lundi 30 septembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 14

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le quatorzième. 


14. Nouvelle Voie 

On se mit à secouer Jaynak sans ménagement. Il émergea péniblement de son sommeil pour reconnaître la figure casquée d’un garde. L’individu était petit et râblé, au contraire du collègue qui l’accompagnait, un Nadarien corpulent. Tous deux portaient des combinaisons de combat. Le plus petit pointa sur lui un disrupteur. Il fit un signe impératif en direction de la porte. 

En dépit de la crainte que lui inspirait la présence des sinistres soldats, Jaynak fut soulagé de quitter sa cellule. Tandis que lui et ses gardes avançaient dans le couloir, une porte latérale s’ouvrit, et d’autres geôliers en sortirent, escortant un nouveau prisonnier. Les deux groupes n’en formèrent qu’un. De nouvelles portes glissèrent, et le scénario se répéta. 

Le vent fouetta Jaynak au moment où il pénétra sur le balcon. Il redressa les épaules, se sentant revivre. Il n’était pas le seul à réagir ainsi. L’un de ses codétenus était une femme de belle prestance, au long nez fin. Elle aussi paraissait apprécier l’interruption, si momentanée fût-elle, de l’enfermement. Comme son regard s’attardait sur la jeune femme, elle détourna le visage. 

Au-delà d’un balcon se déployait la cité de Mustra, dont l’architecture à base de noyaux, de ramifications et de plates-formes défiant la gravité n’avait rien à envier à celle d’Argea. Altanis n’était pas encore haute dans le ciel — c’était le matin. Un jetbus les attendait le long d’un quai, maintenu en place par ses réacteurs antigrav. Une fois à l’intérieur, Jaynak put constater qu’ils étaient six prisonniers. Il n’y avait qu’une femme. Certains étaient comme lui plutôt jeunes, le plus vieux étant encore dans la force de l’âge. Tous paraissaient en forme, à l’exception d’un individu au regard terrifié dont le teint était blafard, et qui accusait de l’embonpoint. 

L’engin prit son envol. Très vite, il s’écarta des couloirs de navigation empruntés par des centaines de flotteurs et autres navettes, laissa dans son sillage la cité et accéléra. Le trajet fut assez bref avant qu’ils ne se mettent à perdre de l’altitude. Ils traversèrent une couche nuageuse, derrière laquelle apparut une vaste étendue d’eau d’un vert émeraude qui devait être la mer septentrionale. Un point grossit peu à peu, devint une île à la végétation éparse. De type semi-minérales, certaines des fougères vert sombre s’intégraient naturellement à la roche, et comme souvent sur Nadar, il était difficile de dire où commençait le végétal et où s’interrompaient les grands éperons rocheux. Quelques collines venaient rompre la relative platitude de l’endroit. 

Comme le jetbus effectuait sa manœuvre d’approche, Jaynak distingua une colonie de robots et d’ouvriers s’appliquant à construire des structures à la mode fengirienne. On voyait là baraquements, stands de tir, parcours du combattant, champs d’exercices pour blindés et unités cybernétiques, et même un astroport à moitié achevé. 

Jaynak eut l’intuition que la conception qu’avait Grendchko du Stage de Remise sur la Voie n’incluait pas d’interactions sociales comme le fait de s’occuper des personnes les plus âgées ou en difficulté. 

Le jetbus se posa, et on conduisit les nouveaux stagiaires vers l’un des baraquements. L’intérieur, austère et fonctionnel, comprenait le minimum de mobilier. Derrière une porte qui s’entrouvrit à leur passage, Jaynak entrevit plusieurs de ses concitoyens coiffés d’un casque d’immersion en réalité virtuelle. Un peu plus loin, ils débouchèrent dans une grande salle où se trouvait une femme qui faisait face à une vingtaine d’individus. Des drones de sécurité flottaient en hauteur. 

Les gardes qui les avaient conduits jusque là se retirèrent et la femme se tourna vers eux. Elle était jeune, avait les yeux en amande et une silhouette voluptueuse, néanmoins assez athlétique. « Bonjour, les stagiaires. Je suis Ymeo, votre nouvelle guide-instructrice. » Elle les dévisagea les uns après les autres tout en circulant sur la largeur de la pièce, les mains dans le dos. Lorsque ce fut son tour, Jaynak eut l’impression d’être scanné jusqu’à la moelle. L’intensité de l’expression de la femme servait peut-être à dissimuler un certain manque d’expérience, ce qui n’était pas forcément bon signe — cette Ymeo chercherait à compenser par un zèle excessif, et ferait sans doute un exemple à la première occasion. 

 « Vous êtes ici, reprit-elle, parce que vous vous êtes retrouvés au mauvais endroit au mauvais moment. C’était peut-être de la simple malchance. C’était peut-être autre chose. Votre appartenance au groupe hors-la-loi des Réfractaires ne peut être prouvée. Mais de la même manière, votre non-appartenance ne peut être démontrée. C’est pourquoi, si vous vous comportez en coupables, si vous tentez de vous enfuir, de joindre l’extérieur, de désobéir ou de vous rebeller, vous serez abattus par les drones SR que vous voyez ici. Au cas où vous parviendriez à leur échapper par je ne sais quel miracle, je vous rappelle que nous sommes sur une île. Vous serez inéluctablement retrouvés, et exécutés. » 

Jaynak examina les engins flottants, et aperçut les sinistres canons des disrupteurs dont ils étaient équipés. Il réprima un frisson. L’absence de soldats aux côtés de leur guide-instructrice était une preuve de la confiance que l’on faisait aux drones. 

« SR pour surveillance-répression, précisa Ymeo. Ne vous avisez pas de tester leur efficacité. Si vous montrez peu d’empressement à la tâche, si vous rechignez, votre stage se poursuivra dans les mines de tiridium d’Ulicron. » 

Jaynak avait du mal à en croire ses oreilles. Le bannissement dans les mines d’Ulicron, la lune de Nadar, était considéré comme la pire punition avant l’exécution pure et simple. Il se murmurait qu’aucun de ceux qui y étaient envoyés n’en revenait. Jaynak avait même fréquenté des forums où l’on prétendait que le travail d’individus organiques n’était pas nécessaire sur ces mines, et que les malheureux transférés là-bas étaient tellement drogués que leur productivité s’avérait de toute façon négligeable. 

« Si en revanche, vous faites vos preuves, vous vous verrez offrir l’opportunité de rejoindre les rangs des Fervents de Grendchko. Alors seulement, vous pourrez entrer en contact avec vos proches. Une bonne partie des résidents sur cette île sont des Fervents, et il en débarque chaque jour. » Elle eut un geste vers la vingtaine de personnes assemblées. C’étaient surtout des hommes, dont la plupart ne cachaient pas leur mépris envers les nouveaux venus. « Ne leur manquez de respect sous aucun prétexte. Vous constaterez que notre Premier Coordonnateur ne ménage pas sa peine pour faire des meilleurs d’entre eux l’élite de notre société. » 

Elle marqua une pause. Un sourire en coin, que Jaynak jugea cruel, apparut sur ses lèvres. « Avant de passer à la suite, j’ai une question pour vous. Est-ce que l’un d’entre vous souhaite témoigner son désaccord ? » 

Le silence qui suivit fut éloquent. 

« Non ? Parfait. Heureuse de voir que nous sommes sur la même longueur d’onde. » Elle fit un signe, et un assistant portant des bandeaux jaunes s’approcha, et commença à les distribuer aux six stagiaires. La couleur était symbole d’inexpérience. « Mettez-les », ordonna Ymeo. 

En s’exécutant, Jaynak s’aperçut que son bandeau était auto-ajustant. Il lui tenait le crâne bien serré. Aucun des Fervents n’en arborait, et plusieurs d’entre eux se mirent à ricaner. 

« Vous n’aurez le droit de les enlever que pour dormir. Les bandeaux enverront une alerte s’ils ne sont pas sur vos crânes. » 

Les fâcheux ornements devaient être munis de traceurs. Leurs geôliers auraient aussi pu leur greffer ce type de dispositif sous la peau, mais les bandeaux offraient en outre un bon repère visuel. Leur couleur était un rappel permanent de la déchéance de leur rang. 

C’était l’heure du repas. Dans un grand réfectoire, les six stagiaires partagèrent, à une table à l’écart de celle des Fervents, leur ration de poudre primordiale arrosée d’un peu d’eau. Ils profitèrent de ce rare moment de répit pour se présenter les uns aux autres. La femme se nommait Naldeia et l’homme à la complexion maladive, Lorkcho. Un individu au front haut et au visage animé appelé Glenk prit la parole. Son statut devait avoir été élevé dans la société, car il s’exprimait du ton impérieux d’un édile. « Vous êtes tous d’accord, je l’espère, pour convenir que la situation est un véritable scandale ? Comment comptez-vous réagir ? » Deux des stagiaires, dont l’un avait l’air roublard, pointèrent le doigt sur leur bandeau. « Vous croyez que… ? 

– Ferme-la », fit Pechko, le Nadarien de courte taille à la mine rusée. 

Glenk secoua la tête, mais se tut. Le reste du repas s’écoula en silence, chacun ruminant de sombres pensées. De temps à autre, un drone passait à la verticale de leur table avant de poursuivre sa ronde. Jaynak ressentit une légère démangeaison sous son bandeau, qu’il choisit d’ignorer. Il y eut un brouhaha un peu plus important. Les membres de la tablée de Fervents les plus proches s’étaient levés tous ensemble. Ils n’étaient pas les seuls, tous les Fervents devaient avoir reçu le même ordre. 

« Les Jaunes, c’est le moment de montrer ce que vous valez. » 

Jaynak se tourna vers le soldat qui venait de les apostropher ainsi. Lui aussi était escorté d’une paire de drones SR. Une étincelle moqueuse brillait dans son regard. « Suivez-moi », ordonna-t-il. 

Le camp d’entraînement bourdonnait de sons, des piétinements de robots géants équipés de quadruples canons au sifflement de blindés en suspension grâce à leurs réacteurs antigrav, en passant par les ordres aboyés ici et là. Plus lointain, le vacarme des défricheuses et autres engins de terrassement leur parvenait assourdi. Les travaux n’avaient sans doute été entamés que depuis l’investiture de Grendchko, mais devant les robots de toute sorte, la nature perdait rapidement du terrain. C’était là une voie bien différente de celle de l’argelen, qui prônait la communion avec l’environnement pour réaliser des structures les mieux adaptées. 

Jaynak n’eut guère le loisir de prolonger sa réflexion sur le sujet. Le soldat les avait en effet emmenés devant Ymeo, qui ordonna de la suivre au trot. De manière surprenante, la voix féminine émanait du bandeau. 

