lundi 16 septembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 12

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le douzième.

12. Rendez-vous avec Belganov 

Jaynak s’efforça de remonter le moral à son frère après le début de soirée catastrophique — en pure perte. 

« J’ai besoin de me retrouver un peu seul, dit Merek. Désolé. » A peine ces mots prononcés, il se dirigea vers le fumoir. 

Jaynak contempla le dos du frangin. Il bouillait intérieurement, furieux contre le Fengir qui avait ruiné l’un de leurs rares moments de détente et de fraternité. Jaynak n’avait jamais senti une telle rébellion poindre en lui, quand la simple pensée des Fengirs, en temps normal, le rendait humble et soumis. Les impitoyables semblables d’Elguefnir étaient cependant trop nombreux autour de lui, il ne pouvait ignorer le danger s’il laissait éclater sa colère. Il se dirigea vers la sortie d’un pas résolu. Si Merek devait être abattu au cours de sa prochaine mission, Jaynak ne voulait pas garder comme image de lui son tête-à-tête avec un ballon-tube empli de vapeurs euphorisantes. 

Cette nuit-là, le sommeil fut long à venir. Merek avait failli mourir au cours de sa dernière mission, et pour toute récompense, s’était vu traité de couard. Jaynak se demanda s’il ne devait pas se confier à son oncle Irkouk. Celui-ci évoluait un peu à l’écart de la famille en raison de ses idées non conventionnelles. Jaynak avait déjà eu la vague impression qu’il ne portait pas les Fengirs dans son cœur. Lui parler pouvait cependant leur valoir des ennuis si leur conversation devait être captée par des oreilles indiscrètes. Et à quoi bon, à moins de vouloir encore attiser son ressentiment ?

Il se repositionna à plusieurs reprises sur sa couche magnétique, et finit par s’endormir sans être parvenu à une décision. Le lendemain, le fait de retrouver son train-train soporifique à la Transpulsion lui fit écarter l’idée. De la même manière, il ne voyait plus d’un bon œil le rendez-vous avec Belganov, dont l’échéance se rapprochait de plus en plus. Aussi injuste fut le traitement infligé à Merek, aussi terrible eut été la mort d’Aljay pour une cause plus que discutable, à quoi servirait la révolte d’un simple fusible tel que lui ? Une rencontre avec les Réfractaires était une prise de risque énorme, pour un résultat plus qu’incertain. Alors qu’en s’en tenant au statu quo, il s’offrait un futur certes peu exaltant, mais qui lui assurait une sécurité au quotidien. C’était le bon vieux raisonnement conformiste sur lequel comptaient les Fengirs, Jaynak en avait conscience. Mais jouer les héros pour une cause perdue, ce n’était pas pour lui. Il ferait passer l’amertume de tout ça à coups de soirées dans des fumoirs. 

Tout en réfléchissant ainsi, Jaynak donnait les instructions qu’on attendait de lui aux drones et droïdes chargés de la construction, de la réparation et de la maintenance des réacteurs à impulsion. Une projection holo se matérialisa soudain devant lui — Greguev, son supérieur. Il avait l’air soucieux, et s’en tint à un bref hochement de menton en guise de salutation. « Vous avez eu des démêlés avec nos amis Fengirs, dernièrement ? » 

La question était tranchante, et Jaynak perçut immédiatement l’inquiétude qui pointait derrière. « Non, absolument pas, répondit-il. 

– J’espère pour vous, et pour nous. Je détesterais perdre un ingénieur aussi brillant. 

– Que se passe-t-il, cinquième édile ? 

– Vous êtes convoqué à la caserne d’Eglev. Vous devez vous y rendre sans attendre. » 

Le sang de Jaynak se glaça dans ses veines. Ils avaient été espionnés le soir où Belganov était entré en contact avec lui. Ça ne pouvait qu’être ça. Et il allait devoir en subir les conséquences. Chercher à s’enfuir serait illusoire. Les Fengirs avaient les moyens de le surveiller sans même qu’il ne s’en aperçoive. « J’y vais de ce pas, édile », articula-t-il dès qu’il en eut la force. 

La caserne d’Eglev faisait partie de ces bâtiments hybrides, conçus traditionnellement mais dont l’intérieur avait été réaménagé pour se rapprocher des standards fengiriens. Jaynak y pénétra d’un pas aussi lourd que l’était son cœur. Les murs projetaient une tapisserie en relief figurant la jungle d’Helgash 7. Il suffisait de fixer une paroi pendant plus d’une quinzaine de secondes pour que l’un des prédateurs natifs de la planète des Fengirs apparaisse et lance une attaque fictive. Le but était d’instiller la peur afin de démarrer le conditionnement à la guerre. 

A la surprise de Jaynak, les Nadariens qui se pressaient dans le hall d’accueil avaient l’air enthousiastes. La mine réjouie, ils échangeaient des banalités, parmi lesquelles Jaynak distingua le mot « Fervent ». Et en effet, le petit groupe se dirigea vers des guichets au-dessus desquels flottaient les lettres « Fervents de Grendchko ». Jaynak se retint de ne pas secouer la tête. 

Il opta pour l’un des deux seuls guichets à ne pas porter l’appellation honnie. Il s’efforça de ne regarder que devant lui, même quand un mouvement sur un mur était de nature à attirer l’œil. Avant même qu’il ne se présente, l’employé consultait déjà son dossier. Jaynak s’attendait à voir surgir à tout moment un droïde de sécurité ou encore un Fengir pour l’appréhender — ne pas observer les alentours tenait de la gageure. 

« Vos qualifications ont été remarquées par l’officier Elguefnir, qui a recommandé un stage de pilotage en vue d’une affectation future au 157e escadron de projection de Nadar. » 

Jaynak ouvrit la bouche, puis la referma. Passée la surprise initiale, il réalisa que le 157e escadron n’était autre que celui de Merek. Elguefnir avait-il envisagé de lui faire évincer son propre frère ? Il n’en aurait pas été étonné, étant donné son attitude de la veille. 

« Désolé, dit-il en s’efforçant de contenir son émotion, comme je l’ai respectueusement fait observer à l’officier, mes compétences sont trop précieuses au sein de la Transpulsion. 

– Vraiment ? » L’employé le considérait avec sévérité, trouvant sans doute suspect qu’il refuse un tel honneur. La plupart des Nadariens avaient trop d’estime pour les Fengirs pour décliner l’une de leurs suggestions. « Dans ce cas, donnez-moi accès à vos états de service. » 

Jaynak consulta sa tablette où la demande était apparue, et donna son accord d’un balayage de l’index. Il retint son souffle en attendant que le fonctionnaire termine son examen. Montrer sa nervosité n’aiderait en rien sa cause, pas plus que révéler le profond agacement que provoquait cette fouille de son passé professionnel. 

