lundi 30 décembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 27

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le vingt-septième. Joyeux réveillon du Nouvel An !

27. Le piège se referme 

Assise dans son glisseur qui s’éloignait de la cité d’Idal’Nas et du bar de La Septième Lumière, Lucinda Vels* avait la gorge nouée. Revoir sa fille, Nep Boilis, qu’elle aimait à se rappeler en tant que Magdalena, lui faisait à chaque fois cet effet. C’était une chose d’admettre qu’on était mère d’un Alampas, et une autre, bien différente, de le ressentir dans ses tripes. Le choix d’une ville comme Idal’Nas facilitait bien sûr la rencontre — Lucinda avait encore des frissons en se remémorant l’aspect des demeures du continent d’Orbea. Mais tout de même, Els, son ex, aurait pu la prévenir que Magdalena était dans une phase « garçon » ! Quand elle lui avait touché la main, elle avait reçu des flashs mentaux d’un adolescent d’une beauté juvénile incommensurable et troublante. 

Lucinda poussa un soupir. Le fait d’avoir donné naissance à un enfant hermaphrodite et disposant de pouvoirs télépathiques perturbait son sommeil tout en faisant les beaux jours de son psy. C’était d’autant plus ironique qu’elle-même était une spécialiste mondialement reconnue du cerveau — ou du moins, de l’implantation de nanites dans les cerveaux humains, et même parfois extrahumains. Malgré tout, elle était heureuse d’avoir revu Nep et son ex, Els Boilis. L’Alampas lui avait pardonné la révélation publique, cinq ans auparavant, en 3535, du traité d’Immunité de Procréation. 

Pour les peuples de Quantor, apprendre que les Alampas usaient de leurs pouvoirs télépathiques pour se reproduire en dissimulant à leur partenaire leur véritable nature avait été un choc énorme. Qu’ils aient en plus conclu un pacte avec le gouvernement, pacte leur garantissant une immunité judiciaire liée à ces procréations clandestines avait été de nature à ébranler les fondations mêmes de la société. En échange, les Alampas avaient autorisé les gouvernements successifs de Quantor à exploiter le trinocium et denorium sur leurs terres — les fameux minerais indispensables aux voyages spatiaux. 

L’immense réaction de rejet ne s’était pourtant pas traduite par une révolte armée généralisée contre les Alampas. Cinq ou six siècles auparavant, une telle révolte n’aurait sans doute pu être évitée, songea Lucinda. Mais les expériences de changement de sexe, qu’elles soient virtuelles ou réelles, s’étaient depuis cinq cents ans largement répandues parmi les populations humaine et novienne de Quantor. La communauté trans, en particulier, s’était révélée fascinée par les nouvelles opportunités offertes par les Alampas. Des créatures capables de changer de sexe à volonté, et de susciter des illusions télépathiques garantissant une extase permanente ? Passée la première réaction, nombreux étaient les gens à avoir réalisé le potentiel relationnel des Alampas. 

Alors, bien sûr, le gouvernement était tombé. Là où l’on pouvait admettre que les Alampas ne puissent aller contre leur nature profonde, la trahison des autorités au plus haut niveau ne pouvait être pardonnée. Le gouvernement suivant avait heureusement compris comment sortir par le haut de cette crise. Une liste de citoyens acceptant l’idée d’avoir des relations sexuelles avec les Alampas avait été créée. En échange, les Alampas devaient ne sélectionner que les membres de cette liste pour procréer, tout en dévoilant la vérité sur leur identité dès la première rencontre. Les expéditions punitives des plus extrémistes des citoyens avaient été réprimées, et s’étaient espacées dans le temps pour finir par disparaître. La société quantorienne avait retrouvé un modus vivendi

Le glisseur de Lucinda se rapprochait à vive allure du QG de Vels & Associés. La prodigieuse richesse dont elle avait fait bénéficier la planète suite à l’incursion dans le système ZD-607 avec son compagnon d’alors, Balchak, avait été un contrepoids à la bombe à fragmentation des révélations relatives aux Alampas. Le revenu universel inconditionnel, un moment menacé, avait été reconduit de manière indéterminée par le Fond pour l’Autonomie. Une grande partie de la population avait en conséquence été libérée d’une inquiétude aussi sournoise que croissante. Grâce aux astéroïdes de denorium et trinocium, dont la plupart étaient encore en orbite, Lucinda avait quant à elle pu s’offrir le centre de recherche et d’ingénierie rêvé de n’importe quel cyberneuro. C’est ainsi que quatre ans auparavant, Vels & Associés voyait le jour, forte de moyens considérables. Non contente d’implanter des cerveaux humains, Lucinda avait pu s’occuper d’autres espèces ! 

Evidemment, elle-même restait une « Tradi ». Elle n’aurait recours sur elle-même aux nanites, et strictement de manière provisoire, qu’au moment où, le vieillissement aidant, elle reconnaîtrait chez elle les premiers symptômes d’un déclin cognitif. Dans son métier, elle éprouvait de la joie à combler les attentes et aspirations de ses clients, même si elle ne partageait pas leur point de vue sur l’évolution d’une humanité augmentée. Et bien sûr, le cerveau demeurait un fantastique sujet d’étude, source d’émerveillement sans cesse renouvelé. Le fait d’avoir à présent moyen d’intervenir sur des cortex extra humains ne gâchait rien. 

La porte du hangar au sommet de l’un des trois dômes du centre s’escamota pour libérer le passage. Son glisseur s’engouffra dans l’ouverture et se posa. Comme elle sortait du cockpit, Gex en fit autant. Son droïde était constitué de deux demi-sphères en forme de ventouse, celle du haut, de taille plus réduite que celle du bas, dotée d’une série de points colorés figurant les yeux. Quatre flexibles terminés par des pinces pouvaient jaillir de l’armature si nécessaire, ce qui était rarement le cas depuis que le droïde-ventouse assurait le rôle de garde du corps personnel de Lucinda. Leur première rencontre avait été mouvementée, mais Lucinda avait su rallier le droïde à ses vues, et en faire un fidèle allié. 

Au moment où elle pénétra dans son spacieux laboratoire, lequel faisait aussi office de bureau, Alice 2, l’Intelligence Synthétique de gestion du centre, l’informa qu’elle avait un appel en attente. Le nom de l’individu, Belganov, lui disait vaguement quelque chose — Lucinda avait tellement de dossiers à gérer que parfois, elle s’y perdait. Elle accepta l’appel, et écarquilla les yeux en reconnaissant la représentation holographique qui apparut devant elle. « Oh ! fit-elle. Salutations, professeur Belganov. Cela faisait longtemps. » Les yeux de Lucinda brillaient. Si sa mémoire était bonne, son interlocuteur avait été le sujet de l’une de ses plus fascinantes expériences, dont elle brûlait d’ailleurs de connaître les résultats. D’après les données affichées à proximité de la vision holo, il s’agissait d’une communication planétaire — Belganov ne pouvait donc être loin. 

« Ravi de vous revoir, estimée Lucinda. Avant toute chose, j’aimerais vous présenter mes compagnons de voyage, Naldeia, et Jaynak. » 

Naldeia était une Nadarienne au regard vif, sans doute un peu plus jeune qu’elle-même, jugea Lucinda. Elle ouvrit la bouche et resta pantoise un moment en reconnaissant sur le crâne du second compagnon, Jaynak, le casque que sa société avait mis au point, deux ans auparavant, en coopération avec le professeur Belganov. Elle se retint pourtant de tout commentaire à voix haute — ce type de recherche était bien trop sensible pour être évoqué à distance. Sa curiosité était néanmoins plus que jamais aiguisée. « Heureuse de faire votre connaissance, articula-t-elle, les lèvres sèches. 

– Serait-il possible de nous rencontrer ? 

– Certainement. En fait, je peux décaler mes autres projets pour vous recevoir dès maintenant, si vous le souhaitez. 

– C’est une très bonne nouvelle pour nous. J’ai gardé vos coordonnées depuis la dernière fois. 

– Vous avez toujours le même vaisseau ? 

– En effet. 

– J’ai gardé l’identification, et vous êtes toujours accrédité. C’est donc quand vous voulez. 

– Nous arrivons. » 

Dans les vingt minutes qui précédèrent la venue du professeur Belganov, Lucinda régla les affaires courantes. Elle n’eut même pas besoin de prévenir ses deux principaux associés — un humain et un Novien — dont les secteurs d’activité étaient largement indépendants du sien. Elle délégua les implantations qu’elle pensait réaliser elle-même à d’autres collaborateurs, et s’excusa en personne auprès de l’un de ses plus fidèles clients. Lorsque Alice 2 l’avertit de l’approche du Stelrec, elle suivit son arrivée directement sur sa console, puis envoya Gex les accueillir. Au moment où le petit groupe pénétrait dans son bureau, elle venait de passer celui-ci en isolement au niveau quantique, s’assurant ainsi que les conversations ne puissent être captées par des oreilles indiscrètes. Elle prit juste le temps d’enclencher la fonction de traduction universelle avant de se lever. 