Un drone s’approcha par l’arrière, et Jaynak, décelant une menace, s’activa aussitôt. Un arc bleuté jaillit cependant et toucha Glenk, qui n’avait pas réagi assez vite. L’homme poussa un cri aigu et se mit à sprinter en se frottant le postérieur, rattrapant puis bousculant deux de ses compagnons. Jaynak se retrouva en queue de peloton, aux côtés de Lorkcho qui paraissait connaître des difficultés. Il lui tapota l’épaule pour le rassurer, et, quand l’autre le dévisagea, fit un signe de connivence. 

Ymeo leva le bras, et le petit groupe stoppa au pied d’une piste bordée de lichens pourvus de longues tiges évasées croissant à la verticale, de couleur violacée. Elle n’était pas même essoufflée là où Lorkcho, plié en deux, s’efforçait de récupérer. « Bien, les Jaunes, dit-elle. Bienvenue à votre tout premier parcours d’entraînement. C’est en disciplinant vos corps que vous disciplinerez vos esprits, et atteindrez le niveau d’excellence que l’on attend de vous. Le premier obstacle devant vous est une double boucle gravimétrique. » Elle étendit la main, et Jaynak contempla, à quelque deux cents mètres de distance, la piste qui se prolongeait, s’élevait en un impressionnant anneau. On devinait à peine le second, caché par le premier. Il y avait des gens de part et d’autre. « Vous devez courir à une certaine vitesse pour que la fonction d’ajustement gravitationnel de cette section s’active et vous prenne en charge. Si c’est le cas, vous le sentirez dans vos pieds. La prise en charge cesse dès lors que vous ralentissez. Comme votre petit groupe m’est sympathique, je vous donne un conseil. La plus grande difficulté consiste à ne pas se laisser impressionner par la pente et à maintenir coûte que coûte son allure. Vous commencez, dit-elle en désignant Glenk. Je veux un intervalle de quinze secondes entre chaque participant. » Elle indiqua les coureurs suivants. Jaynak se retrouva en dernière position. 

Ymeo leva le bras, puis l’abaissa. « Allez, les Jaunes, donnez tout ce que vous avez ! » 

Glenk s’élança. Un drone se mit à le suivre, ce dont il s’aperçut. Dès lors, il augmenta nettement son allure, désireux de ne pas renouveler l’expérience de la cuisante punition. Pechko fut le second. Vint alors Lindev, un jeune sportif à la silhouette bien découplée qui eut tôt fait de rattraper, puis dépasser le petit Pechko. Naldeia suivit, puis Lorkcho, et enfin Jaynak. Les deux cents mètres avant le premier obstacle étaient parfaitement plats, pourtant Lorkcho connut rapidement des difficultés. Jaynak le doubla non sans un sentiment de culpabilité. Il aurait voulu rester à ses côtés pour le soutenir, mais craignait que l’élan ne lui manque pour réussir l’épreuve. Il respirait régulièrement, contrôlant son souffle comme il en avait pris l’habitude chaque fois qu’il pratiquait un sport d’endurance. 

Des rires et autres exclamations moqueuses retentirent. Le premier d’entre eux, Glenk, après avoir entamé l’ascension périlleuse, avait ralenti et était tombé sur le ventre avant de rouler sur une bonne partie de la première boucle. Lindev bondit par-dessus lui et poursuivit sa course sur le même rythme. Jaynak observa le jeune homme avec intensité, ignorant les quolibets des Fervents à l’attention de Glenk. 

Lindev réussit à faire le tour sans chuter, et Jaynak, après avoir noté dans un recoin de sa tête l’allure à laquelle il avait évolué, reporta son attention sur Naldeia, qui abordait l’obstacle. 

D’autres acclamations moqueuses retentirent lorsque Pechko fit piteusement demi-tour, sans toutefois tomber. 

Naldeia courait aussi vite que Jaynak, il n’avait pas gagné de terrain sur elle. Les jambes de la jeune femme étaient souples et fermes malgré leur minceur. Arrivée à l’endroit le plus périlleux, juste avant la moitié de la première boucle, la tête en bas, elle commit l’erreur terrible de ralentir. La fonction d’ajustement gravitationnel cessa brusquement d’opérer. A quelque huit mètres du sol, elle aurait dû à tout le moins se casser les deux bras, qu’elle mit en opposition dans sa chute. 

L’un des drones intervint en activant un champ de force, déviant sa trajectoire et la freinant. Le contact fut malgré tout brutal. Elle poussa un cri de douleur et roula sur elle-même. 

Déferlement de rires et de moqueries de part et d’autre de la piste, où les Fervents s’en donnaient à cœur joie. 

Jaynak n’eut pas le temps d’en apprécier davantage. Devant lui, la voie assez étroite se raidissait. Il accéléra jusqu’à sentir une tension dans ses pieds — la fonction d’ajustement gravimétrique, défiant les lois naturelles, maintenait sa position, et le ferait tant qu’il parviendrait à courir sur le même rythme. L’ajusteur était conçu pour ne pas entraver ses mouvements, cependant, le choc psychologique d’avoir à affronter une pente était ardu à surmonter. Jaynak se contraignit à ignorer la montée vertigineuse, à faire comme s’il courait toujours sur du plat. L’effort était plus intense, néanmoins, et il haletait. La pente était si abrupte que continuer à courir semblait relever de la folie, le sang lui battait dans les tempes. Jaynak lança désespérément ses jambes. Cette fois, la descente se fit terriblement inclinée, et Jaynak dut maîtriser un mouvement de panique et contrôler ses membres pour éviter la chute. 

Il y parvint de justesse. Le temps était compté pour reprendre son souffle, car déjà, la seconde boucle approchait. L’expérience de la première était précieuse, mais il fallait gérer l’effort au mieux, et, arrivé à mi-distance, Jaynak se sentit presque à bout de souffle. Là encore, il persista avec acharnement, se transcenda. Le moment vint de contenir sa vitesse dans la nouvelle descente. Ses jambes finirent toutefois par le lâcher, et il roula jusqu’au bas de la boucle. 

Les Fervents le désignaient du doigt en se gargarisant et en l’abreuvant de sarcasmes. Jaynak se releva, meurtri, et vit que Lindev était le seul à avoir réussi l’épreuve. Naldeia, cependant, s’était redressée, et Lorkcho ne paraissait pas être tombé. Les mains sur les hanches, il s’efforçait de récupérer. Naldeia, quant à elle se frottait coudes et avant-bras, qu’elle avait râpés. 

Ymeo ne s’avérait pas disposée à faire cesser l’hilarité des Fervents. Elle ne la partageait pas toutefois, et se montra magnanime. « Pour ceux d’entre vous qui sont tombés ou ont dû renoncer, ce n’est pas grave du moment que vous avez essayé de toutes vos forces. C’est votre volonté de bien faire que nous mesurons au cours de ce stage de Remise sur la Voie. Vos capacités, quant à elles, détermineront simplement votre rang au sein des Fervents. » Tout en s’exprimant ainsi, elle se rapprocha de Lindev, qui bomba le torse. « Vos aptitudes semblent vous destiner à jouer les premiers rôles », dit-elle en lui octroyant un sourire. 

Jaynak ne remarqua les sacs de pierre sur le bord de la piste que quand Ymeo les désigna. « Ces sacs à dos pèsent 25 kg chacun. Vous allez les enfiler pour la dernière épreuve physique de la journée. » 

Plus d’une paire d’épaules se voûta dans le petit groupe, et le sang se retira du visage de certains. Les drones, sentinelles silencieuses, flottaient toujours à la verticale, et nul ne protesta. Chaque coureur devait s’élancer avec le même intervalle que précédemment, et dans le même ordre. Hisser le sac sur les épaules était déjà une prouesse — Jaynak donna un coup de main à Naldeia, qui le remercia d’un pâle sourire. Premier à affronter l’épreuve, Glenk fut contraint très tôt de ralentir le rythme. Ses foulées étaient saccadées trahissant le poids sur son dos. De temps à autre, il jetait, en arrière et vers le haut, un coup d’œil au drone menaçant, lequel se contentait de le suivre sans intervenir. 

En voyant partir Lorkcho, Jaynak fut persuadé que son compagnon allait devoir très vite abandonner, victime du surpoids supplémentaire. L’homme le surprit, cependant, et il ne le rattrapa qu’au bout d’une trentaine de foulées. Ses jambes et pieds le brûlaient, le sac s’évertuait à lui cisailler les épaules. Refusant de céder à la douleur, il prit résolument le bras de Lorkcho et le tira. Son allure en fut terriblement ralentie, mais il persista. Alors que ses forces menaçaient de l’abandonner, ils atteignirent l’obstacle, et furent accueillis par le son si désagréablement familier du rire des Fervents de part et d’autre. Il y avait là une étendue de boue suivie d’un mur de kécelite. Juste avant, deux paires de bracelets et chaussures munies de crochet de titane les attendaient. Sans les rires, peut-être les jambes de Jaynak, à l’image de celles de Pechko qui était couvert de boue des pieds à la tête, auraient-elles cédé. Mais les ricanements agirent sur lui comme un coup de fouet et il murmura à Lorkcho tout près de lui. « Allez mon ami ! A cœur vaillant, rien d’impossible. » Tous deux s’équipèrent avant d’accomplir la première enjambée, en profitant pour récupérer quelque peu. 

La boue semblait sans fond, et Jaynak se vit glisser avec inquiétude jusqu’à la taille. Elle avait, néanmoins, une viscosité suffisante pour ne pas interdire les mouvements. Tenant toujours Lorkcho, il avança. Son compagnon hésita, puis s’efforça de reproduire sa démarche. Il vacilla, menaça de s’effondrer mais se remit d’aplomb. « Courage ! » fit Jaynak. Un pas, puis l’autre, dans d’innommables bruits de succion. La boue était froide, l’équilibre, précaire. Les épaules, les membres supérieurs et inférieurs brûlaient, le souffle était court. Pourtant, Jaynak gardait le mur en ligne de mire. 

Lindev faisait la preuve de ses capacités en abordant le dernier tiers de la paroi. Glenk avait déjà dû renoncer et en faisait le tour, de même que Pechko. Naldeia, quant à elle, parvint au premier tiers. Irrésistiblement entraînée en arrière par le poids du sac, elle tomba alors sur le dos dans une grande gerbe brune. Elle roula et se releva en toussant, puis se dirigea piteusement à la suite de Glenk et Pechko. 

Jaynak pivota vers Lorkcho. Malgré son handicap, celui-ci bougeait ses grosses cuisses comme s’il devait emporter toute la boue avec lui. Jaynak fut fier de sa détermination. Ils arrivèrent au pied du mur ensemble, et Jaynak sut qu’il était parvenu au bout de l’aide qu’il pouvait apporter à son compagnon d’infortune. Enfin dans son élément, il ressentit les aspérités dans la roche. Il grimpa. Derrière lui, Lorkcho dut renoncer dès la première prise. 

