Dans un article qui s'inscrit dans la campagne de presse des grands médias notoirement hostiles à Amazon, tout en atténuant pour une fois quelque peu la diabolisation du cybermarchand, Le Nouvel Observateur se demande s'il faut s'inquiéter des "pratiques inqualifiables" d'Amazon, citant notoirement les attaques à l'encontre du marchand en ligne de notre "chère" ministre de la culture, Aurélie Filippetti (oui, vous pouvez lire de l'ironie dans le "chère"). Le Nouvel Obs relativise, sans doute à juste titre, l'importance d'Amazon en termes de ventes sur le territoire français, et évoque en particulier l'importance de Kobo sur le marché national. Seul problème avec cet argumentaire: outre la difficulté de connaître les chiffres réels d'Amazon en France, le marché que possède Kobo, société partenaire de la Fnac en France, ne serait-il pas figé?
Kobo n'a-t-il pas, en signant un partenariat avec la Fnac, passé un marché de dupes? La réalité semblerait prouver le contraire, puisque à en croire Mike Serbinis, le PDG de Kobo, sa société vendait en 2012 en France deux fois plus de liseuses qu'Amazon, mais aussi deux fois plus de livres numériques, ou ebooks.
Des chiffres qui s'appliquent vraisemblablement avant tout au marché des ebooks des gros éditeurs: si l'on considère mes propres chiffres d'auteur autoédité, en 2012, première année ou Kobo est entré dans mes statistiques, la société représentait à peine 10% de mes ventes en ebook (70), contre 65% pour Amazon (465). En 2013, Kobo a progressé, passant à 15% de mes ventes (66), dont le chiffre global a diminué. Dans le même temps, Amazon représentait encore près de 63% des ventes, avec 270 ebooks vendus.
Cette tendance ne s'est pas inversée pour le moment en 2014: je serais très surpris que Kobo dépasse les 15% de ventes. Et ce, en dépit de certains outils mis en place par Kobo comme la possibilité d'avoir des titres gratuits en permanence, de faire des promotions sur certaines dates (lesquelles ne sont indiquées nulle part sur le site de Kobo à ma connaissance) ou le bouton de prévente...
Bouton de prévente, qui dès aujourd'hui, devient d'ailleurs disponible pour la première fois pour tous les auteurs autoédités d'Amazon (y compris les auteurs français). Une annonce assez ironique de la part d'Amazon dans le contexte actuel, puisque le retrait de ces boutons de précommande est l'un des points de conflit entre Hachette et Amazon.
On sait dans le milieu des auteurs et de l'édition que les algorithmes du site de Kobo (et de celui de la Fnac) sont moins performants que ceux d'Amazon, l'une des raisons sans doute pour laquelle la société Xerfi indique qu'Amazon devrait devenir premier vendeur français tous formats d'ici 2017.
Au-delà de ce souci, le site de Kobo a été conçu pour mettre en valeur avant tout des livres de grands éditeurs, l'apparition de romans autoédités dans le bandeau Top 50 des ebooks n'étant encore qu'accessoire.
Mais surtout, Kobo, comme Amazon, est sur un marché où le livre papier, quelque peu sacralisé, est protégé par différents dispositifs, dont le plus efficace est sans doute la loi sur le prix unique du livre numérique (celle qu'essaye de contourner Jeff Bezos, et pour cause!), qui empêche Amazon ou un autre site de proposer des ristournes sur des best-sellers, ce qui rendrait l'ebook plus populaire plus rapidement en France.
Une baisse du prix des ebooks permettrait aux lecteurs d'en acheter davantage (il est reconnu que les lecteurs possédant une liseuse achètent et lisent plus de livres), mais aussi aurait des chances de provoquer un rebond du marché des livres papier, en redynamisant tout le marché du livre, rudement concurrencé par les jeux vidéo, le cinéma et Internet.
A ce sujet, le témoignage d'un personnage "neutre" dans cette histoire, c'est à dire ni un auteur autoédité, ni un éditeur, ni un média appartenant à l'un des grands groupes de presse et d'édition, est éclairant. J'ai nommé Vincent Monadé, président du CNL (Centre National du Livre):
Il
est clair qu'il y a une inter-dépendance très forte entre les éditeurs
et la chaîne du livre: les premiers clients des éditeurs ne sont pas les
lecteurs, mais bien les libraires. Les libraires traditionnels, et non les libraires en ligne. D'où le côté "marché de dupe" pour Kobo dans son partenariat avec la Fnac.
