions de nos forces d’intervention ? 

– Sans préjuger de ce qui sera décidé par nos alliés, je préconise de nous focaliser dans un premier temps sur la reconnaissance, l’exploration et le renseignement afin d’être en mesure d’élaborer la meilleure stratégie. 

– Coordonnateur Grendchko. Votre avis sur le sujet ? 

– Oblan, c’est la grandeur passée de Nadar. Vous le savez, j’ai axé ma campagne sur cet âge d’or de notre glorieuse Histoire qui nous a vus nous installer sur cette planète et tirer parti de ses merveilleuses ressources. Nous étions forts, alors. Nous pouvions regarder les autres peuples de la galaxie droit dans les yeux. C’est quand nous avons piteusement quitté Oblan que nous avons commencé à sombrer dans la décadence. Nous devons à tout prix reconquérir cette grandeur passée ! C’est pourquoi je suis heureux de vous annoncer en exclusivité que nos alliés Fengirs, mon équipe et moi-même avons préparé un plan à cet effet. Je ne peux bien sûr pas vous en révéler les détails, mais sachez que je suis très confiant. La grandeur est au bout du chemin ! La grandeur retrouvée ! » 

*** 

Jaynak, une moue de dépit sur le visage, claqua des doigts pour éteindre la retransmission holo. C’était chaque fois la même histoire. A chacune des élections, il avait l’impression qu’il serait capable de voter pour le candidat le plus sensé, le plus raisonnable, le plus équilibré, le plus sage en somme. Et à chaque fois, son opinion se modifiait en faveur de la personnalité qui affichait avec le plus de détermination son soutien aux Fengirs. A deux jours du vote crucial, il avait encore le sentiment qu’il parviendrait à s’abstenir, mais tout juste. Il lui fallait se rendre à l’évidence, depuis ce débat, il ne se sentait plus à même de voter Aleko. Quand il se représentait en pensée dans la Salle du Choix — la salle holo où chacun votait — il ne se voyait pas effectuer le pas, symbolique et nécessaire, vers Aleko. Ce gros bâtard répugnant de Grendchko allait l’emporter à cause de l’inertie de gens comme lui — il y avait de quoi se dégoûter de soi-même. 

Jaynak consulta sa tablette. La section « sondage permanent » des élections planétaires nadariennes indiquait l’abstention comme toujours majoritaire. Il n’était visiblement pas le seul à avoir l’impression d’être privé de son choix. Et ce n’était pas comme si ça datait d’hier. Jaynak se souvenait de discussions avec des amis, plusieurs années auparavant. La plupart d’entre eux rechignaient à aborder ce point. Ce n’est qu’une fois acculés qu’ils concédaient ne pas être sûrs de voter en leur âme et conscience au moment décisif. Yneken, l’une des amies de Jaynak, l’avait cependant mis en garde : « si tu creuses un peu trop le sujet, tu risques vite de rejoindre les rangs des Réfractaires. » 

Ce qui, bien sûr, lui avait donné à réfléchir. Les Réfractaires refusaient tout à la fois la communion avec l’argelen et le système politique en vigueur. Ils s’opposaient à tout, en fait, ce qui n’avait jamais paru très constructif à Jaynak. Etaient-ils tous des rebelles à l’Expansion ? Des traîtres œuvrant pour le compte de la Confédération des Planètes Unies, comme le clamaient les autorités ? Jaynak était tenté de le croire. Il préférait garder une part de doute à leur sujet, car après tout, s’il se mettait à rechercher, sur le réseau ou dans l’argelen, des preuves de leur implication aux côtés de l’ennemi et qu’il en trouvait, rien ne démontrerait leur authenticité. 

Si Grendchko était élu, les Réfractaires allaient en tout cas passer un sacré mauvais quart d’heure. Jaynak soupira, puis alla dans son bureau, où il vérifia l’état de son matériel d’escalade en prévision de la sortie du lendemain avec sa sœur Niducia. Les crochets de titane de ses chaussures et bracelets étaient toujours en parfaite condition. Il scanna sa ceinture antigrav, qui ne donnait aucun signe de faiblesse non plus. Non pas qu’elle lui serve souvent — Jaynak était un bon grimpeur et n’avait eu recours à la technologie qu’à deux reprises depuis des années qu’il pratiquait l’escalade, à chaque fois à cause d’un effritement de la roche. C’était néanmoins un élément clé pour sa sécurité, et en tant que tel nécessitait une inspection. Avant de se coucher ce soir-là, il vérifia le style et les caractéristiques de leurs principaux concurrents, ceux dont le classement se rapprochait le plus de celui de sa sœur et du sien. La compétition du lendemain serait en binôme, bien qu’affectant aussi le classement individuel. Visualiser les évolutions de leurs adversaires comme s’il flottait à leurs côtés aidait Jaynak à se mettre dans le rythme, à évoquer les mouvements qui leur feraient dépasser la vitesse de grimpe de leurs rivaux. Le simple fait de simuler l’action lui procurait l’état de quiétude et de sérénité si différent du stress qu’il vivait au quotidien dans son travail. Déjà, il ressentait le vent sur sa peau. Il alla retrouver sa couche magnétique de célibataire en se focalisant là-dessus, refusant de repenser au débat. 

