A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine.
La version brochée à 19 € et la reliée à 26,38 € de L'Essence des Sens viennent de sortir sur Amazon. Il sera également possible de commander la version à couverture souple à 19 € auprès des libraires dès le mardi 6 août.
Présentation: Plus c’est gros, plus ça passe : pilier de bar de son état, Grendchko va bénéficier d’un coup de piston aussi phénoménal qu’inespéré — numéro deux d’une multinationale. Son ascension au sein de la société nadarienne sera irrésistible. Ingénieur talentueux spécialisé dans les réacteurs, Jaynak va croiser son chemin. Ce qui va entraîner sa chute. Grendchko a besoin de Fervents pour assurer son vaste projet, la restauration de la grandeur de Nadar. Bien contre son gré, Jaynak va devenir l’un d’eux. Prochaine étape prévue par le nouveau maître, l’agression d’une planète souveraine, Oblan. Voilà qui ne devrait pas manquer de causer des millions de morts de part et d’autre. Pendant ce temps, dans les profondeurs des Cavernes d’Ambre, la résistance s’organise. Tout n’est peut-être pas perdu pour les enfants de Nadar.
Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien.
6. L’art Zenepyr
Ymeo posa son flotteur sur la plate-forme prévue à cet effet des Cavernes d’Ambre. De nombreux emplacements étaient vides autour d’elle. Il fut un temps où elle aurait dû programmer son appareil pour revenir chez elle, puis aller la chercher à une heure précise. Ce n’était plus nécessaire. Nombre de ses compatriotes sur cette planète ne croyaient plus en la pertinence de l’utilisation de l’argelen ambré. Une bonne partie des citoyens avaient en effet cessé de penser que la communion via la roche sacrée biominérale était le moyen le plus évident pour méditer, concevoir de nouveaux projets et prendre les meilleures décisions.
Sans parler des Réfractaires, les rebelles à l’alliance avec l’Expansion et les Fengirs. Ces marginaux refusaient de communier pour ne pas être influencés par la manière de penser de la majorité des gens. Ils se terraient, disait-on, dans le dédale des souterrains de la planète, dont certains communiquaient avec les Cavernes d’Ambre. Les tentatives pour les en déloger s’étaient révélées infructueuses, mais comme ils étaient en petit nombre et peu actifs, les traques s’étaient faites moins fréquentes.
Ymeo prit la direction du chemin piétonnier qui descendait la falaise pour mener à l’entrée principale. La large bouche rocheuse avalait et recrachait sans relâche les communiants. Elle était venue seule, prenant soin de laisser son fils adoptif, Lenak, devant l’un des holoprogrammes qu’il affectionnait. Sa cible, Tilean, se trouvait à deux cents pas. Ymeo avait commencé à la suivre deux jours auparavant afin de se familiariser avec son emploi du temps. C’était la deuxième fois déjà que toutes deux se rendaient dans les Cavernes d’Ambre. La première, Ymeo n’avait pas osé s’approcher psychiquement de sa proie. Il était possible, ce faisant, d’acquérir certaines notions de la personnalité de la cible, au risque pourtant de se faire repérer. L’attitude de Tilean la première fois avait convaincu Ymeo qu’elle pouvait prendre davantage de risques. La femme du premier édile de la Transpulsion avait eu l’air totalement abandonnée, plongée dans les profondeurs de sa connexion avec l’argelen ambré. Dans ces conditions, il y avait peu de danger de l’alerter au moment de l’examen périphérique de sa conscience.
L’air était frais dans la caverne. Les Guides Communiants répartissaient les entrants devant les cubes d’argelen ambré. La session ne commencerait que lorsque les précédents participants seraient ressortis. La caverne était si vaste que l’on apercevait des centaines de citoyens à perte de vue en face de leur cube. D’autres espaces plus restreints existaient, et les esprits pouvaient aussi entrer en conjonction avec des communiants dans des Cavernes d’Ambre de différentes cités.
Avant que l’argelen ambré ne devienne corrompu, prétendaient certains, des ingénieurs avaient donné naissance à de grandes inventions, de superbes projets grâce à l’association des consciences. Ymeo elle-même avait parfois, à l’issue de l’une de ces cérémonies, des commencements d’idées, des ébauches de plans de construction — expériences invariablement frustrantes, car elle ne possédait pas les connaissances nécessaires pour concrétiser ces projets, ou les développer suffisamment. Elle trouvait pour sa part la technologie des Fengirs beaucoup plus concluante. N’étaient-ce pas eux qui avaient réalisé les champs d’antimatière pour ensuite les partager avec leurs alliés ? Il en allait ainsi de centaines d’outils perfectionnés de la vie de tous les jours. C’était eux, les grands transformateurs. Peut-être la corruption de l’argelen n’aurait-elle jamais été révélée si, à la suite du pacte d’alliance, le contraste avec leurs technologies supérieures n’était apparu si évident aux citoyens de toute la planète.
