lundi 30 septembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 14

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le quatorzième. 


14. Nouvelle Voie 

On se mit à secouer Jaynak sans ménagement. Il émergea péniblement de son sommeil pour reconnaître la figure casquée d’un garde. L’individu était petit et râblé, au contraire du collègue qui l’accompagnait, un Nadarien corpulent. Tous deux portaient des combinaisons de combat. Le plus petit pointa sur lui un disrupteur. Il fit un signe impératif en direction de la porte. 

En dépit de la crainte que lui inspirait la présence des sinistres soldats, Jaynak fut soulagé de quitter sa cellule. Tandis que lui et ses gardes avançaient dans le couloir, une porte latérale s’ouvrit, et d’autres geôliers en sortirent, escortant un nouveau prisonnier. Les deux groupes n’en formèrent qu’un. De nouvelles portes glissèrent, et le scénario se répéta. 

Le vent fouetta Jaynak au moment où il pénétra sur le balcon. Il redressa les épaules, se sentant revivre. Il n’était pas le seul à réagir ainsi. L’un de ses codétenus était une femme de belle prestance, au long nez fin. Elle aussi paraissait apprécier l’interruption, si momentanée fût-elle, de l’enfermement. Comme son regard s’attardait sur la jeune femme, elle détourna le visage. 

Au-delà d’un balcon se déployait la cité de Mustra, dont l’architecture à base de noyaux, de ramifications et de plates-formes défiant la gravité n’avait rien à envier à celle d’Argea. Altanis n’était pas encore haute dans le ciel — c’était le matin. Un jetbus les attendait le long d’un quai, maintenu en place par ses réacteurs antigrav. Une fois à l’intérieur, Jaynak put constater qu’ils étaient six prisonniers. Il n’y avait qu’une femme. Certains étaient comme lui plutôt jeunes, le plus vieux étant encore dans la force de l’âge. Tous paraissaient en forme, à l’exception d’un individu au regard terrifié dont le teint était blafard, et qui accusait de l’embonpoint. 

L’engin prit son envol. Très vite, il s’écarta des couloirs de navigation empruntés par des centaines de flotteurs et autres navettes, laissa dans son sillage la cité et accéléra. Le trajet fut assez bref avant qu’ils ne se mettent à perdre de l’altitude. Ils traversèrent une couche nuageuse, derrière laquelle apparut une vaste étendue d’eau d’un vert émeraude qui devait être la mer septentrionale. Un point grossit peu à peu, devint une île à la végétation éparse. De type semi-minérales, certaines des fougères vert sombre s’intégraient naturellement à la roche, et comme souvent sur Nadar, il était difficile de dire où commençait le végétal et où s’interrompaient les grands éperons rocheux. Quelques collines venaient rompre la relative platitude de l’endroit. 

Comme le jetbus effectuait sa manœuvre d’approche, Jaynak distingua une colonie de robots et d’ouvriers s’appliquant à construire des structures à la mode fengirienne. On voyait là baraquements, stands de tir, parcours du combattant, champs d’exercices pour blindés et unités cybernétiques, et même un astroport à moitié achevé. 

Jaynak eut l’intuition que la conception qu’avait Grendchko du Stage de Remise sur la Voie n’incluait pas d’interactions sociales comme le fait de s’occuper des personnes les plus âgées ou en difficulté. 

Le jetbus se posa, et on conduisit les nouveaux stagiaires vers l’un des baraquements. L’intérieur, austère et fonctionnel, comprenait le minimum de mobilier. Derrière une porte qui s’entrouvrit à leur passage, Jaynak entrevit plusieurs de ses concitoyens coiffés d’un casque d’immersion en réalité virtuelle. Un peu plus loin, ils débouchèrent dans une grande salle où se trouvait une femme qui faisait face à une vingtaine d’individus. Des drones de sécurité flottaient en hauteur. 

Les gardes qui les avaient conduits jusque là se retirèrent et la femme se tourna vers eux. Elle était jeune, avait les yeux en amande et une silhouette voluptueuse, néanmoins assez athlétique. « Bonjour, les stagiaires. Je suis Ymeo, votre nouvelle guide-instructrice. » Elle les dévisagea les uns après les autres tout en circulant sur la largeur de la pièce, les mains dans le dos. Lorsque ce fut son tour, Jaynak eut l’impression d’être scanné jusqu’à la moelle. L’intensité de l’expression de la femme servait peut-être à dissimuler un certain manque d’expérience, ce qui n’était pas forcément bon signe — cette Ymeo chercherait à compenser par un zèle excessif, et ferait sans doute un exemple à la première occasion. 