Niducia n’était installée qu’à quelques encablures de sa propre demeure, un confortable appartement du noyau de Barklav. Ici, les habitations étaient parfaitement intégrées à la roche, dans cette harmonie troglodytique caractéristique de la tradition nadarienne. De nombreuses passerelles et corniches luisaient sous l’éclat matinal d’Altanis, le soleil blanc de la planète. Ces aménagements se fondant dans le décor offraient un accès extérieur aux différents logements. Des canaux modgrav permettaient de s’élever ou de descendre à l’étage désiré. Certains proposaient des parcours plus tortueux, suivant l’architecture singulière de la cité. 

Niducia l’accueillit avec un sourire. Ses yeux avaient cet éclat particulier, familier avant chaque compétition. La sœur de Jaynak ne répondait pas à l’archétype de l’historienne sans cesse connectée à son cubar, amassant les connaissances du passé. Elle aimait le terrain. Ressentir l’Histoire était selon elle avant tout une expérience physique. Quelque chose d’intime. Et c’était aussi, bien sûr, une sportive avec laquelle il appréciait participer à des épreuves. Elle l’invita à partager avec elle la poudre primordiale appelée obal, mélange de nutriments minéraux et végétaux qui constituait l’alimentation principale des Nadariens. Sa sœur lui demanda s’il se sentait prêt, question à laquelle il répondit par l’affirmative. Ce n’était qu’une compétition régionale et non nationale, mais tous deux en avaient franchi les étapes pour parvenir en finale. Ce n’était pas le moment de flancher. Puis elle aborda un autre sujet. 

« Alors, tu sais pour qui tu vas voter, demain ? » l’interrogea-t-elle. 

La moue de Jaynak fut éloquente. « Je sais surtout pour qui je ne vais pas voter.  

– Pourtant, tu ne l’as pas vraiment côtoyé quand il était à la Transpulsion. Tu ne le connaissais que de réputation, ce qui peut être trompeur. 

– J’étais soulagé de ne pas risquer de le croiser, dans ma section. Autant il avait la réputation d’être un gros incompétent parachuté par les Fengirs, autant il pouvait vous virer facilement si vous lui en donniez l’occasion. 

– Une entreprise aussi puissante a besoin d’avoir quelqu’un qui a la main ferme pour tenir le gouvernail. C’est la même chose pour la planète. » 

Jaynak secoua la tête, la mine désabusée. Niducia insista. « La Transpulsion s’est encore mieux portée grâce à lui. Il a permis la fusion avec Ylium, ce qui a grandement bénéficié aux deux compagnies. 

– On dirait que tu as appris par cœur ses éléments de langage. Tu sais pourtant ce qu’il s’est passé avec l’épouse d’Olnav. La plupart de mes collègues sont comme moi, ils pensent que c’est un coup monté. 

– Beaucoup de femmes estiment que Tilean a bien fait de rendre à son ex la monnaie de sa pièce. C’est vrai que Grendchko s’est arrangé pour se trouver non loin d’elle quand c’est arrivé. Mais peut-être bien qu’il avait pressenti qu’elle aurait besoin de réconfort, parce qu’il connaissait Olnav. Il paraît qu’ils ont grandi ensemble. » 

Jaynak fit la grimace. « Une femme comme elle ne se laisse pas convaincre si vite. Au minimum, tu dois reconnaître qu’il a profité de sa faiblesse. 

– C’est un opportuniste, oui. Mais il est soutenu par les Fengirs. C’est à eux que nous devons d’avoir vécu la période de l’Eveil Technologique, tu sais. Nous étions en plein déclin avant de nous allier avec eux. Et Grendchko personnifie ce renouveau comme peu de candidats. 

– Si maintenant tu m’entraînes sur le terrain de l’Histoire, je préfère autant me taire », grinça Jaynak. 

 

La montagne noire présentait sa façade de kécelite parfaitement lisse aux participants et spectateurs. Semi-organique, ce type de roche n’existe que sur Nadar. La compétition n’incluait que des alpinistes natifs de la planète — eux seuls possédaient la complicité innée avec l’environnement indispensable pour rester dans la course. Jaynak évaluait les couples alentour du regard, mesurant la motivation des concurrents à leur posture ou à leurs gestes, s’imprégnant de l’ambiance familière. Chacun portait dans son dos une plaque semi-rigide qui y adhérait magnétiquement, de couleur différente, sur laquelle figuraient un numéro et un nom. Au niveau de la taille, les ceintures antigrav luisaient sous Altanis. 

