lundi 26 août 2024

L'Essence des Sens : chapitre 9

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le neuvième. 

9. Le débat 

« Incroyaaable ! Chers abonnés, qu’avons-nous là ? Mais qu’avons-nous ? Je vous demande maintenant de vous pencher sur cette nouvelle holovid ! Le robuste mâle que vous voyez lutiner cette femelle en pâmoison devant tant d’ardeur n’est autre que Grendchko, fils de Balmen, l’illustre second édile de la Transpulsion ! Et la femelle ? Je vous le donne en mille, voici qu’entre dans la danse Tilean, épouse d’Olnav, premier édile de la Transpulsion ! Il faut croire que dans cette compagnie, les relations sont bien plus que confraternelles ! A moins bien sûr, fit le présentateur avec un clin d’œil grivois, que l’épouse d’Olnav n’ait battu le record galactique de contre-cocufiage après avoir été trompée ! Ce qui me fait penser que là où certains ont toujours un plan de secours, d’autres ont toujours un plan sexe en réserve... » 

Grendchko hocha la tête en revoyant la vidéo par l’entremise de son cubar. De 12 000 vues, l’holovid initiale avait atteint très vite le million de connexions en direct. Chiffre qui avait été multiplié par 100 au cours des premiers ébats. Avec la deuxième holovid, celle où Grendchko apparaissait en personne aux côtés de Tilean, le nombre de visiteurs avait de nouveau été multiplié par 100. Pas moins de dix milliards d’utilisateurs de la Ruche avaient assisté à la vengeance de l’épouse d’Olnav — c’était du moins comme ça que Penlov, l’animateur d’Orgix, avait présenté la chose, à la grande satisfaction de Grendchko. Tout s’était tellement bien combiné ! Grendchko n’aurait pu rêver plus belle plate-forme pour accéder à la célébrité. Rien que d’y penser, il en avait les appendices tout frétillants. Il mit fin au contact avec le cubar. 

L’holovid avait évidemment mis une bonne partie de la planète en émoi, avec la Transpulsion au cœur de la tourmente. Une majorité des gens avaient considéré que Grendchko avait agi en vrai justicier pour venger l’épouse d’Olnav, et que le titre de premier édile était monté à la tête de ce si jeune dirigeant. Malgré tout, Olnav était resté en poste, mais dans les locaux de l’entreprise, il rasait les murs. Lorsqu’il parlait, il le faisait d’un ton froid, et une partie de son esprit était perpétuellement détachée. Son couple n’avait bien sûr pas résisté au scandale. 

Grendchko serait bien demeuré dans la compagnie, ne serait-ce que pour voir son cousin s’enfoncer chaque jour un peu plus dans l’accablement, mais Shinaen avait pensé que sa notoriété nouvellement acquise devait être mise à profit. Le Fengir nourrissait à son égard de mystérieux desseins, lesquels allaient de toute évidence dans le sens de l’ambition du principal intéressé. Pour preuve, afin d’emporter son adhésion, Shinaen avait affirmé qu’avant le départ de Grendchko, comme ultime « cadeau d’adieu » de l’entreprise, il appuierait une disposition permettant au second édile d’empocher 2 % des bénéfices des préventes et ventes de réacteurs résultant du contrat entre la Transpulsion et Ylium. Concrètement, cela englobait tous les vaisseaux équipés des nouveaux réacteurs de distorsion. La motion avait entraîné la démission de deux membres du comité d’administration, mais avait malgré tout été votée. 

La reconversion avait été rondement menée. Des élections locales avaient lieu. Grendchko s’y présenta et battit à plate couture son adversaire. 

Il se désignait lui-même comme le champion du changement, celui qui allait enfin permettre de surmonter la corruption de l’argelen en dessinant la voie d’accomplissements rapides et modernes grâce à une alliance renforcée avec les Fengirs. Et cela marchait ! Grendchko s’était surpris en se découvrant des talents de tribun. Les conseils de Shinaen, souvent judicieux, n’étaient bien sûr que peu de choses comparés à l’irrésistible magnétisme de Grendchko, véritable clé de son succès. 