 « Vous êtes ici, reprit-elle, parce que vous vous êtes retrouvés au mauvais endroit au mauvais moment. C’était peut-être de la simple malchance. C’était peut-être autre chose. Votre appartenance au groupe hors-la-loi des Réfractaires ne peut être prouvée. Mais de la même manière, votre non-appartenance ne peut être démontrée. C’est pourquoi, si vous vous comportez en coupables, si vous tentez de vous enfuir, de joindre l’extérieur, de désobéir ou de vous rebeller, vous serez abattus par les drones SR que vous voyez ici. Au cas où vous parviendriez à leur échapper par je ne sais quel miracle, je vous rappelle que nous sommes sur une île. Vous serez inéluctablement retrouvés, et exécutés. » 

Jaynak examina les engins flottants, et aperçut les sinistres canons des disrupteurs dont ils étaient équipés. Il réprima un frisson. L’absence de soldats aux côtés de leur guide-instructrice était une preuve de la confiance que l’on faisait aux drones. 

« SR pour surveillance-répression, précisa Ymeo. Ne vous avisez pas de tester leur efficacité. Si vous montrez peu d’empressement à la tâche, si vous rechignez, votre stage se poursuivra dans les mines de tiridium d’Ulicron. » 

Jaynak avait du mal à en croire ses oreilles. Le bannissement dans les mines d’Ulicron, la lune de Nadar, était considéré comme la pire punition avant l’exécution pure et simple. Il se murmurait qu’aucun de ceux qui y étaient envoyés n’en revenait. Jaynak avait même fréquenté des forums où l’on prétendait que le travail d’individus organiques n’était pas nécessaire sur ces mines, et que les malheureux transférés là-bas étaient tellement drogués que leur productivité s’avérait de toute façon négligeable. 

« Si en revanche, vous faites vos preuves, vous vous verrez offrir l’opportunité de rejoindre les rangs des Fervents de Grendchko. Alors seulement, vous pourrez entrer en contact avec vos proches. Une bonne partie des résidents sur cette île sont des Fervents, et il en débarque chaque jour. » Elle eut un geste vers la vingtaine de personnes assemblées. C’étaient surtout des hommes, dont la plupart ne cachaient pas leur mépris envers les nouveaux venus. « Ne leur manquez de respect sous aucun prétexte. Vous constaterez que notre Premier Coordonnateur ne ménage pas sa peine pour faire des meilleurs d’entre eux l’élite de notre société. » 

Elle marqua une pause. Un sourire en coin, que Jaynak jugea cruel, apparut sur ses lèvres. « Avant de passer à la suite, j’ai une question pour vous. Est-ce que l’un d’entre vous souhaite témoigner son désaccord ? » 

Le silence qui suivit fut éloquent. 

« Non ? Parfait. Heureuse de voir que nous sommes sur la même longueur d’onde. » Elle fit un signe, et un assistant portant des bandeaux jaunes s’approcha, et commença à les distribuer aux six stagiaires. La couleur était symbole d’inexpérience. « Mettez-les », ordonna Ymeo. 

En s’exécutant, Jaynak s’aperçut que son bandeau était auto-ajustant. Il lui tenait le crâne bien serré. Aucun des Fervents n’en arborait, et plusieurs d’entre eux se mirent à ricaner. 

« Vous n’aurez le droit de les enlever que pour dormir. Les bandeaux enverront une alerte s’ils ne sont pas sur vos crânes. » 

Les fâcheux ornements devaient être munis de traceurs. Leurs geôliers auraient aussi pu leur greffer ce type de dispositif sous la peau, mais les bandeaux offraient en outre un bon repère visuel. Leur couleur était un rappel permanent de la déchéance de leur rang. 