Niducia lui effleura le bras. Une compétition mixte telle que celle-ci mettait à l’épreuve les liens entre l’homme et la femme. C’était d’autant plus vrai que si l’un des membres du binôme flanchait, le classement individuel continuait à être pris en compte. Jaynak leva les yeux vers la ligne fluorescente à mille mètres d’altitude. Le premier couple à l’atteindre serait proclamé vainqueur. Il se tourna vers sa sœur, lui étreignit le bras et lui sourit. Le regard qu’elle lui lança était plein d’excitation contenue. Elle n’avait pas toujours les mêmes idées que lui, mais du moins partageait-elle son goût pour la montagne. Celle-ci ne trichait pas. La vaste falaise de kécelite avait le don de replonger chacun au cœur de la nature, mais aussi de sa nature profonde. 

« Concurrents ! Préparez-vous ! » Artificiellement amplifié, l’appel fut suivi d’un mouvement collectif. Chaque participant se rapprocha de la paroi à la toucher. Jaynak sentait la vibration familière parcourir tout son corps, l’électrisant. 

« Maintenant ! » 

Au signal, Jaynak, Niducia et les autres s’élancèrent d’un commun accord. Si proche de la paroi, Jaynak ressentit aussitôt la connexion se mettre en place. Il fixa ses crochets sur des micro-interstices invisibles à l’œil nu. Une seule erreur, et ils rebondiraient, empêchant toute progression. Il fallait s’ouvrir au message que vous envoyait la montagne, et seuls les Nadariens en avaient la faculté. Chaque compétiteur était dans sa bulle, s’activant avec des gestes plus ou moins souples ou coulés. Jaynak et Niducia grimpaient avec sûreté. Si l’un des membres du couple était plus rapide, il devait attendre l’autre pour espérer faire bénéficier le duo de la victoire dans cette compétition. Jaynak surveillait son souffle, expirant profondément comme ses crochets s’enfonçaient au millimètre près dans les cavités. Il faisait jouer ses muscles avec application, mais tout son esprit était concentré sur les messages en provenance de la kécelite. « Viens là », « Je suis ici », semblait lui murmurer la roche. Et lui la rejoignait avec ferveur, s’abandonnant tout entier. Après chaque mouvement, il vérifiait la progression de Niducia, ajustant son rythme quand il allait un peu plus vite qu’elle. Elle devait se sentir en confiance, savoir qu’il serait là à tout moment pour elle afin qu’aucun doute, aucune pensée parasite ne puisse s’insinuer. Ce ne fut qu’à mi-hauteur que Jaynak jaugea la position des concurrents. Lui et Niducia se trouvaient en tête, comme le confirma le speaker. 

Garder son sang-froid. Ménager son souffle et rester dans sa concentration. L’effort étant intense, les membres s’alourdissaient peu à peu. Il fallait frôler les limites de ses possibilités sans pour autant les dépasser. Jaynak était confiant. Il se sentait bien — il avait même l’impression de n’avoir jamais grimpé aussi vite et efficacement. Un regard de côté lui fit néanmoins ressentir une pointe de culpabilité. Dans son exaltation, il avait pris de l’avance sur Niducia, et il vit au regard de sa sœur qu’elle en avait pris conscience et se mettait à forcer l’allure pour le rejoindre. Il ralentit aussitôt, mais c’était trop tard. Le pied de la jeune femme manqua son objectif, fut rejeté par la roche et glissa. Son genou heurta violemment la surface et une grimace de douleur lui tordit le visage. 

Pour la première fois, Jaynak s’immobilisa, consterné. Niducia s’était fixée sur ses trois appuis, la jambe pendant dans le vide, haletant. Les concurrents regagnaient du terrain, et l’envie quasi irrépressible de se remettre en route fit esquisser à Jaynak un mouvement vers la roche — qu’il interrompit aussitôt. « Viens, je t’attends ! » encouragea-t-il sa sœur. Celle-ci retrouva un point d’accroche, mais elle semblait souffrir. Si elle lâchait, sa ceinture antigrav détecterait la chute et s’activerait instantanément, au prix de sa disqualification. Jaynak sourit à Niducia. « Ne force pas, lui dit-il. A ton rythme. » 

Le choc sur le genou avait laissé des traces. Très vite, il devint évident que d’autres couples allaient les dépasser si Jaynak restait au niveau de sa sœur. Il serra les dents et la regarda plus souvent qu’il ne l’avait fait depuis le début de la compétition. Il n’avait pas le droit de la toucher sous peine de disqualification, mais elle puisa du courage dans son regard, et redoubla d’efforts. La fluidité des mouvements, hélas, n’était plus au rendez-vous. Ils parvinrent à franchir la ligne d’arrivée, mais seulement en huitième position. Une fois atteinte la démarcation, chaque participant imprimait une poussée pour se rejeter en arrière, et la ceinture antigrav prenait le relais. Ils flottaient alors et rejoignaient peu à peu le sol. Jaynak saisit la main de sa sœur et lui fit signe que tout allait bien. Il s’en voulait beaucoup plus qu’à elle-même. La compétition l’avait grisé et il s’était mis à repousser ses limites sans tenir compte de celles de Niducia. Erreur classique et évitable pour ce type d’épreuve. 