L’individu au guichet leva finalement les yeux des symboles holos autour de lui. « Etats de service remarquables, en effet. Votre employeur pense le plus grand bien de vous. Je joins un extrait de votre dossier à l’officier Elguefnir. Vous êtes autorisé à poursuivre votre activité habituelle. » 

Jaynak ressentit un intense soulagement. Il remercia d’un hochement de tête et sortit d’un pas beaucoup plus léger. Ce n’est qu’en marchant dehors sous les bourrasques qu’il mesura à quel point la brève entrevue l’avait ébranlé. Lui qui se pensait à l’abri dans son emploi avait soudain touché du doigt la réalité de cette guerre — cette monstruosité qui leur avait pris Aljay. A l’euphorie d’être en mesure de retrouver le cocon de son travail se mêlait la perplexité à l’idée d’avoir risqué de perdre tout cela si facilement. Etait-il un pantin pour être si peu maître de sa vie ? 

Un signal retentit sur sa tablette. Un message confidentiel, il ne s’afficherait donc pas dans sa version holographique. Jaynak consulta l’écran. Aucun texte. Des coordonnées correspondant à une localisation à proximité des Cavernes d’Ambre, et un horaire. 

Belganov, il ne pouvait s’agir que de lui. L’ironie du destin aurait presque eu de quoi le faire sourire. Lui qui venait d’échapper à la guerre se voyait proposer d’y entrer de nouveau, par une porte dérobée. Il y avait toutefois une différence entre les deux événements, et de taille — on ne le convoquait plus, on se bornait à l’inviter. Cela lui rendait l’incitation beaucoup plus désirable. Refuser serait tellement facile, et en même temps, l’idée d’accepter, de damner le pion à ses maudits Fengirs qui avaient cru pouvoir s’approprier son existence se révélait autrement plus alléchante qu’auparavant. 

Jaynak se contenta de faire acte de présence pendant l’heure et demie suivante, qu’il passa à la Transpulsion. Il n’avait pas l’esprit aux tâches requises, et s’en acquitta de manière automatique. Sa résolution, peu à peu, s’affermissait. Se rendre dans les Cavernes d’Ambre devenait pour lui un acte symbolique, quoique sans doute ponctuel, bien sûr. Plus encore qu’à la mémoire de son frère Aljay, il le ferait pour lui-même. Afin d’obtenir, pour la première fois dans son existence, un point de vue radicalement différent, une autre version, une vision nouvelle des choses. Un horizon qui pourrait peut-être, qui sait, remettre en perspective ses choix de vie. Puisque la sécurité dont il croyait bénéficier à la Transpulsion s’avérait finalement illusoire, puisque tout pouvait changer d’un simple claquement de doigts des Fengirs, c’était lui qui prenait la décision de courir un risque, en toute conscience. C’était la seule manière de redonner un peu de sens à sa vie. 

Il partit un peu plus tôt ce soir-là, en inscrivant comme motif de son absence le besoin de se recueillir dans les Cavernes d’Ambre. Il dirigea son flotteur vers l’une des plates-formes des Cavernes menant vers l’entrée officielle, où il se posa. Avant de sortir de l’appareil, il détermina le parcours le moins compromettant pour rejoindre les coordonnées secrètes. Il lui faudrait marcher en surface pendant un moment, avec pour seul prétexte s’il était appréhendé l’envie de faire une promenade en solitaire. Ce serait néanmoins nettement plus discret que de faire stationner le flotteur devant le point de rendez-vous, et le temps de trajet lui permettrait d’arriver juste à l’heure. 

Il se joignit à un groupe de ses compatriotes qui s’avançaient vers l’entrée des Cavernes, mais se laissa distancer, et obliqua à l’endroit propice pour emprunter un chemin à flanc de falaise. Plusieurs centaines de mètres plus loin, il s’engagea dans un boyau entre deux montagnes. Un regard sur sa tablette lui confirma qu’il était sur la bonne voie. Le terrain était accidenté, jonché de blocs ocre, peut-être l’ancien lit d’un cours d’eau. Il bondissait de roc en roc avec souplesse, heureux d’être hors de vue, masqué par le décor. De l’électricité lui parcourait le corps, une énergie vitale qu’il avait rarement ressentie. Il percevait son environnement avec une acuité inédite. Oui, ce qu’il faisait était dangereux. Pourtant, contrairement à ce qu’il aurait cru, il n’était pas terrorisé — il avait l’impression de conquérir de nouveaux territoires. 

Sa tablette émit un signal sonore — il se trouvait au point de rendez-vous. Une falaise abrupte lui faisait face. Jaynak en contempla les aspérités. Par automatisme, il se demanda où poser ses mains s’il devait l’escalader. Son regard s’élevait vers les sommets lorsqu’un chuintement se fit entendre. Une ouverture venait d’apparaître à même la roche. Au moment de pénétrer d’un pas résolu dans la cavité, Jaynak vit que la porte faisait bien ses trois mètres d’épaisseur. 

Le couloir dans lequel il s’avança était nimbé d’une lueur mauve. La porte se réintégra parfaitement. Impossible, d’où il se trouvait, d’en déceler le moindre contour. Quand il se retourna, Jaynak aperçut un drone flotter à quelques pas. Une ligne jaune séparait sa partie inférieure des lentilles noires de ses holocams. « Suivez-moi » fit la voix métallique. Le trajet s’avéra sinueux, compliqué, et bientôt Jaynak perdit tout sens de l’orientation. Enfin, une porte de tirinium glissa devant lui. Installé dans un modulofauteuil, Belganov tourna vers lui son visage empreint de sagesse et de perspicacité. 

*** 

Au début de sa prise de fonction, Grendchko avait savouré les réceptions protocolaires qui visaient à célébrer son investiture. La tentation était grande de profiter de tous les privilèges que lui accordait son nouveau statut. C’était un piège, Grendchko le savait. En réalité, il brûlait d’impatience de marquer sa rupture avec les précédents Coordonnateurs, et était allé jusqu’à faire annuler une partie des festivités pour se concentrer sur son projet le plus immédiat. Il s’était fait remettre différents rapports des services de sécurité au sujet des Réfractaires, qu’il avait assimilé de manière accélérée grâce à un inducteur mémoriel dérivé de la technologie fengirienne. 

Grendchko savait disposer de la marge de manœuvre nécessaire, car Shinaen, qui avait récemment été promu Premier Stratège des Fengirs sur Nadar, lui avait suggéré une bonne part de son programme électoral, et approuvait sans réserve la répression des Réfractaires. Il convoqua donc le Coordonnateur des Guides Communiants sur Argea, un certain Delnar. « Mettez tous vos Guides et leurs Adeptes en alerte. Je veux lancer une traque aux Réfractaires dès que possible, à partir des points K9, D8, L3, B5, J7 et Z2 des Cavernes d’Ambre. Simultanément, bien sûr. » 

Le responsable de la sécurité intérieure de la capitale eut un mouvement de recul. « C’est infaisable dans un délai très court. Mes assistants et moi pouvons monter ce type d’intervention, mais le temps d’équiper et de positionner les troupes, ça ne pourra pas se faire avant la journée de demain. Et encore, en limitant les procédures de sûreté, ce qui mettra en danger la vie de nos agents. 