C’était l’heure du repas. Dans un grand réfectoire, les six stagiaires partagèrent, à une table à l’écart de celle des Fervents, leur ration de poudre primordiale arrosée d’un peu d’eau. Ils profitèrent de ce rare moment de répit pour se présenter les uns aux autres. La femme se nommait Naldeia et l’homme à la complexion maladive, Lorkcho. Un individu au front haut et au visage animé appelé Glenk prit la parole. Son statut devait avoir été élevé dans la société, car il s’exprimait du ton impérieux d’un édile. « Vous êtes tous d’accord, je l’espère, pour convenir que la situation est un véritable scandale ? Comment comptez-vous réagir ? » Deux des stagiaires, dont l’un avait l’air roublard, pointèrent le doigt sur leur bandeau. « Vous croyez que… ? 

– Ferme-la », fit Pechko, le Nadarien de courte taille à la mine rusée. 

Glenk secoua la tête, mais se tut. Le reste du repas s’écoula en silence, chacun ruminant de sombres pensées. De temps à autre, un drone passait à la verticale de leur table avant de poursuivre sa ronde. Jaynak ressentit une légère démangeaison sous son bandeau, qu’il choisit d’ignorer. Il y eut un brouhaha un peu plus important. Les membres de la tablée de Fervents les plus proches s’étaient levés tous ensemble. Ils n’étaient pas les seuls, tous les Fervents devaient avoir reçu le même ordre. 

« Les Jaunes, c’est le moment de montrer ce que vous valez. » 

Jaynak se tourna vers le soldat qui venait de les apostropher ainsi. Lui aussi était escorté d’une paire de drones SR. Une étincelle moqueuse brillait dans son regard. « Suivez-moi », ordonna-t-il. 

Le camp d’entraînement bourdonnait de sons, des piétinements de robots géants équipés de quadruples canons au sifflement de blindés en suspension grâce à leurs réacteurs antigrav, en passant par les ordres aboyés ici et là. Plus lointain, le vacarme des défricheuses et autres engins de terrassement leur parvenait assourdi. Les travaux n’avaient sans doute été entamés que depuis l’investiture de Grendchko, mais devant les robots de toute sorte, la nature perdait rapidement du terrain. C’était là une voie bien différente de celle de l’argelen, qui prônait la communion avec l’environnement pour réaliser des structures les mieux adaptées. 

Jaynak n’eut guère le loisir de prolonger sa réflexion sur le sujet. Le soldat les avait en effet emmenés devant Ymeo, qui ordonna de la suivre au trot. De manière surprenante, la voix féminine émanait du bandeau. 

Un drone s’approcha par l’arrière, et Jaynak, décelant une menace, s’activa aussitôt. Un arc bleuté jaillit cependant et toucha Glenk, qui n’avait pas réagi assez vite. L’homme poussa un cri aigu et se mit à sprinter en se frottant le postérieur, rattrapant puis bousculant deux de ses compagnons. Jaynak se retrouva en queue de peloton, aux côtés de Lorkcho qui paraissait connaître des difficultés. Il lui tapota l’épaule pour le rassurer, et, quand l’autre le dévisagea, fit un signe de connivence. 

Ymeo leva le bras, et le petit groupe stoppa au pied d’une piste bordée de lichens pourvus de longues tiges évasées croissant à la verticale, de couleur violacée. Elle n’était pas même essoufflée là où Lorkcho, plié en deux, s’efforçait de récupérer. « Bien, les Jaunes, dit-elle. Bienvenue à votre tout premier parcours d’entraînement. C’est en disciplinant vos corps que vous disciplinerez vos esprits, et atteindrez le niveau d’excellence que l’on attend de vous. Le premier obstacle devant vous est une double boucle gravimétrique. » Elle étendit la main, et Jaynak contempla, à quelque deux cents mètres de distance, la piste qui se prolongeait, s’élevait en un impressionnant anneau. On devinait à peine le second, caché par le premier. Il y avait des gens de part et d’autre. « Vous devez courir à une certaine vitesse pour que la fonction d’ajustement gravitationnel de cette section s’active et vous prenne en charge. Si c’est le cas, vous le sentirez dans vos pieds. La prise en charge cesse dès lors que vous ralentissez. Comme votre petit groupe m’est sympathique, je vous donne un conseil. La plus grande difficulté consiste à ne pas se laisser impressionner par la pente et à maintenir coûte que coûte son allure. Vous commencez, dit-elle en désignant Glenk. Je veux un intervalle de quinze secondes entre chaque participant. » Elle indiqua les coureurs suivants. Jaynak se retrouva en dernière position. 