Arrivée au sol, elle eut un sourire en coin et lui tapota l’épaule. C’était rassurant de voir qu’elle ne lui tenait pas rigueur de son manque d’attention. « Tu aurais pu viser ton classement individuel, lui dit-elle. Merci d’être resté à mes côtés. »


 Broché 19 €

 

dimanche 25 août 2024

Problème belge : la réponse d'amazon KDP

Il a fallu plusieurs échanges, mais j'ai fini par obtenir un début de solution : KDP Publishing ne gère pas le site Amazon Belgique. En cas de problème de distribution ou de publication, même sur les pages gérées par Amazon, il ne faut pas contacter KDP mais le service client d'Amazon Belgique.

Cet article de blog fait donc suite au précédent, intitulé "La plate-forme belge d'ebooks Amazon défaillante".

Concernant les ebooks, KDP Publishing ne les gère pas sur la plate-forme belge. C'est pourquoi ils n'y sont pas envoyés. Donc, inutile d'espérer retrouver vos ebooks sur la plate-forme belge, tant qu'Amazon ne l'aura pas améliorée, ils n'y figureront pas. 

Le conseiller du site KDP m'a renvoyé au tableau de distribution des livres brochés. Le site belge, Amazon.com.be ne figure pas sur ce tableau. On peut considérer que tant que ce site n'y figurera pas, il n'y aura aucune chance d'avoir des ebooks vendus directement en Belgique (il n'y a apparemment pas de tableau de distribution propre aux ebooks, ce qui est sans doute logique étant donné l'aspect dématérialisé).

Pour les livres brochés, ils sont de deux catégories : ceux vendus par des vendeurs indépendants d'Amazon marketplace, qui ont leur propre page et leur propre identification, et ceux vendus par Amazon belgique, qui ont aussi leur propre page et une identification différente. Eh oui, le tableau de distribution des livres n'a pas été mis à jour, puisqu'il apparaît qu'Amazon belgique distribue bien nos livres brochés (mais pas les reliés, apparemment, confiant ceux-ci à des vendeurs tiers).

Voici par exemple la page Amazon belgique d'un vendeur tiers de l'Essence des Sens, vendu à 66,99 €.

Sur cette page, l'identité de l'Essence des Sens dans sa version brochée est B0D9PZSTMT. Le vendeur et expéditeur tiers se nomme Paragon OS.

Et voici la page Amazon belgique de l'Essence des Sens expédié et vendu par Amazon belgique, à 19 €.

Sur cette page, l'identité de l'Essence des Sens dans sa version brochée est B0DC621PSN.


Au moment où j'écris ces lignes, le roman est noté temporairement en rupture de stock, et il manque la couverture du livre sur cette page Amazon. C'est à dire que le vendeur tiers a mieux fait le boulot de présentation qu'Amazon Belgique !

Comment différencier une page Amazon de celle d'un vendeur tiers? En regardant l'expéditeur et le vendeur, mais il existe un moyen plus rapide. Sous le titre du livre, si vous avez le nom de l'auteur avec un lien, c'est qu'il s'agit d'une page Amazon. Mais vérifiez quand même l'expéditeur et le vendeur au cas où.

Qu'en est-il de la page d'auteur très incomplète sur amazon belgique? Cette page est accessible par les clients d'Amazon qui veulent en savoir plus sur l'auteur et ses autres romans. Le fait qu'ils soient incapables de retrouver un autre de mes romans par ce biais est évidemment un handicap. 

Eh bien, figurez-vous que ce n'est pas Amazon KDP qui gère ces pages. Il s'agit d'Amazon Author central, la fameuse plate-forme auteurs d'amazon. 

Il faut les contacter séparément, même sur leurs formulaires de contact ne sont pas vraiment faits pour ça. On va voir ce que ça donne. 

Pour être, enfin, tout à fait complet sur le sujet, dans la liste de mes romans vendus en Belgique, j'ai constaté des anomalies sur le prix d'au moins trois de mes ouvrages vendus et expédiés par Amazon Belgique. Je précise bien qu'on n'a pas affaire à un vendeur tiers, et donc, que le prix d'origine devrait être respecté :

- Les Explorateurs en broché est vendu à 23,82 € alors qu'il n'est vendu qu'à 18,99 € sur Amazon France 

- Eau Turquoise en broché est vendu à 27,29 € alors qu'il n'est vendu qu'à 20,04 € sur Amazon France

- Les Flammes de l'Immolé est vendu à 31,18 € alors qu'il n'est vendu qu'à 23,21 € sur Amazon France

Etrangement, le premier tome du cycle d'Ardalia (Fantasy), Le Souffle d'Aoles, n'est ni vendu ni distribué par Amazon belgique, uniquement par des vendeurs tiers. 