« Bienvenue sur Quantor à tous les trois, dit-elle — Alice 2 répéta ses paroles en Nadarien. 

– Un grand merci pour votre accueil, chère Lucinda, dit Belganov en lui prenant les mains dans les siennes et en les pressant. Vous ne pouvez pas savoir ce que ça représente pour nous tous d’être ici. » 

Lucinda sourit pour masquer sa gêne. Elle connaissait la division dont les Nadariens étaient victimes. En comparaison, elle se sentait presque coupable de la liberté sur Quantor, quand d’autres avaient à subir le joug de la dictature. Sens de la justice et liberté avaient en commun d’ignorer les frontières, et de vouloir s’étendre au-delà des systèmes stellaires. 

La femme nommée Naldeia prit la parole directement en terran. « La fonction de traduction universelle ne sera pas nécessaire. Nous parlons tous votre langue. 

– Oh ! » fit Lucinda. Elle interrompit le programme en question. Ce fut à Jaynak qu’elle s’adressa ensuite. « Si ce n’est pas trop indiscret, demanda-t-elle, puis-je savoir quel métier vous occupiez auparavant ? 

– J’ai été ingénieur-superviseur des réacteurs d’impulsion de la Transpulsion, répondit-il en prononçant le dernier nom en nadarien. Dans une autre vie. 

– Et ce casque ? Pas trop inconfortable ? » 

Jaynak eut un sourire sans joie. « Je ne serais pas fâché de ne plus devoir le porter. » 

Lucinda se tourna vers Belganov, soulagée. « Il est lucide. Le casque ne semble pas avoir altéré ses facultés mentales. 

– Je vous le confirme. 

– Et vous êtes sûr qu’il… Qu’il a l’un de ces parasites ? » 

Belganov hocha la tête. « Le nanite que vous m’avez implanté détecte bien des perturbations, non seulement chez lui mais parmi d’autres sujets. Il est incapable de remonter jusqu’à la source, mais il parvient comme nous l’espérions à neutraliser certains effets pendant une période donnée. Il m’indique aussi que le casque est efficace. 

– Ce que nous cherchions à faire fonctionne donc ? 

– Et je vous félicite pour cette réussite. Vous méritez tous les éloges. » 

Lucinda souriait jusqu’aux oreilles. Elle aurait aimé pouvoir faire preuve de plus de modestie, mais l’avancée déjà effectuée était extrêmement prometteuse. Sans compter qu’à présent, elle avait sous les yeux un Nadarien qui allait peut-être lui permettre de confirmer l’existence du fameux nanite parasite. Parmi ses collègues de Vels & Compagnie, tous n’étaient pas convaincus qu’il ne s’agissait pas d’un mythe. Si elle parvenait à démontrer que le professeur Belganov disait vrai, sa renommée en tant que cyberneuro en serait notablement accrue. 

La Nadarienne qui se tenait à côté de Belganov se tourna vers lui. « Professeur, je serais plus rassurée si vous me permettiez de mener une reconnaissance rapide du système. Juste afin de vérifier que nos ennemis ne cherchent pas à vous retrouver ici. 

– Vous croyez qu’ils pourraient encore être sur nos traces ? s’étonna le professeur. Nous avons pourtant pris toutes les précautions… 

– Pardonnez cette petite concession à ma nature inquiète, professeur. Je me sentirais plus utile. » 

Belganov se renfrogna, mais finit par hocher la tête. « Nous restons en contact. » 

Naldeia prit gracieusement congé, et Lucinda remarqua une expression de contrariété se dessiner sur les traits de Jaynak. « Où en est la situation sur Nadar ? demanda-t-elle. 

– Pire que jamais, répondit Belganov. Notre nouveau dictateur — il ne mérite pas le nom de Coordonnateur —, un certain Grendchko, non content d’étaler aux yeux de tous son incompétence crasse et de mépriser nos traditions, est aussi bien le jouet de ses passions que le pantin des Fengirs. Nous étions déjà sur la mauvaise pente, et cet imbécile heureux est en train de passer à la vitesse supérieure pour nous envoyer au fond du trou. Pardonnez ma franchise, rien que de parler de ce bouffon arrogant m’échauffe les sangs. 

– Je n’aurais su mieux dire, ajouta Jaynak. Ayant moi-même approché l’individu en question, je peux tout confirmer. 

– Et que pensez-vous des Fengirs ? s’enquit Lucinda en regardant Jaynak droit dans les yeux. 

– Ils se sont immiscés à tous les niveaux de la société, et en particulier dans la chaîne de commandement. Depuis que je porte ce casque, je me demande comment nous avons bien pu leur laisser prendre autant d’importance. L’un des prétextes invoqués, c’est leur technologie soi-disant supérieure. Mais je suis moi-même ingénieur. Je ne suis plus sûr du tout de leur prédominance sur ce plan. J’avais soumis de réelles avancées dans la conception de réacteurs, et ils n’en ont jamais saisi la portée. Je me dis à présent que ce n’était pas ma compétence qui était en cause, mais la leur. 

– Sans doute la raison pour laquelle ils ont choisi un incapable comme Grendchko pour les plus hautes fonctions, dit Belganov. Les dictateurs sont toujours rassurés par l’incompétence. » 

Lucinda acquiesça, puis eut un mouvement du menton en direction de Jaynak. « Le casque semble efficace, en tout cas. Vous me disiez bien que le nanite parasitait tout particulièrement les pensées concernant les Fengirs, n’est-ce pas ? » 

Belganov éclata de rire. « Vous êtes déjà dans la phase de test ! Je vois que vous ne perdez pas de temps, ma chère. Vous avez bien raison, d’ailleurs. Comme vous l’avez deviné à notre irruption si soudaine, le temps nous est compté. Nous craignons que Grendchko et ses maudits alliés Fengiriens ne précipitent notre peuple dans une guerre contre la planète Oblan. 

– Dans ce cas, vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que nous mettions d’ores et déjà en place, tous les trois, un protocole d’intervention sur Jaynak. » 

Lucinda vit dans les yeux de l’intéressé qu’il sentait le piège se refermer sur lui. Elle perçut aussi, cependant, sa résignation.

* Voir le roman précédent, Memoria 

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Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien.

 

jeudi 26 décembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 26

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le vingt-sixième. Bonnes fêtes à tous!

26. Jeu de cache-cache 

Le siège gravifique empêcha Jaynak, à l’instar des autres passagers, de se retrouver écrasé comme un insecte par la force gravitationnelle. Le vaisseau se délivrait de l’attraction de Nadar avec une célérité surnaturelle. Une fois dépassée la courbure de la planète, la trame des étoiles et nébuleuses entoura le Stelrec comme une écharpe, et Altanis apparut dans l’éclat aveuglant de sa blancheur. Aussitôt, la baie principale se polarisa, atténuant la réverbération. 

« Le dispositif d’occultation ne sera plus alimenté dans dix secondes, prévint Naldeia. 

– Je lance le programme d’identification, dit Belganov. Nous sommes à présent des commerçants Elseviens en route pour leur planète. 

– Elseviens ? demanda Jaynak, surpris. C’est donc dans le système d’Hanidèle que nous nous rendons ? 

– Votre curiosité ne vous mènera nulle part », répondit Belganov. 

Les contours bleutés d’Ulicron apparurent soudain sur la gauche. Jaynak eut un serrement de cœur. Sur la lune-prison, un Lorkcho à l’esprit asservi par la drogue s’évertuait peut-être à découper des fragments de tirinium. S’il vivait encore… 

Plusieurs Relais d’Accélération étaient positionnés autour de Nadar. Belganov orienta le Stelrec vers celui menant en direction du système Hanidèle, comme en eut confirmation Jaynak en se penchant au-dessus de l’épaule de Naldeia à ses côtés. 

« Jaynak, vérifiez les vaisseaux à proximité, ordonna Belganov. L’IS sera à même de vous dire si l’un d’eux se place sur une trajectoire d’interception. » 

Pendant le Stage de Remise sur la Voie, Jaynak avait pratiqué une respectable variété d’holosims, y compris celles où il était amené à piloter un vaisseau spatial. Il n’eut donc pas de difficulté à se faire comprendre de sa console, qui lui afficha les appareils aux alentours. Ceux qui relevaient de la flotte de l’Expansion n’étaient pas les plus nombreux, et leurs vecteurs ne les conduisaient pas à proximité. Certains des vaisseaux civils, en revanche, navigueraient à moindre distance. Aucun d’entre eux ne présentait de danger en apparence, ce dont il fit part à Belganov. 

Les heures s’étiraient tandis que les réacteurs à impulsion creusaient l’écart les séparant de la verdoyante Nadar. Sauf erreur, aucun intercepteur ne s’était lancé à leur poursuite. Le système d’occultation, et le camouflage de leur signature avaient donc rempli leurs offices. Belganov se montrait pourtant tendu, interrogeant de temps à autre Jaynak au sujet des vaisseaux environnants. Le professeur ne se renfonça dans son fauteuil, un mince sourire aux lèvres, qu’au moment où Naldeia fit savoir que le dispositif d’occultation était rechargé. Belganov n’avait toujours pas révélé leur destination, comme s’il craignait un coup dur de dernière minute. Comme ils se rapprochaient du Relais, Jaynak, qui inspectait pour la centième fois l’écran de sa console, comprit pourquoi. 