L’un des Guides Communiants désigna son cube à Ymeo, qui s’en approcha. Quand chacun fut positionné, les Guides levèrent la main. Un profond silence se fit dans la caverne. Les mains des Guides s’abaissèrent à l’unisson, et Ymeo, comme chacun des participants, posa la paume de la sienne sur son cubar, lequel palpitait sur son socle. La connexion fut immédiate et puissante. Il y avait des milliers de flux, des millions de courants tourbillonnants alentour. A l’inverse des fleuves qui se jetaient dans la mer, ceux de l’argelen vous faisaient remonter à leur source. Les plus attractifs pour elle étaient, comme le savait Ymeo, les fleuves l’entraînant vers les puits de savoir correspondant à ses propres centres d’intérêt. En se concentrant suffisamment, il était néanmoins possible d’échapper à l’emprise de ces flux pour ne retenir que les pâles étincelles qui représentaient des individus. Ce faisant, on parvenait à détacher une partie de sa conscience du bloc d’argelen — à la désynchroniser, en quelque sorte. Les Guides Communiants disaient que c’était à cette occasion principalement que les Nadariens utilisaient leur second cerveau. Il y avait ainsi moyen de percevoir son environnement immédiat sans pour autant briser le lien avec l’argelen.
C’est ce que fit Ymeo. Elle orienta son regard vers Tilean. La première fois, elle n’avait osé le faire qu’en fin de session de peur d’être détectée par sa cible.
Comme elle l’avait anticipé, Tilean était entièrement absorbée par l’argelen ambré. Les Guides Communiants observaient les participants d’un air détaché. Ymeo ne craignait pas d’être repérée par l’un d’eux, les communications télépathiques via l’argelen étant autorisées au cours des communions. Certains projets nécessitaient en effet des échanges aussi bien bilatéraux que multilatéraux, et les motivations de chacun ne faisaient l’objet d’aucun questionnement.
Le fait de regarder physiquement Tilean permettait à la partie de l’esprit d’Ymeo toujours connectée à l’argelen de dériver, en quelque sorte, de flotter jusqu’à se rapprocher de l’une des étincelles de conscience entre les fleuves. Le contact visuel assurait ainsi de ne pas se tromper de cible parmi les centaines de milliers d’esprits reliés aux cubars ambrés.
Ymeo se garda bien de mettre en œuvre la procédure d’approche telle qu’elle était enseignée par les Guides Communiants. Elle laissa simplement son esprit tournoyer autour de la conscience de Tilean dans l’espoir de capter des bribes de pensée ou des images. La partie de son esprit qui maintenait le contact visuel était la moins active des deux, Ymeo investissant de plus en plus la partie connectée à l’argelen pour améliorer son champ de perception. Elle captura de nombreuses images, dont la plupart n’avaient pas d’importance. Plusieurs, en revanche, se révélèrent dignes d’intérêt. Des mots étaient associés à certaines. Elle les isola dans sa mémoire de manière à les fixer et à en garder un souvenir net à l’issue de la séance. A l’issue de la cérémonie, elle se fondit dans la foule, se réjouissant que la pêche eût été fructueuse.
Deux jours plus tard, Ymeo se présentait avec Lenak à l’Institut Tile. Les locaux étaient fonctionnels, sans plus. Quelques tableaux façon mosaïques réalisés par des enfants ornaient les murs. Il y avait une file d’attente assez longue, preuve que l’Institut était en sous-effectif, et devait composer avec des moyens restreints. La queue n’était pas seulement formée de parents accompagnés de leurs rejetons, mais aussi d’adultes inadaptés. Lorsque son tour fut enfin venu, Ymeo sourit à l’employée débordée. « Je crois énormément en l’utilité de ce que vous faites ici, dit-elle, c’est pourquoi je viens inscrire mon fils.
– Il y a différentes formules…
– Pas si vite, l’interrompit Ymeo. Je suis disposée à faire une donation de 10 000 crédits à l’institut, à la condition que la réadaptation de Lenak soit suivie par votre patronne en personne. Je parle bien de Tilean. Et ce, à chaque étape.
– Vous avez bien dit 10 000 crédits ?
– En effet. Me serait-il possible de m’entretenir directement avec votre patronne ?