Ces problèmes de prix pour les livres brochés vendus et distribués par Amazon belgique sont d'autant plus étonnants que mon avant-dernier roman SF, Memoria, est bien vendu est distribué par Amazon belgique au prix correct de 16 €. Comment expliquer cette différence de traitement avec les autres ?

Voilà ce qui en est de l'enquête pour le moment...

EDIT 26/08/2024 : la réaction rapide d'Amazon. Entre hier 25 août et aujourd'hui le 26, tous mes livres qui étaient vendus et expédiés par Amazon.com.be ont été retirés de la vente directe. C'est à dire que leur page existe toujours si vous cliquez sur les liens ci-dessus, mais il n'y a plus de lien d'achat effectif sur leur page, et on a l'impression qu'ils ne sont plus vendus que sur amazon marketplace. Quant à L'Essence des Sens, il n'est plus mis en rupture de stock, il a simplement été rendu "inachetable", comme les autres.

samedi 24 août 2024

La plate-forme belge d'ebooks Amazon défaillante

La plate-forme belge d'Amazon semble bel et bien défaillante en ce qui concerne les ebooks d'auteurs autoédités. Mes ebooks et ceux d'autres auteurs autoédités n'apparaissent tout simplement pas sur le site d'amazon se terminant par .com.be. Les pages d'auteurs sont également inopérantes. Mes livres papier sur Amazon peuvent en revanche être commandés de Belgique. J'ai contacté Amazon à ce sujet.


Etes-vous, comme l'auteur Jean-Philippe Touzeau et moi, victimes de l'inactivation de votre page d'auteur sur Amazon belgique, et de la disparition de toutes vos pages d'ebook sur Amazon belgique? Si vous êtes auteur autoédité, vérifiez-le en remplaçant, dans la barre de navigation d'amazon france, le .fr après amazon par .com.be (laissez le reste de l'adresse tel quel). 
 
A ce stade, je ne peux pas garantir que le problème ne concerne que les auteurs autoédités. 
 
Si vous êtes en Belgique, vous pouvez retrouver tous mes romans brochés en cliquant sur ce lien. En revanche, si vous allez sur ma page d'auteur sur amazon belgique, en cliquant par exemple sur l'onglet "tous les livres", ça ne donnera rien. 
 
Là où ma page d'auteur sur amazon france fonctionne parfaitement.

Les autres sites d'amazon, français ou allemands par exemple, ne sont en effet pas concernés par le problème.

lundi 19 août 2024

L'Essence des Sens : chapitre 8

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le huitième.

Retrouvez la présentation du roman, ainsi que les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien.

8. La vengeance

La plupart du temps, Grendchko s’arrangeait pour avoir un emploi du temps à trous. L’essentiel était de trouver les bons prétextes pour s’absenter fréquemment. Ses subalternes, après tout, ne gagneraient rien à savoir qu’il en profitait pour s’adonner à des activités récréatives — ils n’auraient pas compris. Un esprit supérieur comme le sien avait besoin de relâchement, de détachement afin de pouvoir effectuer ses activités de supervision en toute impartialité, et avec toute l’efficacité requise. L’essentiel était de bénéficier d’assistants compétents — même s’il ne fallait pas les en informer, ç’aurait été une marque de faiblesse — et de démontrer tout son aplomb en réunion. La veille du dîner d’affaire avec Ylium, cependant, Grendchko eut pour la première fois depuis longtemps l’impression de vraiment bosser. Dans la matinée, il se rendit en toute confidentialité dans l’un des quartiers scabreux non loin de l’un des astroports d’Argea où il devait mener une importante transaction. Cette affaire lui tenant à cœur, il était normal de prendre davantage de risques. Il retrouvait des sensations grisantes qui lui rappelaient l’époque parfois dangereuse où il avait pour mission de faire cracher leurs crédits aux mauvais payeurs.

L’après-midi, il reprit contact avec les employés de la Transpulsion chargés de préparer l’organisation du dîner du lendemain. A cette occasion, il isola celui des serveurs dont il avait graissé la patte, et qui avait pour consigne de n’obéir qu’à lui. « Voici le produit, dit-il en lui remettant la fiole rose acquise la veille à prix d’or chez le dealer de Stimcortix. Tu l’ajoutes toi-même en cuisine à la préparation de sengré destinée à Olnav, tu récupères son ballon-tube, et tu te charges personnellement de le servir, compris ? 

– Oui, monsieur. 

– Si tu foires le coup, si tu te fais choper ou si tu sers le mauvais type, ta tête sera aussitôt mise à prix dans la section pourpre de la Ruche. » 

Le serveur eut un mouvement de recul, et son visage prit une expression horrifiée. La section pourpre de la Ruche échappait à la réglementation plus stricte qui avait cours ailleurs. C’était là où l’on pouvait rémunérer les chasseurs de prime de la pire espèce, ou bien se livrer à d’autres trafics illégaux, dont la variété était aussi insondable que l’imagination tordue des donneurs d’ordre. 