« Il y a un très gros vaisseau à proximité immédiate du Relais, annonça-t-il. Fengirien. Un destroyer de type Executor. » 

Naldeia le regarda d’un air surpris et quelque peu effrayé en pinçant les lèvres. La mine de Belganov s’assombrit, comme s’il avait eu confirmation de ce qu’il redoutait. « La planète Elsevia a été en partie colonisée par les humains, dit Naldeia, mais c’est une planète neutre à priori dépourvue d’intérêt stratégique. Les Fengirs envisageraient de la conquérir ? 

– Pas avec un seul destroyer, dit Belganov. Sur écran. » 

Une vue en deux dimensions apparut sur la baie principale. On y distinguait le Relais lui-même, impressionnant par sa taille et les éclats de lumière qui en émanaient. Se succédaient en file indienne une série de petits vaisseaux civils sous la surveillance d’une silhouette massive et menaçante — celle du destroyer Fengirien. D’un geste de Belganov, la vue 2D fut transposée à l’intérieur du poste de pilotage, sous format holographique. Celui-ci permettait une estimation bien plus précise et réaliste du positionnement des vaisseaux. L’espacement entre eux était régulier, ce qui signifiait que chacun suivait une procédure stricte transmise par le destroyer. Une lueur blanche partait de ce dernier pour rejoindre un cargo nadarien, lequel, sur l’image, était irrésistiblement attiré en direction du vaisseau de guerre fengirien. 

« Celui-ci, dit Belganov, a été capturé par un rayon tracteur du destroyer. En vue d’une inspection minutieuse sans doute. 

– Les pots-de-vin n’ont pas dû suffire, fit Naldeia. 

– IS 702, commanda Belganov en s’adressant à l’Intelligence Synthétique du Stelrec, quel type de rayons utilise cet Executor pour son inspection ? 

– Mes capteurs ne me permettent pas de le déterminer à cette distance, répondit une voix aux intonations métalliques, néanmoins féminines. La probabilité que je les identifie à l’approche du Relais est de 95 %. » Belganov hocha la tête avant de se tourner vers ses compagnons. « Cela signifie qu’une fois l’information obtenue, nous serons déjà presque nous-même soumis au balayage du destroyer. Nous n’aurons que peu de temps pour prendre une décision. 

– Comment avez-vous fait la dernière fois ? demanda Jaynak. 

– Il n’y avait pas de destroyer. Ils ont manifestement resserré la sécurité. » 

Les occupants du Stelrec s’entreregardèrent. Tous trois avaient conscience d’être à portée des détecteurs du vaisseau de guerre — tout changement d’itinéraire serait sans doute considéré comme suspect. 

« Tant pis, on y va, dit Belganov. Reprenez vos places. » 

Jaynak sentit son échine se raidir. Que pouvait leur frêle vaisseau contre la technologie supérieure des Fengirs ? Le rêve, finalement, n’avait duré que quelques heures. Les Fengirs devaient avoir pris conscience du trop grand nombre de Nadariens qui fuyaient le système, et avaient resserré leur surveillance. Peut-être même fallait-il y voir une requête de Grendchko, dans sa volonté de domination absolue sur son peuple. Leurs efforts pour contrecarrer son pouvoir étaient si vains et futiles... 

Jaynak observa sur son écran la distance décroître avec le vaisseau de guerre. Il ne se faisait pas d’illusions. Une surveillance similaire devait être mise en place devant chacun des Relais d’Accélération du système. 

« J’ai reçu les instructions de la Griffe Férale, dit IS 702. Nous devons nous aligner sur les autres vaisseaux selon les coordonnées transmises. 

– Exécution, ordonna Belganov. Des nouvelles du type de technologie d’identification ? 

– Je vous envoie ses caractéristiques. Les fréquences utilisées sont bien trop nombreuses pour pouvoir être contrées par notre système. L’utilisation du dispositif occulteur lui-même ne pourra éviter l’identification. 

– Dans combien de temps serons-nous touchés par le balayage ? s’enquit Naldeia. 

– Dans une minute trente. » 

Un rictus nerveux agita la lèvre inférieure de Belganov. Le professeur se leva de son siège et vint se pencher au-dessus de l’épaule de Jaynak. « IS 720, calcule le temps qu’il nous faudra pour rejoindre le prochain vaisseau à passer en hyperespace. Je veux que nous arrivions à son niveau exactement au moment où il entrera dans le Relais. 

– Si nous ne sommes pas interceptés avant, cela nous prendra une minute trente, en passant en impulsion maximale dans vingt secondes. Mais nous serons interceptés. 

– Dans ce cas, tu enclenches l’occultation juste avant de passer en impulsion maximale. 

– Nous serons malgré tout identifiés. 

– Identifiés ne veut pas dire interceptés. Fais ce que je dis pour l’impulsion et l’occultation, mais laisse-moi les commandes manuelles. 

– A vos ordres. » 

Belganov revint à grands pas vers son fauteuil, lequel activa aussitôt le champ de protection gravifique. Jaynak n’avait pas fait le calcul de la mise à feu exacte des réacteurs, mais savait que l’instant de vérité était dangereusement proche. Il échangea un regard avec Naldeia. 

Celle-ci lui transmettait un message de confiance. Ce n’était pas comme si Jaynak était tout à coup devenu télépathe. Il acquit néanmoins la certitude que le moment où chacun avait fait cocon de son esprit envers l’autre avait accru leur complicité. D’un seul coup, il se sentit beaucoup moins seul. 

La lueur violette sur le tableau de bord indiquant que le vaisseau venait de s’occulter précéda d’une fraction de seconde la poussée, dont le ressenti fut largement amorti par les fonctions gravifiques du vaisseau. Belganov avait dû lui aussi s’adonner au simulateur holo, tout en profitant de ses augmentations pour se synchroniser avec l’ordinateur de bord, car il positionna le Stelrec avec précision, de manière à ce que les appareils civils fassent écran avec le destroyer fengirien. Les vaisseaux défilaient sous les yeux de Jaynak à toute vitesse. Le bâtiment de guerre avait beau disposer de systèmes de détection perfectionnés, étant donné le trafic, il lui était presque impossible de toucher de son rayon tracteur un appareil aussi évasif que le Stelrec. 

Les occupants virent le Relais d’Accélération grandir brusquement. Jaynak réalisa que seuls des chasseurs pouvaient à présent les empêcher de rejoindre l’objectif — à condition que la Griffe férale puisse les lancer à temps. 

Le Relais s’activa juste au moment prévu par l’Intelligence Synthétique du Stelrec. Un quart de seconde plus tard, le petit vaisseau clandestin se présentait côte à côte avec le cargo ayant activé le Relais. Tous deux plongèrent au cœur des couleurs irisées des tachyons, propulsés comme un seul au travers du repli spatial. 

La traversée s’effectua sans que le cargo ne prenne conscience de leur présence. Lorsqu’ils émergèrent du Relais d’arrivée, leur compagnon poursuivit sur sa trajectoire, laquelle le menait droit sur Elsevia. Le Stelrec modifia son cap. Sur la droite, la nébuleuse planétaire d’Hanidèle formait un disque aux contours évanescents dont le centre était bleu azur et la périphérie alternait l’aspect chatoyant de l’or, l’argent et l’émeraude en une véritable symphonie visuelle. Belganov se dirigea sur Helda et Seda, les deux fragments brisés de ce qui avait autrefois été une lune. 

« Pourquoi aller vers là ? s’enquit Naldeia. Il n’y a aucune colonie là-bas. 

– Nous avons besoin de faire profil bas le temps que le dispositif occulteur se recharge. Les radiations en provenance d’Helda et Seda devraient masquer notre signature le temps nécessaire. » 

Un silence perplexe accueillit la déclaration de Belganov. Celui-ci poussa un soupir. « Je peux vous le dire à présent, notre destination n’est pas Elsevia mais le système de Quantor. Malheureusement, le Relais d’Accélération qui y mène est trop éloigné pour nous permettre de le rallier avant nos ennemis. 

– Nos ennemis ? fit Jaynak. 

– Le destroyer fengirien a certainement déjà lancé des chasseurs à nos trousses. Ils auront sans doute pour instruction, s’ils ne nous repèrent pas directement, de foncer vers les différents Relais d’Accélération d’Hanidèle. Le Stelrec est rapide, mais pas assez pour les prendre de vitesse. Ils seront donc sur place avant nous, et contrôleront à leur tour les vaisseaux empruntant les Relais. 

– Donc, retour à la case départ. On se retrouve de nouveau coincés. 

– Bien au contraire. Ces chasseurs sont loin d’embarquer la technologie de détection des destroyers. Nous devrions passer, et si tout va bien, complètement incognito cette fois. Le tout est de ne pas se faire prendre par surprise. 

