A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le vingt-septième. Joyeux réveillon du Nouvel An !
27. Le piège se referme
Assise dans son glisseur qui s’éloignait de la cité d’Idal’Nas et du bar de La Septième Lumière, Lucinda Vels* avait la gorge nouée. Revoir sa fille, Nep Boilis, qu’elle aimait à se rappeler en tant que Magdalena, lui faisait à chaque fois cet effet. C’était une chose d’admettre qu’on était mère d’un Alampas, et une autre, bien différente, de le ressentir dans ses tripes. Le choix d’une ville comme Idal’Nas facilitait bien sûr la rencontre — Lucinda avait encore des frissons en se remémorant l’aspect des demeures du continent d’Orbea. Mais tout de même, Els, son ex, aurait pu la prévenir que Magdalena était dans une phase « garçon » ! Quand elle lui avait touché la main, elle avait reçu des flashs mentaux d’un adolescent d’une beauté juvénile incommensurable et troublante.
Lucinda poussa un soupir. Le fait d’avoir donné naissance à un enfant hermaphrodite et disposant de pouvoirs télépathiques perturbait son sommeil tout en faisant les beaux jours de son psy. C’était d’autant plus ironique qu’elle-même était une spécialiste mondialement reconnue du cerveau — ou du moins, de l’implantation de nanites dans les cerveaux humains, et même parfois extrahumains. Malgré tout, elle était heureuse d’avoir revu Nep et son ex, Els Boilis. L’Alampas lui avait pardonné la révélation publique, cinq ans auparavant, en 3535, du traité d’Immunité de Procréation.
Pour les peuples de Quantor, apprendre que les Alampas usaient de leurs pouvoirs télépathiques pour se reproduire en dissimulant à leur partenaire leur véritable nature avait été un choc énorme. Qu’ils aient en plus conclu un pacte avec le gouvernement, pacte leur garantissant une immunité judiciaire liée à ces procréations clandestines avait été de nature à ébranler les fondations mêmes de la société. En échange, les Alampas avaient autorisé les gouvernements successifs de Quantor à exploiter le trinocium et denorium sur leurs terres — les fameux minerais indispensables aux voyages spatiaux.
L’immense réaction de rejet ne s’était pourtant pas traduite par une révolte armée généralisée contre les Alampas. Cinq ou six siècles auparavant, une telle révolte n’aurait sans doute pu être évitée, songea Lucinda. Mais les expériences de changement de sexe, qu’elles soient virtuelles ou réelles, s’étaient depuis cinq cents ans largement répandues parmi les populations humaine et novienne de Quantor. La communauté trans, en particulier, s’était révélée fascinée par les nouvelles opportunités offertes par les Alampas. Des créatures capables de changer de sexe à volonté, et de susciter des illusions télépathiques garantissant une extase permanente ? Passée la première réaction, nombreux étaient les gens à avoir réalisé le potentiel relationnel des Alampas.
Alors, bien sûr, le gouvernement était tombé. Là où l’on pouvait admettre que les Alampas ne puissent aller contre leur nature profonde, la trahison des autorités au plus haut niveau ne pouvait être pardonnée. Le gouvernement suivant avait heureusement compris comment sortir par le haut de cette crise. Une liste de citoyens acceptant l’idée d’avoir des relations sexuelles avec les Alampas avait été créée. En échange, les Alampas devaient ne sélectionner que les membres de cette liste pour procréer, tout en dévoilant la vérité sur leur identité dès la première rencontre. Les expéditions punitives des plus extrémistes des citoyens avaient été réprimées, et s’étaient espacées dans le temps pour finir par disparaître. La société quantorienne avait retrouvé un modus vivendi.
Le glisseur de Lucinda se rapprochait à vive allure du QG de Vels & Associés. La prodigieuse richesse dont elle avait fait bénéficier la planète suite à l’incursion dans le système ZD-607 avec son compagnon d’alors, Balchak, avait été un contrepoids à la bombe à fragmentation des révélations relatives aux Alampas. Le revenu universel inconditionnel, un moment menacé, avait été reconduit de manière indéterminée par le Fond pour l’Autonomie. Une grande partie de la population avait en conséquence été libérée d’une inquiétude aussi sournoise que croissante. Grâce aux astéroïdes de denorium et trinocium, dont la plupart étaient encore en orbite, Lucinda avait quant à elle pu s’offrir le centre de recherche et d’ingénierie rêvé de n’importe quel cyberneuro. C’est ainsi que quatre ans auparavant, Vels & Associés voyait le jour, forte de moyens considérables. Non contente d’implanter des cerveaux humains, Lucinda avait pu s’occuper d’autres espèces !
Evidemment, elle-même restait une « Tradi ». Elle n’aurait recours sur elle-même aux nanites, et strictement de manière provisoire, qu’au moment où, le vieillissement aidant, elle reconnaîtrait chez elle les premiers symptômes d’un déclin cognitif. Dans son métier, elle éprouvait de la joie à combler les attentes et aspirations de ses clients, même si elle ne partageait pas leur point de vue sur l’évolution d’une humanité augmentée. Et bien sûr, le cerveau demeurait un fantastique sujet d’étude, source d’émerveillement sans cesse renouvelé. Le fait d’avoir à présent moyen d’intervenir sur des cortex extra humains ne gâchait rien.
