lundi 12 août 2024

L'Essence des Sens : chapitre 7

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le septième.

Retrouvez la présentation du roman, ainsi que les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien.

 

7. Vital partenariat 

La technologie était un sujet rébarbatif, selon Grendchko. Ses collaborateurs qui avaient tenté de le gaver de spécifications techniques des produits de la Transpulsion avaient parfois osé trouver suspect son désintérêt. Leur ambition personnelle avait même poussé certains à croire qu’ils pourraient dénoncer sa prétendue incompétence, dans l’espoir absurde de le remplacer. Comme si on pouvait remplacer l’irremplaçable ! Quelques-uns, comme il l’avait su par la suite, avaient juste été redéployés dans un nouveau secteur quand il pensait les avoir virés, mais du moins ne les trouvait-il plus sur son chemin. D’autres avaient connu des désagréments si violents qu’ils avaient été contraints à la démission, sans rien pouvoir prouver contre lui bien entendu — Grendchko avait appris à couvrir ses traces. Sa réputation de leader inflexible s’en était accrue, ce qui faisait bien ses affaires. 

S’il ne s’intéressait pas à tous les détails épuisants de l’ingénierie, en revanche, Grendchko avait un instinct pour suivre les lignes de force, les enjeux les plus importants pour la compagnie. En particulier, il savait Olnav très attaché à obtenir un accord de partenariat exclusif avec la société Ylium. Celle-ci avait développé des champs d’antimatière à des tarifs défiant toute concurrence. Or, la Transpulsion avait conçu de nouveaux réacteurs de distorsion adaptés à ce type de champ. L’investissement sur ces réacteurs avait été très conséquent, et serait perdu si Ylium se tournait vers certains rivaux. Les négociations entre les deux sociétés duraient depuis plusieurs mois, mais approchaient enfin de leur conclusion. 

Lorsque l’idée d’une proposition de dîner d’affaires fut abordée, Grendchko mit son veto dans un premier temps. Comme il s’y attendait, Shinaen ne tarda pas à le contacter à ce sujet. « J’espère, dit-il, que vous avez une très bonne raison pour que cet accord ne se fasse pas. Notre objectif n’est pas de ruiner la Transpulsion, ne l’oubliez pas. » Le poil fauve du Fengir était hérissé, les fentes de ses pupilles plus étrécies qu’à l’ordinaire. 

« Oh ! se récria aussitôt Grendchko. Mais je souhaite que le contrat soit validé, bien au contraire ! Simplement, j’ai besoin d’un peu de temps pour préparer le terrain. 

– Qu’avez-vous en tête ? » demanda soupçonneusement Shinaen. 

D’abord désarçonné par la question, Grendchko se reprit rapidement. « Cet accord est si important pour la Transpulsion qu’il doit porter, en quelque sorte, ma signature. De cette manière, à travers moi, c’est votre influence qui sera reconnue. 

– Vous avez deux jours. Pas davantage. » 

Le visage du grand félin disparut. Grendchko poussa un soupir de soulagement. En vérifiant sa console, il s’aperçut qu’Olnav avait demandé une réunion d’urgence des édiles de la compagnie. Son premier réflexe fut de hausser les épaules et de traiter la requête par le dédain, mais il savait qu’il serait question de lui. Par ailleurs, s’il ne se présentait pas à une assemblée des plus hautes instances, on pouvait mal interpréter son geste. Plutôt que de penser qu’il était au-dessus de la mêlée, on pouvait s’imaginer qu’il n’avait pas sa place parmi les dirigeants de la Transpulsion. La meilleure défense étant toujours l’attaque, il décida de préparer la sienne avant même le début du meeting, qui devait commencer d’ici un quart d’heure. Le résultat de l’appel qu’il passa s’avéra fructueux, ce qui lui mit le sourire aux lèvres. 