Prenons l'hypothèse où les éditeurs auraient joué à fond le jeu du livre numérique: cela n'aurait pu se faire qu'aux dépens du livre papier et de leur relation avec les libraires. Ces derniers ne bénéficiant plus des avantages fournis par les éditeurs (et principalement, la compétitivité du prix), n'auraient plus eu intérêt à maintenir une relation privilégiée avec les éditeurs.
On peut penser que nombre de libraires "physiques" se seraient alors tourné vers Amazon, l'édition indépendante et même les auteurs indépendants pour rééquilibrer l'absence de compétitivité des livres papier par une plus grande diversité en librairie. Le monde du livre aurait été chamboulé, oui, mais pas forcément en négatif...
L'acteur qui est sous les feux des projecteurs, et l'objet de toutes les critiques, est Amazon, parce qu'il essaye de changer véritablement la donne: compte tenu de l'évolution de la société, il est logique que les ebooks soient nettement moins cher que les livres papier, et logique que les parts de marché de l'ebook progressent beaucoup plus rapidement qu'elles ne le font, et notamment en France.
L'acteur qui accepte de ne bénéficier que d'un marché correspondant grosso modo aux miettes que veulent laisser les éditeurs est Kobo. Donc Kobo bénéficie d'une distribution correcte de ses liseuses électroniques en France, mais en contrepartie, ses perspectives de croissance sur le marché français sont limitées, voire figées par la politique en cours visant à ne pas rendre les ebooks trop séduisants au niveau des prix, politique soutenue par notre cher gouvernement.
Ce qui, bien sûr, fait encourir le risque d'une culture de plus en plus développée du piratage en France: le seul véritable moyen de lutter contre le piratage étant de proposer des prix abordables, en tout cas en dessous de 10€.
De manière générale, la situation de l'ebook est-elle complètement bloquée en France? A mon avis, non pour plusieurs raisons:
- les lecteurs français anglophones vont s'ouvrir de plus en plus au marché de l'édition indépendante et de l'autoédition, en lisant des autoédités anglais sur leur liseuse
- les parts de marché d'Amazon vont continuer à progresser en France
- le marché de l'ebook continue à progresser chaque année en France
- les auteurs français ont tout intérêt à s'autoéditer, et le font en plus grand nombre chaque année: c'est ce qu'indique le nombre de dépôts de livres autoédités à la Bibliothèque de France (dans le cadre du dépôt légal)
La raison de l'accroissement du nombre d'autoédités en France est simple: dans le domaine de la fiction et du roman, on ne vit pas, à 99,90% en France, de sa plume. Donc, tant qu'à toucher de menues sommes, autant le faire très rapidement avec Amazon et consorts, sans attendre au moins deux ans que le livre finisse par sortir, pour être d'ailleurs évacué des rayons au bout d'un mois.
En fait de nos jours, et de plus en plus, ce sont les auteurs qui mènent leur activité en dilettante qui soumettent aux éditeurs, en espérant un jour bénéficier du "prestige" de la parution en maison d'édition. Oui, le côté "vanity publishing".
Des auteurs autoédités comme David Forrest (qui vient de signer avec Bragelonne pour l'un de ses ouvrages, mais a tenu à faire savoir qu'il continuait son activité d'autoédition en parallèle) ont déjà, malgré ce marché faible dans l'hexagone, vendu à 25,000 exemplaires (sur l'ensemble de leurs titres).
Chaque fois qu'un auteur autoédité ou une petite maison d'édition sort un ebook de qualité à prix réduit, c'est bien entendu une entaille de plus dans le verrouillage du marché par les grosses maisons, et une chance de plus de créer et d'ouvrir ce marché pour tous. Chaque fois qu'un lecteur se décide à donner sa chance à un auteur inconnu, c'est aussi une nouvelle opportunité qui s'ouvre, bien au-delà de l'auteur concerné.
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