lundi 16 septembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 12

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le douzième.

12. Rendez-vous avec Belganov 

Jaynak s’efforça de remonter le moral à son frère après le début de soirée catastrophique — en pure perte. 

« J’ai besoin de me retrouver un peu seul, dit Merek. Désolé. » A peine ces mots prononcés, il se dirigea vers le fumoir. 

Jaynak contempla le dos du frangin. Il bouillait intérieurement, furieux contre le Fengir qui avait ruiné l’un de leurs rares moments de détente et de fraternité. Jaynak n’avait jamais senti une telle rébellion poindre en lui, quand la simple pensée des Fengirs, en temps normal, le rendait humble et soumis. Les impitoyables semblables d’Elguefnir étaient cependant trop nombreux autour de lui, il ne pouvait ignorer le danger s’il laissait éclater sa colère. Il se dirigea vers la sortie d’un pas résolu. Si Merek devait être abattu au cours de sa prochaine mission, Jaynak ne voulait pas garder comme image de lui son tête-à-tête avec un ballon-tube empli de vapeurs euphorisantes. 

Cette nuit-là, le sommeil fut long à venir. Merek avait failli mourir au cours de sa dernière mission, et pour toute récompense, s’était vu traité de couard. Jaynak se demanda s’il ne devait pas se confier à son oncle Irkouk. Celui-ci évoluait un peu à l’écart de la famille en raison de ses idées non conventionnelles. Jaynak avait déjà eu la vague impression qu’il ne portait pas les Fengirs dans son cœur. Lui parler pouvait cependant leur valoir des ennuis si leur conversation devait être captée par des oreilles indiscrètes. Et à quoi bon, à moins de vouloir encore attiser son ressentiment ?

Il se repositionna à plusieurs reprises sur sa couche magnétique, et finit par s’endormir sans être parvenu à une décision. Le lendemain, le fait de retrouver son train-train soporifique à la Transpulsion lui fit écarter l’idée. De la même manière, il ne voyait plus d’un bon œil le rendez-vous avec Belganov, dont l’échéance se rapprochait de plus en plus. Aussi injuste fut le traitement infligé à Merek, aussi terrible eut été la mort d’Aljay pour une cause plus que discutable, à quoi servirait la révolte d’un simple fusible tel que lui ? Une rencontre avec les Réfractaires était une prise de risque énorme, pour un résultat plus qu’incertain. Alors qu’en s’en tenant au statu quo, il s’offrait un futur certes peu exaltant, mais qui lui assurait une sécurité au quotidien. C’était le bon vieux raisonnement conformiste sur lequel comptaient les Fengirs, Jaynak en avait conscience. Mais jouer les héros pour une cause perdue, ce n’était pas pour lui. Il ferait passer l’amertume de tout ça à coups de soirées dans des fumoirs. 

Tout en réfléchissant ainsi, Jaynak donnait les instructions qu’on attendait de lui aux drones et droïdes chargés de la construction, de la réparation et de la maintenance des réacteurs à impulsion. Une projection holo se matérialisa soudain devant lui — Greguev, son supérieur. Il avait l’air soucieux, et s’en tint à un bref hochement de menton en guise de salutation. « Vous avez eu des démêlés avec nos amis Fengirs, dernièrement ? » 

La question était tranchante, et Jaynak perçut immédiatement l’inquiétude qui pointait derrière. « Non, absolument pas, répondit-il. 

– J’espère pour vous, et pour nous. Je détesterais perdre un ingénieur aussi brillant. 

– Que se passe-t-il, cinquième édile ? 

– Vous êtes convoqué à la caserne d’Eglev. Vous devez vous y rendre sans attendre. » 

Le sang de Jaynak se glaça dans ses veines. Ils avaient été espionnés le soir où Belganov était entré en contact avec lui. Ça ne pouvait qu’être ça. Et il allait devoir en subir les conséquences. Chercher à s’enfuir serait illusoire. Les Fengirs avaient les moyens de le surveiller sans même qu’il ne s’en aperçoive. « J’y vais de ce pas, édile », articula-t-il dès qu’il en eut la force. 

