A titre expérimental, j'ai décidé de
faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens
(Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le vingt-sixième. Bonnes fêtes à tous!
26. Jeu de cache-cache
Le siège gravifique empêcha Jaynak, à l’instar des autres passagers, de se retrouver écrasé comme un insecte par la force gravitationnelle. Le vaisseau se délivrait de l’attraction de Nadar avec une célérité surnaturelle. Une fois dépassée la courbure de la planète, la trame des étoiles et nébuleuses entoura le Stelrec comme une écharpe, et Altanis apparut dans l’éclat aveuglant de sa blancheur. Aussitôt, la baie principale se polarisa, atténuant la réverbération.
« Le dispositif d’occultation ne sera plus alimenté dans dix secondes, prévint Naldeia.
– Je lance le programme d’identification, dit Belganov. Nous sommes à présent des commerçants Elseviens en route pour leur planète.
– Elseviens ? demanda Jaynak, surpris. C’est donc dans le système d’Hanidèle que nous nous rendons ?
– Votre curiosité ne vous mènera nulle part », répondit Belganov.
Les contours bleutés d’Ulicron apparurent soudain sur la gauche. Jaynak eut un serrement de cœur. Sur la lune-prison, un Lorkcho à l’esprit asservi par la drogue s’évertuait peut-être à découper des fragments de tirinium. S’il vivait encore…
Plusieurs Relais d’Accélération étaient positionnés autour de Nadar. Belganov orienta le Stelrec vers celui menant en direction du système Hanidèle, comme en eut confirmation Jaynak en se penchant au-dessus de l’épaule de Naldeia à ses côtés.
« Jaynak, vérifiez les vaisseaux à proximité, ordonna Belganov. L’IS sera à même de vous dire si l’un d’eux se place sur une trajectoire d’interception. »
Pendant le Stage de Remise sur la Voie, Jaynak avait pratiqué une respectable variété d’holosims, y compris celles où il était amené à piloter un vaisseau spatial. Il n’eut donc pas de difficulté à se faire comprendre de sa console, qui lui afficha les appareils aux alentours. Ceux qui relevaient de la flotte de l’Expansion n’étaient pas les plus nombreux, et leurs vecteurs ne les conduisaient pas à proximité. Certains des vaisseaux civils, en revanche, navigueraient à moindre distance. Aucun d’entre eux ne présentait de danger en apparence, ce dont il fit part à Belganov.
Les heures s’étiraient tandis que les réacteurs à impulsion creusaient l’écart les séparant de la verdoyante Nadar. Sauf erreur, aucun intercepteur ne s’était lancé à leur poursuite. Le système d’occultation, et le camouflage de leur signature avaient donc rempli leurs offices. Belganov se montrait pourtant tendu, interrogeant de temps à autre Jaynak au sujet des vaisseaux environnants. Le professeur ne se renfonça dans son fauteuil, un mince sourire aux lèvres, qu’au moment où Naldeia fit savoir que le dispositif d’occultation était rechargé. Belganov n’avait toujours pas révélé leur destination, comme s’il craignait un coup dur de dernière minute. Comme ils se rapprochaient du Relais, Jaynak, qui inspectait pour la centième fois l’écran de sa console, comprit pourquoi.
« Il y a un très gros vaisseau à proximité immédiate du Relais, annonça-t-il. Fengirien. Un destroyer de type Executor. »
Naldeia le regarda d’un air surpris et quelque peu effrayé en pinçant les lèvres. La mine de Belganov s’assombrit, comme s’il avait eu confirmation de ce qu’il redoutait. « La planète Elsevia a été en partie colonisée par les humains, dit Naldeia, mais c’est une planète neutre à priori dépourvue d’intérêt stratégique. Les Fengirs envisageraient de la conquérir ?