Grendchko savoura le climat électrique de l’entame de réunion. Celle-ci se déroulait dans une salle pourvue de plusieurs blocs d’argelen ambré. Tous les dirigeants étaient physiquement présents. Certains, Olnav le premier d’entre eux, le considéraient de manière franchement hostile. D’autres affichaient une mine au mieux circonspecte, quand leur visage ne reflétait pas les doutes qui les assaillaient. 

« Salutations à tous, commença Olnav d’une voix légèrement amplifiée par la technologie. L’ordre du jour de cette réunion en urgence est simple — le veto du second édile ici présent au sujet du dîner pour finaliser le contrat avec Ylium. Un contrat, inutile de le rappeler, qui a été mis au point après plusieurs mois d’âpres négociations, et qui représente des milliards de crédits d’investissement. Pourquoi, Grendchko, avoir décidé de vous opposer à la signature du contrat ? » 

L’irritation dans la voix de son cousin était difficilement contenue. Grendchko pensait ne pas se tromper en estimant qu’Olnav avait organisé cette réunion sous l’emprise de la colère. Il était parfois bon de faire enrager ses ennemis, car alors ils devenaient plus susceptibles de commettre des erreurs. Si Olnav croyait lui avoir coupé l’herbe sous le pied en réagissant si rapidement, il allait tomber de haut. Grendchko se leva. « Salutations », fit-il en observant chacun des participants à tour de rôle. Il prit délibérément son temps pour s’adresser à Olnav et lui répondre. « Je ne me suis pas opposé à la signature du contrat, mais à l’idée d’organiser ce dîner si important, comme chacun ici le sait, sans que je ne sois mêlé au processus décisionnel. 

– Mais à aucun moment vous ne vous êtes intéressé aux négociations avec Ylium ! fulmina Olnav. Vous ne vous êtes impliqué dans aucun des process en cours à leur sujet. 

– Ne confondez pas tout, le corrigea Grendchko. Vous m’avez tenu à l’écart de ces négociations. En revanche, je m’y suis intéressé — de très près. Je sais depuis longtemps à quel point cet accord est vital pour l’avenir de notre entreprise. 

– Ah bon ? Vous avez une preuve ? » 

Les autres membres du directoire suivaient l’échange avec grande attention, mais sans prendre parti pour le moment. Grendchko se contenta de hocher la tête et de presser la touche de la tablette qu’il avait apportée. Aussitôt, l’holoprojection du visage et du buste de Talern, premier édile de la compagnie Ylium, se matérialisa. L’enregistrement remontait à quelques minutes seulement. Grendchko fit un geste et le plan s’élargit pour l’inclure à son tour. « Salutations, premier édile Talern, dit la représentation holo de Grendchko. 

– Salutations, second édile Grendchko, fit Talern sans dissimuler sa surprise. 

– Ma compagnie, la Transpulsion, souhaite organiser un dîner d’affaires afin de conclure la signature du contrat au sujet de votre si prometteuse technologie de champs… 

– Champs d’antimatière ? 

– C’est cela ! » Grendchko vit avec satisfaction que chacun des participants à la réunion retenait son souffle en observant l’échange. 

« Je sais que c’était dans l’air, mais je n’ai pas encore reçu d’invitation officielle, avança Talern d’un ton suspicieux. 

– Vous allez recevoir cette invitation dès aujourd’hui, je vous le garantis. A ce sujet, je souhaiterais vous rencontrer personnellement afin de préparer au mieux ce dîner d’affaires si important. Auriez-vous quelques minutes à me consacrer demain après-midi ? Vers 15 h ? » 

La réponse de Talern, positive, de même que les salutations d’usage ensuite échangées furent quasiment noyées parmi les exclamations. 

« Vous n’aviez pas le droit d’intervenir sur ce dossier ! fulmina Olnav, outragé en le pointant du doigt. Vous avez brisé la chaîne hiérarchique ! » 

Plusieurs autres édiles relayèrent leur incompréhension au sujet de l’ingérence de Grendchko. L’un d’eux mit même en doute son utilité. 