– Et pour le retour ? demanda Naldeia. Tu envisages bien de revenir sur Nadar, je suppose ? Le destroyer fengirien sera toujours à son poste — lui ou l’un de ses remplaçants. A présent qu’il connaît nos capacités et notre identité réelle, nous n’aurons aucune chance de lui échapper. 

– Chaque chose en son temps, fit Belganov. Il sera toujours temps d’aviser le moment venu. » 

Les détecteurs courte, moyenne et longue portée connurent au bout de quelques heures des perturbations. Les membres du Stelrec surent ainsi qu’ils subissaient les radiations qui devaient avoir pour effet de masquer leur signature. 

Naldeia tendit à Jaynak sa tablette. « Il y a un programme d’apprentissage accéléré du terran, que tu peux coordonner avec une holosim en salle holo. Ça te sera utile là où nous allons. Fais bien attention à la prononciation. » 

Un peu plus tard, ils pénétraient dans le champ d’astéroïdes où flottaient deux corps massifs éventrés. Helda et Seda témoignaient de la violence de l’impact cosmique les ayant séparés à l’époque où ils ne formaient qu’une seule et même lune. Bleue et glacée, leur géante gazeuse, Hanidèle 3, possédait des anneaux qui paraissaient presque effleurer le champ d’astéroïdes. 

Le Stelrec resta sur place une journée entière. La modularité du vaisseau permettait de participer à des programmes holos seul, à deux ou en trio. Jaynak appréciait particulièrement les simulations en coopération avec Naldeia. Là, il pouvait enfin avoir l’impression d’être débarrassé de l’encombrant casque argenté, de redevenir lui-même. Apprendre le langage terran était d’autant plus facile à ses côtés. Il ne pouvait nier être de plus en plus attiré par la jeune femme, engagé avec elle dans cette mission qui serait peut-être leur dernière. Si seulement le professeur Belganov n’avait pas été présent sur ce même vaisseau... 

Les deux jours suivants, ils empruntèrent un chemin détourné pour se rapprocher du Relais d’Accélération qu’ils avaient en tête. Belganov avait de nouveau modifié la signature du Stelrec, néanmoins, cela ne tromperait que les détecteurs de moyenne et longue portée. Or, le dispositif d’occultation n’était pas prévu pour tenir sur des journées entières. 

« Il y a une solution, dit Belganov, mais il ne faut pas que nos têtes aient été mises à prix. » Il les chargea, ainsi que l’IS 720, de passer au peigne fin les réseaux et sous-réseaux du système. Quand il acquit la certitude qu’aucune prime n’avait été placée sur leur tête, il mit le cap sur le port stellaire d’Hanidèle 4, une petite planète rocheuse désertique. Dans un bar de la station, il convainquit, moyennant la rondelette somme de 10 000 crédits, le capitaine elsevien d’un cargo lourd à destination du système d’Estregor d’embarquer leur vaisseau à son bord. Le cargo devait livrer du titane et diverses autres variétés de minerai à la Fourmilière d’Estregor, des arsenaux de construction opérés par les Kual’Thars. 

Il s’avéra que le bâtiment était doté d’une technologie rudimentaire, si bien que Naldeia et l’IS 720 n’eurent aucun mal à infiltrer ses sous-systèmes, en particulier de navigation et de détection. Très vite, ils eurent confirmation que le cargo se dirigeait bien vers le Relais approprié. Ils rejoignirent la proximité de celui-ci au bout de deux journées standard galactiques. 

Deux chasseurs fengiriens se trouvaient postés de part et d’autre de la structure sphérique. Jaynak ne put que louer la prévoyance de Belganov, qui avait anticipé la présence de l’ennemi. Par mesure de précaution, le professeur enclencha la fonction d’occultation du Stelrec — même à l’abri des entrailles du cargo, il savait les dispositifs de scan militaires suffisamment performants pour les repérer. Jaynak et ses compagnons vécurent quelques moments d’angoisse avant que le système de navigation ne leur apprenne à son insu qu’ils passaient enfin en hyperespace. Seulement alors, ils s’autorisèrent à respirer plus normalement. 

Comme convenu avec le capitaine, celui-ci ouvrit le sas de leur hangar au bout d’une journée de voyage supplémentaire dans le système d’Estregor. Le Stelrec alluma ses propulseurs et jaillit du ventre du cargo. 

Ce ne fut qu’à ce moment que Belganov prit la direction du Relais d’Accélération qui menait au système de Quantor. 

 

 

Quand les méchants emportent le morceau

Trump, Musk et, par ricochet, Poutine et Kim Jung-un, mais aussi, Nétanyahou : 2024 restera dans mon esprit comme l'année où les méchants ont gagné. Dans ces ténèbres de plus en plus épaisses, l'éclat de lumière de la chute du régime le plus terrible au monde, celui de Bashar el Assad, n'en a été que plus aveuglant. Même si Bashar lui-même vit maintenant comme un roi en Russie, ce qui est d'une ironie pour le moins cruelle.

 
Par égoïsme, par calcul à court terme, mais aussi par haine notamment de l'islam, par détestation du changement dans les mœurs et par anti-wokisme, les occidentaux semblent de plus en plus nombreux à vouloir rejeter les idées de démocratie et de droit de l'homme pour se jeter dans les bras de futurs dictateurs en votant pour eux. Parmi les gens qui votent rassemblement national, on trouve aussi bien le villageois qui n'a pas un seul musulman ni une seule personne issue de l'immigration dans son village, que le musulman, citadin d'une grande ville qui cherche à garder son pré carré et ne veut surtout pas que d'autres personnes de couleur émigrent en France.
Peur, haine, égoïsme s'allient au rejet des valeurs issues de la seconde guerre mondiale pour nous plonger dans un monde de plus en plus violent et poutinien, pourrait-on dire. Les démocraties, déjà moins nombreuses et apparemment plus fragiles que les dictatures dans le monde, rejettent les idées de coopération et d'entente qui les ont menées au progrès économique et à la prospérité pour aller vers quelque chose de beaucoup plus négatif.
A l'image de l'emblématique Bolloré, certaines personnalités à la tête de grands groupes font la promotion d'un nouveau fascisme décomplexé. D'une part, ils espèrent situer le combat sur le terrain politique pour détourner l'attention de leurs propres pratiques économiques déjà dictatoriales, d'autre part, étant dictateurs de leurs propres entreprises, ils se disent que des systèmes autoritaires sont plus efficaces pour s'enrichir de manière immense. L'exemple de Bashar el Assad, là encore, vient à l'esprit, prêt à fabriquer du captagon pour s'enrichir en dehors de toute contrainte et de toute morale.
2025 s'ouvre donc avec des peuples occidentaux qui semblent prêts à se rallier à l'exemple suprémaciste de Trump. Quelles que soient apparemment les exactions de Trump, comme l'idée de faire main basse sur le Canada. Mais Trump n'étant que le pion de Poutine, on sait dans ce cas quelle personne diffuse les idées qui semblent à présent prévalentes dans le monde. Réseaux sociaux et mensonges jouent bien sûr un rôle essentiel là-dedans, à l'image du X de Musk.
La guerre en Ukraine, en 2025, va rester le pivot qui fera pencher le monde dans un sens ou dans l'autre. Saurons-nous garder un soupçon de dignité humaine en continuant à soutenir l'Ukraine, ou bien l'égoïsme va-t-il encore l'emporter en 2025 ? La question va se poser avec de plus en plus de force.

lundi 16 décembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 25

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le vingt-cinquième.

25. Le casque argenté 

Jaynak avait le tournis. Son regard se porta sur sa main, dont il plia alternativement les doigts. Un éclat de panique apparut tout à coup dans ses yeux. Il empoigna le casque sur son crâne. Il n’eut pourtant pas le temps de l’enlever, car Naldeia, qui ne l’avait pas perdu de vue un seul instant à la suite de la fermeture de la porte dissimulée, lui saisit vivement les poignets. 

« Il y a… des sortes de tiges qui s’insèrent entre mes plaques. » 

Naldeia secoua la tête, et maintint son étreinte. Elle avait plus de poigne qu’il ne l’aurait cru. Belganov prit la parole. « Ce casque de confinement neuronal est intrusif, je le concède, mais ça ne doit pas vous inquiéter. Je l’ai déjà testé sur moi-même, il est sans danger. Je l’ai mis au point en coopération avec la société Vels & Associés. » 

Belganov avait nommé l’entreprise comme si sa seule appellation était gage de qualité, pourtant, Jaynak n’en avait jamais entendu parler. 

« Vous allez encore avoir quelques sensations désagréables pendant une minute, le temps que les connexions se fassent. » 

Jaynak cessa de lutter, et Naldeia retira ses mains. Le regard de Belganov perdit toute acuité, comme s’il s’était tourné vers l’intérieur. « Je confirme la neutralisation du nanite. Désolé pour l’inconfort, mais jusqu’à nouvel ordre, vous devrez porter le casque en permanence, y compris la nuit. 