La caserne d’Eglev faisait partie de ces bâtiments hybrides, conçus traditionnellement mais dont l’intérieur avait été réaménagé pour se rapprocher des standards fengiriens. Jaynak y pénétra d’un pas aussi lourd que l’était son cœur. Les murs projetaient une tapisserie en relief figurant la jungle d’Helgash 7. Il suffisait de fixer une paroi pendant plus d’une quinzaine de secondes pour que l’un des prédateurs natifs de la planète des Fengirs apparaisse et lance une attaque fictive. Le but était d’instiller la peur afin de démarrer le conditionnement à la guerre. 

A la surprise de Jaynak, les Nadariens qui se pressaient dans le hall d’accueil avaient l’air enthousiastes. La mine réjouie, ils échangeaient des banalités, parmi lesquelles Jaynak distingua le mot « Fervent ». Et en effet, le petit groupe se dirigea vers des guichets au-dessus desquels flottaient les lettres « Fervents de Grendchko ». Jaynak se retint de ne pas secouer la tête. 

Il opta pour l’un des deux seuls guichets à ne pas porter l’appellation honnie. Il s’efforça de ne regarder que devant lui, même quand un mouvement sur un mur était de nature à attirer l’œil. Avant même qu’il ne se présente, l’employé consultait déjà son dossier. Jaynak s’attendait à voir surgir à tout moment un droïde de sécurité ou encore un Fengir pour l’appréhender — ne pas observer les alentours tenait de la gageure. 

« Vos qualifications ont été remarquées par l’officier Elguefnir, qui a recommandé un stage de pilotage en vue d’une affectation future au 157e escadron de projection de Nadar. » 

Jaynak ouvrit la bouche, puis la referma. Passée la surprise initiale, il réalisa que le 157e escadron n’était autre que celui de Merek. Elguefnir avait-il envisagé de lui faire évincer son propre frère ? Il n’en aurait pas été étonné, étant donné son attitude de la veille. 

« Désolé, dit-il en s’efforçant de contenir son émotion, comme je l’ai respectueusement fait observer à l’officier, mes compétences sont trop précieuses au sein de la Transpulsion. 

– Vraiment ? » L’employé le considérait avec sévérité, trouvant sans doute suspect qu’il refuse un tel honneur. La plupart des Nadariens avaient trop d’estime pour les Fengirs pour décliner l’une de leurs suggestions. « Dans ce cas, donnez-moi accès à vos états de service. » 

Jaynak consulta sa tablette où la demande était apparue, et donna son accord d’un balayage de l’index. Il retint son souffle en attendant que le fonctionnaire termine son examen. Montrer sa nervosité n’aiderait en rien sa cause, pas plus que révéler le profond agacement que provoquait cette fouille de son passé professionnel. 

L’individu au guichet leva finalement les yeux des symboles holos autour de lui. « Etats de service remarquables, en effet. Votre employeur pense le plus grand bien de vous. Je joins un extrait de votre dossier à l’officier Elguefnir. Vous êtes autorisé à poursuivre votre activité habituelle. » 

Jaynak ressentit un intense soulagement. Il remercia d’un hochement de tête et sortit d’un pas beaucoup plus léger. Ce n’est qu’en marchant dehors sous les bourrasques qu’il mesura à quel point la brève entrevue l’avait ébranlé. Lui qui se pensait à l’abri dans son emploi avait soudain touché du doigt la réalité de cette guerre — cette monstruosité qui leur avait pris Aljay. A l’euphorie d’être en mesure de retrouver le cocon de son travail se mêlait la perplexité à l’idée d’avoir risqué de perdre tout cela si facilement. Etait-il un pantin pour être si peu maître de sa vie ? 

Un signal retentit sur sa tablette. Un message confidentiel, il ne s’afficherait donc pas dans sa version holographique. Jaynak consulta l’écran. Aucun texte. Des coordonnées correspondant à une localisation à proximité des Cavernes d’Ambre, et un horaire. 