Ymeo leva le bras, puis l’abaissa. « Allez, les Jaunes, donnez tout ce que vous avez ! » 

Glenk s’élança. Un drone se mit à le suivre, ce dont il s’aperçut. Dès lors, il augmenta nettement son allure, désireux de ne pas renouveler l’expérience de la cuisante punition. Pechko fut le second. Vint alors Lindev, un jeune sportif à la silhouette bien découplée qui eut tôt fait de rattraper, puis dépasser le petit Pechko. Naldeia suivit, puis Lorkcho, et enfin Jaynak. Les deux cents mètres avant le premier obstacle étaient parfaitement plats, pourtant Lorkcho connut rapidement des difficultés. Jaynak le doubla non sans un sentiment de culpabilité. Il aurait voulu rester à ses côtés pour le soutenir, mais craignait que l’élan ne lui manque pour réussir l’épreuve. Il respirait régulièrement, contrôlant son souffle comme il en avait pris l’habitude chaque fois qu’il pratiquait un sport d’endurance. 

Des rires et autres exclamations moqueuses retentirent. Le premier d’entre eux, Glenk, après avoir entamé l’ascension périlleuse, avait ralenti et était tombé sur le ventre avant de rouler sur une bonne partie de la première boucle. Lindev bondit par-dessus lui et poursuivit sa course sur le même rythme. Jaynak observa le jeune homme avec intensité, ignorant les quolibets des Fervents à l’attention de Glenk. 

Lindev réussit à faire le tour sans chuter, et Jaynak, après avoir noté dans un recoin de sa tête l’allure à laquelle il avait évolué, reporta son attention sur Naldeia, qui abordait l’obstacle. 

D’autres acclamations moqueuses retentirent lorsque Pechko fit piteusement demi-tour, sans toutefois tomber. 

Naldeia courait aussi vite que Jaynak, il n’avait pas gagné de terrain sur elle. Les jambes de la jeune femme étaient souples et fermes malgré leur minceur. Arrivée à l’endroit le plus périlleux, juste avant la moitié de la première boucle, la tête en bas, elle commit l’erreur terrible de ralentir. La fonction d’ajustement gravitationnel cessa brusquement d’opérer. A quelque huit mètres du sol, elle aurait dû à tout le moins se casser les deux bras, qu’elle mit en opposition dans sa chute. 

L’un des drones intervint en activant un champ de force, déviant sa trajectoire et la freinant. Le contact fut malgré tout brutal. Elle poussa un cri de douleur et roula sur elle-même. 

Déferlement de rires et de moqueries de part et d’autre de la piste, où les Fervents s’en donnaient à cœur joie. 

Jaynak n’eut pas le temps d’en apprécier davantage. Devant lui, la voie assez étroite se raidissait. Il accéléra jusqu’à sentir une tension dans ses pieds — la fonction d’ajustement gravimétrique, défiant les lois naturelles, maintenait sa position, et le ferait tant qu’il parviendrait à courir sur le même rythme. L’ajusteur était conçu pour ne pas entraver ses mouvements, cependant, le choc psychologique d’avoir à affronter une pente était ardu à surmonter. Jaynak se contraignit à ignorer la montée vertigineuse, à faire comme s’il courait toujours sur du plat. L’effort était plus intense, néanmoins, et il haletait. La pente était si abrupte que continuer à courir semblait relever de la folie, le sang lui battait dans les tempes. Jaynak lança désespérément ses jambes. Cette fois, la descente se fit terriblement inclinée, et Jaynak dut maîtriser un mouvement de panique et contrôler ses membres pour éviter la chute. 

Il y parvint de justesse. Le temps était compté pour reprendre son souffle, car déjà, la seconde boucle approchait. L’expérience de la première était précieuse, mais il fallait gérer l’effort au mieux, et, arrivé à mi-distance, Jaynak se sentit presque à bout de souffle. Là encore, il persista avec acharnement, se transcenda. Le moment vint de contenir sa vitesse dans la nouvelle descente. Ses jambes finirent toutefois par le lâcher, et il roula jusqu’au bas de la boucle. 