– C’est une plaisanterie ? » 

Belganov secoua la tête. Un drone à l’allure familière flotta vers le professeur. C’était celui qui avait accompagné Jaynak jusqu’à Belganov, une éternité auparavant — en réalité, seuls quelques mois s’étaient écoulés. Sa voix métallique était aussi reconnaissable. « L’alerte a été donnée par l’ennemi. Nous pouvons nous attendre à une réponse rapide. 

– Passez en alerte jaune. 

– Seulement jaune ? s’étonna le drone. 

– Je ne crois pas que Grendchko puisse politiquement se permettre une nouvelle intervention massive dans ce lieu sacré. Les répercussions risqueraient d’être fatales à ce qu’il reste de son autorité. » Belganov se tourna vers Jaynak et Naldeia. « Suivez-moi. » 

Le professeur s’enfonça dans des corridors plus étroits et oppressants que ne l’étaient les couloirs habituels des Cavernes d’Ambre. Le casque de Jaynak pesait quelque peu sur ses vertèbres, mais du moins ne ressentait-il plus les sortes de tiges qui s’étaient insérées entre ses plaques crâniennes. Ils finirent par déboucher sur une salle de contrôle où plusieurs membres des Réfractaires observaient les représentations holographiques transmises en temps réel. Un grand nombre de personnages circulaient dans les couloirs des Cavernes. Ils n’avaient pas d’armes et sondaient les murs. L’un d’eux avait une tablette à la main. L’homme pointa du doigt la holocam. 

« Sa tablette doit avoir des systèmes de détection perfectionnés, commenta Naldeia. Nos holocams sont camouflées dans la roche — impossible de les voir à l’œil nu. » L’homme tapota sur sa tablette, et l’image holo disparut. 

« Cette holocam a subi une attaque au niveau quantique », dit le drone. 

Déjà, Jaynak passait sur de nouvelles images. Il circulait de l’une à l’autre, quand il poussa une exclamation. « Là, c’est Yrkel ! Et là, Ymeo. » 

Et en effet, les intéressés sondaient eux aussi la roche, équipés de leur tablette. 

« Vos collègues ne semblent pas disposés à vous abandonner, fit Belganov. 

– Ils sont du genre collant. Et surtout, ils vont vouloir venger la mort de Nejb. 

– Aucun regret ? » Le regard de Belganov se fit plus pénétrant. 

« Aucun, sinon que j’aurais aimé qu’Yrkel connaisse aussi le même sort. 

– Je suis d’accord », renchérit Naldeia. 

Jaynak lui décocha un regard acéré. « Je repense à notre intervention auprès des étudiants. Tu m’avais fait signe de les laisser faire. 

– Un sacrifice nécessaire pour tromper l’ennemi, répondit-elle. Comme la fois où j’ai dû laisser Grendchko avoir ce qu’il voulait. 

– Il faut considérer ces étudiantes, et leurs collègues masculins, comme des soldats dont le dévouement permet à notre cause de survivre. 

– Etaient-ils au courant qu’on leur demandait de sacrifier leur intégrité physique et leur liberté ? » 

Belganov détourna le regard, et Jaynak eut sa réponse. 

« Sans eux, dit Naldeia, nous n’aurions pu obtenir le niveau d’habilitation nécessaire pour favoriser notre fuite. Ils ont permis de convaincre Ymeo de notre abnégation en tant que Fervents. 

– Nous avons des gens à l’extérieur qui vont s’efforcer de mettre la pression sur Grendchko et son régime pour les faire sortir de leur détention, dit Belganov. 

– Oui. A moins qu’eux aussi, on ne les enrôle dans un Stage de Remise sur la Voie. Le genre de cycle sans fin. » 

Belganov posa la main sur son épaule et le regarda droit dans les yeux. « Nous allons tout faire pour l’arrêter, ce cycle. Vous avez ma parole. » 

Le professeur demanda leurs armes et tablettes, qui furent confiées à une équipe chargée de vérifier la présence de traceurs. Une femme leur remit en échange un nouveau disrupteur et une tablette différente. 

Après s’être assuré auprès de ses contacts à l’extérieur de l’absence de préparation d’une attaque à grande échelle visant leur repère, Belganov conduisit Jaynak et Naldeia dans un autre secteur des Cavernes. Là se trouvait la salle à manger, une caverne sobrement meublée où des droïdes venaient servir la variété de poudre primordiale commandée à distance. Parmi les individus qu’ils croisèrent, Jaynak n’en vit aucun porter un casque semblable au sien. Les gens ici devaient donc être issus de familles de Réfractaires qui avaient appris à se préserver de toute « contamination » par un nanite, si la théorie de Belganov était juste. 

Ils absorbèrent l’obal sans presque échanger. Sur la fin du repas, Jaynak désigna son casque. « Comment pouvez-vous être sûr que cette chose fonctionne ? » 

Les yeux de Belganov se posèrent sur lui, puis se fixèrent sur le vide. « Votre casque fonctionne. Il est relié à un nanite situé dans mon propre cerveau primaire, et qui possède un relais dans mon index. Je peux savoir en temps réel quel est le degré d’efficacité du dispositif. 

– Vous êtes un Augmenté ? 

– Un mal nécessaire. 

– Vous avez donc dû voyager dans d’autres systèmes. 

– Exact. Seuls les Fengirs, ou leurs alliés disposent de ce type de technologie sur notre bonne planète. 

– Où êtes-vous allé exactement ? » 

Belganov considéra Jaynak, un éclat rusé dans le regard. « Je ne pourrais vous le révéler que si vous acceptez de vous y rendre avec moi. Et je vous préviens, si c’est le cas, nous partons dès cette nuit. » 

Jaynak ouvrit la bouche, puis la referma. 

« Vous êtes, j’en ai bien peur, notre dernier espoir. » 

Jaynak se tourna vers Naldeia, laquelle hocha le menton. « Que voulez-vous dire ? interrogea-t-il. 

– J’ai placé ce casque sur d’autres personnes comme vous, qui ont un nanite implanté dans le cerveau primaire à leur insu. Malheureusement, aucune d’entre elles n’a accepté de prendre le risque de partir en exil avec moi pour quelque temps. Voyez-vous, ce n’est pas seulement le nanite qui modifie le comportement de nos semblables. Des années de conditionnement, et une fâcheuse tendance à l’attentisme, voire au fatalisme, sapent les volontés. Les gens savent que la politique n’est pas ce qu’elle devrait être, et depuis un bon bout de temps. Mais ils s’en accommodent. » 

Jaynak sentit le sang lui monter au visage. Il avait l’impression que Belganov dressait là son propre portrait. 

« Ils ne réalisent pas que leur passivité est interprétée comme une faiblesse par des individus comme Grendchko. Ils ne se rendent pas compte que leur Coordonnateur va les lancer dans une guerre dont ils n’ont aucune envie, et faire couler le sang en abondance — le leur, et celui de leurs enfants. 

– Je veux bien le croire, mais quel est votre plan ? Je ne peux pas donner mon accord si je n’en ai aucune idée. Ce sont des gens comme Grendchko qui nous prennent pour des pions. 

– Il marque un point », intervint Naldeia. 

Belganov soupira. « Nous devons contrer ce nanite dont la technologie nous est encore partiellement inconnue — vous l’avez compris, j’espère. 

– Bien sûr. 

– Au cours de mon dernier voyage interstellaire, grâce à une collaboration prometteuse, nous avons pu déterminer sur quelles zones du cortex principal le nanite ennemi agissait. Mes associés et moi avons pu développer cet autre nanite dont je suis équipé, lequel permet de neutraliser très provisoirement les effets adverses. Nous avons aussi pu mettre au point ce casque de confinement, qui est efficace de manière plus durable, tout en étant, comme vous l’aurez remarqué, encombrant et trop visible. Mais si nous voulons réellement désactiver ce robot parasite issu d’une technologie avancée, nous avons besoin de l’identifier. De l’analyser, de connaître ses capacités. Jusqu’à présent, aucun scan cérébral n’a permis de conclure à son existence. Nous ne savons qu’il est là qu’au travers de ses effets. Nous avons affaire à une technologie extrêmement évasive. 

– D’où le scepticisme de gens comme moi. 

– Exactement. Nous avons pourtant des preuves. » Belganov dirigea son regard vers Naldeia. 

« J’ai travaillé un certain temps dans la gestion de données pour une boîte qui collaborait avec les Fengirs. Si j’avais été moi-même implantée avec leur saleté, je n’aurais eu aucun reproche à faire aux Fengirs, quels que fussent leurs agissements. J’aurais considéré tout ce qu’ils faisaient comme légitime et allant de soi. 

– Mais tu ne l’étais pas. 

– J’ai piraté certaines données en toute discrétion. Ils ont des programmes qui interrogent les nanites, lesquels révèlent la teneur des pensées des personnes implantées. En particulier tout ce qui concerne les Fengirs eux-mêmes. En gros, ils savent si les gens leur sont loyaux ou non. Si des idées déloyales réapparaissent trop souvent, nous pensons qu’ils remplacent les nanites, jusqu’à obtenir la soumission des sujets. 