« Et si tu réussis, bien sûr, tu auras le bonus promis. 

– Je réussirai. 

– Très bien. » 

Plusieurs des cadres d’Ylium, accompagnés de leurs drones, s’étaient joints à la délégation de la Transpulsion et discutaient de la répartition des tâches. Grendchko les évita pour aller retrouver la responsable du pôle communication, une certaine Gaïla. L’expression de la femme entre deux âges demeura neutre comme il s’approchait d’elle. Grendchko aimait susciter la crainte autour de lui, mais savait que tous les employés n’étaient pas sensibles à son aura si spéciale. Devinant qu’il était inutile de chercher à impressionner celle-ci, il choisit d’énoncer froidement les faits, comme s’il n’était qu’un intermédiaire. « Il y a du nouveau. J’ai reçu une communication de Shinaen. Il y aura deux recrues en plus pour la soirée. » 

La lueur dans les yeux de Gaïla témoigna de sa surprise et de son indécision. Grendchko fit apparaître l’holosignature des deux Nadariennes qu’il avait rencontrées le matin même. Il activa la commande pour la transmettre sur la tablette de Gaïla, laquelle accepta l’envoi. L’holosignature comportait l’empreinte génétique des nouvelles recrues. Quand elles se présenteraient pour le dîner, le personnel de la sécurité serait ainsi à même d’établir leur identité et de vérifier leurs autorisations. 

« Quel sera leur rôle ?

 – Je crois savoir qu’il s’agit d’un présent de Shinaen pour nos édiles méritants, dit Grendchko. En tout cas, elles n’interviendront qu’après la signature du contrat. Qu’elles décident d’accompagner le groupe pour le spectacle d’Orkhaisan ou non, il faudra leur laisser carte blanche, c’est compris ? Sinon, vous en répondrez devant nos amis Fengirs. » 

La responsable communication paraissait avoir les pieds sur terre et la tête froide. Elle tressaillit néanmoins à la mention des Fengirs. Irait-elle jusqu’à vérifier les dires de Grendchko auprès de Shinaen ? Celui-ci en doutait. La plupart de ses concitoyens, quand cela leur était possible, évitaient tout contact avec les Fengirs. Le plus grand danger était qu’elle prévienne Olnav que quelque chose se tramait. Mais le ferait-elle sur la simple base de ces deux employées de dernière minute, sachant qu’elles intervenaient sur ordre des Fengirs ? Grendchko misait sur la passivité d’une notable qui tient à conserver son poste, en préservant sa neutralité dans les enjeux de pouvoir. La vie était faite de paris…

En fin d’après-midi, il alla à son rendez-vous avec Ymeo. 

« J’ai réussi ! triompha-t-elle, un sourire rayonnant aux lèvres. Nous dînerons ensemble demain soir dans les salons privés d’Arômart, un restaurant thématique artistique. Nous aurons des plats et couverts issus de l’art Zenepyr, et il y aura un holo-docu sur le même thème. Je lui ai dit qu’il n’y avait aucune raison qu’Olnav soit le seul à s’amuser, et Tilean a été d’accord. 

– Tu sais, je me fous des détails. L’important, c’est que ce dîner se fasse. » Il lui communiqua ses instructions et lui remit à son tour une fiole rose. Elle devrait elle aussi l’utiliser sans que Tilean ne le remarque. « A présent, tu vas me montrer comment tu aimes ton maître », susurra-t-il. 

Ils échangèrent un regard. Elle eut un petit frémissement d’inquiétude qui redoubla son excitation. Il lui palpa sans ménagement ses quatre ouvertures thoraciques et eut la satisfaction, au moment de la pénétrer, de voir qu’elle n’était pas prête et en éprouvait de la douleur. C’était comme une répétition de la soirée du lendemain, et les appendices de Grendchko palpitaient comme rarement. 

Ymeo lui lança un regard de reproche pendant leurs ébats, qui ne fit là encore qu’accroître son plaisir. C’était toujours quand ses inférieurs attendaient de lui de la reconnaissance qu’il fallait leur montrer qui était le maître. Cela les rendait plus désireux de lui plaire, encore plus malléables. 

Le dîner d’affaires qui devait sceller le marché le plus important de ces dernières années, pour la Transpulsion comme pour Ylium, s’avéra affreusement fastidieux. Installé dans une luxueuse chambre d’hôtel, Grendchko suivait les discussions plus hermétiques les unes que les autres à distance. Le drone captait, enregistrait et retransmettait chacun des échanges autour de la table. Ses caméras multiples permettaient de visionner tour à tour les différents points de vue. De temps en temps, Grendchko regardait la courbe d’audience sur la Ruche. Celle-ci venait de s’enfoncer sous le seuil de la dizaine de milliers de spectateurs, ce qui était déjà énorme selon Grendchko — il fallait croire que la population d’ingénieurs et de techniciens susceptibles de ne pas être rebutés par l’imbitable jargon était plus nombreuse qu’il ne l’avait imaginé. 