– Un instant, je me renseigne. » L’employée fit apparaître un P-com dans sa main et passa un appel en mode discret. Les paroles qu’elle échangea étaient inaudibles. Elle reposa l’appareil et leva les yeux vers Ymeo. « La fondatrice Tilean accepte de vous recevoir. »
Les pieds d’Ymeo et de Lenak s’enfoncèrent dans la moquette comme ils pénétraient dans le bureau de la dirigeante de l’institut. Les murs présentaient des tableaux lumineux, certains figurant de l’art ésotérique. « Bienvenue dans notre établissement », les accueillit la maîtresse des lieux. Son sourire était franc et chaleureux, la lueur bleutée de ses yeux annonçait aussi bien l’intelligence que la sensibilité. La rondeur de son crâne devait la rendre attrayante au sexe opposé, ainsi que sa silhouette bien proportionnée.
Ymeo la salua, au contraire de Lenak qui demeura muet.
« Je vous en prie, asseyez-vous », dit Tilean.
Il y avait deux sièges, et Ymeo s’installa. Lenak, de son côté, n’en fit rien. Sa moue boudeuse ne l’avait pas quitté depuis que sa mère adoptive lui avait annoncé son inscription dans cet établissement. Tilean hocha la tête dans la direction du jeune garçon d’un air compréhensif, avant d’adresser un nouveau sourire à Ymeo et de croiser les mains. « On me dit que vous avez de grands projets pour notre institut ? »
Lenak, cependant, s’était approché d’une petite table où figuraient différents blocs de terre cuite qu’il fallait emboîter les uns dans les autres. « Permettez », fit Ymeo en se levant et en se dirigeant vers l’enfant. Elle posa une main sur son épaule et désigna le puzzle. « Il peut ?
– Bien sûr, répondit Tilean. Je suis sûr qu’il ne tardera pas à trouver plusieurs des solutions possibles. Votre fils a l’air brillant. Très concentré.
– Très renfrogné, vous voulez dire. »
Tilean partit d’un petit rire, et Ymeo lui sourit. « Je suppose, dit Tilean, que l’idée de son inscription ici venait de vous plutôt que de lui ? »
Ymeo revint vers la dirigeante et se rassit. « C’est parce que Lenak n’a pas encore pris conscience de tout le bien que fait votre Institut autour de lui. Ni de toute l’importance qu’un séjour ici peut avoir pour son avenir.
– Oh ! Il est sans doute préférable de ne pas trop insister sur ce point auprès de lui. Nous ne voudrions pas que votre enfant se cabre parce qu’il perçoit trop d’enjeux. La relaxation et la détente comptent beaucoup dans notre méthode de réadaptation. »
Ymeo jeta un coup d’œil en direction de Lenak. Assis sur une petite chaise devant son jeu, il ne leur prêtait pas attention. « Je dois avouer que j’ai eu du mal à le convaincre par rapport à cette démarche. Et je sais qu’il a encore des doutes. Mais comme je le disais, je crois en votre Institut, dont j’ai soigneusement étudié les accomplissements passés. Et je crois aussi en votre action en particulier. C’est pourquoi je suis prête à vous verser 10 000 crédits si vous vous engagez à vous occuper de lui personnellement. De cette manière, la somme rejaillira sur d’autres enfants qui sont comme lui.
– C’est d’une très grande générosité, aussi bien pour eux que pour nous. Il m’arrive en effet, dans des cas exceptionnels, de me charger plus particulièrement de l’un de nos pensionnaires. Mais dites-moi, de quel type d’inadaptation souffre-t-il ?
– D’une forme aiguë, j’en ai peur. C’est tout juste si je suis parvenue à me connecter à son cubar en même temps que lui. J’essaie de l’inciter à s’en servir, mais je dois y aller avec des pincettes. Si j’insiste trop, il se met en colère. » Ymeo ne mentait pas à ce sujet. Lenak avait déjà fait la preuve de son irritabilité, dès lors qu’il était question d’argelen.
« Bien, nous avons différents tests, et différentes méthodes adaptées aux résultats. Ce n’est pas moi qui les lui ferai passer, il y a des spécialistes pour cela, mais je peux vous promettre que je superviserai personnellement ses progrès.
– Nous serait-il possible de nous voir régulièrement à son sujet ?
– Bien sûr. Une fois par semaine ?
– Tous les trois jours, ce serait préférable.
– Entendu, concéda Tilean. Je peux comprendre que vous souhaitiez ce qu’il y a de mieux pour votre enfant.