– Vous êtes incapable d’agir avant demain ? 

– Impossible. 

– Il était grand temps que j’arrive aux responsabilités pour distribuer quelques coups de pied aux fesses et faire avancer les choses. 

– Je peux vous remettre ma démission, Premier Coordonnateur, si vous le souhaitez. 

– Ce sera inutile, cracha Grendchko. Faites au mieux, et surtout, dans la plus grande discrétion. Nous devons les prendre par surprise. 

– Nous ferons le maximum. 

– A quelle heure serez-vous prêt demain ? 

– Pas avant 18 h. 

– Pas plus tôt ? Bah ! Qu’il en soit ainsi. » Grendchko fut ensuite confronté à un dilemme. Devait-il informer les autres Guides principaux des différentes cités de Nadar, afin d’organiser dans chacune d’elles le même coup de filet ? Il tapota de ses doigts la surface lustrée de son bureau avant de décider de ne rien faire de ce côté. Plus il contacterait de Guides, plus il risquerait d’alerter les espions réfractaires des cités concernées, qui pourraient à leur tour prévenir leurs collègues d’Argea. Or, d’après les données dont Grendchko disposait, c’était dans la capitale planétaire que les Réfractaires étaient les plus nombreux. Il lui fallait une victoire dès le second jour de son intronisation, afin de montrer à son peuple qu’il ne s’était pas trompé en votant pour lui. La surprise était essentielle. Lui, Grendchko l’Insurpassable allait ouvrir de manière éclatante le portail vers la grandeur de Nadar. Les autres Réfractaires ne perdaient rien pour attendre, il s’en occuperait dans un second temps. 

Il était temps à présent pour Grendchko de se débarrasser de certaines lois. Son activité de businessman initiée grâce à ses parts dans la Transpulsion lui avait fait comprendre que la législation entravait le développement de ses affaires. Y remédier lui permettrait d’accroître ses bénéfices, et donc, son influence déjà considérable. Le vieux Penbrok lui avait appris qu’il valait mieux se trouver du bon côté du blaster pour faire tourner les choses à son avantage. Là encore, ses leçons lui avaient profité.

 

 

lundi 9 septembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 11

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le onzième. 

11. Une partie de batte gravifique 

Le lendemain, en se levant, Jaynak se sentit vaseux, comme à chaque fois qu’il abusait du sengré. Une part de son esprit brumeux se souvenait de sa rencontre avec Belganov, mais l’attribuait à un rêve. Il posa la main sur son cubar pour reprendre contact avec la réalité. La connexion neuro-télépathique l’envoya dans l’endroit le plus fréquenté par les Nadariens adultes, Nprim. Dans ce nœud de communication primaire, on pouvait recevoir des images et sons entreposés là par d’autres individus, et on était libre de partager ses propres expériences. Le nœud se renouvelait chaque jour. Il n’était pas considéré comme une source de connaissances profondes, mais permettait de se remettre en phase avec l’actualité du moment. 

Ce fut une douche froide. Grendchko avait remporté les élections avec plus de 80 % des votes. Jaynak s’y attendait, mais s’était efforcé de reporter le face à face brutal avec la réalité. Il suivit avec dépit le discours de triomphe de Grendchko. Celui-ci, un large sourire aux lèvres, ne manquait pas d’exulter. « Mes chers concitoyens, cette victoire, ce triomphe historique est le vôtre. Un milliard de remerciements pour cette victoire. Je jure d’être le Coordonateur de tous sur cette planète, même de ceux qui n’ont pas voté pour moi. Votre vote me donne le pouvoir de faire de grandes choses. Grâce aux mesures que je vais prendre et mettre en œuvre, chaque Nadarien pourra réaliser son plein potentiel et davantage encore ! Nous allons nous écarter des voies sans issue pour retrouver le chemin de la grandeur ! Et pour cela, j’aurais besoin des plus motivés d’entre vous. Je parle de vous qui croyez à notre glorieux partenariat avec les Fengirs et les autres alliés de l’Expansion, de vous qui m’avez soutenu envers et contre tout à chacune des étapes de mon ascension. De vous qui m’avez porté sur vos épaules pendant toute cette campagne, ou plutôt cet irrésistible mouvement vers les étoiles. Je vous invite à vous présenter dans votre caserne locale en prononçant ces mots : “Fervent de Grendchko” ! Vous serez alors évalué, et si vos compétences conviennent, vous rejoindrez notre équipe spéciale de bâtisseurs de la grandeur de notre planète. Nous allons faire des choses magnifiques. Ce sera une chose merveilleuse pour vous, vous les oubliés de cette planète qui allez vous voir offrir une seconde chance... » Le discours se poursuivait, sans doute pendant de nombreuses minutes encore, mais Jaynak n’eut pas le cœur d’en écouter davantage. Il se leva et alla se sustenter, avant de gagner son flotteur. 

La pluie réduisait la visibilité. Jaynak laissa le programme piloter l’appareil en direction des locaux de la Transpulsion. A présent qu’il avait le temps d’y repenser, sa réaction au cours de l’entrevue avec Belganov le stupéfiait. Renier sa décision de ne jamais entrer en contact avec les Réfractaires et sauter le pas à la suite d’une simple discussion avec un étranger dans un fumoir ? Ses résistances avaient-elles été abaissées à ce point par l’inhalation de sengré ? Ou bien son acceptation de la proposition de Belganov montrait-elle juste l’étendue de son désespoir au sujet de la société ? Pourtant, Jaynak avait un bon travail. Il gagnait très correctement sa vie. Pourquoi mettre tout ça en péril sur un coup de tête ? Pour voir le monde sous un jour différent, comme l’avait suggéré celui qui s’était donné le titre de professeur ? Pour pimenter son quotidien ? Ou encore… 

« Nouveauté et liberté », murmura Jaynak. C’était un peu comme un problème sur lequel il aurait buté obstinément pendant des années. En l’absence de toute autre solution, il se trouvait dans l’obligation d’envisager la plus improbable. 

Le mauvais temps ne réduisait pas le trafic ni l’aspect de ruche du noyau abritant la compagnie. L’assistant personnel de Jaynak sortit de veille — un message de Merek. Son frère était en permission depuis trois jours, et souhaitait le voir le soir même. Pour une partie de Batte Gravifique. Typique du frangin, ça, de le prévenir seulement quelques heures à l’avance. Mais en même temps, comment lui refuser quelque chose ? Son engagement en tant que chasseur dans les forces de l’Expansion signifiait que chacune de leurs retrouvailles pouvait être la dernière. Le souvenir d’Aljay, le jumeau de Merek mort au combat, était un rappel permanent du danger qui ne demandait qu’à se concrétiser. Ce sacrifice ultime était aussi un aiguillon au quotidien. Comment Jaynak pouvait-il se plaindre de son travail, quand ses frères risquaient leur vie pour la grandeur de la planète ? Quand l’un d’eux avait donné la sienne ? Son devoir était d’aider celui des deux qui avait survécu à faire son boulot dans les meilleures conditions possible. 