– Pas avec un seul destroyer, dit Belganov. Sur écran. »
Une vue en deux dimensions apparut sur la baie principale. On y distinguait le Relais lui-même, impressionnant par sa taille et les éclats de lumière qui en émanaient. Se succédaient en file indienne une série de petits vaisseaux civils sous la surveillance d’une silhouette massive et menaçante — celle du destroyer Fengirien. D’un geste de Belganov, la vue 2D fut transposée à l’intérieur du poste de pilotage, sous format holographique. Celui-ci permettait une estimation bien plus précise et réaliste du positionnement des vaisseaux. L’espacement entre eux était régulier, ce qui signifiait que chacun suivait une procédure stricte transmise par le destroyer. Une lueur blanche partait de ce dernier pour rejoindre un cargo nadarien, lequel, sur l’image, était irrésistiblement attiré en direction du vaisseau de guerre fengirien.
« Celui-ci, dit Belganov, a été capturé par un rayon tracteur du destroyer. En vue d’une inspection minutieuse sans doute.
– Les pots-de-vin n’ont pas dû suffire, fit Naldeia.
– IS 702, commanda Belganov en s’adressant à l’Intelligence Synthétique du Stelrec, quel type de rayons utilise cet Executor pour son inspection ?
– Mes capteurs ne me permettent pas de le déterminer à cette distance, répondit une voix aux intonations métalliques, néanmoins féminines. La probabilité que je les identifie à l’approche du Relais est de 95 %. » Belganov hocha la tête avant de se tourner vers ses compagnons. « Cela signifie qu’une fois l’information obtenue, nous serons déjà presque nous-même soumis au balayage du destroyer. Nous n’aurons que peu de temps pour prendre une décision.
– Comment avez-vous fait la dernière fois ? demanda Jaynak.
– Il n’y avait pas de destroyer. Ils ont manifestement resserré la sécurité. »
Les occupants du Stelrec s’entreregardèrent. Tous trois avaient conscience d’être à portée des détecteurs du vaisseau de guerre — tout changement d’itinéraire serait sans doute considéré comme suspect.
« Tant pis, on y va, dit Belganov. Reprenez vos places. »
Jaynak sentit son échine se raidir. Que pouvait leur frêle vaisseau contre la technologie supérieure des Fengirs ? Le rêve, finalement, n’avait duré que quelques heures. Les Fengirs devaient avoir pris conscience du trop grand nombre de Nadariens qui fuyaient le système, et avaient resserré leur surveillance. Peut-être même fallait-il y voir une requête de Grendchko, dans sa volonté de domination absolue sur son peuple. Leurs efforts pour contrecarrer son pouvoir étaient si vains et futiles...
Jaynak observa sur son écran la distance décroître avec le vaisseau de guerre. Il ne se faisait pas d’illusions. Une surveillance similaire devait être mise en place devant chacun des Relais d’Accélération du système.
« J’ai reçu les instructions de la Griffe Férale, dit IS 702. Nous devons nous aligner sur les autres vaisseaux selon les coordonnées transmises.
– Exécution, ordonna Belganov. Des nouvelles du type de technologie d’identification ?
– Je vous envoie ses caractéristiques. Les fréquences utilisées sont bien trop nombreuses pour pouvoir être contrées par notre système. L’utilisation du dispositif occulteur lui-même ne pourra éviter l’identification.
– Dans combien de temps serons-nous touchés par le balayage ? s’enquit Naldeia.
– Dans une minute trente. »
Un rictus nerveux agita la lèvre inférieure de Belganov. Le professeur se leva de son siège et vint se pencher au-dessus de l’épaule de Jaynak. « IS 720, calcule le temps qu’il nous faudra pour rejoindre le prochain vaisseau à passer en hyperespace. Je veux que nous arrivions à son niveau exactement au moment où il entrera dans le Relais.
– Si nous ne sommes pas interceptés avant, cela nous prendra une minute trente, en passant en impulsion maximale dans vingt secondes. Mais nous serons interceptés.
– Dans ce cas, tu enclenches l’occultation juste avant de passer en impulsion maximale.
– Nous serons malgré tout identifiés.
– Identifiés ne veut pas dire interceptés. Fais ce que je dis pour l’impulsion et l’occultation, mais laisse-moi les commandes manuelles.
– A vos ordres. »
Belganov revint à grands pas vers son fauteuil, lequel activa aussitôt le champ de protection gravifique. Jaynak n’avait pas fait le calcul de la mise à feu exacte des réacteurs, mais savait que l’instant de vérité était dangereusement proche. Il échangea un regard avec Naldeia.