Le sac dans le dos de Jaynak était comme la main d’un géant cherchant à l’arracher du mur. Il résista. Encore et encore, avec une obstination bornée, il s’agrippa à la paroi, lança bras et jambe à la recherche de l’appui suivant, plongé dans une concentration sans faille. Il était forcé de récupérer à chaque reprise d’appui bien plus longtemps qu’il ne l’avait jamais fait depuis qu’il était débutant. A chaque mouvement, il se retrouvait en équilibre, étonné de ne pas avoir été rejeté dans la boue. Quand sa main droite toucha enfin le sommet du mur, se fut une délivrance inexprimable. Il rassembla ses ultimes réserves et parvint à hisser une jambe, puis à se redresser à califourchon sur le mur. 

En bas, les rires des Fervents avaient cessé. Il entendit même Naldeia le féliciter d’un « bravo ». Dès qu’il eut récupéré suffisamment, il entama la descente, les membres tremblants. Il n’y avait plus de boue pour le réceptionner, et étant donné la dureté du sol, il risquait de se casser quelque chose en cas de chute. Avec d’infinies précautions, il descendit, et regagna enfin le sol. Ses membres pesaient une tonne. 

« Ce fut bien long, remarqua avec acidité Ymeo. Mais je ne vous ferai pas le reproche d’avoir aidé l’un des vôtres. Votre esprit de corps vous vaudra même une appréciation favorable. » 

Après avoir enlevé autant de boue qu’ils le pouvaient, ils abandonnèrent leurs sacs et prirent le chemin du retour d’un pas désormais libéré d’une bonne part de sa pesanteur. 

Dans la salle à manger du baraquement, l’ambiance entre les six compagnons fut plus morose, plus désespérée même qu’elle ne l’avait été jusque là. Ils faisaient encore l’objet des quolibets de certains des Fervents revenus en même temps qu’eux, lesquels décrivaient avec force mimiques démonstratives leurs « exploits ». Toutefois, la fatigue dans les membres était telle que tout instinct de révolte se retrouvait étouffé. La pause déjeuner s’avéra brève. Ymeo réapparut devant eux. « Vous avez mérité un moment de détente, dit-elle. Suivez-moi. » 

D’un pas traînant pour la plupart, ils lui obéirent. La pièce dans laquelle ils pénétrèrent était pourvue de couches magnétiques. Des fenêtres de vitriglass laissaient voir le jour. A côté de chaque lit, des vapeurs odorantes s’échappaient de ballons-tubes. « Méfiez-vous, sourit Ymeo, le sengré est assez fort, ici. » Elle les abandonna. 

Lorkcho fit un grand bruit en s’affalant sur son lit. Jaynak l’observa avec inquiétude. L’homme ne tarda pourtant pas à se relever, à s’asseoir et à mettre avidement l’extrémité du ballon-tube sur son orifice nasal. Jaynak se rapprocha de Naldeia. « Ça va ? demanda-t-il. 

– Je survivrai, murmura-t-elle. Rien de cassé, juste des coupures et contusions. » Elle se dirigea vers une pièce attenante qui contenait, comme Jaynak put s’en apercevoir, des douches soniques. Il y avait trois cabines, il en choisit une. Une fois la boue nettoyée, il respira mieux. Il fit un geste pour se gratter le front, puis renonça en constatant la présence du bandeau. Jaynak gagna sa couche. 

Comme l’avait dit Ymeo, le sengré était relevé. La sensation d’oubli qu’apportaient ses vapeurs n’avait jamais été aussi divine. Juste avant de sombrer dans une somnolence abrutie, Jaynak réalisa que Naldeia n’avait quant à elle pas touché à son ballon-tube.

 

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Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien. 

mardi 24 septembre 2024

Carrefour, au secours !

Coup dur pour les auteurs d'Ile de France, Carrefour, LA chaîne de magasins qui ne reçoit jamais d'auteurs à l'occasion de dédicaces, a racheté Cora. Bien que je ne travaillais qu'avec deux magasins Cora en Ile de France, ceux de Massy et Val d'Yerres (Boussy-Saint-Antoine), il s'agissait d'une collaboration ancienne et fructueuse. Ce sont donc deux possibilités en moins, pour moi. On aurait pu croire que la forte densité de commerces en Ile-de-France procurerait de nombreux débouchés aux auteurs désireux de rencontrer leurs lecteurs "dans la vraie vie". Dans mon expérience, c'est de moins en moins le cas. 

Mon record de ventes s'établit à 42 ventes dans la journée, et il a été réalisé il y a plusieurs années, avant le covid, au Cora Massy. Cela ne risque plus d'arriver là-bas, puisque Carrefour, pour d'obscures raisons de comptabilité, refuse de recevoir des auteurs. Une politique qui pourrait être assimilée à de la discrimination culturelle. C'est ainsi que ma dernière séance de dédicace au Cora Val d'Yerres, le week-end dernier, a été annulée par le magasin.

Les grandes chaînes de distribution ont toujours été pour moi les meilleurs endroits où faire découvrir mes livres. Je leur dois une bonne partie des 14600 livres que j'ai dédicacé depuis mes débuts. Hélas, en 2024, ces chaînes se portent mal, en général. 

Pourquoi privilégier ces grandes chaînes de distribution et non les librairies, par exemple? Parce qu'il y a davantage de passage en centre commercial qu'en librairie, même si c'est un public plus varié, moins porté directement sur les livres. Et puis, les librairies demandent 30 à 35% sur chaque livre vendu, là où les centres de distribution non focalisés sur la culture ne prennent que 20%.

Pour un auteur autoédité, c'est à dire dont les livres ne sont pas présents en rayon, la différence entre 20 et 35% de marge par livre vendu, c'est la différence entre la vie et la mort.

Mes chiffres de vente, ainsi que le fait que j'arrive à vivre à temps plein de ma passion depuis 2014, prouvent que je suis dans le vrai.

Cela explique aussi pourquoi je ne dédicace pas en Fnac, la marge réclamée par cette enseigne étant de 40%. Excusez du peu!

On pourrait croire qu'en 2024, l'autoédition aurait su se faire accepter de tous les professionnels. D'autant qu'une chaîne comme Auchan, par exemple, demande de montrer patte blanche aux auteurs, y compris autoédités, sous la forme d'un numéro SIRET obligatoire pour pouvoir dédicacer. 

Il n'en est rien. La facilité qu'il y a à se faire autoéditer, les escrocs qui tirent parti de l'autoédition pour publier des centaines de bouquins à coup de Chat GPT, tout cela fait que de trop nombreux libraires tordent encore le nez dès lors qu'il s'agit de recevoir un auteur assurant sa propre production. 

Notre indépendance elle-même est une cause de désapprobation parmi des professions habituées, pour ne pas dire soumises, à la domination des éditeurs traditionnels. Quand vous avez pour principaux clients de gros éditeurs, les ennemis de vos amis ont aussi tendance à devenir vos ennemis. La neutralité supposée, des chaînes culturelles comme des librairies, a vite fait de céder le pas face aux considérations économiques. 

C'est ainsi que sur la quinzaine de magasins Cultura qui opèrent en Ile de France et dans l'Oise, je ne travaille plus qu'avec un ou deux magasins. La méthode est simple: on ignore les emails, et on fait en sorte que les relances téléphoniques n'aboutissent pas. Même lorsque vous avez vendu des centaines de livres avec un magasin donné, on se contente d'obéir au nouveau directeur et à ses directives.

Quant aux Auchan, l'enseigne la plus volontariste à l'égard des auteurs (à condition que nous ayons un numéro de SIRET), sur plus d'une vingtaine de centres commerciaux, je ne travaille plus qu'avec huit d'entre eux. Là, on ne parle plus de pression des éditeurs ou d'élitisme mal placé. C'est davantage la volonté des chefs de rayon livre qui est en cause. Quand elle est présente, cette volonté peut donner des choses magnifiques, davantage même que ce à quoi je m'attendais dans certains centres. Certains chefs de rayon livre ont une vraie volonté de promouvoir la culture, et c'est tout à leur honneur.

Personnellement, je ne réclame d'ailleurs pas le tapis rouge. Juste une table, une chaise, le référencement des livres dans la base de données, et bien sûr, le paiement des factures dans les délais (deux mois maximum après la dédicace). Je ne prends pas la tête des gens. Je recherche une relation simple et fonctionnelle. Professionnelle.

C'est pourquoi, quand je constate que certains centres comme les Leclerc paient les auteurs systématiquement hors délai, j'ai tendance à les fuir.

Peut-être suis-je trop exigeant? "Les mendiants ne sont pas ceux qui choisissent", dit un proverbe anglo-saxon. 

Sauf que les mendiants, en général, ne proposent pas une dizaine de romans aux lecteurs. 

Compte tenu des commentaires que j'obtiens de mes lecteurs, compte tenu du nombre de livres que j'ai pu dédicacer dans ma carrière, je considère que les portes devraient s'ouvrir. Mais le contexte actuel n'est pas favorable, et elles ont tendance à se refermer. 

Que dire? Je ne regrette absolument pas d'avoir fait les choix qui sont les miens. J'ai profité des étapes du voyage. J'espère juste que les choses vont évoluer de manière plus positive dans les mois et années à venir. 

lundi 23 septembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 13

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le treizième.

13. Trou de mémoire

Grendchko jeta un coup d’œil irrité à l’icône de Shinaen dont la couleur avait viré au rouge sur sa console. Le son strident de l’appel indiquait lui aussi l’urgence. Il ne restait que deux heures avant l’opération anti-réfractaires dont le secret était censé être absolu. Le Fengir lui-même n’était pas dans la discrétion, alors pourquoi Grendchko pressentait-il que le Premier Stratège allait lui parler du coup de filet ? Il prit l’appel. Le visage familier de Shinaen apparut. Le Fengir le dévisageait d’un œil froid. 

 « Nous aurions apprécié, cher Coordonnateur, que vous nous teniez informés de l’intervention concernant les Réfractaires à 18 h. Vous avez été jusqu’à présent un partenaire fiable. Maintenant, nous nous posons des questions. 

– Excellence, j’ai souhaité garder le secret jusqu’au dernier moment dans le cas où nos échanges seraient interceptés. 

– Nos échanges ne sont pas interceptés, fourrez-vous bien ça dans le crâne. 

– J’ai voulu bien faire, Excellence. Trop bien faire peut-être. » 

Le Fengir le considéra un instant comme s’il envisageait de faire de Grendchko son plat de résistance. Celui-ci baissa humblement les yeux. « Vous êtes informé du protocole, au cas où vous feriez des prisonniers ? 

– Protocole ? répéta stupidement Grendchko, s’attirant le soupir exaspéré de son interlocuteur. 

– Le protocole détaillé dans notre traité d’assistance mutuelle. Celui qu’ont respecté tous vos prédécesseurs. 

– Je n’ai pas pris le temps de me renseigner à ce sujet. » Grendchko s’efforça d’adopter une mine contrite. Mieux valait que Shinaen le juge incompétent et demeuré plutôt qu’il ne choisisse de relever de l’impertinence dans ses paroles. 