Et voilà qu’à présent, cinq ans avaient passé depuis sa démission du poste de second édile. Grendchko avait fait fructifier son pourcentage dans la Transpulsion en suivant les avis éclairés de l’une des Intelligences Synthétiques des Fengirs, devenant l’une des premières fortunes de la planète. Après avoir volé de victoire en victoire électorale, le richissime candidat défiait dans cette joute verbale le Coordonnateur Aleko, avec pour enjeu le titre de Premier Coordonnateur, c’est-à-dire le principal détenteur du pouvoir exécutif sur le globe — rien de moins. Que de chemin parcouru ! Plus qu’aucun autre des candidats précédemment sponsorisés par les Fengirs, Grendchko bénéficiait du soutien sans borne d’une frange non négligeable de la population de Nadar. Les braves gens vouaient à sa verve brutale et à sa prestance un culte. Chaque fois qu’il apparaissait dans ces arènes qu’étaient les plateaux holo, le nouveau champion du peuple se sentait aussi à l’aise que dans un modulofauteuil. 

C’était le cas en ce moment. Le plateau holo de l’élection à la fonction suprême se situait à Kalinchev, le noyau principal de la capitale Argea. Grendchko tout comme Aleko, son adversaire, y étaient physiquement présents. Chacun se rapprocha du pupitre contenant son bloc d’argelen et y apposa la main. Il régnait un profond silence sur la scène sphérique, laquelle projetait une illusion d’immensité. Des dizaines de milliers d’individus rassemblés tout autour suivaient des yeux les deux candidats. Mieux valait ne pas chercher à détailler du regard l’un de ces spectateurs, car eux n’étaient pas présents en personne, et leurs avatars ne cessaient de se métamorphoser. Ces dizaines de milliers symbolisaient en réalité les quinze milliards de Nadariens de la planète se succédant à tour de rôle. Chaque citoyen bénéficiait ainsi d’une représentation certes fugace, mais qui conférait encore plus de solennité et de majesté à l’événement. Les candidats se trouvaient à quelques mètres du peuple figurant dans toute sa diversité sans cesse changeante, dans une sorte d’intimité vertigineuse. 

En signe de respect, Grendchko et Aleko joignirent la paume des deux mains. Grendchko essaya comme il en avait l’habitude d’user de sa puissance physique pour pousser son adversaire et le déstabiliser. Toutefois, l’autre avait étudié son manège avec ses précédents opposants, et se contenta de se reculer pour interrompre le contact sans se laisser démonter. 

Une lueur de colère parcourut l’éclat bleuté des yeux d’Aleko, néanmoins le reste de son expression demeura impassible. 

Certaines mauvaises langues prétendaient que les débats avaient perdu tout à la fois en richesse, en nuance et en clarté depuis qu’ils ne se déroulaient plus au sein des Cavernes d’Ambre, sous la forme de communion télépathique autorisée par les cubars. Il avait été aisé de démontrer que la formule technologique préconisée par les alliés Fengirs était la plus démocratique et la plus universelle, puisqu’elle ne laissait pas sur le bord du chemin les inadaptés dont le matériel génétique ne leur permettait pas une qualité optimale de connexion avec l’argelen. En conséquence, les cubars présents sur les deux pupitres ne servaient plus qu’à identifier les candidats et votants. Ce n’était encore là qu’une précaution redondante, un sacrifice à la forme et à la tradition, étant donné que les fonctions biométriques des tablettes dont étaient équipés chaque Nadarien assuraient d’elles-mêmes, à tout moment, l’identification des uns et des autres au niveau subatomique. Des holocams retransmettaient la scène sous différents angles, de manière à ce que les spectateurs aient l’impression d’être présents. 

La présentatrice s’approcha et des salutations furent échangées. Puis, Kelanav, comme elle se nommait, retraça une brève biographie de chacun des candidats. Tandis qu’elle parlait, des images des époques évoquées se matérialisaient sur le plateau. Les deux Nadariens apparaissaient plus jeunes, au cours de séquences où ils avaient été filmés, que ce soit sur leurs lieux de travail ou dans des endroits publics dédiés aux loisirs. Aleko comme Grendchko avaient donné leur accord au sujet des extraits diffusés, garantissant à chacun de ne pas être confronté à des images embarrassantes. Aleko avait majoritairement tenu des postes administratifs plus ennuyeux les uns que les autres. Grendchko savait, en revanche, que le fait d’avoir pris part aux décisions de deux compagnies fengiriennes conférait un relief et un éclat tout particulier à son passé professionnel — les Fengirs avaient fourni des images très convaincantes, forgées de toutes pièces bien sûr, mais que nul n’oserait remettre en cause. 