Les Fervents le désignaient du doigt en se gargarisant et en l’abreuvant de sarcasmes. Jaynak se releva, meurtri, et vit que Lindev était le seul à avoir réussi l’épreuve. Naldeia, cependant, s’était redressée, et Lorkcho ne paraissait pas être tombé. Les mains sur les hanches, il s’efforçait de récupérer. Naldeia, quant à elle se frottait coudes et avant-bras, qu’elle avait râpés. 

Ymeo ne s’avérait pas disposée à faire cesser l’hilarité des Fervents. Elle ne la partageait pas toutefois, et se montra magnanime. « Pour ceux d’entre vous qui sont tombés ou ont dû renoncer, ce n’est pas grave du moment que vous avez essayé de toutes vos forces. C’est votre volonté de bien faire que nous mesurons au cours de ce stage de Remise sur la Voie. Vos capacités, quant à elles, détermineront simplement votre rang au sein des Fervents. » Tout en s’exprimant ainsi, elle se rapprocha de Lindev, qui bomba le torse. « Vos aptitudes semblent vous destiner à jouer les premiers rôles », dit-elle en lui octroyant un sourire. 

Jaynak ne remarqua les sacs de pierre sur le bord de la piste que quand Ymeo les désigna. « Ces sacs à dos pèsent 25 kg chacun. Vous allez les enfiler pour la dernière épreuve physique de la journée. » 

Plus d’une paire d’épaules se voûta dans le petit groupe, et le sang se retira du visage de certains. Les drones, sentinelles silencieuses, flottaient toujours à la verticale, et nul ne protesta. Chaque coureur devait s’élancer avec le même intervalle que précédemment, et dans le même ordre. Hisser le sac sur les épaules était déjà une prouesse — Jaynak donna un coup de main à Naldeia, qui le remercia d’un pâle sourire. Premier à affronter l’épreuve, Glenk fut contraint très tôt de ralentir le rythme. Ses foulées étaient saccadées trahissant le poids sur son dos. De temps à autre, il jetait, en arrière et vers le haut, un coup d’œil au drone menaçant, lequel se contentait de le suivre sans intervenir. 

En voyant partir Lorkcho, Jaynak fut persuadé que son compagnon allait devoir très vite abandonner, victime du surpoids supplémentaire. L’homme le surprit, cependant, et il ne le rattrapa qu’au bout d’une trentaine de foulées. Ses jambes et pieds le brûlaient, le sac s’évertuait à lui cisailler les épaules. Refusant de céder à la douleur, il prit résolument le bras de Lorkcho et le tira. Son allure en fut terriblement ralentie, mais il persista. Alors que ses forces menaçaient de l’abandonner, ils atteignirent l’obstacle, et furent accueillis par le son si désagréablement familier du rire des Fervents de part et d’autre. Il y avait là une étendue de boue suivie d’un mur de kécelite. Juste avant, deux paires de bracelets et chaussures munies de crochet de titane les attendaient. Sans les rires, peut-être les jambes de Jaynak, à l’image de celles de Pechko qui était couvert de boue des pieds à la tête, auraient-elles cédé. Mais les ricanements agirent sur lui comme un coup de fouet et il murmura à Lorkcho tout près de lui. « Allez mon ami ! A cœur vaillant, rien d’impossible. » Tous deux s’équipèrent avant d’accomplir la première enjambée, en profitant pour récupérer quelque peu. 

La boue semblait sans fond, et Jaynak se vit glisser avec inquiétude jusqu’à la taille. Elle avait, néanmoins, une viscosité suffisante pour ne pas interdire les mouvements. Tenant toujours Lorkcho, il avança. Son compagnon hésita, puis s’efforça de reproduire sa démarche. Il vacilla, menaça de s’effondrer mais se remit d’aplomb. « Courage ! » fit Jaynak. Un pas, puis l’autre, dans d’innommables bruits de succion. La boue était froide, l’équilibre, précaire. Les épaules, les membres supérieurs et inférieurs brûlaient, le souffle était court. Pourtant, Jaynak gardait le mur en ligne de mire. 

Lindev faisait la preuve de ses capacités en abordant le dernier tiers de la paroi. Glenk avait déjà dû renoncer et en faisait le tour, de même que Pechko. Naldeia, quant à elle, parvint au premier tiers. Irrésistiblement entraînée en arrière par le poids du sac, elle tomba alors sur le dos dans une grande gerbe brune. Elle roula et se releva en toussant, puis se dirigea piteusement à la suite de Glenk et Pechko. 