« Je vous joins le document. Mais au cas où vous seriez de nouveau trop occupé pour le lire, sachez que tous vos prisonniers doivent être transférés au noyau Sylko de la cité de Mustra. Les Guides Communiants et leurs Adeptes sélectionnés pour votre petite opération en sont déjà informés. Si vous tentez de vous y opposer, vous aurez affaire à moi. » 

La communication coupa abruptement. Grendchko serra le poing et l’écrasa sur la table. Puis il jeta un coup d’œil à la porte de son bureau et imagina que l’un de ses assistants l’ouvre à cet instant. En tant que Premier Coordonnateur, il se devait d’afficher un calme et une maîtrise absolus, comme si rien n’était capable de l’atteindre. Son regard glissa sur divers bibelots décoratifs posés sur une étagère. Il s’en empara et les projeta tour à tour de toutes ses forces en direction de la porte — Premier Coordonnateur ou pas, il ne fallait pas trop lui en demander. Il poussa un cri aigu de frustration. S’il y avait bien une chose qu’il haïssait entre toutes, c’était qu’on lui fixe des limites à ne pas franchir, ou qu’on lui dicte sa conduite. Il savait, pourtant, devoir beaucoup trop aux Fengirs pour prendre le risque de se révolter. Son instinct lui disait que le rapport de force ne serait pas en sa faveur. Le moment n’était pas venu. 

Encore tremblant de fureur, Grendchko commanda à un droïde de venir remettre ceux des bibelots qui n’étaient pas brisés à leur place, et de jeter les autres. Il joignit ensuite les différents intervenants, et reçut confirmation qu’ordre avait été donné de transférer tous les prisonniers au noyau Sylko. Quelques-uns des Guides Communiants montrèrent un vague malaise quand il les interrogea, mais Grendchko se contenta d’opiner comme s’il approuvait la directive. Après cela, il vérifia les ultimes préparatifs. Le moment venu, il enfila des lunettes de réalité virtuelle et se connecta au casque de l’un des commandos envoyés traquer les Réfractaires. Celui-ci était équipé d’une holocam permettant au commandement de monitorer l’opération en temps réel. Grendchko pouvait aussi, s’il le souhaitait, afficher le point de vue de n’importe lequel des recodrones ou droïdes d’assaut qui accompagnaient les Nadariens, ou faire apparaître en incrustation autant de fenêtres des participants que l’y autorisait son champ de vision. L’intervention avait été prévue dans des passages des Cavernes où n’étaient pas censé se trouver de communiants. Très vite, pourtant, le commando tomba sur un quidam. Devant sa mine effarée lorsque l’individu s’aperçut que l’on braquait un blaster sur lui, Grendchko fut presque tenté de demander au soldat de l’abattre. Il retint toutefois l’ordre. Plus les prisonniers seraient nombreux, plus ils auraient de chance de parler, et de livrer de nouveaux Réfractaires. 

« Avons fait un prisonnier au secteur L3, annonça une voix dans son casque. 

– Jeune homme capturé au secteur J7, fit un autre. 

– Deux femmes d’âge mûr appréhendées au secteur B5. » 

Comme les rapports se succédaient, les lèvres de Grendchko s’étirèrent en un sourire. Il tenait à ce que cette première opération soit une victoire éclatante, et les retours s’avéraient positifs. L’image en relief qu’il avait devant les yeux lui montrait une solide porte encastrée dans la roche. Un Nadarien qui devait être le Guide Communiant supervisant l’assaut s’en approcha muni d’un pass multifréquences, qui ressemblait à une simple carte. Il la passa, mais la fréquence se déroba à lui. Grendchko n’ignorait pas que dans l’ombre, se déroulait un affrontement quantique entre deux Intelligences Synthétiques, celle qui commandait au verrou de la porte et celle du commando. Les minutes s’écoulèrent sans que la porte ne s’ouvre. 

« Détruisez-la », finit par ordonner Grendchko. 

Faisceaux lasers et rayons ioniques se révélèrent inefficaces. Il fallut recourir à des explosifs spéciaux à base de denorium condensé pour finir par déformer le métal de tirinium, extrêmement résistant, et que la porte livre passage. Grendchko sauta sur le point de vue du premier commando à franchir le seuil. Le canon du blaster du soldat pointa pourtant vers le sol dès qu’il eut pénétré dans le couloir, et l’écran s’obscurcit. Grendchko voulut enchaîner sur le recodrone qui accompagnait l’homme, mais il avait été désactivé. Aucun autre soldat n’osait plus s’avancer dans le nouveau corridor. 

Grendchko activa l’icône du drone détruit pour accéder aux dernières données sauvegardées. Grâce à la fonction image par image, il aperçut un canon multifrag fixé au plafond délivrer une première décharge, avant que la vision ne s’opacifie brusquement. Il jura. Sur place, le commando disposait des mêmes données, et des ordres fusaient. 

Plusieurs droïdes offensifs durent être sacrifiés avant de parvenir à désactiver le canon. Comme les soldats s’avançaient, un nouveau tir de barrage en balaya quelques-uns. Cette fois, c’étaient des droïdes de combat adverses qui faisaient la preuve de leur efficacité. 

Ecœuré, Grendchko passa sur un autre groupe d’assaillants, qui quant à eux se voyaient bloqués par une porte. Quand il suivit la progression d’un troisième commando, ce fut pour assister de nouveau à une série d’attaques de drones très agiles, difficiles à cibler. Leurs évolutions faisaient penser à un essaim en colère, et ils délivraient avec précision leurs salves laser. Tous les soldats n’avaient pas été équipés de champs de force, et plusieurs gisaient au sol. 

Au fil de la soirée, la résistance s’accrut dans les Cavernes d’Ambre. Vint le moment où les forces de Grendchko durent battre en retraite dans certains corridors, pour se mettre à défendre à leur tour les accès. La situation avait atteint un point d’équilibre, mais les pertes étaient nombreuses. Grendchko grinça des dents. Il contacta celui des leaders dont la section avait le plus progressé. « Combien avez-vous capturé de Réfractaires ? demanda-t-il. 

– Un seul, Premier Coordonnateur. On n’est pas sûr que ce soit un Réfractaire, vu qu’il n’était pas armé. Son identification est celle d’un chef ingénieur de la Transpulsion. » Grendchko eut un rictus de colère. Une seule prise, lui qui en voulait des dizaines ! Les lèvres tremblantes, il mit fin à la communication. Plusieurs icônes flottantes et clignotantes cherchaient désespérément à attirer son attention. Il choisit celle indiquant qu’il avait été tagué dans une publication devenue virale sur la Ruche. Halnev, le Premier Guide Communiant d’Argea en personne en était l’auteur. L’enregistrement de l’holovid le montrait fort courroucé. 

« Vous avez sans doute été informé de l’opération spéciale d’aujourd’hui dans notre lieu le plus sacré, les Cavernes d’Ambre. Un coup de filet qui a été organisé au plus haut niveau sans mon accord — à mon insu, je vous l’affirme ici solennellement. Vous avez peut-être l’un de vos proches qui en a été victime, chers concitoyens. Je veux vous faire savoir que c’est aussi mon cas. Ma propre nièce a été interpellée de manière brutale, alors qu’elle circulait dans l’un des couloirs accessibles au public. » D’un geste théâtral, il activa l’enregistrement qu’avait fait sa nièce de sa capture. Des commandos flanqués de drones s’avançaient vers elle. Comme elle protestait vivement, un bruit mat retentit et elle poussa un cri de douleur. 

Grendchko se prit la tête entre les mains, réalisant qu’il avait négligé d’ordonner à ses soldats de brouiller les communications des tablettes. De nombreux liens vers des vidéos du même ordre, prises dans la soirée, lui confirmèrent que l’enregistrement de la nièce du premier magistrat d’Argea n’avait rien d’un cas isolé. Un signal d’appel provenait justement de l’oncle en question. La nuit promettait d’être interminable. 

 *** 

Les murs étaient beiges, mais étrangement flous. Peu à peu, cependant, la vision gagnait en précision. Des carrés convexes tout autour — les parois étaient matelassées. Une lumière blanchâtre descendait du plafond, directement émise par la roche. La pièce était nue, entièrement vide à l’exception du lit sur lequel reposait Jaynak. La couche se révélait des plus sommaires, inconfortable, et quand il se redressa, Jaynak sentit des courbatures au niveau du dos. 

Que faisait-il ici ? Et où était cet « ici » ? Il ne s’était pas endormi dans cette pièce, il en était certain. Il avait perdu connaissance, et ne reprenait conscience qu’à présent, à un moment où le besoin d’obal se faisait ressentir. Les mains jointes au niveau du front, il s’efforça de retrouver ses repères. Quel était son dernier souvenir ? Il y avait un trou dans sa mémoire, et lorsqu’il cherchait à l’examiner, tout tourbillonnait. Plutôt que de s’évertuer à forcer ceux de ses souvenirs qui persistaient à se dérober, il évoqua d’autres fragments moins rétifs. La victoire de Grendchko aux élections était un point de repère, douloureux certes, mais utile. La soirée avec son frère Merek n’était pas non plus plaisante à revivre, comme si son esprit prenait un malin plaisir à se concentrer sur des choses négatives. Dans le même registre, il y avait eu, aussi, cette convocation à la caserne d’Eglev, conséquence directe de la soirée avec son frère, et de l’intervention d’un Fengir. Mais que s’était-il passé après ? Les murs se remirent à tournoyer. 

Jaynak ferma les paupières. Si chercher à se souvenir lui faisait cet effet, autant éviter pour le moment. L’aspect dénudé des lieux faisait penser à une cellule. Peut-être une geôle militaire, et dans ce cas, sa présence ici pouvait avoir un lien avec sa brève visite à la caserne d’Eglev. On lui avait pris sa tablette en tout cas, il n’avait donc aucun moyen de joindre le monde extérieur. L’angoisse avait remplacé la surprise initiale, elle se diffusait dans sa poitrine. Il se leva, et fit le tour de la pièce. Aucune issue, nulle fenêtre, uniquement ces parois rembourrées, destinées de toute évidence à prévenir toute tentative de suicide. Il y avait peut-être une holocam quelque part, mais camouflée ou miniaturisée de manière à ce qu’il ne puisse l’apercevoir. 

Jaynak s’approcha d’un mur et se mit à tambouriner — aucun son. « Hey ! cria-t-il. Je suis éveillé ! Il n’y a personne ? » 

Ses cris ne trouvèrent aucun écho. Il refit le tour de la pièce avant d’aller s’asseoir sur le lit rudimentaire. Le temps était comme figé. Peut-être passait-il, mais Jaynak n’avait aucun moyen de le savoir. La privation de repères, de liquide et de poudre primordiale était une méthode de torture, il ne l’ignorait pas. C’était pourtant absurde, il avait beau fouiller sa mémoire, il ne trouvait aucun acte susceptible de justifier sa présence ici. A moins bien sûr, qu’on ne le juge que sur ses seules pensées, et sur la piètre opinion, par exemple, qu’il avait de Grendchko. Nul de ses appels, en tout cas, ne paraissait être entendu. 