Les dernières séquences portaient sur l’ascension politique de chaque candidat, et en particulier les joutes oratoires avec leurs adversaires. Le style d’Aleko, tout en subtilité, tranchait avec l’emphase et la pugnacité de Grendchko, laquelle confinait parfois à la hargne, quand ce n’était pas à la brutale grossièreté. Le débat commença aussitôt après. Kelanav, de sa voix profonde et envoûtante, dressa en préambule la liste des thèmes qui seraient abordés. Economie, écologie, recherche scientifique, développement culturel et technologique, sécurité intérieure, statut au sein de l’Expansion et interventions extérieures figuraient au menu de la soirée. 

Elle les interrogea à tour de rôle et ils présentèrent les différents pans de leur programme. Sur le plateau, les candidats se tenaient debout sans presque bouger, comme enracinés dans le sol, une posture caractéristique des Nadariens. La silhouette assez frêle d’Aleko tranchait avec celle, plutôt massive, de Grendchko. Celui-ci suivait strictement la ligne préconisée par les Fengirs, là où son adversaire puisait parfois dans la tradition pour s’attirer les faveurs des conservateurs. Lorsqu’Aleko fut interrogé au sujet de la sécurité intérieure et des problèmes posés par les Réfractaires, il tint le discours suivant : « Ils ne représentent qu’un désagrément mineur. Toutes les statistiques indiquent que les ressources allouées à la répression ont jusqu’à présent constitué un gaspillage sans précédent — les résultats ne sont pas à la hauteur, c’est un fait. Une approche harmonieuse privilégiera la diplomatie. Je ferai installer des centres de réflexion et de débats où ces marginaux pourront librement exprimer leurs points de vue et revendications. Des Guides Communiants y seront présents pour interroger l’argelen et déterminer si les demandes de ces individus sont recevables. Si elles ne le sont pas, nous tenterons d’obtenir les solutions les plus satisfaisantes pour les deux parties. C’est en leur tendant la main que nous pourrons enfin résoudre cette situation épineuse, et non en leur faisant la guerre. 

– Coordonnateur Grendchko, fit Kelanev en se tournant vers l’intéressé avec un sourire, je vois que vous faites la grimace. Votre avis à ce sujet ? 

– Les paroles du Coordonnateur Aleko sont dignes d’une jouvencelle timorée, qui s’enfuira en pleurant dès qu’on lui soufflera dessus ! Des centres de réflexion, et puis quoi, encore ? Pourquoi ne les invite-t-il pas à ses parties fines, tant qu’il y est ? En leur demandant quelques litres de lubrifiant, pour atténuer la douleur quand il se fera posséder ! » Grendchko sourit en contemplant l’expression outragée de son adversaire. Ses fans adoraient ce type de sorties, ils n’écoutaient ce genre de débat que dans le but de le voir piétiner l’ego de ses opposants. 

« Que feriez-vous pour votre part ? articula Kelanev avec une moue qui indiquait un certain dégoût. 

– Je les traquerai comme la vermine qu’ils sont, bien entendu ! lança Grendchko. Les tunnels des réseaux souterrains ne seront jamais assez vastes pour leur permettre d’échapper à ma volonté de justice. 

– Cela a déjà été essayé, intervint Aleko. 

– Mais pas par moi ! rugit Grendchko. Vous croyez que j’aurais pu bénéficier de la faveur de nos alliés Fengirs, si je ne possédais pas les qualités indispensables pour ce type de tâche ? » 

Comme à chaque fois qu’il évoquait leurs si précieux alliés, son adversaire baissa les yeux. La soumission que les Coordonnateurs affichaient envers les Fengirs pouvait facilement être transformée par de la sujétion pour Grendchko, soutien principal et autoproclamé de ces membres éminents de l’Expansion. Montrer une telle faiblesse dans un débat, c’était souvent perdre pied, et l’avantage concédé se révélait très difficile à récupérer. 