Grendchko n’avait qu’à tapoter sur son oreille droite pour activer son appareil, mais là encore, la conversation entre Ymeo et Tilean faisait presque regretter de ne pas être sourd. Depuis peu, elles s’étaient tues et Grendchko percevait la docte voix en provenance de l’holo-docu. Que pouvait-il y avoir de plus assommant que l’art zenepyr ? A part peut-être une discussion à bâtons rompus sur les mérites comparés des réacteurs de distorsion et autres champs d’antimatière... 

Un regard sur sa droite lui apprit que la courbe d’audience avait remonté, atteignant presque les 12 000 vues. Olnav et Talern avaient sorti le document officiel qui devait sceller l’alliance entre les deux compagnies. Comme c’était l’usage, le contrat existait en format papier et holographique. La double signature se fit sous les applaudissements des différents participants. Puis, les serveurs et drones apportèrent le sengré de premier prix, une version coûteuse et richement texturée qu’il n’était pas aisé de se procurer. 

Grendchko consulta l’horloge. Il ne restait que vingt minutes avant le début du spectacle d’Orkhaisan, ce que fit bientôt remarquer l’assistant d’Olnav aux édiles. Ceux-ci ayant terminé de fumer, opinèrent. Il était temps de se mettre en route. Tout le monde s’activa, à l’exception notable d’Olnav. La tête rejetée en arrière, il oscillait de droite et de gauche. Grendchko redoubla d’attention. 

« Qu’y a-t-il ? demanda son assistant. 

– Un léger étourdissement, fit Olnav. Allez-y sans moi, je vous rejoindrai. 

– Désirez-vous une assistance médicale ? » 

Grendchko se crispa. Si Olnav répondait par l’affirmative, cela pouvait tout remettre en cause. « Vous tenez tant que ça à casser l’ambiance, Beglev ? Allez-y sans moi, je vous dis, c’est juste le sengré qui m’est un peu monté à la tête. 

– Cela va aller, premier édile ? s’enquit Talern. 

– Aucun souci cher confrère, dit Olnav avec un accent traînant. Je vous rejoins. » 

Talern se tourna vers l’un des notables d’Ylium avec lequel il échangea un sourire. Visiblement, le dirigeant de la Transpulsion ne tenait guère le sengré. Quelques instants plus tard, les membres de l’assistance quittaient la pièce, se dépêchant de regagner leurs flotteurs afin de ne pas rater le début du spectacle. Grendchko serra le poing en voyant survenir Biblag et Erlyv, les deux prostituées qu’il avait recrutées dans les bas-fonds. 

Aussitôt, elles se penchèrent au chevet de leur client du soir. « On a abusé du sengré, on dirait, minauda l’une. 

– Mais ça n’a pas l’air de t’avoir ôté de la vigueur », dit l’autre en plongeant sa main sous l’une des plaques grises du dirigeant de la Transpulsion. Elle exhiba l’un de ses appendices qui se mit à grossir et à durcir. 

– Non ! Ne faites pas ça ! protesta Olnav d’une voix faible. 

– Et pourquoi non ? On dirait que tu n’attendais que ça », fit la seconde en retirant un deuxième appendice, lequel fit preuve du même enthousiasme que le premier. 

Grendchko jubilait. Le produit miracle de Stimcortix appelé tanavnus, tout en générant un premier étourdissement comme on le lui avait décrit, rendait bel et bien irrésistible le désir envers le sexe opposé. Et ces deux putains s’y entendaient à ne pas laisser refroidir ce genre d’ardeur. Un regard vers la courbe d’audience lui apprit que celle-ci était également prise d’une érection subite. D’un geste, il affina les statistiques, et découvrit que la chaîne Orgix, spécialisée dans le voyeurisme et dans les célébrités, avait su repérer les algorithmes radicalement nouveaux transmis par le drone de la Transpulsion, le seul à être resté sur place. De son côté, Olnav n’émettait déjà presque plus de protestation. Grendchko tapota sur son oreille. « C’est en cours, dit-il. Je viens vers vous. 

– Compris », murmura Ymeo à l’autre bout. 

Grendchko s’était fait accompagner d’un second drone, lui aussi relié à la Ruche. Après avoir pris son flotteur sur le balcon plate-forme de sa chambre, il gagna rapidement l’entrée du restaurant où se trouvaient son espionne et leur proie. Dès qu’il en eut franchi le seuil, il ordonna à son drone-cam de diffuser les images. 