– Nous en déduisons que le champ d’action de ce nanite est limité, précisa Belganov. Il a été conçu spécifiquement pour modifier les pensées de toute personne susceptible de s’opposer aux Fengirs. S’il échoue dans cette tâche, il se contente de transmettre les pensées des individus impliqués aux autorités concernées, et attend d’être reprogrammé, ou remplacé. 

– Tu avais donc vraiment une expertise des données avant d’être embauchée par Ymeo, commenta Jaynak en s’adressant à Naldeia. 

– Heureusement, dit-elle. Comme ça, nous avons pu rester ensemble après le Stage. 

– Et vous le resterez, assura Belganov. Si vous acceptez de quitter cette planète avec moi, tu nous accompagneras, Naldeia. Ton expertise ne sera pas de trop. 

– Avec plaisir. 

– Résumons le plan, dit Belganov. Seul, je n’arriverai à rien, c’est pourquoi j’ai besoin de l’assistance d’alliés sur une planète lointaine. Nous devons aussi impérativement disposer d’un sujet vivant et en bonne santé pour détecter ce nanite et le neutraliser. Vous êtes cette personne, Jaynak. Ce que nous allons tenter ne l’a jamais été auparavant. 

– Parce que vous-même, vous n’avez jamais été implanté par l’ennemi ? 

– Je n’aurais jamais pu devenir Réfractaire si ça avait été le cas. En dehors de celles récupérées par Naldeia, toutes mes données concernant le nanite ennemi proviennent de l’argelen d’ambre. » 

Belganov et Naldeia fixaient du regard Jaynak, lequel se sentait s’amenuiser sous le poids de la responsabilité que l’on mettait sur ses épaules. « Combien de temps serons-nous absents ? 

– Autant qu’il le faudra, dit Belganov. Le voyage aller prendra une semaine et demie en temps galactique standard. Après, tout dépendra des circonstances. » 

Jaynak savait que sa vie serait bouleversée à partir du moment où il rejoindrait la résistance. Il n’avait pourtant pas imaginé devoir quitter sa planète la nuit même de son recrutement. « Au point où j’en suis, soupira-t-il finalement, changer d’air ne pourra pas me faire de mal. Je peux prévenir mes proches ? 

– J’ai bien peur que non. 

– Tu as changé de camp, mais tu restes dans un service secret, dit Naldeia. Plus secret qu’avant. 

– Bienvenue chez les Réfractaires », conclut Belganov. 

Le repas achevé, Belganov, accompagné de Naldeia, conduisit Jaynak au travers d’une série de corridors étroits qui paraissaient se terminer en impasse. A chaque extrémité cependant, une porte parfaitement camouflée apparaissait dans la roche, donnant le sentiment de s’enfoncer dans des secteurs de plus en plus sensibles du complexe. Ils marchaient depuis un certain temps déjà, quand une imposante double porte glissa devant eux. Une bouffée d’air les accueillit. Une silhouette profilée les attendait au centre d’une caverne étendue. L’éclairage tamisé laissait deviner la couleur mauve du fuselage. Le vaisseau avait la forme d’une raie manta qui aurait été entourée d’une bouée. 

« Un Stelrec quelque peu modifié. Il n’est que faiblement armé, dit Belganov, mais dispose d’un système occulteur. Nous possédons aussi les codes d’accès qui devraient nous permettre d’utiliser les Relais d’Accélération. Les tablettes que nous vous avons confiées vous donneront accès à l’intérieur du vaisseau — il suffit de vous approcher de celui-ci. Je vous invite à faire sa connaissance. De mon côté, je dois donner les dernières instructions avant notre départ. » 

Jaynak n’en revenait pas. Les événements s’enchaînaient si vite ! Sa main glissa sur le fuselage de l’appareil. Ils étaient sur le point de lui confier leur vie, comme Merek confiait la sienne au chasseur qu’il pilotait. Tant qu’il avait été ingénieur, Jaynak pouvait envisager les risques courus par les pilotes sur le plan intellectuel. A présent, il devenait partie prenante du conflit, en tant que passager d’un vaisseau fugitif qui emporterait avec lui rien moins que les espoirs de tout un peuple. Un engin si fragile que Jaynak sentait une vibration lui parcourir les entrailles. 

« Tu as peur ? » Naldeia recouvrit de la sienne la main caressant le fuselage. Ses yeux jetaient des éclairs de malice. 

Soudain grisé, Jaynak approcha sa bouche de la sienne. Elle se recula et il crut d’abord qu’elle se dérobait. En réalité, elle se contenta d’incliner sa tête en arrière et sur le côté, de manière à ce qu’il ne lui heurte pas le front avec son casque. Les langues s’entremêlèrent et Jaynak se sentit électrisé. « Voilà déjà une belle différence avec notre collaboration aux oreilles de Grendchko, murmura-t-il. Mais je me serais bien passé du casque. 

– Il va falloir t’y habituer. Comme le disait le professeur, jour et nuit. 

– Je ne pourrais pas l’ôter, une fois à bonne distance de notre système ? 

– Trop risqué. Nous ignorons si ce nanite ne sera pas capable d’altérer tes schémas de pensée une fois qu’il connaîtra ta décision de rejoindre notre camp. Il y a trop d’inconnues pour que nous courions le moindre risque. » 

L’intérieur du vaisseau était modulaire, c’est-à-dire que selon les nécessités, les parois internes pouvaient s’agencer en différentes configurations. On pouvait ainsi donner un accès plus large à la division ingénierie, privilégier la section loisirs avec l’adjonction d’une salle holo, ou bien organiser l’espace de manière à pouvoir se coucher ou manger de manière confortable pour trois personnes. Les reconfigurations ne pouvaient s’opérer qu’à la condition que chaque occupant se trouve dans une zone non modulaire du vaisseau. 

Jaynak inspecta l’anneau central. Il connaissait le modèle des réacteurs installés là — une technologie de type militaire à l’efficacité et la robustesse éprouvée. La conception générale s’avérait également rassurante. Restait à espérer que le dispositif d’occultation soit véritablement performant, car il n’imaginait ni Grendchko ni les Fengirs laisser d’anciens membres de l’ORG passés à l’ennemi s’en tirer à si bon compte. 

Ils se familiarisèrent pendant un moment avec les commandes grâce à l’Intelligence Synthétique intégrée au vaisseau. Leur destination n’avait pas été enregistrée dans le système de navigation, si bien que Jaynak ignorait toujours à combien d’années-lumière du système d’Altanis ils allaient se rendre. Belganov craignait-il une trahison de dernière minute ? Toujours est-il qu’il refusa de lever le voile au moment où il les rejoignit. Il se contenta d’enclencher le dispositif antigrav sans répondre aux questions. 

Manié avec assurance, le vaisseau se mit à flotter vers un recoin en hauteur de la caverne. Avant même qu’il ne déclenche l’ouverture de la paroi, Belganov actionna le système occulteur. Un pan impressionnant de la façade glissa vivement sur le côté, révélant la nuit nadarienne. 

« Si quelqu’un s’aperçoit qu’une bonne partie des Cavernes d’Ambre vient de s’ouvrir… commença Jaynak. 

– Aucun risque, répartit Belganov en enclenchant la poussée des mini-propulseurs. Le système holo de camouflage prend le relais dès l’ouverture. » 

Tandis que l’appareil franchissait le seuil des Cavernes, puis s’élançait vers les étoiles, le fuselage du Stelrec reproduisait les fréquences photoniques de son environnement, se fondant dans celui-ci. 

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Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien.

lundi 9 décembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 24

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le vingt-quatrième.

24. Le flux miraculeux 

Jaynak se tourna vers Naldeia, une expression horrifiée sur le visage. La main auparavant placée sur le cubar se dirigea vers son front, lequel ne l’irritait pourtant plus. Puis revint le long du corps. Naldeia était plus proche de lui qu’il ne s’en souvenait. Ses yeux reflétaient confiance et sérénité. A cause de cela, quand elle lui prit la main qui ne tenait pas l’orbar et la redisposa sur le cube d’argelen, Jaynak se laissa faire. Naldeia posa sa propre paume sur le bloc. Jaynak hésita. Devait-il entraîner Naldeia sur Nprim, le nœud de communication primaire ? 

Ce fut elle qui prit la décision. D’autorité, elle se connecta sur un nœud inconnu de Jaynak, et comme c’était elle qui avait l’initiative, elle devint son guide et il se retrouva cantonné au rôle de suiveur. Il aurait pu enlever sa main du cubar pour rompre la communication, mais sa curiosité l’emporta. Autour d’eux, dans l’argelen tout était calme. Ce nœud était privé et, semblait-il, inviolable. Il ne devait guère être fréquenté, car Jaynak ne percevait pas de signature résiduelle. Il ressentait l’essence toute proche de Naldeia. Quand elle s’exprima, ce fut avec la clarté et la force caractéristique de l’argelen d’ambre. 