« Vous ne feriez donc pas appel à l’argelen pour déterminer si quelques-unes des revendications des Réfractaires ne seraient pas recevables ? demanda Kelanev. 

– On ne peut pas régler un problème avec quelque chose qui pose problème, répondit Grendchko. Vous le savez, l’argelen n’est plus aussi fiable que par le passé, c’est peu de le dire. Nos amis Fengirs nous ont aidés à le remplacer en partie, et je crois que nous devons aller beaucoup plus loin. 

– Quitte à renier nos traditions ? 

– Uniquement ce qui a mal tourné. Ma solution nous permettra de redonner beaucoup plus de force à nos traditions. Et d’unir le peuple entier. 

– De l’enchaîner sous votre joug, vous voulez dire », lança Aleko. 

Les candidats échangèrent des regards chargés d’éclairs. Kelanev fit retomber la tension en passant à des sujets culturels. Peu après, cependant, elle en vint aux interventions extérieures. La thématique était source de préoccupation pour chacun, puisque Nadar, en tant que membre de l’Expansion, allouait de considérables ressources à la guerre contre la Confédération des Planètes Unies et leurs alliés intermittents de la Fondation des Indépendantistes. « Que pensez-vous de la menace oblanite ? demanda-t-elle à Aleko. Avez-vous un plan pour la contrecarrer ? 

– Nous avons essuyé une défaite en raison de ce nouveau Relais d’Accélération installé par la Confédération, et dont nous n’avions pas connaissance. Cela démontre que nous devons plus mûrement préparer notre prochaine offensive, en nous fiant bien sûr aux indications de nos alliés Ektrims, Zayborgs et Fengirs de l’Expansion, mais tout en développant nos propres unités de reconnaissance. 

– Quelles seront les prochaines missions de nos forces d’intervention ? 

– Sans préjuger de ce qui sera décidé par nos alliés, je préconise de nous focaliser dans un premier temps sur la reconnaissance, l’exploration et le renseignement afin d’être en mesure d’élaborer la meilleure stratégie. 

– Coordonnateur Grendchko. Votre avis sur le sujet ? 

– Oblan, c’est la grandeur passée de Nadar. Vous le savez, j’ai axé ma campagne sur cet âge d’or de notre glorieuse Histoire qui nous a vus nous installer sur cette planète et tirer parti de ses merveilleuses ressources. Nous étions forts, alors. Nous pouvions regarder les autres peuples de la galaxie droit dans les yeux. C’est quand nous avons piteusement quitté Oblan que nous avons commencé à sombrer dans la décadence. Nous devons à tout prix reconquérir cette grandeur passée ! C’est pourquoi je suis heureux de vous annoncer en exclusivité que nos alliés Fengirs, mon équipe et moi-même avons préparé un plan à cet effet. Je ne peux bien sûr pas vous en révéler les détails, mais sachez que je suis très confiant. La grandeur est au bout du chemin ! La grandeur retrouvée ! » 

*** 

Jaynak, une moue de dépit sur le visage, claqua des doigts pour éteindre la retransmission holo. C’était chaque fois la même histoire. A chacune des élections, il avait l’impression qu’il serait capable de voter pour le candidat le plus sensé, le plus raisonnable, le plus équilibré, le plus sage en somme. Et à chaque fois, son opinion se modifiait en faveur de la personnalité qui affichait avec le plus de détermination son soutien aux Fengirs. A deux jours du vote crucial, il avait encore le sentiment qu’il parviendrait à s’abstenir, mais tout juste. Il lui fallait se rendre à l’évidence, depuis ce débat, il ne se sentait plus à même de voter Aleko. Quand il se représentait en pensée dans la Salle du Choix — la salle holo où chacun votait — il ne se voyait pas effectuer le pas, symbolique et nécessaire, vers Aleko. Ce gros bâtard répugnant de Grendchko allait l’emporter à cause de l’inertie de gens comme lui — il y avait de quoi se dégoûter de soi-même. 