La porte du hangar au sommet de l’un des trois dômes du centre s’escamota pour libérer le passage. Son glisseur s’engouffra dans l’ouverture et se posa. Comme elle sortait du cockpit, Gex en fit autant. Son droïde était constitué de deux demi-sphères en forme de ventouse, celle du haut, de taille plus réduite que celle du bas, dotée d’une série de points colorés figurant les yeux. Quatre flexibles terminés par des pinces pouvaient jaillir de l’armature si nécessaire, ce qui était rarement le cas depuis que le droïde-ventouse assurait le rôle de garde du corps personnel de Lucinda. Leur première rencontre avait été mouvementée, mais Lucinda avait su rallier le droïde à ses vues, et en faire un fidèle allié.
Au moment où elle pénétra dans son spacieux laboratoire, lequel faisait aussi office de bureau, Alice 2, l’Intelligence Synthétique de gestion du centre, l’informa qu’elle avait un appel en attente. Le nom de l’individu, Belganov, lui disait vaguement quelque chose — Lucinda avait tellement de dossiers à gérer que parfois, elle s’y perdait. Elle accepta l’appel, et écarquilla les yeux en reconnaissant la représentation holographique qui apparut devant elle. « Oh ! fit-elle. Salutations, professeur Belganov. Cela faisait longtemps. » Les yeux de Lucinda brillaient. Si sa mémoire était bonne, son interlocuteur avait été le sujet de l’une de ses plus fascinantes expériences, dont elle brûlait d’ailleurs de connaître les résultats. D’après les données affichées à proximité de la vision holo, il s’agissait d’une communication planétaire — Belganov ne pouvait donc être loin.
« Ravi de vous revoir, estimée Lucinda. Avant toute chose, j’aimerais vous présenter mes compagnons de voyage, Naldeia, et Jaynak. »
Naldeia était une Nadarienne au regard vif, sans doute un peu plus jeune qu’elle-même, jugea Lucinda. Elle ouvrit la bouche et resta pantoise un moment en reconnaissant sur le crâne du second compagnon, Jaynak, le casque que sa société avait mis au point, deux ans auparavant, en coopération avec le professeur Belganov. Elle se retint pourtant de tout commentaire à voix haute — ce type de recherche était bien trop sensible pour être évoqué à distance. Sa curiosité était néanmoins plus que jamais aiguisée. « Heureuse de faire votre connaissance, articula-t-elle, les lèvres sèches.
– Serait-il possible de nous rencontrer ?
– Certainement. En fait, je peux décaler mes autres projets pour vous recevoir dès maintenant, si vous le souhaitez.
– C’est une très bonne nouvelle pour nous. J’ai gardé vos coordonnées depuis la dernière fois.
– Vous avez toujours le même vaisseau ?
– En effet.
– J’ai gardé l’identification, et vous êtes toujours accrédité. C’est donc quand vous voulez.
– Nous arrivons. »
Dans les vingt minutes qui précédèrent la venue du professeur Belganov, Lucinda régla les affaires courantes. Elle n’eut même pas besoin de prévenir ses deux principaux associés — un humain et un Novien — dont les secteurs d’activité étaient largement indépendants du sien. Elle délégua les implantations qu’elle pensait réaliser elle-même à d’autres collaborateurs, et s’excusa en personne auprès de l’un de ses plus fidèles clients. Lorsque Alice 2 l’avertit de l’approche du Stelrec, elle suivit son arrivée directement sur sa console, puis envoya Gex les accueillir. Au moment où le petit groupe pénétrait dans son bureau, elle venait de passer celui-ci en isolement au niveau quantique, s’assurant ainsi que les conversations ne puissent être captées par des oreilles indiscrètes. Elle prit juste le temps d’enclencher la fonction de traduction universelle avant de se lever.
« Bienvenue sur Quantor à tous les trois, dit-elle — Alice 2 répéta ses paroles en Nadarien.
– Un grand merci pour votre accueil, chère Lucinda, dit Belganov en lui prenant les mains dans les siennes et en les pressant. Vous ne pouvez pas savoir ce que ça représente pour nous tous d’être ici. »
Lucinda sourit pour masquer sa gêne. Elle connaissait la division dont les Nadariens étaient victimes. En comparaison, elle se sentait presque coupable de la liberté sur Quantor, quand d’autres avaient à subir le joug de la dictature. Sens de la justice et liberté avaient en commun d’ignorer les frontières, et de vouloir s’étendre au-delà des systèmes stellaires.
La femme nommée Naldeia prit la parole directement en terran. « La fonction de traduction universelle ne sera pas nécessaire. Nous parlons tous votre langue.
– Oh ! » fit Lucinda. Elle interrompit le programme en question. Ce fut à Jaynak qu’elle s’adressa ensuite. « Si ce n’est pas trop indiscret, demanda-t-elle, puis-je savoir quel métier vous occupiez auparavant ?