Comme le flotteur s’approchait de l’une des plates-formes rétractables, l’ajusteur gravitationnel de l’appareil se régla sur celui du Nœud d’Eglev. Jaynak poussa un soupir. L’idée que son discours motivationnel, certainement partagé par une majorité de ses concitoyens, servait les intérêts plus que discutables de gens comme Grendchko, s’imposait dans son esprit avec un peu trop d’acuité à son goût. Etait-ce l’effet du bref contact avec Belganov ? Ou bien celui-ci n’avait-il utilisé qu’une ruse psychologique pour provoquer un sursaut de sa conscience ? Jaynak n’était en tout cas plus si sûr de faire ce qui était juste. Avec un Coordonnateur comme Grendchko au pouvoir, compte tenu du plan qu’il allait sans doute mettre en œuvre pour conquérir la planète Oblan, son frère Merek allait être amené à courir dix fois plus de risques. Dans un avenir proche, peut-être. Et le soin que lui, Jaynak, mettrait à peaufiner les réacteurs d’impulsion des chasseurs n’y changerait rien. 

La Transpulsion s’était dotée d’un hangar de plus depuis le contrat signé avec Ylium. Les nouveaux locaux étaient dédiés aux chambres à antimatière des réacteurs de distorsion. Jaynak prit place aux côtés de plusieurs collègues dans une navette autonome. Au sein du compartiment, nul ne disait mot et l’ambiance n’était pas particulièrement joyeuse — rien d’inhabituel un jour succédant à une élection. Le hangar dans lequel Jaynak et ses compagnons pénétrèrent s’éveillait à une activité plus intense au fur et à mesure que chaque opérateur s’installait devant sa machine. Drones et droïdes s’affairaient autour des réacteurs. Jaynak commença sa journée comme de coutume, en vérifiant les paramètres internes des moteurs dont il avait la charge, et les instructions correspondantes des robots qui flottaient, marchaient ou roulaient tout autour. Dès qu’il interrogeait sa console, des symboles holos apparaissaient. Il en consultait certains et en modifiait d’autres. 

Sa messagerie lui indiqua qu’une requête soumise depuis un moment déjà venait de recevoir une réponse. Celle-ci s’avéra négative. Ses supérieurs refusaient de donner suite à ses suggestions concernant l’amélioration de l’efficience des poussées et contre-poussées du modèle DL-639. 

Jaynak secoua la tête — encore une fois. Il avait eu l’idée de la modification en consultant l’argelen et en accédant aux connaissances des anciens dans le nœud dédié, celui de Nelder. Les limites de la physique, sans cesse repoussées par la science et l’inventivité, voilà qui était source d’inspiration. Ses capacités à maîtriser tout aussi bien les cubars que les technologies empruntées aux Fengirs, à articuler les deux dans le but d’obtenir le meilleur de chaque monde, auraient dû lui valoir des éloges et une belle augmentation. Pourtant il n’en était rien. Trop souvent, les modélisations des Intelligences Synthétiques des Fengirs ne confirmaient pas l’intérêt des audacieux perfectionnements qu’il s’efforçait de mettre au point. Jaynak en était réduit à des travaux de vérification et de consolidation, bien loin selon lui de lui permettre d’accomplir son plein potentiel. Contrairement à ce qu’avait laissé entendre Grendchko dans son discours, les choses n’allaient pas s’améliorer de sitôt, bien au contraire. 

Insister pour faire passer ses projets aurait signifié questionner la compétence, non seulement de ses supérieurs, mais celle des Fengirs et de leurs IS, ce qui était inconcevable. Il fallait faire semblant d’apprécier toutes les suggestions de la hiérarchie au risque de perdre son poste. C’était le cas partout ailleurs, à tous les niveaux de la société nadarienne. En conséquence, les innovations étaient trop peu nombreuses, et l’Expansion s’enfonçait dans la vétusté, en tout cas en ce qui concernait les technologies en provenance de Nadar. Jaynak se demanda si ce n’était pas voulu, s’il ne s’agissait pas d’un moyen pour forcer ses compatriotes et lui à rester à leur place dans cette alliance. Pour ne pas leur donner trop d’importance. 

Il se passa la main sur le front à l’endroit touché par Belganov. Encore une idée qui ne lui était jamais venue auparavant. 

Une tâche amenait la suivante, de la vérification et des tests aux simulations d’intégration dans les vaisseaux eux-mêmes, où il fallait s’assurer des conséquences structurelles des modifications de puissance, de l’intégrité des réacteurs, de leur consommation ainsi que d’autres paramètres divers et variés. Jaynak aurait voulu en faire davantage pour Nadar, mais est-ce que ça en valait la peine, sachant que ses initiatives seraient systématiquement étouffées dans l’œuf ? Et quand on pensait à la personnalité des gens qui arrivaient au plus haut niveau, des individus comme Grendchko, on finissait par douter de l’intérêt même d’aider l’Expansion à monter en puissance. Idée sacrilège entre toutes, qui lui vaudrait, s’il la prononçait à voix haute, d’être dénoncé par l’un de ses pairs et jugé pour trahison. 

Il lança un regard circonspect aux alentours. Si quelqu’un le dévisageait avec suffisamment d’attention, il ne pourrait manquer de relever dans ses traits et son attitude les signes de la culpabilité. Ses collègues, pourtant, étaient concentrés sur leur travail. 

Jaynak s’efforça de les imiter. Aujourd’hui bien plus qu’à l’accoutumée, en effectuant les tâches à la lettre, telles qu’on les lui demandait, en étouffant son esprit critique, il avait l’impression de parcourir le même sempiternel pré carré sans s’éloigner, sans prendre de risques pour ne pas faire de vague. Il s’acquitta néanmoins de ses obligations du jour sans ferveur, mais avec attention. Si le ciel était toujours sombre quand il reprit son flotteur, du moins il ne pleuvait plus. 

Le Sengobat était l’un des rares établissements hybrides d’Argea. Situé sur l’une des plates-formes les plus étendues de la capitale, l’un de ces endroits où l’on pouvait oublier se trouver à quelques kilomètres d’altitude. Il comportait aussi bien une partie fumoir et restauration dédiée aux Nadariens qu’un espace propre aux Fengirs. Dans cette section, on servait des pièces de viande crue en provenance de différentes destinations du système, des alcools exotiques ainsi que des plantes et herbes euphorisantes si prisées des natifs d’Helgash 7. 