« Nous pouvons parler ici. Personne ne peut nous entendre ni intercepter nos échanges. 

– Tu savais comment me rendre ma mémoire. Tu connais donc Belganov. 

– Il ne va pas tarder à nous rejoindre. » 

S’il ne permettait pas de capter les expressions du visage, l’argelen communiquait malgré tout l’humeur de son interlocuteur. Jaynak avait conscience que ses paroles s’accompagnaient des picotements de la peur et de l’incertitude. Celles de Naldeia, à l’inverse, étaient comme une douce brise vous invitant à vous relaxer. 

« Tu fais donc partie du réseau que nous traquons. Tu es une Réfractaire. » L’accusation fut cette fois suivie d’un souffle desséchant. 

« Est-ce que tu te considères vraiment comme un Fervent de Grendchko ? Au plus profond de toi-même ? Si oui, tu es libre d’interrompre cette conversation, et d’utiliser ton p-com pour me dénoncer à l’ORG. » 

Les questions furent posées sur un ton neutre, mais un vent glacial accompagna le reste. La partie de Jaynak située dans le monde réel contempla sa main sur le bloc d’argelen à côté de celle, plus frêle et délicate, de Naldeia. La jeune femme demeurait dans une position d’attente. 

« J’ai eu droit au paralyseur, la première fois. Me feras-tu goûter à ton disrupteur dès que j’aurais le dos tourné ? » 

Une sorte de frôlement insistant se fit ressentir. Une tierce personne souhaitait les rejoindre dans ce nœud d’argelen. Non sans une certaine irritation, Jaynak se concentra sur la sensation. « Je suis Belganov », lui communiqua le frôlement. Jaynak grimaça intérieurement, mais émit le message de bienvenue traditionnel. En conjonction avec celui de Naldeia, il permettait à Belganov de les rejoindre dans le nœud privé. 

Une vibration particulière dans l’argelen indiqua la présence du nouveau venu. Les souvenirs de leur première rencontre revinrent à Jaynak d’un point de vue modifié, comme s’il s’était vu dans un miroir, et il sut que c’était bien Belganov qui se trouvait parmi eux. « Vous m’avez trahi, accusa-t-il. Vous m’avez paralysé avant de m’ôter le souvenir de notre rendez-vous. Puis vous m’avez abandonné à l’extérieur de votre tanière, pour que les commandos de Grendchko me retrouvent. 

– J’ai respecté votre choix, corrigea Belganov, et Jaynak reconnut en pensée les inflexions de voix du vieil homme. Vous avez choisi de ne pas rester parmi nous, et je vous avais prévenu que la neutralité n’était pas possible. Vous auriez de toute façon été intercepté par les sbires de Grendchko, qui vous auraient interrogé à mon sujet. Il était impératif que je demeure dans l’ombre, je n’ai donc pas eu d’autre recours que d’utiliser un orbar d’effacement mémoriel de courte période. Vous devez reconnaître la sagesse de mes propos d’alors. La neutralité n’était pas possible, puisque pour survivre, vous avez dû devenir un Fervent de Grendchko. 

 – Et vous, de votre côté, pour m’espionner, vous m’avez envoyé Naldeia. 

– Je n’y suis pour rien. La malchance a voulu qu’elle n’ait pu échapper à cette rafle. Elle n’a repris contact que récemment, une fois que vous avez été affecté à l’ORG. 

– Je ne suis pas sûre que j’aurais pu survivre au Stage de Remise sur la Voie si tu n’avais pas été là, Jaynak. » 

Jaynak manqua retirer sa main du cubar, tant la révélation le prit au dépourvu. La partie non immergée de son esprit observa le visage de la jeune femme, et il lui sembla lire la tendresse dans son regard. « Tu essaies de me manipuler, protesta-t-il. 

– L’argelen d’ambre ne ment pas. Je suis prête à faire cocon de mon esprit pour toi. Joins-toi à moi dans la matrice, et tu sauras. » 

Le visage de Jaynak devint plus foncé, et il frissonna. La formule employée par Naldeia, « faire cocon de son esprit » était celle utilisée pour vérifier la correspondance avec l’être aimé par le biais de l’argelen d’ambre. C’était une connexion intime qui révélait les émotions profondes de l’autre, et permettait même de capter quelques pensées. Jaynak savait être à la croisée des chemins. Lui aussi n’était pas certain qu’il aurait pu avoir les ressources pour surmonter les épreuves du stage sans le soutien moral qu’elle lui avait procuré. La simple idée de continuer à travailler pour l’ORG alors qu’elle n’en ferait plus partie équivalait à plonger dans un précipice. 

Jaynak prit une inspiration, et appliqua l’enseignement des Guides Communiants. Il visualisa un cocon et sut que Naldeia en faisait autant. Leurs esprits se mélangèrent. Bien que Naldeia se soit concentrée sur leurs souvenirs communs du Stage, Jaynak eut l’impression de la percevoir de manière plus intime que jamais, dans son intégralité. Les émotions de la jeune femme étaient aussi poignantes que les siennes en revivant les derniers moments aux côtés des infortunés Glenk et Lorkcho. Lendev lui avait inspiré un certain désir, à son désarroi, et Pechko, principalement de la curiosité. Ils revisitèrent en accéléré les épreuves qui leur avaient été imposées. Très souvent, les émotions de la jeune femme faisaient écho aux siennes propres. Il y avait eu une volonté de dissimulation chez elle plus puissante que la sienne — elle savait faire partie des Réfractaires, alors que lui ne masquait son ressenti et ses pensées à l’époque que par instinct de survie. Naldeia avait éprouvé de l’intérêt pour lui, et ce sentiment avait peu à peu gagné en force, à ce qu’il pouvait en juger. Il percevait chez elle la peur de le perdre, qui là encore, faisait écho à un sentiment similaire chez lui. 

S’efforçait-elle de le convaincre de rejoindre les Réfractaires ? C’était une évidence, mais du moins était-elle persuadée que c’était la meilleure chose à faire, pour lui aussi bien que pour leur éventuel futur commun. Après une si longue période d’ambiguïtés et de faux semblants, les révélations de l’argelen faisaient à Jaynak l’effet de se retrouver sous une cascade d’eau limpide qui l’aurait débarrassé de la boue lui recouvrant le corps et le visage. Enfin il pouvait y voir clair. En s’efforçant de lire les motivations de Naldeia, il ne fut pas étonné de découvrir sa ferveur envers l’argelen et les anciennes manières de faire. Il y avait en elle une volonté de justice, de rétablissement des droits des citoyens, et, par-dessus tout, de la vérité. 

De temps à autre, Jaynak recevait en écho des idées et sentiments intimement familiers, qui n’étaient pas ceux de Naldeia — elle aussi sondait son esprit, et cherchait à savoir ce qui faisait sens pour lui. Parmi les principes qu’elle exhumait de manière si indiscrète, il y avait certes le besoin identique de justice et de vérité, mais également le respect de l’autorité en place et la quête d’une certaine tranquillité. Des impératifs qui faisaient souvent opter Jaynak pour le statu quo, même dans une situation dégradée, avec une baisse de sa qualité de vie. 

Se percevoir ainsi par le prisme d’une personnalité extérieure comme celle de Naldeia, dont il admirait la force de caractère, le rendit honteux de celui qu’il était. Oui, lui aussi éprouvait de la colère rentrée envers Grendchko et un sentiment de révolte, mais contrairement à Naldeia, il était capable d’accepter la domination du leader de manière passive pendant toute son existence. Il avait permis à son fatalisme de prendre le pas et de gérer sa vie, c’est-à-dire qu’il était à peu près aussi maître de son destin qu’en laissant dériver sa barque au gré du courant. Le fait qu’une bonne partie des Nadariens se comportent comme lui n’était pas pour autant une excuse. 

Peu à peu, les cocons se refermèrent, et chacun regagna sa sphère propre. 

« Tu dis vrai, émit Jaynak dans la direction de Naldeia. Quelque chose est réellement né entre nous, qui nous a rendus plus forts. 

– Mais ça ne suffit pas pour que tu rejoignes nos rangs ? 

– Au contraire. Moi aussi, je veux sortir du mensonge. L’argelen n’est pas corrompu comme le prétend Grendchko. C’est lui qui est corrompu. Je l’ai toujours su, sans oser vraiment le dire tout haut. 

– Tu es prêt à assumer toutes les conséquences de cette décision ? 

– Je le crois. Je vois notre fusion mentale comme une dernière chance qui m’est offerte. 

– Dans ce cas, intervint Belganov, vous allez devoir accomplir un ultime saut de la foi. Vous allez devoir me laisser vous hypnotiser. » 

Des vibrations discordantes entouraient à présent Jaynak. C’était lui qui les émettait, et elles représentaient sa surprise. 