– J’ai été ingénieur-superviseur des réacteurs d’impulsion de la Transpulsion, répondit-il en prononçant le dernier nom en nadarien. Dans une autre vie.
– Et ce casque ? Pas trop inconfortable ? »
Jaynak eut un sourire sans joie. « Je ne serais pas fâché de ne plus devoir le porter. »
Lucinda se tourna vers Belganov, soulagée. « Il est lucide. Le casque ne semble pas avoir altéré ses facultés mentales.
– Je vous le confirme.
– Et vous êtes sûr qu’il… Qu’il a l’un de ces parasites ? »
Belganov hocha la tête. « Le nanite que vous m’avez implanté détecte bien des perturbations, non seulement chez lui mais parmi d’autres sujets. Il est incapable de remonter jusqu’à la source, mais il parvient comme nous l’espérions à neutraliser certains effets pendant une période donnée. Il m’indique aussi que le casque est efficace.
– Ce que nous cherchions à faire fonctionne donc ?
– Et je vous félicite pour cette réussite. Vous méritez tous les éloges. »
Lucinda souriait jusqu’aux oreilles. Elle aurait aimé pouvoir faire preuve de plus de modestie, mais l’avancée déjà effectuée était extrêmement prometteuse. Sans compter qu’à présent, elle avait sous les yeux un Nadarien qui allait peut-être lui permettre de confirmer l’existence du fameux nanite parasite. Parmi ses collègues de Vels & Compagnie, tous n’étaient pas convaincus qu’il ne s’agissait pas d’un mythe. Si elle parvenait à démontrer que le professeur Belganov disait vrai, sa renommée en tant que cyberneuro en serait notablement accrue.
La Nadarienne qui se tenait à côté de Belganov se tourna vers lui. « Professeur, je serais plus rassurée si vous me permettiez de mener une reconnaissance rapide du système. Juste afin de vérifier que nos ennemis ne cherchent pas à vous retrouver ici.
– Vous croyez qu’ils pourraient encore être sur nos traces ? s’étonna le professeur. Nous avons pourtant pris toutes les précautions…
– Pardonnez cette petite concession à ma nature inquiète, professeur. Je me sentirais plus utile. »
Belganov se renfrogna, mais finit par hocher la tête. « Nous restons en contact. »
Naldeia prit gracieusement congé, et Lucinda remarqua une expression de contrariété se dessiner sur les traits de Jaynak. « Où en est la situation sur Nadar ? demanda-t-elle.
– Pire que jamais, répondit Belganov. Notre nouveau dictateur — il ne mérite pas le nom de Coordonnateur —, un certain Grendchko, non content d’étaler aux yeux de tous son incompétence crasse et de mépriser nos traditions, est aussi bien le jouet de ses passions que le pantin des Fengirs. Nous étions déjà sur la mauvaise pente, et cet imbécile heureux est en train de passer à la vitesse supérieure pour nous envoyer au fond du trou. Pardonnez ma franchise, rien que de parler de ce bouffon arrogant m’échauffe les sangs.
– Je n’aurais su mieux dire, ajouta Jaynak. Ayant moi-même approché l’individu en question, je peux tout confirmer.
– Et que pensez-vous des Fengirs ? s’enquit Lucinda en regardant Jaynak droit dans les yeux.
– Ils se sont immiscés à tous les niveaux de la société, et en particulier dans la chaîne de commandement. Depuis que je porte ce casque, je me demande comment nous avons bien pu leur laisser prendre autant d’importance. L’un des prétextes invoqués, c’est leur technologie soi-disant supérieure. Mais je suis moi-même ingénieur. Je ne suis plus sûr du tout de leur prédominance sur ce plan. J’avais soumis de réelles avancées dans la conception de réacteurs, et ils n’en ont jamais saisi la portée. Je me dis à présent que ce n’était pas ma compétence qui était en cause, mais la leur.
– Sans doute la raison pour laquelle ils ont choisi un incapable comme Grendchko pour les plus hautes fonctions, dit Belganov. Les dictateurs sont toujours rassurés par l’incompétence. »
Lucinda acquiesça, puis eut un mouvement du menton en direction de Jaynak. « Le casque semble efficace, en tout cas. Vous me disiez bien que le nanite parasitait tout particulièrement les pensées concernant les Fengirs, n’est-ce pas ? »
Belganov éclata de rire. « Vous êtes déjà dans la phase de test ! Je vois que vous ne perdez pas de temps, ma chère. Vous avez bien raison, d’ailleurs. Comme vous l’avez deviné à notre irruption si soudaine, le temps nous est compté. Nous craignons que Grendchko et ses maudits alliés Fengiriens ne précipitent notre peuple dans une guerre contre la planète Oblan.
– Dans ce cas, vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que nous mettions d’ores et déjà en place, tous les trois, un protocole d’intervention sur Jaynak. »
Lucinda vit dans les yeux de l’intéressé qu’il sentait le piège se refermer sur lui. Elle perçut aussi, cependant, sa résignation.
* Voir le roman précédent, Memoria
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