A son arrivée, Jaynak se dirigea directement vers la zone la plus étendue du Sengobat, celle qui lui donnait son nom, le terrain de jeu consacré à la Batte Gravifique. Une petite colline artificielle aux herbes hautes faisait face aux stands de tir. Des dômes de vitriglass sur lesquels étaient fixées des cages ovales, trois par dôme, partageaient la colline en divers secteurs, chacun d’eux étant dédié à un stand de tir. Des symboles communs au stand de tir et à son secteur permettaient de déterminer d’un simple coup d’œil lesquels se correspondaient. 

Jaynak observa un instant l’un de ses semblables se tenir prêt sur son emplacement avec sa batte. D’un tube planté dans le sol émergea une balle lumineuse couleur turquoise qui flotta devant lui. La lumière provenait de l’intérieur de la balle, et variait en intensité. Le Nadarien la frappa avec force et précision, et elle accéléra de manière extravagante. Au seuil du dôme, le Fengir se détendit, fit un bond gigantesque, l’une de ses mains en avant. Il arriva néanmoins une fraction de seconde trop tard, le projectile ricochant au bout d’un doigt dans la cage. En raison de la distance, Jaynak devina plus qu’il n’entendit le grognement de frustration du Fengir. Poursuivant sa course, ce dernier rebondit sur la paroi et atterrit avec souplesse sur quatre de ses six membres. Des acclamations retentirent. Le score s’afficha en hauteur, dans l’espace entre le stand de tir et la colline. D’autres parties avaient lieu simultanément sur les quinze zones de jeu sur toute la circonférence de la colline. 

Jaynak s’efforça de marcher d’un pas détendu comme il s’avançait vers son frère. Se retrouver dans le même établissement que des Fengirs n’était jamais une expérience tout à fait plaisante. La démarche de leurs alliés aux longues moustaches, si souple et témoignant de leur force contenue, était un rappel permanent de leur supériorité de prédateur. Merek lui sourit quand il le vit, et se détacha de l’étreinte de l’une de ses admiratrices occasionnelles. Les deux frères joignirent les paumes de manière prolongée. « Comment se passent tes missions ? interrogea Jaynak. 

– Ça a été juste à la dernière », répondit Merek. 

Jaynak aperçut avec inquiétude un Fengir se rapprocher, mais Merek ne l’avait pas remarqué et continuait. « On s’est fait accrocher alors qu’on escortait un transporteur de troupes et de ravitaillement pour l’une des lunes d’Oblan. J’ai été touché au niveau de l’axe de commandes inertielles — j’avais l’impression de piloter une brique. J’ai dû me replier en catastrophe. 

– Et par la faute de votre lâcheur de frère, intervint le Fengir, le transporteur a dû en faire autant et la mission a avorté. Voilà pourquoi il nous faut de vrais guerriers sur le front et non des lavettes qui se contentent de faire semblant. » Une lueur rouge dans l’une des prunelles de l’individu indiquait qu’il s’agissait d’un Augmenté. Son système d’analyse interne avait dû établir en une fraction de seconde le lien de parenté de Merek et Jaynak. 

Les traits de Merek se figèrent sous l’affront. Jaynak lui fut reconnaissant de garder la tête haute malgré tout. « Je te présente Elguefnir, mon… partenaire de ce soir. 

– Tous mes frères s’en étaient déjà vu attribuer un, cracha l’intéressé. J’ai dû me contenter de ce qui restait. » 

Jaynak contrôla à grand-peine son désir de se jeter sur le Fengir pour lui faire ravaler ses insultes. Celui-ci n’aurait eu qu’à sortir l’une de ses griffes acérées pour mettre un terme rapide à son existence. Il détourna les yeux, comme si les scènes de jeux avaient subitement mobilisé toute son attention. 

« Je suis Frenegl, fit une voix derrière Jaynak. Je crois que vous êtes mon partenaire. » Jaynak se retourna. Le Fengir qui s’était adressé à lui était plus jeune qu’Elguefnir, son pelage, blanc là où celui de son congénère était fauve, s’avérait plus luisant. Jaynak s’inclina avec toute l’humilité requise. 

Les paroles d’Elguefnir avaient définitivement plombé l’ambiance, et Merek indiqua d’un geste les stands qui leur avaient été attribués. Jaynak prit place à côté de celui de son frère, et s’empara de la batte accrochée le long du tuyau d’où remonteraient les balles. Il la soupesa. Son poids était moyen, il l’avait bien en main. Les deux Fengirs, d’une souple foulée, se dirigèrent vers les dômes où ils devaient défendre les cages. Jaynak s’équipa d’une visière de simulation virtuelle. Le poids de la batte gravifique se modifiait à chaque coup. Lui et son frère avaient le droit à trois tirs à blanc, des coups portés à vide, la visière simulant tout à la fois la balle et sa trajectoire. Les Fengirs, quant à eux, restaient immobiles pendant cette phase d’échauffement, ne voyant même pas les balles virtuelles ni les cages que les Nadariens avaient choisies pour leurs tirs d’essai. 

Jaynak frappa avec application, visant chacune des trois cages. Il ne réussit son coup que deux fois. Un regard sur sa gauche lui montra que Merek en avait également terminé avec la simulation. Une balle fluorescente verte se mit à flotter en face de Jaynak, une bleue devant son frère. Un décompte numérique apparut. 3… 2… 1… 

Jaynak abattit sa batte, mais le projectile fut arrêté par Elguefnir d’un bond féroce. Frenegl stoppa avec élégance le tir de Merek et relança en diagonale en direction de son partenaire, Jaynak. Il s’agissait là du coup qui demandait le meilleur timing, puisqu’on ne pouvait guère viser. Plus le gardien captait vite la balle et la renvoyait avec précision, plus il augmentait ses chances que l’autre portier n’ait pas le temps de se remettre sur ses appuis, et se retrouve en situation précaire. Jaynak et son frère touchèrent chacun la balle, mais en manquant les cages. 

Une nouvelle balle se mit à flotter au sommet du tuyau, de couleur violette pour Jaynak, ambre pour Merek. Les battes s’étaient faites plus pesantes. Les deux frères ignoraient tout des conditions pour les gardiens fengirs, si ce n’est que la gravité avait également été modifiée pour leurs adversaires. Selon les tours de jeu, ils devenaient plus lourds ou plus légers et devaient adapter leurs bonds en conséquence. Jaynak se concentra sur sa batte pour en ressentir tous les aspects, rabattit sa visière et effectua plusieurs essais. La balle filait beaucoup plus vite, ce qui était de bon augure, et effectivement, au moment de tirer pour de bon, il parvint à tromper Elguefnir. 

Son frère, cependant, avait réussi un exploit similaire. Le duel se poursuivit ainsi, les frères marquant ou échouant sur le même rythme. Les Fengirs faisaient preuve de souplesse et de réflexe. Mieux valait ne pas tirer trop près du corps sous peine que la balle ne soit arrêtée par l’une des quatre mains. Jaynak commençait à avoir sérieusement mal au bras et s’inquiétait des répercussions sur ses performances, quand, par un coup du sort, il parvint à reprendre victorieusement une balle projetée par Frenegl. Le tir repris par Merek fut quant à lui capté par Frenegl. 

« La partie est pour toi, frérot », fit Merek d’un ton dépité. 

Jaynak se mordit la lèvre en se demandant s’il n’aurait pas dû le laisser gagner, surtout lorsqu’il remarqua le regard lourd de mépris qu’Elguefnir lança dans la direction de Merek. Le Fengir, cependant, s’approchait de lui. « Voilà quelqu’un qui sait saisir les opportunités quand elles lui viennent, approuva-t-il. Il suffirait de vous faire accéder à un stage de reconditionnement accéléré, et vous pourriez devenir chasseur, vous aussi. Je suis sûr que vous brilleriez bien davantage que votre frère. » 

L’humiliation était double pour Merek, dont les épaules fléchirent. 

« Je pourrais vous obtenir ce stage, fit Elguefnir, qui sortit l’une de ses griffes pour la poser sur le torse de Jaynak. 

– C’est un honneur que je dois décliner, répondit celui-ci. Les appareils comme celui piloté par mon frère doivent voler. Mon rôle en tant qu’ingénieur-superviseur des réacteurs à impulsion est trop précieux, j’en ai peur. 

– Ah ! cracha le Fengir. Pas un pour rattraper l’autre ! » Il lui tourna brusquement le dos pour s’éloigner.


 

lundi 2 septembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 10

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le dixième.  

 

10. Choix politique et amoureux

Le jour du vote était férié sur Nadar, cependant, Jaynak n’avait pas le cœur à cela. La Ruche faisait de son mieux, comme à chaque fois, pour faire oublier l’événement, proposant ses holoprogrammes les plus intéressants du mois. Les médias spécialisés dans la politique couvraient les élections planétaires avec un enthousiasme feint, peinant à convaincre que tout n’était pas joué d’avance. C’était la même amertume qui revenait à chaque fois qu’il fallait voter, le même sentiment de se retrouver dépossédé d’une part essentielle de soi-même. Savoir que l’on ne pouvait rien faire pour influer sur la destinée de sa planète via le choix d’un dirigeant était déprimant. 

Penché sur le rebord de sa fenêtre, Jaynak poussa un soupir. L’amertume dans sa bouche se doublait d’une mélancolie elle aussi familière. Les tiraillements dans ses appendices ne faisaient que le lui confirmer, Jaynak souffrait de la solitude. Il fut un temps où il avait eu des vues sur une femme charmante, posée, intelligente, dont le caractère lui paraissait en tout point compléter le sien. Hélas, Armina était extractrice de denorium, et à ce titre, pas libre de ses choix. Une loi coécrite par les Fengirs l’avait mise hors de sa portée. Leurs alliés avaient estimé l’argelen trop corrompu pour que les ouvrières affectées à l’une des tâches les plus cruciales, l’extraction de denorium, puissent trouver leur âme sœur simplement en communiant avec leur cubar. Les extractrices célibataires se retrouvaient donc convoquées dans des Salles de Rencontre, où des individus sélectionnés par les Fengirs choisissaient leur future compagne. Armina s’était déjà vue attribuer un époux, et n’était en conséquence plus disponible. Le coup avait été rude. Après cela, Jaynak n’avait jamais pu communier avec l’argelen dans le bon état d’esprit pour sortir de sa solitude. 

Restait la Ruche qui offrait cette possibilité de rencontres. Mais Jaynak se méfiait des faux profils. Et il y avait Yneken. Depuis qu’il avait été recruté à la Transpulsion, elle avait été son amie et confidente, et dernièrement, il se demandait s’il n’y avait pas davantage. Ne cachait-elle pas des sentiments plus profonds qu’elle n’aurait jamais voulu lui révéler de peur de remettre en question leur si précieux lien ? 

Ou bien Jaynak prenait-il ses désirs pour des réalités ? Ses yeux se posèrent sur un marché à quelques centaines de mètres de là, et il se décida. « Appelle Yneken », dit-il à sa tablette. 

La jeune femme ne le fit guère attendre. « Laisse-moi deviner, dit-elle, c’est jour de vote et tu déprimes. Tu as besoin que je te remonte le moral. » 

L’image holo était celle d’une Nadarienne dont la vive intelligence se reflétait dans le halo bleuté de ses yeux. Elle était mince, et la forme harmonieuse des affleurements sur sa peau était toujours fascinante. 

 « Tu me connais, dit-il. Est-ce que tu accepterais une ballade au marché des senteurs de Barklav ? J’ai envie de changer d’air en aussi bonne compagnie que possible. 

– Je suppose que je dois me sentir flattée. » Elle fit mine de réfléchir quelques secondes. « Bon, d’accord, lâcha-t-elle. Le temps de voter, et je te rejoins là-bas. » 

Jaynak prit soin d’attendre que l’image ait disparu avant de grimacer. Le temps de voter… Un temps que lui-même était bien décidé à ne surtout pas prendre aujourd’hui. Si l’ultime choix qui vous restait était celui de ne pas choisir, alors ce serait l’unique manière pour lui d’exprimer son individualité. 

La porte d’entrée s’ouvrit sur son passage, puis se referma et se verrouilla automatiquement. Jaynak était venu en aide à Yneken dans une période cruciale pour elle, celle où elle postulait en tant que responsable qualité chez Fleng-nev, société produisant différentes variétés de poudres nutritives primordiales. Il l’avait observée à plusieurs reprises à l’occasion de sessions de communion avec l’argelen, le hasard, et leur proximité géographique, ayant voulu qu’ils y participent au même moment. Ayant remarqué son stress à sa posture, il avait fait l’acquisition au marché des senteurs d’une fleur apaisante, la zenela. Il l’avait abordée en lui proposant d’en aspirer une bouffée, ce qu’elle avait accepté après lui avoir jeté un regard suspicieux. Ses épaules s’étaient aussitôt détendues et ils avaient échangé. Jaynak aussi était en phase de test pour son recrutement à la Transpulsion, il comprenait ce qu’elle ressentait. 

Après avoir emprunté un canal modgrav, Jaynak poursuivit à pied en direction du marché aux senteurs. La marche lui faisait du bien. En même temps que la rue, il remontait le fil de ses souvenirs. Les choses étaient d’autant plus compliquées à l’époque qu’Yneken s’était disputée avec sa colocataire, qui l’avait mise à la porte. Elle était retournée chez ses parents, lesquels n’avaient que très peu d’espace à lui offrir. Surtout, elle n’avait plus accès à l’une des plates-formes d’entraînement les plus en vue sur la Ruche. Son avenir lui paraissait s’assombrir de jour en jour. Jaynak s’était alors renseigné, et lui avait trouvé une place dans son quartier résidentiel. Il avait ainsi pu l’inviter ponctuellement à l’époque malgré l’exiguïté de sa « tanière », et lui avait redonné l’accès à la plate-forme de simulation et d’entraînement. Grâce à ce double atout, elle avait passé avec succès tous les tests, et décroché le poste qu’elle convoitait chez Fleng-nev. Lui-même avait intégré la Transpulsion deux jours seulement après l’embauche d’Yneken, et ils avaient célébré ensemble leur réussite. 

Les Nadariens étaient les plus nombreux dans les rues aux alentours du marché aux senteurs. Les autres espèces bipèdes sur la planète n’éprouvaient pas le même attrait pour les fragrances qui attiraient les Nadariens. Jaynak se mit à flâner entre les étals. Son regard s’arrêtait cependant sur les différentes fleurs sans les voir. Dans cette période charnière de leur recrutement, Yneken savait que Jaynak fréquentait surtout Armina l’excavatrice. Elle n’avait donc pas recherché autre chose que son amitié, relation qui convenait également à Jaynak. Puis était venue la cinglante déception au sujet d’Armina. Jaynak ne s’en était ouvert que du bout des lèvres à Yneken, le revers étant trop cuisant. Elle avait réagi avec tact, et leur lien s’en était renforcé. Des années s’étaient écoulées depuis, chacun d’eux avait déménagé, et Jaynak s’était recentré sur son travail. A présent, la solitude lui redevenait réellement pesante. Peut-être parce qu’il était enfin prêt à passer à autre chose ? 

Jaynak aperçut la silhouette d’Yneken et lui sourit en agitant la main. Il ne connaissait pas de prétendant à la jeune femme, néanmoins il devrait manœuvrer avec précaution. N’allait-elle pas lui reprocher de n’être qu’un second choix pour lui ? Ou encore, une simple distraction, dans cette période électorale dont elle savait qu’elle lui minait le moral ? S’engager auprès d’une compagne n’était pas quelque chose que l’on pouvait faire à la légère. Pourtant, l’option Yneken s’imposait naturellement dans l’esprit de Jaynak. Si elle le lui permettait, ils pourraient vérifier leur compatibilité avec l’argelen ambré — s’ils parvenaient à ce stade. 

« Comment ça va ? lui demanda Yneken après l’avoir salué. Tu t’es déjà replongé dans les senteurs de zenela, ou bien tu m’attendais pour le faire ? 

– Je n’ai plus besoin de zenela puisque tu es là. » 

Yneken parut davantage perturbée par le ton qu’il employa et le regard qu’il lui lança plutôt que par ses paroles. « Oh ! Tu as à ce point besoin de compagnie. » Un silence gênant s’installa, qu’Yneken se crut obligée de briser. « Cela dit, il y a d’autres senteurs que la zenela qui pourraient te convenir. L’astragav, la mynolev, la blamnie. » Tout en parlant, elle désignait différentes fleurs. Derrière leurs étals, les marchands les invitèrent à se plonger dans les effluves, ce qu’ils firent. Chaque fragrance faisait jaillir les visions de montagnes, rivages d’eau douce, vallées, ou prairies dans lesquels les végétaux poussaient. S’imprégner des odeurs, c’était déjà voyager, c’est pourquoi le marché aux senteurs était si prisé. 

« J’avais pensé à autre chose », dit Jaynak. Il lui prit la main, ce qu’il ne faisait jamais, et la conduisit devant un autre stand. « J’aimerais t’offrir de la xinulev », lâcha-t-il en un souffle. 

Le visage d’Yneken se figea. Elle considéra les larges feuilles ocre, inspira et se tourna vers Jaynak. « Qu’est-ce qu’il te prend ? Tu cherches à changer notre relation ? » 

La xinulev, la fleur de l’amour coûtait très cher, et en faire cadeau à une femme était un signe d’engagement dépourvu de toute ambiguïté. Jaynak avait conscience de s’être montré trop direct, lui qui avait pensé opérer de manière détournée pour influer tout en douceur sur son état d’esprit. Mais voilà, ces parfums entêtants alentour lui avaient suggéré de faire preuve d’audace, et il n’avait pas résisté à cette idée. Mortifié, il tenta le tout pour le tout en cherchant à effleurer de la main la joue de celle qu’il considérait comme n’ayant pas encore réalisé être son âme sœur. 

Elle le repoussa, puis le toisa, l’air sévère. « J’ai fait le point sur ma vie, lui avoua Jaynak, et je m’aperçois que tu es la seule femme qui a toujours été là pour moi. Tu m’as si souvent aidé à débloquer des situations quand je te parlais de mes soucis au boulot… 

– C’est à ça que servent les amis, non ? » Son ton était encore un peu sec, mais elle s’était radoucie.

 « Je me suis dit qu’il pourrait y avoir plus que de l’amitié entre nous. » 

La lueur bleutée en provenance des yeux d’Yneken lui transmit de la peine. « Ne fais pas ça, Jay, dit-elle. Je tiens beaucoup à notre amitié. 

– Mais ça pourrait être tellement plus ! Ça pourrait être tellement mieux ! 

– Pas pour moi, désolée. Je préfère les hommes plus âgés que moi. Autant j’apprécie notre amitié, autant pour le reste, tu ne rentres pas dans mes critères. » 

Le coup était rude, et Jaynak baissa les yeux. « Les critères, murmura-t-il, c’est une chose, mais il y a ce qu’on ressent. 

– Ce n’est pas réciproque, trancha Yneken. Si j’ai fait quoi que ce soit d’ambigu, quelque chose qui te laisse penser que ça l’était, ce n’était pas volontaire. 

– Tu ne souhaites pas vérifier avec l’argelen ? insista Jaynak. 

– Je n’en ai pas besoin. » 

L’expression de Jaynak fut tellement déconfite qu’Yneken ne put s’empêcher de poser sa main sur son épaule. « Je ne t’en veux pas d’avoir essayé, dit-elle. Tu sais que j’aime positiver. Et il y a peut-être quelque chose à tirer de cette expérience. 

– Ne pas faire d’avances un jour d’élections ? » 

Elle éclata d’un petit rire. « Je ne pensais pas à ça. Le mélange des genres, c’est déconseillé, mais pas non plus impossible. Du moment qu’on le sent vraiment, tout est permis. Non, le problème, à mon avis, c’est de vraiment le sentir, justement. Et pas seulement pour toi. Il faut que tu le sentes aussi par rapport à l’autre, et par rapport à la relation qu’il y a entre les deux. Par exemple, est-ce que j’ai fait quelque chose qui t’a laissé penser que je voulais modifier la relation ? Que j’étais en attente d’autre chose ? 

– Je te trouve attirante. Tu as parfois des regards… 

– Des regards complices, rien de plus. Parce qu’on se connaît et qu’on se soutient. S’il y avait eu quelque chose qui venait de moi, tu l’aurais senti. Je t’en aurais donné l’occasion. En général, nous les femmes savons ce que nous voulons. Nous n’attendons pas que les hommes nous fassent découvrir ce que contient notre cœur, nous sommes en phase sur ce plan. Surtout quand la relation dure déjà depuis un certain temps. Tu comprends ? » 

Jaynak hocha la tête. Le retour à la réalité n’avait rien d’agréable, mais en un sens, c’était sa faute. S’il s’était abandonné à l’argelen, il aurait sans doute pu trouver plus facilement quelqu’un lui correspondant. Il avait créé lui-même les conditions de son échec, probablement parce qu’il ne s’était pas encore tout à fait remis de son dépit avec Armina. 

Le soir venu, Jaynak avait accompli l’exploit d’éviter toutes les sources d’information susceptibles de lui donner les tendances de l’élection — inutile qu’on lui assène ce qu’il savait inéluctable. La mine désabusée, il se plongeait dans les vapeurs de sengré dans le fumoir local, L’Essence des Sens. Les clients étaient rares. Le sengré avait le pouvoir d’anesthésier l’amertume des pensées, et Jaynak se laissait aller à d’indolentes rêveries, dérivant dans un courant artificiel qui le berçait. Son échec avec Yneken devint moins tangible, englouti par la brume. Il espérait qu’ils pourraient rester amis, et ce malgré le changement dans la nature de leur relation qu’impliquait sa tentative si maladroite. 

« Si je puis me permettre ? » 

Sans attendre sa réponse, un individu de haute taille, d’âge assez avancé, le front haut, s’assit en face de lui. Les plaques grises de son visage avaient perdu depuis longtemps l’éclat de la jeunesse. Jaynak n’était pas suffisamment imprégné de vapeur pour oublier qu’il l’avait remarqué à son arrivée. Le vieil homme avait pointé sur lui sa tablette, geste indiscret s’il en était. Mais les anciens avaient parfois des lubies, et s’autorisaient des libertés que des plus jeunes n’auraient pas prises. 

« Certaines soirées, dit le vieil homme, sont plus mornes que d’autres, plus propices au sengré, n’est-ce pas ? » 

Jaynak émit un grognement. Il fit néanmoins l’effort d’articuler une réponse. « Certaines soirées exigent la solitude. 

– Au risque de manquer l’opportunité de voir le monde sous un jour différent ? » 

Jaynak, qui s’apprêtait à replonger le nez dans le tube de verre, redressa la tête, puis finit par repousser le ballon-tube. La lueur dans ses yeux avait pris une teinte jaunâtre. 

« Vous n’avez pas voté aujourd’hui, n’est-ce pas ? » 

L’homme ne posait pas la question, réalisa Jaynak tandis que les brumes de sengré se dissipaient dans ses cerveaux. Il savait. La tablette… Jaynak se massa les tempes, s’efforçant de rassembler ses pensées. « Vous avez accès à un programme d’analyse comparative, finit-il par articuler d’une voix pâteuse. Ce programme monitore en temps réel tous les visages apparaissant sur le plateau de vote. Vous n’avez eu qu’à pointer la tablette sur moi pour que le programme lance la comparaison. Vous avez donc pas mal de moyens, je dirais. 

– Bravo ! Pour un fumeur de sengré, vous êtes étonnamment lucide. 

– Vous bossez pour qui ? Le Service des Renseignements Nadariens ? 

– Mauvaise pioche. Je suis le professeur Belganov, spécialisé dans les biotechnologies. » 

La réponse était inattendue. « Très honoré, fit Jaynak sans trop de conviction. 

– Je m’intéresse aux gens comme vous, qui refusent de voter. Pourquoi ce refus ? » 

Jaynak scruta son interlocuteur. Il se dégageait de lui une autorité naturelle et une volonté farouche. L’homme qu’il avait devant lui ne s’en laissait pas compter. Sa curiosité, cela dit, paraissait sincère. « La définition du vote, me semble-t-il, c’est qu’on ait le choix. Sinon, c’est qu’on nous force la main. 

– Vous n’aimez pas trop en parler, n’est-ce pas ? 

– En effet. 

– Et si je vous disais que j’ai le moyen de vous libérer de cette contrainte qui pèse sur vous ? » 

Jaynak haussa les épaules. « Il est trop tard pour voter, de toute façon. 

– Pas en votant. En vous faisant voir le monde sous un jour différent, comme je vous l’exposais. J’aimerais vous inviter à visiter certaines sections de nos souterrains. Des endroits où les gens ordinaires, ceux qui donnent leur voix sans réfléchir, ne viennent jamais. » 

La lueur bleue mêlée de jaune se fit plus intense comme Jaynak écarquillait les yeux. « Vous… ? » 

Le dénommé Belganov hocha la tête. « Cela comporte une condition. J’ai besoin que vous me laissiez toucher votre front de mon index pendant dix secondes. 

– Pourquoi cela ? 

– C’est nécessaire. » 

Jaynak était cloué sur son siège. A moins que l’autre ne lui joue la comédie, ou qu’il ait mal interprété ses paroles, il avait devant lui l’un des membres des Réfractaires. Rien que de lui parler pouvait lui valoir de sérieux ennuis. Il aurait dû se récrier, peut-être courir auprès des autorités pour le dénoncer. A son grand étonnement, ce Belganov lui inspirait plutôt confiance. Il ne lui faisait pas l’effet d’un extrémiste tel qu’il se l’était imaginé. « Si j’accepte de vous laisser me toucher, quelles seront les conséquences ? A quoi cela m’engage-t-il ? 

– Physiquement, il n’y aura aucune conséquence. Cela créera une connexion, une forme d’appairage qui ne durera que deux jours. Pendant cet intervalle, à condition de rester sur Argea, vous serez plus libre. 

– Voilà qui paraît trop beau pour être vrai. Et si je visite vos souterrains ? Est-ce que ça fera de moi l’un des vôtres ? » 

Un mince sourire apparut sur les lèvres de Belganov, confirmant les suspicions de Jaynak. « Pas automatiquement. Si nous utilisons les mêmes méthodes que nos ennemis, nous ne valons pas mieux qu’eux, n’est-ce pas ? Vous aurez le choix de continuer votre vie comme auparavant. Nous voulons juste vous donner accès à des informations que vous n’avez jamais eues. » 

La chose qui stupéfiait Jaynak entre toutes, c’était de sentir avoir la possibilité d’accepter la proposition de l’individu. Son instinct lui disait qu’il devait déjà se passer quelque chose en lui et que c’était lié à la proximité de Belganov. Sans cela, sa réponse aurait été invariablement négative. En ce jour de vote qu’il avait appris à haïr pour son hypocrisie absolue, on lui donnait enfin le choix. 

Il hocha la tête. Belganov pointa le doigt sur son crâne et maintint le contact dix longues secondes. Jaynak ne ressentit rien de particulier. 

« Les coordonnées apparaîtront sur votre tablette deux heures avant le rendez-vous. Soyez ponctuel. » 

 Broché 19 €