« Au contraire, dit Grendchko, élevant la voix pour couvrir la rumeur. Pour un contrat aussi important, la société Ylium doit savoir que la Transpulsion parle d’une seule voix. Je suis sûr qu’un premier édile aussi intelligent que Talern se demandait pourquoi le second édile de chez nous avait jusqu’à présent été tenu à l’écart des négociations. Notre rencontre de demain apaisera tous ses doutes et le mettra en confiance. 

– Vous retirez donc votre veto au sujet de ce dîner d’affaires ? 

– Non seulement je retire mon veto, mais je vous affirme que je n’ai pas l’intention de participer au dîner. En revanche, je veux m’impliquer dans sa préparation. D’où cette initiative personnelle. »

Joignant le geste à la parole, Grendchko afficha l’écran où figurait son veto et l’annula. Les murmures de protestation s’apaisèrent, et la plupart des dirigeants parurent rassurés, même si Grendchko nota diverses expressions suspicieuses, en particulier chez Olnav. Celui-ci insista pour que Grendchko se concerte avec l’équipe chargée des négociations afin de prévenir tout impair au cours de sa rencontre avec le premier édile d’Ylium. L’invitation au dîner fut, au soulagement de chacun, votée et envoyée. 

A la demande d’Olnav, l’équipe responsable des dernières tractations se présenta peu après dans le bureau de Grendchko. Celui-ci trouva la discussion longue et fastidieuse, mais s’assura d’organiser le dîner d’affaires. Sitôt après l’entrevue, il ordonna à sa secrétaire la plus compétente d’en régler les détails, à l’exception cependant des inhalations traditionnelles, celles qui permettraient de sceller le contrat. Il avait bien l’intention de s’occuper personnellement de celles-ci. 

La journée de travail touchait à sa fin, et Grendchko rentra chez lui. Depuis son accession au poste de second édile, il avait déménagé pour s’installer dans le noyau Megeal. C’était le district des nouveaux riches, ceux qui faisaient fortune en nouant une collaboration étroite avec les Fengirs. Luxe, confort et ostentation étaient bien sûr au rendez-vous — à quoi servait la richesse, sinon à en faire étalage ? Une fois bien calé dans son fauteuil antigrav, Grendchko appela Ymeo sur un canal sécurisé. « Bonjour, ma petite ombre, dit-il avec cette fausse bonhomie qui lui était coutumière. Où en es-tu de ta mission ? 

– Là où vous le souhaitiez, je pense, maître. » 

Grendchko eut un frémissement d’excitation à ce mot de « maître ». Il n’y avait pas à dire, la petite garce savait par quel bout le prendre. 

« Nous avons eu notre premier dîner hier. Je l’avais amenée à l’une de ses expositions préférées il y a trois jours. Et hier, elle s’est même plainte des horaires de travail de son mari, qui le font rentrer si tard. 

 – Très bien. A ce sujet, il est impératif que tu puisses passer la soirée avec elle dans quatre jours exactement. Son mari Olnav sera de nouveau occupé. Un dîner d’affaires. 

– Vos désirs sont des ordres. 

– Je t’expliquerai plus en détail ce que j’attends de toi… disons dans deux jours, à l’endroit et à l’heure habituels ? 

– Avec grand plaisir, maître. » 

Grendchko grogna devant la sensualité de son sourire. Il mit fin à l’appel. 

 

Richesse et pouvoir ont tendance à susciter l’envie de ceux qui en sont dépourvus. Comme Grendchko ne l’ignorait pas, s’élever, c’est également s’exposer. Aussi avait-il demandé à Shinaen de lui fournir des dispositifs de détection et de brouillage. Quand il ne souhaitait pas être suivi, Grendchko avait ainsi moyen de s’assurer qu’il ne l’était pas, et de masquer son signal en cas de filature. Il avait en outre appris différentes techniques pour s’anonymiser, en utilisant les transports en commun, en se fondant dans la foule, et en se faisant accompagner à distance par un drone de surveillance. 