– Je suis convaincue que votre Institut fera l’affaire, dit Ymeo en démagnétisant sa tablette collée à sa cuisse. Je vais vous faire le virement. »
Une fois le paiement effectué, Tilean lui envoya une brochure détaillant les différents ateliers de réadaptation auxquels participerait Lenak. Ymeo prit ensuite congé. Elle eut des difficultés à inciter son « fils » à l’accompagner, tant il était absorbé dans son puzzle tactile. De retour à son domicile, elle prêta à Lenak sa tablette pour qu’il consulte la documentation. A son étonnement, le garçon n’afficha pas son indifférence coutumière. Il parut même satisfait de son étude des différentes activités proposées à l’Institut, si bien qu’il accepta de commencer des séances dès le lendemain.
En principe, Lenak aurait dû bénéficier d’une dérogation auprès des Guides Communiants stipulant qu’en raison de son inadaptation, il ne pouvait suivre le cycle scolaire habituel. Ymeo, toutefois, avait obtenu de l’Orphelinat de Yanaris que la situation de Lenak ne soit pas régularisée, lui épargnant ainsi toute curiosité indésirable. Légalement, Lenak n’existerait pour ainsi dire pas tant que durerait cette période d’adoption. Par conscience professionnelle, Ymeo s’efforçait d’en apprendre davantage sur les limitations de son enfant, et s’intéressa aux différents ateliers de l’Institut. De cette manière, elle aurait des idées de conversation avec Tilean. Il lui faudrait juste s’écarter de temps à autre du sujet pour évoquer d’autres centres d’intérêt, et tenter de créer du lien.
Le lendemain, elle conduisit comme prévu Lenak à l’Institut, et passa le rechercher en fin d’après-midi. Deux jours après, elle alla à son premier rendez-vous de suivi avec Tilean. Elle dissimula une surprise dans une valise. Dans un premier temps, Ymeo et Tilean discutèrent des ateliers de Lenak, de ses progrès ainsi que de ses interactions avec les différents participants. Comme l’entrevue approchait de son terme, Ymeo désigna l’un des tableaux au mur et dit : « Je peux ? »
Tilean inclina la tête, étonnée, et Ymeo s’avança vers le cadre. L’image apparaissait en relief. Il s’agissait d’une roche travaillée manuellement et ne formant qu’un bloc, et pourtant sa géométrie exotique paraissait bouleverser les lois de la physique. « C’est de l’art Zenepyr, dit-elle.
– Vous connaissez ? demanda Tilean, surprise.
– Je suis une amatrice, sourit Ymeo. En étudiant les archives de l’Institut, j’ai vu que vous aviez essayé d’éveiller la sensibilité à l’argelen de vos patients en vous servant de ces sculptures au cours des ateliers. Qu’est-ce que ça a donné ? » Ymeo se garda bien de révéler à son interlocutrice qu’elle avait fait cette recherche sur la relation entre l’institut et l’art ésotérique pour l’unique raison qu’elle avait aperçu l’une de ces sculptures dans l’esprit de Tilean au moment de la communion. L’image avait été associée au mot « Zenepyr ». Ses investigations lui avaient appris que cet art portait le nom de l’île Zenepyr, située aux antipodes. L’île était la seule à posséder des concrétions de zenepyr, une roche qui pouvait être modelée comme aucune autre sur la planète. Les autochtones maîtrisaient certaines techniques secrètes. En conséquence, les sculptures très colorées issues de cet art étaient aussi rares que précieuses.
« Les sculptures développent le sens tactile de nos patients, dit Tilean. Elles ne permettent pas une ouverture et une connexion directe à l’argelen — ce serait trop facile ! — mais elles sont de nature à favoriser une meilleure préparation, une plus grande sensibilité à la texture de la roche. En un mot, on obtient de meilleurs résultats avec. Malheureusement, elles n’existent qu’en petit nombre.
– Que diriez-vous, fit Ymeo avec son sourire en coin, de leur permettre d’essayer avec ceci ? » Elle ouvrit sa valise et retira d’une enveloppe protectrice une sculpture encore plus étirée en longueur, plus entortillée, colorée et fascinante que celles des tableaux. A l’éclat redoublé de la lueur bleutée dans les yeux de sa cible, à l’empressement avec lequel Tilean se leva et s’approcha d’elle, à la fébrilité de ses mouvements, Ymeo sut que l’investissement, qui avait poussé à ses limites l’enveloppe dont elle disposait, avait été rentable.
« C’est extraordinaire ! s’extasia Tilean. Où avez-vous obtenu pareille merveille ? – Sur l’île elle-même, bien sûr. Les sculpteurs ne vendent qu’à ceux d’entre nous qui font le déplacement. Les vrais amateurs. » Ymeo ne mentait pas. Elle avait passé la plus grande partie de la journée précédente à voyager dans son flotteur afin d’acquérir l’artefact. Tilean lui sourit et pour la première fois, Ymeo eut l’impression qu’elle venait de créer le début d’une véritable complicité.
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