Jaynak consulta sa tablette. La section « sondage permanent » des élections planétaires nadariennes indiquait l’abstention comme toujours majoritaire. Il n’était visiblement pas le seul à avoir l’impression d’être privé de son choix. Et ce n’était pas comme si ça datait d’hier. Jaynak se souvenait de discussions avec des amis, plusieurs années auparavant. La plupart d’entre eux rechignaient à aborder ce point. Ce n’est qu’une fois acculés qu’ils concédaient ne pas être sûrs de voter en leur âme et conscience au moment décisif. Yneken, l’une des amies de Jaynak, l’avait cependant mis en garde : « si tu creuses un peu trop le sujet, tu risques vite de rejoindre les rangs des Réfractaires. » 

Ce qui, bien sûr, lui avait donné à réfléchir. Les Réfractaires refusaient tout à la fois la communion avec l’argelen et le système politique en vigueur. Ils s’opposaient à tout, en fait, ce qui n’avait jamais paru très constructif à Jaynak. Etaient-ils tous des rebelles à l’Expansion ? Des traîtres œuvrant pour le compte de la Confédération des Planètes Unies, comme le clamaient les autorités ? Jaynak était tenté de le croire. Il préférait garder une part de doute à leur sujet, car après tout, s’il se mettait à rechercher, sur le réseau ou dans l’argelen, des preuves de leur implication aux côtés de l’ennemi et qu’il en trouvait, rien ne démontrerait leur authenticité. 

Si Grendchko était élu, les Réfractaires allaient en tout cas passer un sacré mauvais quart d’heure. Jaynak soupira, puis alla dans son bureau, où il vérifia l’état de son matériel d’escalade en prévision de la sortie du lendemain avec sa sœur Niducia. Les crochets de titane de ses chaussures et bracelets étaient toujours en parfaite condition. Il scanna sa ceinture antigrav, qui ne donnait aucun signe de faiblesse non plus. Non pas qu’elle lui serve souvent — Jaynak était un bon grimpeur et n’avait eu recours à la technologie qu’à deux reprises depuis des années qu’il pratiquait l’escalade, à chaque fois à cause d’un effritement de la roche. C’était néanmoins un élément clé pour sa sécurité, et en tant que tel nécessitait une inspection. Avant de se coucher ce soir-là, il vérifia le style et les caractéristiques de leurs principaux concurrents, ceux dont le classement se rapprochait le plus de celui de sa sœur et du sien. La compétition du lendemain serait en binôme, bien qu’affectant aussi le classement individuel. Visualiser les évolutions de leurs adversaires comme s’il flottait à leurs côtés aidait Jaynak à se mettre dans le rythme, à évoquer les mouvements qui leur feraient dépasser la vitesse de grimpe de leurs rivaux. Le simple fait de simuler l’action lui procurait l’état de quiétude et de sérénité si différent du stress qu’il vivait au quotidien dans son travail. Déjà, il ressentait le vent sur sa peau. Il alla retrouver sa couche magnétique de célibataire en se focalisant là-dessus, refusant de repenser au débat. 

Niducia n’était installée qu’à quelques encablures de sa propre demeure, un confortable appartement du noyau de Barklav. Ici, les habitations étaient parfaitement intégrées à la roche, dans cette harmonie troglodytique caractéristique de la tradition nadarienne. De nombreuses passerelles et corniches luisaient sous l’éclat matinal d’Altanis, le soleil blanc de la planète. Ces aménagements se fondant dans le décor offraient un accès extérieur aux différents logements. Des canaux modgrav permettaient de s’élever ou de descendre à l’étage désiré. Certains proposaient des parcours plus tortueux, suivant l’architecture singulière de la cité. 

Niducia l’accueillit avec un sourire. Ses yeux avaient cet éclat particulier, familier avant chaque compétition. La sœur de Jaynak ne répondait pas à l’archétype de l’historienne sans cesse connectée à son cubar, amassant les connaissances du passé. Elle aimait le terrain. Ressentir l’Histoire était selon elle avant tout une expérience physique. Quelque chose d’intime. Et c’était aussi, bien sûr, une sportive avec laquelle il appréciait participer à des épreuves. Elle l’invita à partager avec elle la poudre primordiale appelée obal, mélange de nutriments minéraux et végétaux qui constituait l’alimentation principale des Nadariens. Sa sœur lui demanda s’il se sentait prêt, question à laquelle il répondit par l’affirmative. Ce n’était qu’une compétition régionale et non nationale, mais tous deux en avaient franchi les étapes pour parvenir en finale. Ce n’était pas le moment de flancher. Puis elle aborda un autre sujet. 