Jaynak se leva, fit quelques exercices physiques et autres étirements, accomplit plusieurs tours du minuscule périmètre et se rassit. Un peu plus tard, il passa en revue le moindre centimètre carré de sa cellule, sans trouver aucun point faible. Il s’allongea alors et évoqua sa sœur Niducia, ses frères Merek et Aljay, les jumeaux. Les visages de son père Okar et de sa mère, Veka, lui apparurent, plongés dans l’affliction après la mort d’Aljay. Son oncle Irkouk lui souriait à sa manière débonnaire. Jaynak était-il le nouveau Aljay dont les siens allaient devoir porter le deuil ? A cette idée, son estomac se noua. 

Les Nadariens avaient la faculté de se tenir debout, immobiles contre une paroi de roche en modifiant les propriétés magnétiques de leur corps. Cela favorisait la détente et la méditation. Un tel privilège lui était interdit ici, avec ces fichues parois. A cet instant, un chuintement qui, en temps normal, lui aurait paru discret déchira l’absolu silence de la cellule. Parfaitement camouflée dans l’un des murs, une porte venait de glisser, laissant le passage à un Fengir. Le pelage brun rayé d’ocre, de petite taille en comparaison de ses congénères, l’individu était vêtu d’une blouse blanche. Sur son épaule, il avait un dispositif en deux parties dont Jaynak ignorait la nature. Le Fengir approcha du visage de Jaynak l’une de ses mains. Une griffe acérée en jaillit, qu’il pointa tout près du cou de Jaynak. « Vous allez vous laisser faire, feula-t-il. Sinon, il y aura des conséquences. » 

La langue de Jaynak resta coincée sur son palais. Il se contenta de hocher la tête. Le Fengir prit le dispositif sur son épaule, et appuya sur un bouton. L’appareil devait être capable de générer ses propres champs magnétiques, car lorsque le Fengir plaça la plaque qui composait la partie inférieure de l’engin sur la poitrine de Jaynak, elle y demeura collée. Reliée par divers fils, la section supérieure était une calotte cybernétique que le scientifique positionna sur le crâne de Jaynak. Celui-ci sentit aussitôt des piqûres entre ses plaques crâniennes. 

« Répondez à ces questions, fit le Fengir d’un ton froid. Tout mensonge sera sévèrement sanctionné. Quels sont vos derniers souvenirs, avant de vous retrouver ici ? » 

Jaynak lui décrivit les différents épisodes, celui de la salle de jeu en compagnie de Merek, de son atelier à la Transpulsion suivi de la convocation à la caserne d’Eglev. 

« Aucun autre souvenir récent ? » 

Jaynak fit « non » de la tête. 

« Avez-vous été en contact avec un Réfractaire récemment ? » 

Jaynak ouvrit la bouche, surpris. « Pas à ma connaissance. » 

Le regard du scientifique se fixa sur un point dans l’espace. Le Fengir était visiblement un Augmenté. Il devait se connecter à l’appareil placé sur Jaynak pour déterminer si celui-ci mentait. Son examen des données parut le satisfaire. Il s’avança vers Jaynak, appuya sur un autre bouton de l’appareil et retira les deux sections tour à tour. 

« Pourrais-je avoir de l’obal ? Vous n’allez pas me laisser mourir de faim. 

– Patientez. » 

Jaynak crut distinguer une lueur ironique dans les minces fentes qui tenaient lieu de pupilles. Le Fengir se dirigea vers la porte, qui se referma derrière lui. Jaynak se demanda pourquoi il n’en avait pas profité pour se ruer vers l’ouverture, tant qu’il était encore en état de le faire. 

Il secoua la tête. La griffe si pointue avait été un avertissement, l’ignorer eût été périlleux. Il se rapprocha néanmoins de la paroi par laquelle était ressorti le scientifique. Il se mit à palper le mur. En enfonçant ses doigts en différents endroits, il parvint à déceler une fente qui correspondait à l’embrasure. Jaynak ne pouvait cependant la toucher, et ne disposait d’aucun outil pour l’atteindre. Exercer différentes pressions ne produisit aucun effet. De guerre lasse, il finit par aller se rasseoir sur son lit. 

Le Fengir lui avait parlé d’un Réfractaire, et Jaynak avait été sincère quand il disait n’en avoir aucun souvenir. Etait-ce donc la raison de sa présence ici ? Les privations qu’on lui faisait subir trouvaient leur explication. Il avait été victime d’un malentendu, d’un horrible malentendu. Jaynak brûlait de crier son innocence, mais se retint. Il connaissait le caractère suspicieux des Fengirs. S’il tentait de se disculper, il ne ferait qu’attiser leur méfiance. Dans la vie, être sur la défensive apportait nettement moins de récompenses que de passer à l’offensive. 

Son esprit commença à dériver dans un début d’accablement qui ressemblait à une sombre rêverie. Il s’était mis à dodeliner de la tête quand la porte s’ouvrit de nouveau. Jaynak écarquilla les yeux. La figure patibulaire de l’individu qui s’avançait dans la pièce d’un pas assuré, l’expression goguenarde de son visage, cette carrure d’ancien lutteur ne pouvaient appartenir qu’à Grendchko, le nouveau Premier Coordonnateur. Il était accompagné d’un Fengir qui l’éclipsait par la taille et la prestance. Richement vêtu, les muscles saillants, la fourrure fauve, il le considérait avec gourmandise. Il devait s’agir d’un personnage très influent chez les Fengirs, mais comme ces derniers restaient dans l’ombre des instances dirigeantes, Jaynak ignorait son identité. 

Grendchko prit la parole. « Si vous êtes encore en vie, si je n’ai pas mis votre tête au bout d’une pique pour l’exhiber dans la Ruche, c’est que d’après le Premier Stratège Shinaen, vous avez fait le bon choix. Bien que vous ayez été retrouvé, de manière extrêmement suspecte, dans les profondeurs des Cavernes d’Ambre, vous auriez décidé de ne pas rejoindre les Réfractaires. 

– Pour une raison inconnue, dit le Fengir qui devait, d’après les indications de Grendchko, se nommer Shinaen, les données vous concernant ne sont que très fragmentaires. Mais nous savons au moins cela avec certitude. 

– J’ignore de quoi vous parlez. Vos Excellences. 

– Oui, votre “trou de mémoire”, dit Grendchko. J’en ai été informé. Il explique sans doute cette fâcheuse fragmentation des données. Très pratique, si vous voulez mon avis. Votre famille s’est émue de votre sort, ainsi que vos collègues de travail. Les avez-vous oubliés, eux aussi ? 

– Non, Votre Excellence. 

– Après délibération avec mes différents adjoints, nous avons décidé de mettre votre loyauté à l’épreuve. 

– Ma loyauté ? Mais j’ai un travail. Je prouve tous les jours ma loyauté envers l’Expansion par mon travail. » Grendchko s’avança et lui asséna une gifle retentissante. L’onde de douleur perfora celui des cerveaux de Jaynak affecté aux sensations. Dans son sillage, il ressentit une brûlure au niveau de la joue. 

« Vous vous plaisez ici ? » demanda onctueusement Shinaen. 

Jaynak secoua la tête. 

« Dans ce cas, fit Grendchko, je vous conseille d’accepter le Stage de Remise sur la Voie que nous vous proposons. » 

Jaynak, tout en se frottant la joue, regarda son interlocuteur d’un air incrédule. Il s’apprêtait à demander des détails quand Grendchko lui heurta la poitrine de l’index. « Sans poser la moindre question. » 

Jaynak demeura un instant interloqué, avant de bredouiller son acquiescement. 

« Signez ce document », dit Grendchko en faisant apparaître, d’un simple geste sur sa tablette, un holo-formulaire. 

Au moment de signer, Jaynak eut l’impression de vendre son âme. 

 

lundi 16 septembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 12

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le douzième.

12. Rendez-vous avec Belganov 

Jaynak s’efforça de remonter le moral à son frère après le début de soirée catastrophique — en pure perte. 

« J’ai besoin de me retrouver un peu seul, dit Merek. Désolé. » A peine ces mots prononcés, il se dirigea vers le fumoir. 

Jaynak contempla le dos du frangin. Il bouillait intérieurement, furieux contre le Fengir qui avait ruiné l’un de leurs rares moments de détente et de fraternité. Jaynak n’avait jamais senti une telle rébellion poindre en lui, quand la simple pensée des Fengirs, en temps normal, le rendait humble et soumis. Les impitoyables semblables d’Elguefnir étaient cependant trop nombreux autour de lui, il ne pouvait ignorer le danger s’il laissait éclater sa colère. Il se dirigea vers la sortie d’un pas résolu. Si Merek devait être abattu au cours de sa prochaine mission, Jaynak ne voulait pas garder comme image de lui son tête-à-tête avec un ballon-tube empli de vapeurs euphorisantes. 

Cette nuit-là, le sommeil fut long à venir. Merek avait failli mourir au cours de sa dernière mission, et pour toute récompense, s’était vu traité de couard. Jaynak se demanda s’il ne devait pas se confier à son oncle Irkouk. Celui-ci évoluait un peu à l’écart de la famille en raison de ses idées non conventionnelles. Jaynak avait déjà eu la vague impression qu’il ne portait pas les Fengirs dans son cœur. Lui parler pouvait cependant leur valoir des ennuis si leur conversation devait être captée par des oreilles indiscrètes. Et à quoi bon, à moins de vouloir encore attiser son ressentiment ?

Il se repositionna à plusieurs reprises sur sa couche magnétique, et finit par s’endormir sans être parvenu à une décision. Le lendemain, le fait de retrouver son train-train soporifique à la Transpulsion lui fit écarter l’idée. De la même manière, il ne voyait plus d’un bon œil le rendez-vous avec Belganov, dont l’échéance se rapprochait de plus en plus. Aussi injuste fut le traitement infligé à Merek, aussi terrible eut été la mort d’Aljay pour une cause plus que discutable, à quoi servirait la révolte d’un simple fusible tel que lui ? Une rencontre avec les Réfractaires était une prise de risque énorme, pour un résultat plus qu’incertain. Alors qu’en s’en tenant au statu quo, il s’offrait un futur certes peu exaltant, mais qui lui assurait une sécurité au quotidien. C’était le bon vieux raisonnement conformiste sur lequel comptaient les Fengirs, Jaynak en avait conscience. Mais jouer les héros pour une cause perdue, ce n’était pas pour lui. Il ferait passer l’amertume de tout ça à coups de soirées dans des fumoirs. 