Jaynak pivota vers Lorkcho. Malgré son handicap, celui-ci bougeait ses grosses cuisses comme s’il devait emporter toute la boue avec lui. Jaynak fut fier de sa détermination. Ils arrivèrent au pied du mur ensemble, et Jaynak sut qu’il était parvenu au bout de l’aide qu’il pouvait apporter à son compagnon d’infortune. Enfin dans son élément, il ressentit les aspérités dans la roche. Il grimpa. Derrière lui, Lorkcho dut renoncer dès la première prise. 

Le sac dans le dos de Jaynak était comme la main d’un géant cherchant à l’arracher du mur. Il résista. Encore et encore, avec une obstination bornée, il s’agrippa à la paroi, lança bras et jambe à la recherche de l’appui suivant, plongé dans une concentration sans faille. Il était forcé de récupérer à chaque reprise d’appui bien plus longtemps qu’il ne l’avait jamais fait depuis qu’il était débutant. A chaque mouvement, il se retrouvait en équilibre, étonné de ne pas avoir été rejeté dans la boue. Quand sa main droite toucha enfin le sommet du mur, se fut une délivrance inexprimable. Il rassembla ses ultimes réserves et parvint à hisser une jambe, puis à se redresser à califourchon sur le mur. 

En bas, les rires des Fervents avaient cessé. Il entendit même Naldeia le féliciter d’un « bravo ». Dès qu’il eut récupéré suffisamment, il entama la descente, les membres tremblants. Il n’y avait plus de boue pour le réceptionner, et étant donné la dureté du sol, il risquait de se casser quelque chose en cas de chute. Avec d’infinies précautions, il descendit, et regagna enfin le sol. Ses membres pesaient une tonne. 

« Ce fut bien long, remarqua avec acidité Ymeo. Mais je ne vous ferai pas le reproche d’avoir aidé l’un des vôtres. Votre esprit de corps vous vaudra même une appréciation favorable. » 

Après avoir enlevé autant de boue qu’ils le pouvaient, ils abandonnèrent leurs sacs et prirent le chemin du retour d’un pas désormais libéré d’une bonne part de sa pesanteur. 

Dans la salle à manger du baraquement, l’ambiance entre les six compagnons fut plus morose, plus désespérée même qu’elle ne l’avait été jusque là. Ils faisaient encore l’objet des quolibets de certains des Fervents revenus en même temps qu’eux, lesquels décrivaient avec force mimiques démonstratives leurs « exploits ». Toutefois, la fatigue dans les membres était telle que tout instinct de révolte se retrouvait étouffé. La pause déjeuner s’avéra brève. Ymeo réapparut devant eux. « Vous avez mérité un moment de détente, dit-elle. Suivez-moi. » 

D’un pas traînant pour la plupart, ils lui obéirent. La pièce dans laquelle ils pénétrèrent était pourvue de couches magnétiques. Des fenêtres de vitriglass laissaient voir le jour. A côté de chaque lit, des vapeurs odorantes s’échappaient de ballons-tubes. « Méfiez-vous, sourit Ymeo, le sengré est assez fort, ici. » Elle les abandonna. 

Lorkcho fit un grand bruit en s’affalant sur son lit. Jaynak l’observa avec inquiétude. L’homme ne tarda pourtant pas à se relever, à s’asseoir et à mettre avidement l’extrémité du ballon-tube sur son orifice nasal. Jaynak se rapprocha de Naldeia. « Ça va ? demanda-t-il. 

– Je survivrai, murmura-t-elle. Rien de cassé, juste des coupures et contusions. » Elle se dirigea vers une pièce attenante qui contenait, comme Jaynak put s’en apercevoir, des douches soniques. Il y avait trois cabines, il en choisit une. Une fois la boue nettoyée, il respira mieux. Il fit un geste pour se gratter le front, puis renonça en constatant la présence du bandeau. Jaynak gagna sa couche. 

Comme l’avait dit Ymeo, le sengré était relevé. La sensation d’oubli qu’apportaient ses vapeurs n’avait jamais été aussi divine. Juste avant de sombrer dans une somnolence abrutie, Jaynak réalisa que Naldeia n’avait quant à elle pas touché à son ballon-tube.

 

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