« Alors, tu sais pour qui tu vas voter, demain ? » l’interrogea-t-elle. 

La moue de Jaynak fut éloquente. « Je sais surtout pour qui je ne vais pas voter.  

– Pourtant, tu ne l’as pas vraiment côtoyé quand il était à la Transpulsion. Tu ne le connaissais que de réputation, ce qui peut être trompeur. 

– J’étais soulagé de ne pas risquer de le croiser, dans ma section. Autant il avait la réputation d’être un gros incompétent parachuté par les Fengirs, autant il pouvait vous virer facilement si vous lui en donniez l’occasion. 

– Une entreprise aussi puissante a besoin d’avoir quelqu’un qui a la main ferme pour tenir le gouvernail. C’est la même chose pour la planète. » 

Jaynak secoua la tête, la mine désabusée. Niducia insista. « La Transpulsion s’est encore mieux portée grâce à lui. Il a permis la fusion avec Ylium, ce qui a grandement bénéficié aux deux compagnies. 

– On dirait que tu as appris par cœur ses éléments de langage. Tu sais pourtant ce qu’il s’est passé avec l’épouse d’Olnav. La plupart de mes collègues sont comme moi, ils pensent que c’est un coup monté. 

– Beaucoup de femmes estiment que Tilean a bien fait de rendre à son ex la monnaie de sa pièce. C’est vrai que Grendchko s’est arrangé pour se trouver non loin d’elle quand c’est arrivé. Mais peut-être bien qu’il avait pressenti qu’elle aurait besoin de réconfort, parce qu’il connaissait Olnav. Il paraît qu’ils ont grandi ensemble. » 

Jaynak fit la grimace. « Une femme comme elle ne se laisse pas convaincre si vite. Au minimum, tu dois reconnaître qu’il a profité de sa faiblesse. 

– C’est un opportuniste, oui. Mais il est soutenu par les Fengirs. C’est à eux que nous devons d’avoir vécu la période de l’Eveil Technologique, tu sais. Nous étions en plein déclin avant de nous allier avec eux. Et Grendchko personnifie ce renouveau comme peu de candidats. 

– Si maintenant tu m’entraînes sur le terrain de l’Histoire, je préfère autant me taire », grinça Jaynak. 

 

La montagne noire présentait sa façade de kécelite parfaitement lisse aux participants et spectateurs. Semi-organique, ce type de roche n’existe que sur Nadar. La compétition n’incluait que des alpinistes natifs de la planète — eux seuls possédaient la complicité innée avec l’environnement indispensable pour rester dans la course. Jaynak évaluait les couples alentour du regard, mesurant la motivation des concurrents à leur posture ou à leurs gestes, s’imprégnant de l’ambiance familière. Chacun portait dans son dos une plaque semi-rigide qui y adhérait magnétiquement, de couleur différente, sur laquelle figuraient un numéro et un nom. Au niveau de la taille, les ceintures antigrav luisaient sous Altanis. 

Niducia lui effleura le bras. Une compétition mixte telle que celle-ci mettait à l’épreuve les liens entre l’homme et la femme. C’était d’autant plus vrai que si l’un des membres du binôme flanchait, le classement individuel continuait à être pris en compte. Jaynak leva les yeux vers la ligne fluorescente à mille mètres d’altitude. Le premier couple à l’atteindre serait proclamé vainqueur. Il se tourna vers sa sœur, lui étreignit le bras et lui sourit. Le regard qu’elle lui lança était plein d’excitation contenue. Elle n’avait pas toujours les mêmes idées que lui, mais du moins partageait-elle son goût pour la montagne. Celle-ci ne trichait pas. La vaste falaise de kécelite avait le don de replonger chacun au cœur de la nature, mais aussi de sa nature profonde. 

« Concurrents ! Préparez-vous ! » Artificiellement amplifié, l’appel fut suivi d’un mouvement collectif. Chaque participant se rapprocha de la paroi à la toucher. Jaynak sentait la vibration familière parcourir tout son corps, l’électrisant. 