Tout en réfléchissant ainsi, Jaynak donnait les instructions qu’on attendait de lui aux drones et droïdes chargés de la construction, de la réparation et de la maintenance des réacteurs à impulsion. Une projection holo se matérialisa soudain devant lui — Greguev, son supérieur. Il avait l’air soucieux, et s’en tint à un bref hochement de menton en guise de salutation. « Vous avez eu des démêlés avec nos amis Fengirs, dernièrement ? » 

La question était tranchante, et Jaynak perçut immédiatement l’inquiétude qui pointait derrière. « Non, absolument pas, répondit-il. 

– J’espère pour vous, et pour nous. Je détesterais perdre un ingénieur aussi brillant. 

– Que se passe-t-il, cinquième édile ? 

– Vous êtes convoqué à la caserne d’Eglev. Vous devez vous y rendre sans attendre. » 

Le sang de Jaynak se glaça dans ses veines. Ils avaient été espionnés le soir où Belganov était entré en contact avec lui. Ça ne pouvait qu’être ça. Et il allait devoir en subir les conséquences. Chercher à s’enfuir serait illusoire. Les Fengirs avaient les moyens de le surveiller sans même qu’il ne s’en aperçoive. « J’y vais de ce pas, édile », articula-t-il dès qu’il en eut la force. 

La caserne d’Eglev faisait partie de ces bâtiments hybrides, conçus traditionnellement mais dont l’intérieur avait été réaménagé pour se rapprocher des standards fengiriens. Jaynak y pénétra d’un pas aussi lourd que l’était son cœur. Les murs projetaient une tapisserie en relief figurant la jungle d’Helgash 7. Il suffisait de fixer une paroi pendant plus d’une quinzaine de secondes pour que l’un des prédateurs natifs de la planète des Fengirs apparaisse et lance une attaque fictive. Le but était d’instiller la peur afin de démarrer le conditionnement à la guerre. 

A la surprise de Jaynak, les Nadariens qui se pressaient dans le hall d’accueil avaient l’air enthousiastes. La mine réjouie, ils échangeaient des banalités, parmi lesquelles Jaynak distingua le mot « Fervent ». Et en effet, le petit groupe se dirigea vers des guichets au-dessus desquels flottaient les lettres « Fervents de Grendchko ». Jaynak se retint de ne pas secouer la tête. 

Il opta pour l’un des deux seuls guichets à ne pas porter l’appellation honnie. Il s’efforça de ne regarder que devant lui, même quand un mouvement sur un mur était de nature à attirer l’œil. Avant même qu’il ne se présente, l’employé consultait déjà son dossier. Jaynak s’attendait à voir surgir à tout moment un droïde de sécurité ou encore un Fengir pour l’appréhender — ne pas observer les alentours tenait de la gageure. 

« Vos qualifications ont été remarquées par l’officier Elguefnir, qui a recommandé un stage de pilotage en vue d’une affectation future au 157e escadron de projection de Nadar. » 

Jaynak ouvrit la bouche, puis la referma. Passée la surprise initiale, il réalisa que le 157e escadron n’était autre que celui de Merek. Elguefnir avait-il envisagé de lui faire évincer son propre frère ? Il n’en aurait pas été étonné, étant donné son attitude de la veille. 

« Désolé, dit-il en s’efforçant de contenir son émotion, comme je l’ai respectueusement fait observer à l’officier, mes compétences sont trop précieuses au sein de la Transpulsion. 

– Vraiment ? » L’employé le considérait avec sévérité, trouvant sans doute suspect qu’il refuse un tel honneur. La plupart des Nadariens avaient trop d’estime pour les Fengirs pour décliner l’une de leurs suggestions. « Dans ce cas, donnez-moi accès à vos états de service. » 

Jaynak consulta sa tablette où la demande était apparue, et donna son accord d’un balayage de l’index. Il retint son souffle en attendant que le fonctionnaire termine son examen. Montrer sa nervosité n’aiderait en rien sa cause, pas plus que révéler le profond agacement que provoquait cette fouille de son passé professionnel. 

L’individu au guichet leva finalement les yeux des symboles holos autour de lui. « Etats de service remarquables, en effet. Votre employeur pense le plus grand bien de vous. Je joins un extrait de votre dossier à l’officier Elguefnir. Vous êtes autorisé à poursuivre votre activité habituelle. » 

Jaynak ressentit un intense soulagement. Il remercia d’un hochement de tête et sortit d’un pas beaucoup plus léger. Ce n’est qu’en marchant dehors sous les bourrasques qu’il mesura à quel point la brève entrevue l’avait ébranlé. Lui qui se pensait à l’abri dans son emploi avait soudain touché du doigt la réalité de cette guerre — cette monstruosité qui leur avait pris Aljay. A l’euphorie d’être en mesure de retrouver le cocon de son travail se mêlait la perplexité à l’idée d’avoir risqué de perdre tout cela si facilement. Etait-il un pantin pour être si peu maître de sa vie ? 

Un signal retentit sur sa tablette. Un message confidentiel, il ne s’afficherait donc pas dans sa version holographique. Jaynak consulta l’écran. Aucun texte. Des coordonnées correspondant à une localisation à proximité des Cavernes d’Ambre, et un horaire. 

Belganov, il ne pouvait s’agir que de lui. L’ironie du destin aurait presque eu de quoi le faire sourire. Lui qui venait d’échapper à la guerre se voyait proposer d’y entrer de nouveau, par une porte dérobée. Il y avait toutefois une différence entre les deux événements, et de taille — on ne le convoquait plus, on se bornait à l’inviter. Cela lui rendait l’incitation beaucoup plus désirable. Refuser serait tellement facile, et en même temps, l’idée d’accepter, de damner le pion à ses maudits Fengirs qui avaient cru pouvoir s’approprier son existence se révélait autrement plus alléchante qu’auparavant. 

Jaynak se contenta de faire acte de présence pendant l’heure et demie suivante, qu’il passa à la Transpulsion. Il n’avait pas l’esprit aux tâches requises, et s’en acquitta de manière automatique. Sa résolution, peu à peu, s’affermissait. Se rendre dans les Cavernes d’Ambre devenait pour lui un acte symbolique, quoique sans doute ponctuel, bien sûr. Plus encore qu’à la mémoire de son frère Aljay, il le ferait pour lui-même. Afin d’obtenir, pour la première fois dans son existence, un point de vue radicalement différent, une autre version, une vision nouvelle des choses. Un horizon qui pourrait peut-être, qui sait, remettre en perspective ses choix de vie. Puisque la sécurité dont il croyait bénéficier à la Transpulsion s’avérait finalement illusoire, puisque tout pouvait changer d’un simple claquement de doigts des Fengirs, c’était lui qui prenait la décision de courir un risque, en toute conscience. C’était la seule manière de redonner un peu de sens à sa vie. 

Il partit un peu plus tôt ce soir-là, en inscrivant comme motif de son absence le besoin de se recueillir dans les Cavernes d’Ambre. Il dirigea son flotteur vers l’une des plates-formes des Cavernes menant vers l’entrée officielle, où il se posa. Avant de sortir de l’appareil, il détermina le parcours le moins compromettant pour rejoindre les coordonnées secrètes. Il lui faudrait marcher en surface pendant un moment, avec pour seul prétexte s’il était appréhendé l’envie de faire une promenade en solitaire. Ce serait néanmoins nettement plus discret que de faire stationner le flotteur devant le point de rendez-vous, et le temps de trajet lui permettrait d’arriver juste à l’heure. 

Il se joignit à un groupe de ses compatriotes qui s’avançaient vers l’entrée des Cavernes, mais se laissa distancer, et obliqua à l’endroit propice pour emprunter un chemin à flanc de falaise. Plusieurs centaines de mètres plus loin, il s’engagea dans un boyau entre deux montagnes. Un regard sur sa tablette lui confirma qu’il était sur la bonne voie. Le terrain était accidenté, jonché de blocs ocre, peut-être l’ancien lit d’un cours d’eau. Il bondissait de roc en roc avec souplesse, heureux d’être hors de vue, masqué par le décor. De l’électricité lui parcourait le corps, une énergie vitale qu’il avait rarement ressentie. Il percevait son environnement avec une acuité inédite. Oui, ce qu’il faisait était dangereux. Pourtant, contrairement à ce qu’il aurait cru, il n’était pas terrorisé — il avait l’impression de conquérir de nouveaux territoires. 

Sa tablette émit un signal sonore — il se trouvait au point de rendez-vous. Une falaise abrupte lui faisait face. Jaynak en contempla les aspérités. Par automatisme, il se demanda où poser ses mains s’il devait l’escalader. Son regard s’élevait vers les sommets lorsqu’un chuintement se fit entendre. Une ouverture venait d’apparaître à même la roche. Au moment de pénétrer d’un pas résolu dans la cavité, Jaynak vit que la porte faisait bien ses trois mètres d’épaisseur. 

Le couloir dans lequel il s’avança était nimbé d’une lueur mauve. La porte se réintégra parfaitement. Impossible, d’où il se trouvait, d’en déceler le moindre contour. Quand il se retourna, Jaynak aperçut un drone flotter à quelques pas. Une ligne jaune séparait sa partie inférieure des lentilles noires de ses holocams. « Suivez-moi » fit la voix métallique. Le trajet s’avéra sinueux, compliqué, et bientôt Jaynak perdit tout sens de l’orientation. Enfin, une porte de tirinium glissa devant lui. Installé dans un modulofauteuil, Belganov tourna vers lui son visage empreint de sagesse et de perspicacité. 

*** 

Au début de sa prise de fonction, Grendchko avait savouré les réceptions protocolaires qui visaient à célébrer son investiture. La tentation était grande de profiter de tous les privilèges que lui accordait son nouveau statut. C’était un piège, Grendchko le savait. En réalité, il brûlait d’impatience de marquer sa rupture avec les précédents Coordonnateurs, et était allé jusqu’à faire annuler une partie des festivités pour se concentrer sur son projet le plus immédiat. Il s’était fait remettre différents rapports des services de sécurité au sujet des Réfractaires, qu’il avait assimilé de manière accélérée grâce à un inducteur mémoriel dérivé de la technologie fengirienne. 

Grendchko savait disposer de la marge de manœuvre nécessaire, car Shinaen, qui avait récemment été promu Premier Stratège des Fengirs sur Nadar, lui avait suggéré une bonne part de son programme électoral, et approuvait sans réserve la répression des Réfractaires. Il convoqua donc le Coordonnateur des Guides Communiants sur Argea, un certain Delnar. « Mettez tous vos Guides et leurs Adeptes en alerte. Je veux lancer une traque aux Réfractaires dès que possible, à partir des points K9, D8, L3, B5, J7 et Z2 des Cavernes d’Ambre. Simultanément, bien sûr. » 

Le responsable de la sécurité intérieure de la capitale eut un mouvement de recul. « C’est infaisable dans un délai très court. Mes assistants et moi pouvons monter ce type d’intervention, mais le temps d’équiper et de positionner les troupes, ça ne pourra pas se faire avant la journée de demain. Et encore, en limitant les procédures de sûreté, ce qui mettra en danger la vie de nos agents. 