Celle-ci lui transmettait un message de confiance. Ce n’était pas comme si Jaynak était tout à coup devenu télépathe. Il acquit néanmoins la certitude que le moment où chacun avait fait cocon de son esprit envers l’autre avait accru leur complicité. D’un seul coup, il se sentit beaucoup moins seul.
La lueur violette sur le tableau de bord indiquant que le vaisseau venait de s’occulter précéda d’une fraction de seconde la poussée, dont le ressenti fut largement amorti par les fonctions gravifiques du vaisseau. Belganov avait dû lui aussi s’adonner au simulateur holo, tout en profitant de ses augmentations pour se synchroniser avec l’ordinateur de bord, car il positionna le Stelrec avec précision, de manière à ce que les appareils civils fassent écran avec le destroyer fengirien. Les vaisseaux défilaient sous les yeux de Jaynak à toute vitesse. Le bâtiment de guerre avait beau disposer de systèmes de détection perfectionnés, étant donné le trafic, il lui était presque impossible de toucher de son rayon tracteur un appareil aussi évasif que le Stelrec.
Les occupants virent le Relais d’Accélération grandir brusquement. Jaynak réalisa que seuls des chasseurs pouvaient à présent les empêcher de rejoindre l’objectif — à condition que la Griffe férale puisse les lancer à temps.
Le Relais s’activa juste au moment prévu par l’Intelligence Synthétique du Stelrec. Un quart de seconde plus tard, le petit vaisseau clandestin se présentait côte à côte avec le cargo ayant activé le Relais. Tous deux plongèrent au cœur des couleurs irisées des tachyons, propulsés comme un seul au travers du repli spatial.
La traversée s’effectua sans que le cargo ne prenne conscience de leur présence. Lorsqu’ils émergèrent du Relais d’arrivée, leur compagnon poursuivit sur sa trajectoire, laquelle le menait droit sur Elsevia. Le Stelrec modifia son cap. Sur la droite, la nébuleuse planétaire d’Hanidèle formait un disque aux contours évanescents dont le centre était bleu azur et la périphérie alternait l’aspect chatoyant de l’or, l’argent et l’émeraude en une véritable symphonie visuelle. Belganov se dirigea sur Helda et Seda, les deux fragments brisés de ce qui avait autrefois été une lune.
« Pourquoi aller vers là ? s’enquit Naldeia. Il n’y a aucune colonie là-bas.
– Nous avons besoin de faire profil bas le temps que le dispositif occulteur se recharge. Les radiations en provenance d’Helda et Seda devraient masquer notre signature le temps nécessaire. »
Un silence perplexe accueillit la déclaration de Belganov. Celui-ci poussa un soupir. « Je peux vous le dire à présent, notre destination n’est pas Elsevia mais le système de Quantor. Malheureusement, le Relais d’Accélération qui y mène est trop éloigné pour nous permettre de le rallier avant nos ennemis.
– Nos ennemis ? fit Jaynak.
– Le destroyer fengirien a certainement déjà lancé des chasseurs à nos trousses. Ils auront sans doute pour instruction, s’ils ne nous repèrent pas directement, de foncer vers les différents Relais d’Accélération d’Hanidèle. Le Stelrec est rapide, mais pas assez pour les prendre de vitesse. Ils seront donc sur place avant nous, et contrôleront à leur tour les vaisseaux empruntant les Relais.
– Donc, retour à la case départ. On se retrouve de nouveau coincés.
– Bien au contraire. Ces chasseurs sont loin d’embarquer la technologie de détection des destroyers. Nous devrions passer, et si tout va bien, complètement incognito cette fois. Le tout est de ne pas se faire prendre par surprise.
– Et pour le retour ? demanda Naldeia. Tu envisages bien de revenir sur Nadar, je suppose ? Le destroyer fengirien sera toujours à son poste — lui ou l’un de ses remplaçants. A présent qu’il connaît nos capacités et notre identité réelle, nous n’aurons aucune chance de lui échapper.