« Maintenant ! » 

Au signal, Jaynak, Niducia et les autres s’élancèrent d’un commun accord. Si proche de la paroi, Jaynak ressentit aussitôt la connexion se mettre en place. Il fixa ses crochets sur des micro-interstices invisibles à l’œil nu. Une seule erreur, et ils rebondiraient, empêchant toute progression. Il fallait s’ouvrir au message que vous envoyait la montagne, et seuls les Nadariens en avaient la faculté. Chaque compétiteur était dans sa bulle, s’activant avec des gestes plus ou moins souples ou coulés. Jaynak et Niducia grimpaient avec sûreté. Si l’un des membres du couple était plus rapide, il devait attendre l’autre pour espérer faire bénéficier le duo de la victoire dans cette compétition. Jaynak surveillait son souffle, expirant profondément comme ses crochets s’enfonçaient au millimètre près dans les cavités. Il faisait jouer ses muscles avec application, mais tout son esprit était concentré sur les messages en provenance de la kécelite. « Viens là », « Je suis ici », semblait lui murmurer la roche. Et lui la rejoignait avec ferveur, s’abandonnant tout entier. Après chaque mouvement, il vérifiait la progression de Niducia, ajustant son rythme quand il allait un peu plus vite qu’elle. Elle devait se sentir en confiance, savoir qu’il serait là à tout moment pour elle afin qu’aucun doute, aucune pensée parasite ne puisse s’insinuer. Ce ne fut qu’à mi-hauteur que Jaynak jaugea la position des concurrents. Lui et Niducia se trouvaient en tête, comme le confirma le speaker. 

Garder son sang-froid. Ménager son souffle et rester dans sa concentration. L’effort étant intense, les membres s’alourdissaient peu à peu. Il fallait frôler les limites de ses possibilités sans pour autant les dépasser. Jaynak était confiant. Il se sentait bien — il avait même l’impression de n’avoir jamais grimpé aussi vite et efficacement. Un regard de côté lui fit néanmoins ressentir une pointe de culpabilité. Dans son exaltation, il avait pris de l’avance sur Niducia, et il vit au regard de sa sœur qu’elle en avait pris conscience et se mettait à forcer l’allure pour le rejoindre. Il ralentit aussitôt, mais c’était trop tard. Le pied de la jeune femme manqua son objectif, fut rejeté par la roche et glissa. Son genou heurta violemment la surface et une grimace de douleur lui tordit le visage. 

Pour la première fois, Jaynak s’immobilisa, consterné. Niducia s’était fixée sur ses trois appuis, la jambe pendant dans le vide, haletant. Les concurrents regagnaient du terrain, et l’envie quasi irrépressible de se remettre en route fit esquisser à Jaynak un mouvement vers la roche — qu’il interrompit aussitôt. « Viens, je t’attends ! » encouragea-t-il sa sœur. Celle-ci retrouva un point d’accroche, mais elle semblait souffrir. Si elle lâchait, sa ceinture antigrav détecterait la chute et s’activerait instantanément, au prix de sa disqualification. Jaynak sourit à Niducia. « Ne force pas, lui dit-il. A ton rythme. » 

Le choc sur le genou avait laissé des traces. Très vite, il devint évident que d’autres couples allaient les dépasser si Jaynak restait au niveau de sa sœur. Il serra les dents et la regarda plus souvent qu’il ne l’avait fait depuis le début de la compétition. Il n’avait pas le droit de la toucher sous peine de disqualification, mais elle puisa du courage dans son regard, et redoubla d’efforts. La fluidité des mouvements, hélas, n’était plus au rendez-vous. Ils parvinrent à franchir la ligne d’arrivée, mais seulement en huitième position. Une fois atteinte la démarcation, chaque participant imprimait une poussée pour se rejeter en arrière, et la ceinture antigrav prenait le relais. Ils flottaient alors et rejoignaient peu à peu le sol. Jaynak saisit la main de sa sœur et lui fit signe que tout allait bien. Il s’en voulait beaucoup plus qu’à elle-même. La compétition l’avait grisé et il s’était mis à repousser ses limites sans tenir compte de celles de Niducia. Erreur classique et évitable pour ce type d’épreuve. 

Arrivée au sol, elle eut un sourire en coin et lui tapota l’épaule. C’était rassurant de voir qu’elle ne lui tenait pas rigueur de son manque d’attention. « Tu aurais pu viser ton classement individuel, lui dit-elle. Merci d’être resté à mes côtés. »


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