– Vous êtes incapable d’agir avant demain ? 

– Impossible. 

– Il était grand temps que j’arrive aux responsabilités pour distribuer quelques coups de pied aux fesses et faire avancer les choses. 

– Je peux vous remettre ma démission, Premier Coordonnateur, si vous le souhaitez. 

– Ce sera inutile, cracha Grendchko. Faites au mieux, et surtout, dans la plus grande discrétion. Nous devons les prendre par surprise. 

– Nous ferons le maximum. 

– A quelle heure serez-vous prêt demain ? 

– Pas avant 18 h. 

– Pas plus tôt ? Bah ! Qu’il en soit ainsi. » Grendchko fut ensuite confronté à un dilemme. Devait-il informer les autres Guides principaux des différentes cités de Nadar, afin d’organiser dans chacune d’elles le même coup de filet ? Il tapota de ses doigts la surface lustrée de son bureau avant de décider de ne rien faire de ce côté. Plus il contacterait de Guides, plus il risquerait d’alerter les espions réfractaires des cités concernées, qui pourraient à leur tour prévenir leurs collègues d’Argea. Or, d’après les données dont Grendchko disposait, c’était dans la capitale planétaire que les Réfractaires étaient les plus nombreux. Il lui fallait une victoire dès le second jour de son intronisation, afin de montrer à son peuple qu’il ne s’était pas trompé en votant pour lui. La surprise était essentielle. Lui, Grendchko l’Insurpassable allait ouvrir de manière éclatante le portail vers la grandeur de Nadar. Les autres Réfractaires ne perdaient rien pour attendre, il s’en occuperait dans un second temps. 

Il était temps à présent pour Grendchko de se débarrasser de certaines lois. Son activité de businessman initiée grâce à ses parts dans la Transpulsion lui avait fait comprendre que la législation entravait le développement de ses affaires. Y remédier lui permettrait d’accroître ses bénéfices, et donc, son influence déjà considérable. Le vieux Penbrok lui avait appris qu’il valait mieux se trouver du bon côté du blaster pour faire tourner les choses à son avantage. Là encore, ses leçons lui avaient profité.

 

 

lundi 9 septembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 11

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le onzième. 

11. Une partie de batte gravifique 

Le lendemain, en se levant, Jaynak se sentit vaseux, comme à chaque fois qu’il abusait du sengré. Une part de son esprit brumeux se souvenait de sa rencontre avec Belganov, mais l’attribuait à un rêve. Il posa la main sur son cubar pour reprendre contact avec la réalité. La connexion neuro-télépathique l’envoya dans l’endroit le plus fréquenté par les Nadariens adultes, Nprim. Dans ce nœud de communication primaire, on pouvait recevoir des images et sons entreposés là par d’autres individus, et on était libre de partager ses propres expériences. Le nœud se renouvelait chaque jour. Il n’était pas considéré comme une source de connaissances profondes, mais permettait de se remettre en phase avec l’actualité du moment. 

Ce fut une douche froide. Grendchko avait remporté les élections avec plus de 80 % des votes. Jaynak s’y attendait, mais s’était efforcé de reporter le face à face brutal avec la réalité. Il suivit avec dépit le discours de triomphe de Grendchko. Celui-ci, un large sourire aux lèvres, ne manquait pas d’exulter. « Mes chers concitoyens, cette victoire, ce triomphe historique est le vôtre. Un milliard de remerciements pour cette victoire. Je jure d’être le Coordonateur de tous sur cette planète, même de ceux qui n’ont pas voté pour moi. Votre vote me donne le pouvoir de faire de grandes choses. Grâce aux mesures que je vais prendre et mettre en œuvre, chaque Nadarien pourra réaliser son plein potentiel et davantage encore ! Nous allons nous écarter des voies sans issue pour retrouver le chemin de la grandeur ! Et pour cela, j’aurais besoin des plus motivés d’entre vous. Je parle de vous qui croyez à notre glorieux partenariat avec les Fengirs et les autres alliés de l’Expansion, de vous qui m’avez soutenu envers et contre tout à chacune des étapes de mon ascension. De vous qui m’avez porté sur vos épaules pendant toute cette campagne, ou plutôt cet irrésistible mouvement vers les étoiles. Je vous invite à vous présenter dans votre caserne locale en prononçant ces mots : “Fervent de Grendchko” ! Vous serez alors évalué, et si vos compétences conviennent, vous rejoindrez notre équipe spéciale de bâtisseurs de la grandeur de notre planète. Nous allons faire des choses magnifiques. Ce sera une chose merveilleuse pour vous, vous les oubliés de cette planète qui allez vous voir offrir une seconde chance... » Le discours se poursuivait, sans doute pendant de nombreuses minutes encore, mais Jaynak n’eut pas le cœur d’en écouter davantage. Il se leva et alla se sustenter, avant de gagner son flotteur. 

La pluie réduisait la visibilité. Jaynak laissa le programme piloter l’appareil en direction des locaux de la Transpulsion. A présent qu’il avait le temps d’y repenser, sa réaction au cours de l’entrevue avec Belganov le stupéfiait. Renier sa décision de ne jamais entrer en contact avec les Réfractaires et sauter le pas à la suite d’une simple discussion avec un étranger dans un fumoir ? Ses résistances avaient-elles été abaissées à ce point par l’inhalation de sengré ? Ou bien son acceptation de la proposition de Belganov montrait-elle juste l’étendue de son désespoir au sujet de la société ? Pourtant, Jaynak avait un bon travail. Il gagnait très correctement sa vie. Pourquoi mettre tout ça en péril sur un coup de tête ? Pour voir le monde sous un jour différent, comme l’avait suggéré celui qui s’était donné le titre de professeur ? Pour pimenter son quotidien ? Ou encore… 

« Nouveauté et liberté », murmura Jaynak. C’était un peu comme un problème sur lequel il aurait buté obstinément pendant des années. En l’absence de toute autre solution, il se trouvait dans l’obligation d’envisager la plus improbable. 

Le mauvais temps ne réduisait pas le trafic ni l’aspect de ruche du noyau abritant la compagnie. L’assistant personnel de Jaynak sortit de veille — un message de Merek. Son frère était en permission depuis trois jours, et souhaitait le voir le soir même. Pour une partie de Batte Gravifique. Typique du frangin, ça, de le prévenir seulement quelques heures à l’avance. Mais en même temps, comment lui refuser quelque chose ? Son engagement en tant que chasseur dans les forces de l’Expansion signifiait que chacune de leurs retrouvailles pouvait être la dernière. Le souvenir d’Aljay, le jumeau de Merek mort au combat, était un rappel permanent du danger qui ne demandait qu’à se concrétiser. Ce sacrifice ultime était aussi un aiguillon au quotidien. Comment Jaynak pouvait-il se plaindre de son travail, quand ses frères risquaient leur vie pour la grandeur de la planète ? Quand l’un d’eux avait donné la sienne ? Son devoir était d’aider celui des deux qui avait survécu à faire son boulot dans les meilleures conditions possible. 

Comme le flotteur s’approchait de l’une des plates-formes rétractables, l’ajusteur gravitationnel de l’appareil se régla sur celui du Nœud d’Eglev. Jaynak poussa un soupir. L’idée que son discours motivationnel, certainement partagé par une majorité de ses concitoyens, servait les intérêts plus que discutables de gens comme Grendchko, s’imposait dans son esprit avec un peu trop d’acuité à son goût. Etait-ce l’effet du bref contact avec Belganov ? Ou bien celui-ci n’avait-il utilisé qu’une ruse psychologique pour provoquer un sursaut de sa conscience ? Jaynak n’était en tout cas plus si sûr de faire ce qui était juste. Avec un Coordonnateur comme Grendchko au pouvoir, compte tenu du plan qu’il allait sans doute mettre en œuvre pour conquérir la planète Oblan, son frère Merek allait être amené à courir dix fois plus de risques. Dans un avenir proche, peut-être. Et le soin que lui, Jaynak, mettrait à peaufiner les réacteurs d’impulsion des chasseurs n’y changerait rien. 

La Transpulsion s’était dotée d’un hangar de plus depuis le contrat signé avec Ylium. Les nouveaux locaux étaient dédiés aux chambres à antimatière des réacteurs de distorsion. Jaynak prit place aux côtés de plusieurs collègues dans une navette autonome. Au sein du compartiment, nul ne disait mot et l’ambiance n’était pas particulièrement joyeuse — rien d’inhabituel un jour succédant à une élection. Le hangar dans lequel Jaynak et ses compagnons pénétrèrent s’éveillait à une activité plus intense au fur et à mesure que chaque opérateur s’installait devant sa machine. Drones et droïdes s’affairaient autour des réacteurs. Jaynak commença sa journée comme de coutume, en vérifiant les paramètres internes des moteurs dont il avait la charge, et les instructions correspondantes des robots qui flottaient, marchaient ou roulaient tout autour. Dès qu’il interrogeait sa console, des symboles holos apparaissaient. Il en consultait certains et en modifiait d’autres. 

Sa messagerie lui indiqua qu’une requête soumise depuis un moment déjà venait de recevoir une réponse. Celle-ci s’avéra négative. Ses supérieurs refusaient de donner suite à ses suggestions concernant l’amélioration de l’efficience des poussées et contre-poussées du modèle DL-639. 

Jaynak secoua la tête — encore une fois. Il avait eu l’idée de la modification en consultant l’argelen et en accédant aux connaissances des anciens dans le nœud dédié, celui de Nelder. Les limites de la physique, sans cesse repoussées par la science et l’inventivité, voilà qui était source d’inspiration. Ses capacités à maîtriser tout aussi bien les cubars que les technologies empruntées aux Fengirs, à articuler les deux dans le but d’obtenir le meilleur de chaque monde, auraient dû lui valoir des éloges et une belle augmentation. Pourtant il n’en était rien. Trop souvent, les modélisations des Intelligences Synthétiques des Fengirs ne confirmaient pas l’intérêt des audacieux perfectionnements qu’il s’efforçait de mettre au point. Jaynak en était réduit à des travaux de vérification et de consolidation, bien loin selon lui de lui permettre d’accomplir son plein potentiel. Contrairement à ce qu’avait laissé entendre Grendchko dans son discours, les choses n’allaient pas s’améliorer de sitôt, bien au contraire. 

Insister pour faire passer ses projets aurait signifié questionner la compétence, non seulement de ses supérieurs, mais celle des Fengirs et de leurs IS, ce qui était inconcevable. Il fallait faire semblant d’apprécier toutes les suggestions de la hiérarchie au risque de perdre son poste. C’était le cas partout ailleurs, à tous les niveaux de la société nadarienne. En conséquence, les innovations étaient trop peu nombreuses, et l’Expansion s’enfonçait dans la vétusté, en tout cas en ce qui concernait les technologies en provenance de Nadar. Jaynak se demanda si ce n’était pas voulu, s’il ne s’agissait pas d’un moyen pour forcer ses compatriotes et lui à rester à leur place dans cette alliance. Pour ne pas leur donner trop d’importance. 