Belganov, il ne pouvait s’agir que de lui. L’ironie du destin aurait presque eu de quoi le faire sourire. Lui qui venait d’échapper à la guerre se voyait proposer d’y entrer de nouveau, par une porte dérobée. Il y avait toutefois une différence entre les deux événements, et de taille — on ne le convoquait plus, on se bornait à l’inviter. Cela lui rendait l’incitation beaucoup plus désirable. Refuser serait tellement facile, et en même temps, l’idée d’accepter, de damner le pion à ses maudits Fengirs qui avaient cru pouvoir s’approprier son existence se révélait autrement plus alléchante qu’auparavant. 

Jaynak se contenta de faire acte de présence pendant l’heure et demie suivante, qu’il passa à la Transpulsion. Il n’avait pas l’esprit aux tâches requises, et s’en acquitta de manière automatique. Sa résolution, peu à peu, s’affermissait. Se rendre dans les Cavernes d’Ambre devenait pour lui un acte symbolique, quoique sans doute ponctuel, bien sûr. Plus encore qu’à la mémoire de son frère Aljay, il le ferait pour lui-même. Afin d’obtenir, pour la première fois dans son existence, un point de vue radicalement différent, une autre version, une vision nouvelle des choses. Un horizon qui pourrait peut-être, qui sait, remettre en perspective ses choix de vie. Puisque la sécurité dont il croyait bénéficier à la Transpulsion s’avérait finalement illusoire, puisque tout pouvait changer d’un simple claquement de doigts des Fengirs, c’était lui qui prenait la décision de courir un risque, en toute conscience. C’était la seule manière de redonner un peu de sens à sa vie. 

Il partit un peu plus tôt ce soir-là, en inscrivant comme motif de son absence le besoin de se recueillir dans les Cavernes d’Ambre. Il dirigea son flotteur vers l’une des plates-formes des Cavernes menant vers l’entrée officielle, où il se posa. Avant de sortir de l’appareil, il détermina le parcours le moins compromettant pour rejoindre les coordonnées secrètes. Il lui faudrait marcher en surface pendant un moment, avec pour seul prétexte s’il était appréhendé l’envie de faire une promenade en solitaire. Ce serait néanmoins nettement plus discret que de faire stationner le flotteur devant le point de rendez-vous, et le temps de trajet lui permettrait d’arriver juste à l’heure. 

Il se joignit à un groupe de ses compatriotes qui s’avançaient vers l’entrée des Cavernes, mais se laissa distancer, et obliqua à l’endroit propice pour emprunter un chemin à flanc de falaise. Plusieurs centaines de mètres plus loin, il s’engagea dans un boyau entre deux montagnes. Un regard sur sa tablette lui confirma qu’il était sur la bonne voie. Le terrain était accidenté, jonché de blocs ocre, peut-être l’ancien lit d’un cours d’eau. Il bondissait de roc en roc avec souplesse, heureux d’être hors de vue, masqué par le décor. De l’électricité lui parcourait le corps, une énergie vitale qu’il avait rarement ressentie. Il percevait son environnement avec une acuité inédite. Oui, ce qu’il faisait était dangereux. Pourtant, contrairement à ce qu’il aurait cru, il n’était pas terrorisé — il avait l’impression de conquérir de nouveaux territoires. 

Sa tablette émit un signal sonore — il se trouvait au point de rendez-vous. Une falaise abrupte lui faisait face. Jaynak en contempla les aspérités. Par automatisme, il se demanda où poser ses mains s’il devait l’escalader. Son regard s’élevait vers les sommets lorsqu’un chuintement se fit entendre. Une ouverture venait d’apparaître à même la roche. Au moment de pénétrer d’un pas résolu dans la cavité, Jaynak vit que la porte faisait bien ses trois mètres d’épaisseur. 

Le couloir dans lequel il s’avança était nimbé d’une lueur mauve. La porte se réintégra parfaitement. Impossible, d’où il se trouvait, d’en déceler le moindre contour. Quand il se retourna, Jaynak aperçut un drone flotter à quelques pas. Une ligne jaune séparait sa partie inférieure des lentilles noires de ses holocams. « Suivez-moi » fit la voix métallique. Le trajet s’avéra sinueux, compliqué, et bientôt Jaynak perdit tout sens de l’orientation. Enfin, une porte de tirinium glissa devant lui. Installé dans un modulofauteuil, Belganov tourna vers lui son visage empreint de sagesse et de perspicacité. 