« Je sais que vous ne me croyez pas au sujet des nanites qui seraient présents dans au moins l’un des deux cerveaux de nos concitoyens — et dans le vôtre. Si vous souhaitez nous rejoindre, vous allez pourtant devoir admettre à titre provisoire ma théorie. Nous sommes capables de tenir cette conversation en toute liberté, et sans que l’ennemi ne puisse l’apprendre, parce que nous utilisons l’argelen. Comme vous le savez, celui de nos deux cerveaux que nous appelons secondaire est dédié à l’argelen. Idées et connaissances y résident un certain temps, sauf si nous avons un besoin immédiat d’agir à partir de ces idées. Alors, le transfert se fait sur notre cerveau primaire. Le nanite, produit par les Fengirs mais dont je soupçonne qu’il est issu de la technologie avancée des Ektrims, ne parvient pas à opérer dans notre cerveau secondaire. Par ailleurs, notre biologie permet à celui-ci de reprendre les contrôles moteurs si le primaire est endommagé. De la même manière, il peut exercer cette fonction si j’applique une séquence hypnotique qui endormira le cerveau primaire, et communiquera une série d’instructions au secondaire. 

– Quelles seront les conséquences de cette hypnose ? 

– Vous serez capable d’user de vos cinq sens, mais sans avoir la maîtrise de vos actes. 

– Si je comprends bien, je deviendrai en quelque sorte votre avatar dont vous aurez pris le contrôle, et je me retrouverais en mode spectateur. N’avez-vous pas l’impression d’emprunter à vos ennemis les méthodes que vous prétendez dénoncer ? 

– Ce “contrôle”, comme vous dites, n’est pas aussi poussé que dans les simulations en salle holo. Celui que j’obtiendrai sera très rudimentaire, et très provisoire. » 

Jaynak lâcha un soupir, puis s’efforça de faire le point. « Pour résumer, vous craignez qu’une fois notre conversation terminée, si j’agis par moi-même, à l’aide de mon cerveau primaire, le nanite ne se mette à communiquer mes actes à l’ennemi ? 

– C’est votre intention de devenir un Réfractaire qui sera aussitôt identifiée. Vous serez alors en danger. 

– Je ne sais pas si cette idée de me faire hypnotiser me plaît... Pourquoi, au lieu de ça, n’utilisez-vous pas la même technique que lors de notre première rencontre ? Vous n’aviez eu qu’à poser votre doigt sur mon front, si je me souviens bien. Vous m’aviez dit alors que “je me sentirais plus libre”. Vous aviez donc neutralisé le supposé nanite, sans pour autant me priver du contrôle de mon corps. 

– Je salue votre perspicacité, Jaynak. » L’intéressé se sentit traversé par des ondes de chaleur émises par Belganov, qui étaient la manifestation psychique de son admiration. « Cette manière de faire n’est hélas possible que si je me trouve à proximité physique. Naldeia ne dispose pas de l’outil adéquat. 

– Et nous devons faire vite, compléta la jeune femme. Yrkel et Nejb ne sont peut-être pas très brillants, mais je me méfie de Beyl. 

– Et toi ? demanda Jaynak en invoquant l’image de Naldeia. Tu n’as pas eu droit à ton propre nanite ? 

– Je fais partie des Réfractaires historiques, c’est-à-dire que ceux qui m’ont élevée m’ont tenue à l’écart la plupart du temps de la vie en société, et en particulier des grandes communions. Sans savoir comment l’ennemi opérait, les premiers Réfractaires ont appris, en interrogeant l’argelen, que c’était au moment des communions sacrées que la plupart des nôtres se retrouvaient, en quelque sorte, transformés — ou infectés, si tu préfères. Malheureusement, ils ne sont pas parvenus à convaincre la majorité des gens. On les prenait pour des complotistes, ou juste pour des particuliers qui cherchaient à se rendre intéressants. 

– Nous n’avons pas le temps d’entrer dans les détails, pointa Belganov. Etes-vous prêt, Jaynak ? » 

Jaynak redressa la tête. Aussi insensé qu’il puisse paraître, le récit des Réfractaires était cohérent. Il n’arrivait pas à mettre le doigt sur une faille de raisonnement. Et le temps pressait, évidemment. Le moment était venu d’écouter son instinct, et de faire ce dont il avait été incapable jusqu’à présent — se lancer tête baissée dans cette aventure. « Je suis prêt. 

– Alors, ouvrez-vous à moi. Abaissez vos défenses mentales. » 

Jaynak fit de son mieux pour lâcher prise. Tout d’abord, il crut que rien n’avait changé. Il était toujours en contact avec Naldeia dans l’argelen, libre de ses pensées et paroles. C’est en revenant dans la caverne où tous deux se trouvaient que les premiers signaux alarmants se manifestèrent. Non seulement tout était devenu flou, mais des odeurs fortes de pierre l’assaillaient par moments, pour aussitôt disparaître. Sa main se crispa sur l’argelen, mais il perçut la pensée de Naldeia. 

« Ne résiste pas. » 

Belganov n’avait pas menti, c’était là un vrai saut dans l’inconnu. Jaynak laissa aller sa main. Le décor et les traits de Naldeia à ses côtés se précisèrent, sans pour autant atteindre le même degré d’exactitude dont il était familier. Le monde avait pris une teinte orangée, les couleurs étaient devenues saturées. 

« Nous avons terminé la reconnaissance d’une première caverne périphérique, indiqua Naldeia. Nous passons à la suivante. 

– Vous avez donc déjà eu le temps de vous assurer que les cibles ne se trouvaient pas dans la caverne principale ? » 

Les voix résonnaient de façon tout à fait inhabituelle, mais Jaynak décela une certaine incrédulité dans le ton de Beyl. 

« Affirmatif, fit Naldeia de manière peut-être un peu trop catégorique. Nous revérifierons bien sûr dans quelques minutes. » 

Elle se mit en mouvement, et Jaynak voulut pousser un cri quand ses membres s’animèrent de leur propre chef. 

Aucun son ne sortit — Belganov avait donc bien pris les commandes. A l’en croire, le contrôle sur son corps ne serait que temporaire, ce qui ne laissait à Naldeia qu’une marge de manœuvre restreinte. Quel que fût le plan, il fallait le lancer maintenant. Voir son corps progresser à la suite de Naldeia sans pouvoir bouger la tête ni agir de quelque façon que ce fut était une expérience extraordinairement frustrante. 

Ils repassèrent dans la caverne principale, et Naldeia se dirigea d’un pas décidé vers un corridor qui s’enfonçait dans la roche. Avant d’y parvenir, toutefois, elle se retourna et Jaynak vit son expression se faire soucieuse. « Nejb ? Pourquoi ne restes-tu pas à ton poste ? 

– Désolé, rétorqua celui-ci. Tu n’es pas mon n+1. » 

Naldeia fit volte-face, et décolla de son corps un petit appareil que Jaynak n’avait pas remarqué jusque là. L’objet sphérique était doté d’un bouton sur lequel elle appuya. Jaynak ressentit quelque chose de diffus au niveau d’une oreille. L’objet devait servir à neutraliser les dispositifs de traçage, ce qui comprenait son oreillette. Naldeia s’élança vers l’avant, et le corps de Jaynak s’évertua à suivre la cadence. 

Il ne pouvait y avoir qu’une explication, réalisa ce dernier. Nejb, et sans doute Yrkel avaient reçu un ordre direct et confidentiel de Beyl. Et si l’androïde avait jugé nécessaire de les couper tous deux des directives données aux autres, c’est qu’il soupçonnait une traîtrise de la part de Naldeia. Jaynak s’entendait respirer d’une manière étrange, et eut confirmation que Belganov n’avait qu’une maîtrise imparfaite de son corps. Il courait en bougeant bizarrement les bras et même les jambes. 

Par deux fois, le couloir se subdivisa, mais les bruits de pas dans le dos de Jaynak se rapprochaient, tandis que Naldeia prenait quant à elle une avance irrésistible. Elle disparut derrière une colonne de pierre, et Jaynak sut qu’il allait être repris. Cette fois, il n’y aurait pas de Stage de Remise sur la Voie pour lui. 

Il rejoignit à son tour la colonne, qu’il dépassa. Son avance était à présent très courte. Il avait cru entrapercevoir une ombre tapie dans un recoin, et sentit un mouvement. Puis le claquement sec inimitable — la décharge d’un disrupteur. 

Belganov le fit se retourner, juste à temps pour voir Nejb, le visage décomposé s’écrouler. Naldeia surgit à ses côtés, son disrupteur encore en main, et lui empoigna le bras. La sensation de toucher était également affectée, dans le sens d’un amenuisement. Naldeia opéra tours et détours jusqu’à une section apparemment lisse de la paroi rocheuse, qui s’ouvrit pourtant devant eux. Ils s’y engouffrèrent, Jaynak vacillant sur ses jambes. 

Un Belganov au visage lui aussi étrangement orange accourut. Il tenait entre ses mains un casque argenté, dont il coiffa Jaynak. Tout se mit à tournoyer autour de celui-ci au moment où ses jambes se dérobaient. Il se retrouva rudement assis à même le sol. A la douleur qu’il éprouva, il prit conscience d’être en train de regagner le contrôle sur son corps.