Il se passa la main sur le front à l’endroit touché par Belganov. Encore une idée qui ne lui était jamais venue auparavant. 

Une tâche amenait la suivante, de la vérification et des tests aux simulations d’intégration dans les vaisseaux eux-mêmes, où il fallait s’assurer des conséquences structurelles des modifications de puissance, de l’intégrité des réacteurs, de leur consommation ainsi que d’autres paramètres divers et variés. Jaynak aurait voulu en faire davantage pour Nadar, mais est-ce que ça en valait la peine, sachant que ses initiatives seraient systématiquement étouffées dans l’œuf ? Et quand on pensait à la personnalité des gens qui arrivaient au plus haut niveau, des individus comme Grendchko, on finissait par douter de l’intérêt même d’aider l’Expansion à monter en puissance. Idée sacrilège entre toutes, qui lui vaudrait, s’il la prononçait à voix haute, d’être dénoncé par l’un de ses pairs et jugé pour trahison. 

Il lança un regard circonspect aux alentours. Si quelqu’un le dévisageait avec suffisamment d’attention, il ne pourrait manquer de relever dans ses traits et son attitude les signes de la culpabilité. Ses collègues, pourtant, étaient concentrés sur leur travail. 

Jaynak s’efforça de les imiter. Aujourd’hui bien plus qu’à l’accoutumée, en effectuant les tâches à la lettre, telles qu’on les lui demandait, en étouffant son esprit critique, il avait l’impression de parcourir le même sempiternel pré carré sans s’éloigner, sans prendre de risques pour ne pas faire de vague. Il s’acquitta néanmoins de ses obligations du jour sans ferveur, mais avec attention. Si le ciel était toujours sombre quand il reprit son flotteur, du moins il ne pleuvait plus. 

Le Sengobat était l’un des rares établissements hybrides d’Argea. Situé sur l’une des plates-formes les plus étendues de la capitale, l’un de ces endroits où l’on pouvait oublier se trouver à quelques kilomètres d’altitude. Il comportait aussi bien une partie fumoir et restauration dédiée aux Nadariens qu’un espace propre aux Fengirs. Dans cette section, on servait des pièces de viande crue en provenance de différentes destinations du système, des alcools exotiques ainsi que des plantes et herbes euphorisantes si prisées des natifs d’Helgash 7. 

A son arrivée, Jaynak se dirigea directement vers la zone la plus étendue du Sengobat, celle qui lui donnait son nom, le terrain de jeu consacré à la Batte Gravifique. Une petite colline artificielle aux herbes hautes faisait face aux stands de tir. Des dômes de vitriglass sur lesquels étaient fixées des cages ovales, trois par dôme, partageaient la colline en divers secteurs, chacun d’eux étant dédié à un stand de tir. Des symboles communs au stand de tir et à son secteur permettaient de déterminer d’un simple coup d’œil lesquels se correspondaient. 

Jaynak observa un instant l’un de ses semblables se tenir prêt sur son emplacement avec sa batte. D’un tube planté dans le sol émergea une balle lumineuse couleur turquoise qui flotta devant lui. La lumière provenait de l’intérieur de la balle, et variait en intensité. Le Nadarien la frappa avec force et précision, et elle accéléra de manière extravagante. Au seuil du dôme, le Fengir se détendit, fit un bond gigantesque, l’une de ses mains en avant. Il arriva néanmoins une fraction de seconde trop tard, le projectile ricochant au bout d’un doigt dans la cage. En raison de la distance, Jaynak devina plus qu’il n’entendit le grognement de frustration du Fengir. Poursuivant sa course, ce dernier rebondit sur la paroi et atterrit avec souplesse sur quatre de ses six membres. Des acclamations retentirent. Le score s’afficha en hauteur, dans l’espace entre le stand de tir et la colline. D’autres parties avaient lieu simultanément sur les quinze zones de jeu sur toute la circonférence de la colline. 

Jaynak s’efforça de marcher d’un pas détendu comme il s’avançait vers son frère. Se retrouver dans le même établissement que des Fengirs n’était jamais une expérience tout à fait plaisante. La démarche de leurs alliés aux longues moustaches, si souple et témoignant de leur force contenue, était un rappel permanent de leur supériorité de prédateur. Merek lui sourit quand il le vit, et se détacha de l’étreinte de l’une de ses admiratrices occasionnelles. Les deux frères joignirent les paumes de manière prolongée. « Comment se passent tes missions ? interrogea Jaynak. 

– Ça a été juste à la dernière », répondit Merek. 

Jaynak aperçut avec inquiétude un Fengir se rapprocher, mais Merek ne l’avait pas remarqué et continuait. « On s’est fait accrocher alors qu’on escortait un transporteur de troupes et de ravitaillement pour l’une des lunes d’Oblan. J’ai été touché au niveau de l’axe de commandes inertielles — j’avais l’impression de piloter une brique. J’ai dû me replier en catastrophe. 

– Et par la faute de votre lâcheur de frère, intervint le Fengir, le transporteur a dû en faire autant et la mission a avorté. Voilà pourquoi il nous faut de vrais guerriers sur le front et non des lavettes qui se contentent de faire semblant. » Une lueur rouge dans l’une des prunelles de l’individu indiquait qu’il s’agissait d’un Augmenté. Son système d’analyse interne avait dû établir en une fraction de seconde le lien de parenté de Merek et Jaynak. 

Les traits de Merek se figèrent sous l’affront. Jaynak lui fut reconnaissant de garder la tête haute malgré tout. « Je te présente Elguefnir, mon… partenaire de ce soir. 

– Tous mes frères s’en étaient déjà vu attribuer un, cracha l’intéressé. J’ai dû me contenter de ce qui restait. » 

Jaynak contrôla à grand-peine son désir de se jeter sur le Fengir pour lui faire ravaler ses insultes. Celui-ci n’aurait eu qu’à sortir l’une de ses griffes acérées pour mettre un terme rapide à son existence. Il détourna les yeux, comme si les scènes de jeux avaient subitement mobilisé toute son attention. 

« Je suis Frenegl, fit une voix derrière Jaynak. Je crois que vous êtes mon partenaire. » Jaynak se retourna. Le Fengir qui s’était adressé à lui était plus jeune qu’Elguefnir, son pelage, blanc là où celui de son congénère était fauve, s’avérait plus luisant. Jaynak s’inclina avec toute l’humilité requise. 

Les paroles d’Elguefnir avaient définitivement plombé l’ambiance, et Merek indiqua d’un geste les stands qui leur avaient été attribués. Jaynak prit place à côté de celui de son frère, et s’empara de la batte accrochée le long du tuyau d’où remonteraient les balles. Il la soupesa. Son poids était moyen, il l’avait bien en main. Les deux Fengirs, d’une souple foulée, se dirigèrent vers les dômes où ils devaient défendre les cages. Jaynak s’équipa d’une visière de simulation virtuelle. Le poids de la batte gravifique se modifiait à chaque coup. Lui et son frère avaient le droit à trois tirs à blanc, des coups portés à vide, la visière simulant tout à la fois la balle et sa trajectoire. Les Fengirs, quant à eux, restaient immobiles pendant cette phase d’échauffement, ne voyant même pas les balles virtuelles ni les cages que les Nadariens avaient choisies pour leurs tirs d’essai. 

Jaynak frappa avec application, visant chacune des trois cages. Il ne réussit son coup que deux fois. Un regard sur sa gauche lui montra que Merek en avait également terminé avec la simulation. Une balle fluorescente verte se mit à flotter en face de Jaynak, une bleue devant son frère. Un décompte numérique apparut. 3… 2… 1… 

Jaynak abattit sa batte, mais le projectile fut arrêté par Elguefnir d’un bond féroce. Frenegl stoppa avec élégance le tir de Merek et relança en diagonale en direction de son partenaire, Jaynak. Il s’agissait là du coup qui demandait le meilleur timing, puisqu’on ne pouvait guère viser. Plus le gardien captait vite la balle et la renvoyait avec précision, plus il augmentait ses chances que l’autre portier n’ait pas le temps de se remettre sur ses appuis, et se retrouve en situation précaire. Jaynak et son frère touchèrent chacun la balle, mais en manquant les cages. 

Une nouvelle balle se mit à flotter au sommet du tuyau, de couleur violette pour Jaynak, ambre pour Merek. Les battes s’étaient faites plus pesantes. Les deux frères ignoraient tout des conditions pour les gardiens fengirs, si ce n’est que la gravité avait également été modifiée pour leurs adversaires. Selon les tours de jeu, ils devenaient plus lourds ou plus légers et devaient adapter leurs bonds en conséquence. Jaynak se concentra sur sa batte pour en ressentir tous les aspects, rabattit sa visière et effectua plusieurs essais. La balle filait beaucoup plus vite, ce qui était de bon augure, et effectivement, au moment de tirer pour de bon, il parvint à tromper Elguefnir. 

Son frère, cependant, avait réussi un exploit similaire. Le duel se poursuivit ainsi, les frères marquant ou échouant sur le même rythme. Les Fengirs faisaient preuve de souplesse et de réflexe. Mieux valait ne pas tirer trop près du corps sous peine que la balle ne soit arrêtée par l’une des quatre mains. Jaynak commençait à avoir sérieusement mal au bras et s’inquiétait des répercussions sur ses performances, quand, par un coup du sort, il parvint à reprendre victorieusement une balle projetée par Frenegl. Le tir repris par Merek fut quant à lui capté par Frenegl. 

« La partie est pour toi, frérot », fit Merek d’un ton dépité. 

Jaynak se mordit la lèvre en se demandant s’il n’aurait pas dû le laisser gagner, surtout lorsqu’il remarqua le regard lourd de mépris qu’Elguefnir lança dans la direction de Merek. Le Fengir, cependant, s’approchait de lui. « Voilà quelqu’un qui sait saisir les opportunités quand elles lui viennent, approuva-t-il. Il suffirait de vous faire accéder à un stage de reconditionnement accéléré, et vous pourriez devenir chasseur, vous aussi. Je suis sûr que vous brilleriez bien davantage que votre frère. » 

L’humiliation était double pour Merek, dont les épaules fléchirent. 

« Je pourrais vous obtenir ce stage, fit Elguefnir, qui sortit l’une de ses griffes pour la poser sur le torse de Jaynak. 

– C’est un honneur que je dois décliner, répondit celui-ci. Les appareils comme celui piloté par mon frère doivent voler. Mon rôle en tant qu’ingénieur-superviseur des réacteurs à impulsion est trop précieux, j’en ai peur. 

– Ah ! cracha le Fengir. Pas un pour rattraper l’autre ! » Il lui tourna brusquement le dos pour s’éloigner.