Au cours du trajet tortueux qui devait le mener dans l’arrière-boutique d’un vendeur d’animaux exotiques synthétiques, laquelle servait de couverture à d’autres activités moins avouables, Grendchko vérifia à plusieurs reprises sa tablette. Ni les détecteurs propres à celle-ci ni ceux du drone qui flottait à quelques mètres de lui ne révélèrent quoi que ce soit de suspect. Son contact travaillait pour Stimcortix. Il était venu avec une mallette contenant différents produits, dont il détailla les effets. Grendchko fit son choix et le régla, avant de repartir avec son butin, un sourire satisfait aux lèvres. 

Dans l’après-midi, il alla, le plus officiellement du monde cette fois, et sans détour, à son rendez-vous avec Talern. La terrasse du 78e étage du bâtiment d’Ylium était venteuse, mais le point de vue sur la ville, imprenable. Le dirigeant d’Ylium l’accueillit d’un hochement de tête réservé. Grendchko ne s’en formalisa pas, allant jusqu’à s’incliner de manière prononcée afin de marquer sa reconnaissance du statut supérieur du premier édile. 

« Heureux de faire votre connaissance, fit Talern non sans une certaine froideur. 

– Le bénéfice est mutuel. 

– Afin de me préparer à cette entrevue, j’ai jeté un coup d’œil à votre profil sur la Ruche. Administrateur dans les transmissions interstellaires et dans les générateurs antimatières, c’est un cursus impressionnant. » 

Grendchko ne put manquer de relever une lourde ironie dans les paroles de l’édile. Il eut un sourire crispé. « Dans deux compagnies de nos alliés les Fengirs. » 

Les yeux bleutés de Talern se voilèrent tout à coup. A la satisfaction de Grendchko, son expression et sa voix devinrent neutres. « Oui, c’est impressionnant, articula-t-il. 

– Mais nous ne sommes pas ici pour parler de moi. Ni même de technologie. J’imagine que l’on doit vous en rebattre suffisamment les oreilles. 

– En même temps, c’est la passion qui nous anime. 

– J’ai à cœur de discuter des détails du dîner d’affaires. » Grendchko saisit sa tablette et se mit à passer en revue les salons privés du club dans lequel aurait lieu la rencontre, puis les différents ingrédients du repas préparé par son assistante. Il s’aperçut que le premier édile s’impatientait de le voir aborder des sujets aussi triviaux, et en vint à l’un des objets de sa visite. « Afin de donner à ce repas un caractère plus officiel, nous souhaitons fournir un drone-cam pour diffusion sur le réseau. 

– D’accord, mais à condition que nous fournissions aussi le nôtre. 

– Entendu. J’aimerais aussi vous communiquer la liste du personnel qui vous servira. 

– Des Nadariens ? C’est original, mais nous amenons des droïdes dans ce genre de circonstances. 

– Dans ce cas, dit Grendchko, pourquoi n’aurions-nous pas un panachage des deux ? Vos droïdes, et notre personnel trié sur le volet. 

– Cela ne devrait pas poser de problèmes. 

– Sitôt après la signature, j’ai pris l’initiative de réserver à nos équipes de travail des places pour le spectacle d’Orkhaisan de 23 h. Ce sera l’occasion de fêter cet accord. Aux frais de la Transpulsion bien entendu. » 

Le spectacle de lanceurs de disque équilibristes était l’un des plus courus sur la planète, et Grendchko avait dû mobiliser un budget non négligeable pour obtenir les places. 

« Belle initiative, en effet, reconnut Talern. Je commence à comprendre pourquoi votre compagnie vous apprécie autant. » 

Son visage disait qu’il n’en pensait rien, mais Grendchko jubila. Il ne restait plus que deux ou trois détails à régler pour que tout soit enfin prêt pour cette soirée si importante.



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