– Chaque chose en son temps, fit Belganov. Il sera toujours temps d’aviser le moment venu. »
Les détecteurs courte, moyenne et longue portée connurent au bout de quelques heures des perturbations. Les membres du Stelrec surent ainsi qu’ils subissaient les radiations qui devaient avoir pour effet de masquer leur signature.
Naldeia tendit à Jaynak sa tablette. « Il y a un programme d’apprentissage accéléré du terran, que tu peux coordonner avec une holosim en salle holo. Ça te sera utile là où nous allons. Fais bien attention à la prononciation. »
Un peu plus tard, ils pénétraient dans le champ d’astéroïdes où flottaient deux corps massifs éventrés. Helda et Seda témoignaient de la violence de l’impact cosmique les ayant séparés à l’époque où ils ne formaient qu’une seule et même lune. Bleue et glacée, leur géante gazeuse, Hanidèle 3, possédait des anneaux qui paraissaient presque effleurer le champ d’astéroïdes.
Le Stelrec resta sur place une journée entière. La modularité du vaisseau permettait de participer à des programmes holos seul, à deux ou en trio. Jaynak appréciait particulièrement les simulations en coopération avec Naldeia. Là, il pouvait enfin avoir l’impression d’être débarrassé de l’encombrant casque argenté, de redevenir lui-même. Apprendre le langage terran était d’autant plus facile à ses côtés. Il ne pouvait nier être de plus en plus attiré par la jeune femme, engagé avec elle dans cette mission qui serait peut-être leur dernière. Si seulement le professeur Belganov n’avait pas été présent sur ce même vaisseau...
Les deux jours suivants, ils empruntèrent un chemin détourné pour se rapprocher du Relais d’Accélération qu’ils avaient en tête. Belganov avait de nouveau modifié la signature du Stelrec, néanmoins, cela ne tromperait que les détecteurs de moyenne et longue portée. Or, le dispositif d’occultation n’était pas prévu pour tenir sur des journées entières.
« Il y a une solution, dit Belganov, mais il ne faut pas que nos têtes aient été mises à prix. » Il les chargea, ainsi que l’IS 720, de passer au peigne fin les réseaux et sous-réseaux du système. Quand il acquit la certitude qu’aucune prime n’avait été placée sur leur tête, il mit le cap sur le port stellaire d’Hanidèle 4, une petite planète rocheuse désertique. Dans un bar de la station, il convainquit, moyennant la rondelette somme de 10 000 crédits, le capitaine elsevien d’un cargo lourd à destination du système d’Estregor d’embarquer leur vaisseau à son bord. Le cargo devait livrer du titane et diverses autres variétés de minerai à la Fourmilière d’Estregor, des arsenaux de construction opérés par les Kual’Thars.
Il s’avéra que le bâtiment était doté d’une technologie rudimentaire, si bien que Naldeia et l’IS 720 n’eurent aucun mal à infiltrer ses sous-systèmes, en particulier de navigation et de détection. Très vite, ils eurent confirmation que le cargo se dirigeait bien vers le Relais approprié. Ils rejoignirent la proximité de celui-ci au bout de deux journées standard galactiques.
Deux chasseurs fengiriens se trouvaient postés de part et d’autre de la structure sphérique. Jaynak ne put que louer la prévoyance de Belganov, qui avait anticipé la présence de l’ennemi. Par mesure de précaution, le professeur enclencha la fonction d’occultation du Stelrec — même à l’abri des entrailles du cargo, il savait les dispositifs de scan militaires suffisamment performants pour les repérer. Jaynak et ses compagnons vécurent quelques moments d’angoisse avant que le système de navigation ne leur apprenne à son insu qu’ils passaient enfin en hyperespace. Seulement alors, ils s’autorisèrent à respirer plus normalement.
Comme convenu avec le capitaine, celui-ci ouvrit le sas de leur hangar au bout d’une journée de voyage supplémentaire dans le système d’Estregor. Le Stelrec alluma ses propulseurs et jaillit du ventre du cargo.
Ce ne fut qu’à ce moment que Belganov prit la direction du Relais d’Accélération qui menait au système de Quantor.
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