Le salon privé présentait des modulofauteuils extrêmement confortables et inclinables, une table dont les couverts et restes de repas avaient déjà été débarrassés, et un éclairage discret, adéquat pour le visionnage des programmes holo. Ymeo prétexta un besoin pressant pour s’arracher à l’holo-docu. Tilean parut surprise, mais hocha la tête avant de se replonger dans les hologrammes baroques. Dès qu’elle fut hors de vue, Ymeo connecta sa tablette au drone qui était censé filmer la signature du contrat. A la place, on découvrait Olnav encadré par deux femmes qui chacune empoignaient ses appendices et les pointaient vers leurs orifices de plaisir. Ymeo désigna de son doigt l’icône qui présentait le plus de vues. L’image ne changea pas, mais la scène était maintenant commentée en direct par l’animateur vedette d’une chaîne pornographique nommée Orgix. 

Plutôt que de se diriger vers les lieux d’aisance, Ymeo alla vers le fumoir et commanda un hersé, une version plus relevée du sengré. Dès que le barman eut le dos tourné, elle versa dans le ballon le contenu de la fiole rose. Elle revint ensuite vers le salon où l’attendait Tilean. Elle savait que Grendchko n’aurait aucun mal à la retrouver grâce au signal émis par sa tablette — elle devait faire vite. Tilean était toujours plongée dans l’holo-docu. Ymeo fit mine d’être prise de vertige. De la main gauche, elle se retint à l’épaule de Tilean, avant de s’affaler dans son fauteuil. Elle posa le ballon-tube sur la table et baissa la tête. 

« Que se passe-t-il ? s’inquiéta Tilean. 

– Je… je me suis pris un remontant, dit Ymeo. Il y avait une femme dans les toilettes. Elle regardait… Enfin non, il vaut mieux que tu ne saches pas. C’est atroce ! 

– Comment ça ? Pourquoi vaut-il mieux que je ne sache pas ? 

– Ce… ça te concerne. Vraiment, je ne devrais pas t’en parler. 

– Qu’est-ce qui a bien pu te mettre dans cet état ? Enfin, explique-toi ! » 

Ymeo sortit sa tablette comme à contrecœur. « Je t’assure que tu ne devrais pas regarder. 

– Vas-y. » 

Ymeo lança l’holoprojection. Aussitôt, une scène bien différente remplaça l’holo-docu. Olnav, le mari de Tilean, était en train de copuler avec deux beaux spécimens de Nadariennes. Son enthousiasme semblait sans borne. L’animateur ne cessait de s’extasier devant les performances sexuelles du premier édile de la Transpulsion, citant son nom toutes les deux phrases. 

La lueur des yeux de Tilean devint d’une pâleur mortelle. Elle se mit à osciller dans son fauteuil, et ses lèvres tremblèrent. « Non ! Non, ça ne peut pas être lui. » Elle se tourna vers Ymeo. « Dis-moi que ce n’est pas lui ! 

– Je crois bien que c’est toi qui ferais mieux de le prendre, ce remontant », dit-elle. Tout dans l’expression de Tilean suggérait qu’elle était en état de choc. Sans plus tarder, Ymeo se saisit du ballon-tube, dont elle dirigea l’extrémité vers l’orifice nasal unique de sa cible. Elle lui inclina gentiment la tête de la main gauche et attendit qu’elle respire. 

Tilean prit plusieurs inspirations avant d’être secouée de tremblements. Ymeo reposa aussitôt le ballon-tube, inquiète. Grendchko lui avait décrit les effets du produit, mais il y avait toujours le risque que Tilean y soit allergique, ou que le dosage soit trop fort. Elle était très bien payée, et son maître avait une personnalité envoûtante, mais elle se demandait jusqu’où elle était prête à aller pour lui. 

Jusqu’au bout, se dit-elle. 

« Qu’avons-nous là ? » fit la voix sarcastique de Grendchko derrière elle. 

Ymeo se retourna. Le second édile de la Transpulsion était bien présent, quelque peu essoufflé mais un grand sourire aux lèvres. Dans ses yeux, il y avait une lueur qu’elle avait appris à reconnaître entre toutes. Un drone flottait en retrait. Ymeo s’éloigna aussitôt pour ne pas apparaître dans le champ des caméras. 

« Ma chère, dit Grendchko, j’espère que vous avez bien pris votre remontant. 

– Elle l’a pris, répondit Ymeo du recoin où elle s’était postée. 

– J’ai été informé de la conduite inqualifiable de votre mari, dit Grendchko. Je crois bien qu’il ne vous reste qu’une seule manière de le remettre à sa place. » Il posa ses mains entre les plaques de l’épouse d’Olnav, à la recherche de ses orifices. Elle poussa de petits cris de protestation. Dans l’état de faiblesse induit par le produit qu’elle avait pris, elle ne pouvait lui résister. Les cris se transformèrent très vite en gémissements de désir. Elle fut prête presque aussitôt, comme si son corps n’avait attendu que ça. C’était une réponse purement chimique, mais Grendchko ne put s’empêcher d’en être flatté. Il la pénétra avec une délectation d’autant plus grande qu’il savait que le drone-cam retransmettait la scène en direct sur la Ruche. La vengeance était à sa mesure, absolument inoubliable. 



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Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien.