jeudi 4 septembre 2014

[Archive 10/12/2011] Pourquoi les maisons d'édition sont pertinentes, selon Hachette

Suite à une fuite, le site Digital Book World a mis en ligne un document de communication interne à Hachette expliquant le rôle des maisons d'édition et pourquoi elles doivent continuer à exister. De la Science-Fiction ? Pas du tout, l'information a été confirmée par un cadre de Hachette Book Group (HBG), aux Etats-Unis. Les deux choses les plus frappantes à mes yeux sont d'une part le fait qu'un groupe aussi important que Hachette en soit à chercher à justifier son existence. Et d'autre part que la fuite émane de quelqu'un travaillant chez Hachette, ce qui me semble révélateur d'une certaine résistance à la communication (propagande ?) interne. Mais il y a bien sûr l'argumentaire en lui-même, dont certaines formules creuses ont été parfaitement démontées par les auteurs indépendants Barry Eisler et Joe Konrath sur le blog de ce dernier. A noter que Joe Konrath, qui a connu ses succès les plus importants en autoéditant des ebooks sur Kindle, avait été précédemment édité par Hachette, et l'est toujours pour son roman AFRAID.

Pour ceux qui n'auraient pas la patience de lire l'intégralité de ce billet, Joe Konrath a résumé ainsi ses attentes (j'ai hésité à mettre "revendications") par rapport au travail d'un éditeur:

1) Offrez de bien meilleurs droits d'auteur

2) Sortez vos titres plus rapidement. "Cela peut prendre jusqu'à 18 mois pour qu'un livre sorte. Je peux le faire par moi-même en une semaine".

3) Mettez en place des relevés de compte modernes, et payez les droits d'auteur chaque mois.

4) Baissez le prix des e-books.

5) Arrêtez de combattre futilement le piratage

6) Commencez à faire du marketing efficace. Les publicités et les catalogues ne sont pas suffisants. Communiquer sur Twitter non plus.

Il faut ajouter à cela (ce que fait Konrath sur son blog), les contrats nébuleux et léonins, où les éditeurs s'accaparent des droits (par exemple, des droits de traduction en toutes les langues) sans qu'ils n'aient l'intention ou les moyens d'exploiter ces droits. Auparavant, les auteurs n'avaient pas d'alternative autre que de signer ces contrats pour accéder à une diffusion physique dans toutes les librairies d'un pays. Or, le mode de diffusion est à présent en pleine révolution avec l'ebook. De nombreux auteurs ont donc désormais le choix de signer ou non ces contrats, à mon avis.

Il va sans dire que j'approuve sans restriction ces recommandations de Konrath. Mes propres commentaires les concernant :

1) Les droits d'auteur : de 2% (pour les écrivains fantômes, ou nègres littéraires) à 10% du prix du livre dans la majorité des cas en France. La plupart des éditeurs ne donnent également que 10% pour les ventes de livres électroniques, qui ne leur coûtent pourtant pratiquement rien à produire, invoquant le plus souvent des "frais de distribution" fallacieux.

2) Non seulement il y a les 18 mois après acceptation du manuscrit, mais il faut compter 3 mois d'attente chez les grandes maisons d'édition pour avoir une réponse après envoi du manuscrit. Et souvent nettement plus lorsque l'on s'adresse à de petites ou moyennes structures.

3) Relevés de compte : cela fait des années que les grandes maisons auraient eu les moyens de les mettre en place de manière efficace. Cela en dit long sur le respect accordé aux auteurs.

4) Baisse du prix des ebooks : c'est une évidence. De nombreux lecteurs se plaignent à juste titre du prix trop élevé des livres numériques. D'après ma propre expérience d'autoéditeur, il est anormal que des ebooks soient plus chers que des livres de poche (parfois jusqu'à deux à trois fois le prix du livre de poche ! De qui se moque-t-on ?)

5) Pour le piratage, il s'agit évidemment d'une allusion aux DRM, ces verrous numériques visant à protéger les ebooks, mais contournables par les pirates et qui peuvent, pour un lecteur lambda, rendre son fichier ebook illisible s'il change de machine. De ce fait, le risque d'une expérience négative s'accroît de manière non négligeable à cause de ces DRM.

6) Pour le marketing et les efforts de promotion, on se rend compte par expérience qu'une grande partie échoit en réalité à l'auteur. A partir du moment où un auteur vient sur un salon et y dédicace son livre, je considère que la moitié du prix du livre après déduction des frais d'impression doit lui revenir. Et l'intégralité du prix du livre moins les frais d'impression si le salon n'a rien coûté à l'éditeur et s'il n'y a pas eu de défraiement pour l'auteur (il existe des manifestations culturelles gratuites pour les éditeurs, fort heureusement).

Le mémo de Hachette Book Group a semblé à Barry Eisler et Joe Konrath, tout à fait révélateur d'une certaine manière de penser le "business de l'édition" chez les grands éditeurs. C'est là une grande partie de son intérêt, en effet. Par ailleurs, je trouve bien sûr très significatif qu'un grand groupe d'édition s'attaque ainsi à un phénomène qu'il ignorait totalement jusqu'à présent, celui des auteurs publiant par eux-même leurs oeuvres. Je ne vais pas vous traduire l'intégralité du billet d'Eisler et Konrath qui démonte de manière argumentée et savoureuse chacun des éléments du document interne, cependant certains points m'ont bien plu. 

La note indique au préalable que le mot "autoédition" est un terme impropre, le processus de publication impliquant une "série d'engagements complexes".  Barry Eisler répond ainsi : "A chaque fois que quelqu'un entame un discours en tentant de redéfinir un terme communément admis, votre détecteur de connerie devrait se mettre à sonner," Et Konrath d'ajouter : "à moins que connerie ne soit aussi un terme impropre." Tout au long du billet, les deux auteurs vont démonter les platitudes mis en avant par Hachette, non étayées et valables dans toute industrie qui se respecte, comme cette "série d'engagements complexes" dans la suite du mémo.

Par rapport à la phrase "we find and nurture talent", signifiant : "nous trouvons et faisons éclore des talents" ("nurture" peut aussi signifier "élever" en anglais), j'ai bien aimé la réponse d'Eisler : "Traduisez : on essaye de trouver des talents. Parfois nous loupons des talents. Parfois nous faisons éclore ceux que nous trouvons. Parfois nous les laissons se flétrir. Nous sommes un gros éditeur. Pour nous, c'est une histoire de chiffre. Pensez à des spaghettis collant au mur. Certains adhèrent. La plupart retombent."
 
Alors, bien sûr, cette communication interne n'avait pas vocation à être diffusée auprès du grand public. Mais quand on voit que Hachette se définit devant ses salariés comme "un pionnier, explorant et expérimentant avec de nouvelles idées", on se dit qu'ils poussent loin la propagande. Ils n'ont pas été, loin s'en faut, les premiers à proposer la vente de livres en ligne, ils n'ont pas créé de lecteur électronique de livre, et ils n'ont à aucun moment favorisé la vente de livres dématérialisés en les mettant à des prix trop élevés. Au lieu de cela, ils ont créé une boutique en ligne, Numilog, qui ne vend qu'avec DRM.
Est-il utile de le rappeler ? Hachette est avant tout une institution. Et une institution qui a profité de l'attribution de marchés publics comme les livres scolaires pour prendre une longueur d'avance sur tous ses concurrents.

Le billet de nos deux auteurs est très politiquement incorrect et irrespectueux vis-à-vis de Hachette. Alors certes, dans les échanges de tous les jours, la courtoisie est un dû. Sinon, nous ne pourrions vivre ensemble. Mais le respect est quelque chose de plus profond. Le respect, cela se mérite. Il existe une certaine loi du silence concernant les pratiques des maisons d'édition. Pour moi, le billet d'Eisler et de Konrath est une oeuvre de l'esprit qui utilise à bon escient le droit fondamental à la liberté d'expression.
Et cela fait du bien.
 
Pour terminer, laissez-moi citer une dernière fois Barry Eisler : "de nombreuses personnes deviennent mal à l'aise quand du menu fretin comme nous critiquent de grandes et vénérables institutions comme Hachette. Jusqu'à un certain point, je comprends ce réflexe, mais je ne le partage pas."      
 

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