*** 

Au début de sa prise de fonction, Grendchko avait savouré les réceptions protocolaires qui visaient à célébrer son investiture. La tentation était grande de profiter de tous les privilèges que lui accordait son nouveau statut. C’était un piège, Grendchko le savait. En réalité, il brûlait d’impatience de marquer sa rupture avec les précédents Coordonnateurs, et était allé jusqu’à faire annuler une partie des festivités pour se concentrer sur son projet le plus immédiat. Il s’était fait remettre différents rapports des services de sécurité au sujet des Réfractaires, qu’il avait assimilé de manière accélérée grâce à un inducteur mémoriel dérivé de la technologie fengirienne. 

Grendchko savait disposer de la marge de manœuvre nécessaire, car Shinaen, qui avait récemment été promu Premier Stratège des Fengirs sur Nadar, lui avait suggéré une bonne part de son programme électoral, et approuvait sans réserve la répression des Réfractaires. Il convoqua donc le Coordonnateur des Guides Communiants sur Argea, un certain Delnar. « Mettez tous vos Guides et leurs Adeptes en alerte. Je veux lancer une traque aux Réfractaires dès que possible, à partir des points K9, D8, L3, B5, J7 et Z2 des Cavernes d’Ambre. Simultanément, bien sûr. » 

Le responsable de la sécurité intérieure de la capitale eut un mouvement de recul. « C’est infaisable dans un délai très court. Mes assistants et moi pouvons monter ce type d’intervention, mais le temps d’équiper et de positionner les troupes, ça ne pourra pas se faire avant la journée de demain. Et encore, en limitant les procédures de sûreté, ce qui mettra en danger la vie de nos agents. 

– Vous êtes incapable d’agir avant demain ? 

– Impossible. 

– Il était grand temps que j’arrive aux responsabilités pour distribuer quelques coups de pied aux fesses et faire avancer les choses. 

– Je peux vous remettre ma démission, Premier Coordonnateur, si vous le souhaitez. 

– Ce sera inutile, cracha Grendchko. Faites au mieux, et surtout, dans la plus grande discrétion. Nous devons les prendre par surprise. 

– Nous ferons le maximum. 

– A quelle heure serez-vous prêt demain ? 

– Pas avant 18 h. 

– Pas plus tôt ? Bah ! Qu’il en soit ainsi. » Grendchko fut ensuite confronté à un dilemme. Devait-il informer les autres Guides principaux des différentes cités de Nadar, afin d’organiser dans chacune d’elles le même coup de filet ? Il tapota de ses doigts la surface lustrée de son bureau avant de décider de ne rien faire de ce côté. Plus il contacterait de Guides, plus il risquerait d’alerter les espions réfractaires des cités concernées, qui pourraient à leur tour prévenir leurs collègues d’Argea. Or, d’après les données dont Grendchko disposait, c’était dans la capitale planétaire que les Réfractaires étaient les plus nombreux. Il lui fallait une victoire dès le second jour de son intronisation, afin de montrer à son peuple qu’il ne s’était pas trompé en votant pour lui. La surprise était essentielle. Lui, Grendchko l’Insurpassable allait ouvrir de manière éclatante le portail vers la grandeur de Nadar. Les autres Réfractaires ne perdaient rien pour attendre, il s’en occuperait dans un second temps. 

Il était temps à présent pour Grendchko de se débarrasser de certaines lois. Son activité de businessman initiée grâce à ses parts dans la Transpulsion lui avait fait comprendre que la législation entravait le développement de ses affaires. Y remédier lui permettrait d’accroître ses bénéfices, et donc, son influence déjà considérable. Le vieux Penbrok lui avait appris qu’il valait mieux se trouver du bon côté du blaster pour faire tourner les choses à son avantage. Là encore, ses leçons lui avaient profité.

 

 

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