lundi 26 août 2024

L'Essence des Sens : chapitre 9

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le neuvième. 

9. Le débat 

« Incroyaaable ! Chers abonnés, qu’avons-nous là ? Mais qu’avons-nous ? Je vous demande maintenant de vous pencher sur cette nouvelle holovid ! Le robuste mâle que vous voyez lutiner cette femelle en pâmoison devant tant d’ardeur n’est autre que Grendchko, fils de Balmen, l’illustre second édile de la Transpulsion ! Et la femelle ? Je vous le donne en mille, voici qu’entre dans la danse Tilean, épouse d’Olnav, premier édile de la Transpulsion ! Il faut croire que dans cette compagnie, les relations sont bien plus que confraternelles ! A moins bien sûr, fit le présentateur avec un clin d’œil grivois, que l’épouse d’Olnav n’ait battu le record galactique de contre-cocufiage après avoir été trompée ! Ce qui me fait penser que là où certains ont toujours un plan de secours, d’autres ont toujours un plan sexe en réserve... » 

Grendchko hocha la tête en revoyant la vidéo par l’entremise de son cubar. De 12 000 vues, l’holovid initiale avait atteint très vite le million de connexions en direct. Chiffre qui avait été multiplié par 100 au cours des premiers ébats. Avec la deuxième holovid, celle où Grendchko apparaissait en personne aux côtés de Tilean, le nombre de visiteurs avait de nouveau été multiplié par 100. Pas moins de dix milliards d’utilisateurs de la Ruche avaient assisté à la vengeance de l’épouse d’Olnav — c’était du moins comme ça que Penlov, l’animateur d’Orgix, avait présenté la chose, à la grande satisfaction de Grendchko. Tout s’était tellement bien combiné ! Grendchko n’aurait pu rêver plus belle plate-forme pour accéder à la célébrité. Rien que d’y penser, il en avait les appendices tout frétillants. Il mit fin au contact avec le cubar. 

L’holovid avait évidemment mis une bonne partie de la planète en émoi, avec la Transpulsion au cœur de la tourmente. Une majorité des gens avaient considéré que Grendchko avait agi en vrai justicier pour venger l’épouse d’Olnav, et que le titre de premier édile était monté à la tête de ce si jeune dirigeant. Malgré tout, Olnav était resté en poste, mais dans les locaux de l’entreprise, il rasait les murs. Lorsqu’il parlait, il le faisait d’un ton froid, et une partie de son esprit était perpétuellement détachée. Son couple n’avait bien sûr pas résisté au scandale. 

Grendchko serait bien demeuré dans la compagnie, ne serait-ce que pour voir son cousin s’enfoncer chaque jour un peu plus dans l’accablement, mais Shinaen avait pensé que sa notoriété nouvellement acquise devait être mise à profit. Le Fengir nourrissait à son égard de mystérieux desseins, lesquels allaient de toute évidence dans le sens de l’ambition du principal intéressé. Pour preuve, afin d’emporter son adhésion, Shinaen avait affirmé qu’avant le départ de Grendchko, comme ultime « cadeau d’adieu » de l’entreprise, il appuierait une disposition permettant au second édile d’empocher 2 % des bénéfices des préventes et ventes de réacteurs résultant du contrat entre la Transpulsion et Ylium. Concrètement, cela englobait tous les vaisseaux équipés des nouveaux réacteurs de distorsion. La motion avait entraîné la démission de deux membres du comité d’administration, mais avait malgré tout été votée. 

La reconversion avait été rondement menée. Des élections locales avaient lieu. Grendchko s’y présenta et battit à plate couture son adversaire. 

Il se désignait lui-même comme le champion du changement, celui qui allait enfin permettre de surmonter la corruption de l’argelen en dessinant la voie d’accomplissements rapides et modernes grâce à une alliance renforcée avec les Fengirs. Et cela marchait ! Grendchko s’était surpris en se découvrant des talents de tribun. Les conseils de Shinaen, souvent judicieux, n’étaient bien sûr que peu de choses comparés à l’irrésistible magnétisme de Grendchko, véritable clé de son succès. 

Et voilà qu’à présent, cinq ans avaient passé depuis sa démission du poste de second édile. Grendchko avait fait fructifier son pourcentage dans la Transpulsion en suivant les avis éclairés de l’une des Intelligences Synthétiques des Fengirs, devenant l’une des premières fortunes de la planète. Après avoir volé de victoire en victoire électorale, le richissime candidat défiait dans cette joute verbale le Coordonnateur Aleko, avec pour enjeu le titre de Premier Coordonnateur, c’est-à-dire le principal détenteur du pouvoir exécutif sur le globe — rien de moins. Que de chemin parcouru ! Plus qu’aucun autre des candidats précédemment sponsorisés par les Fengirs, Grendchko bénéficiait du soutien sans borne d’une frange non négligeable de la population de Nadar. Les braves gens vouaient à sa verve brutale et à sa prestance un culte. Chaque fois qu’il apparaissait dans ces arènes qu’étaient les plateaux holo, le nouveau champion du peuple se sentait aussi à l’aise que dans un modulofauteuil. 

C’était le cas en ce moment. Le plateau holo de l’élection à la fonction suprême se situait à Kalinchev, le noyau principal de la capitale Argea. Grendchko tout comme Aleko, son adversaire, y étaient physiquement présents. Chacun se rapprocha du pupitre contenant son bloc d’argelen et y apposa la main. Il régnait un profond silence sur la scène sphérique, laquelle projetait une illusion d’immensité. Des dizaines de milliers d’individus rassemblés tout autour suivaient des yeux les deux candidats. Mieux valait ne pas chercher à détailler du regard l’un de ces spectateurs, car eux n’étaient pas présents en personne, et leurs avatars ne cessaient de se métamorphoser. Ces dizaines de milliers symbolisaient en réalité les quinze milliards de Nadariens de la planète se succédant à tour de rôle. Chaque citoyen bénéficiait ainsi d’une représentation certes fugace, mais qui conférait encore plus de solennité et de majesté à l’événement. Les candidats se trouvaient à quelques mètres du peuple figurant dans toute sa diversité sans cesse changeante, dans une sorte d’intimité vertigineuse. 

En signe de respect, Grendchko et Aleko joignirent la paume des deux mains. Grendchko essaya comme il en avait l’habitude d’user de sa puissance physique pour pousser son adversaire et le déstabiliser. Toutefois, l’autre avait étudié son manège avec ses précédents opposants, et se contenta de se reculer pour interrompre le contact sans se laisser démonter. 

Une lueur de colère parcourut l’éclat bleuté des yeux d’Aleko, néanmoins le reste de son expression demeura impassible. 

Certaines mauvaises langues prétendaient que les débats avaient perdu tout à la fois en richesse, en nuance et en clarté depuis qu’ils ne se déroulaient plus au sein des Cavernes d’Ambre, sous la forme de communion télépathique autorisée par les cubars. Il avait été aisé de démontrer que la formule technologique préconisée par les alliés Fengirs était la plus démocratique et la plus universelle, puisqu’elle ne laissait pas sur le bord du chemin les inadaptés dont le matériel génétique ne leur permettait pas une qualité optimale de connexion avec l’argelen. En conséquence, les cubars présents sur les deux pupitres ne servaient plus qu’à identifier les candidats et votants. Ce n’était encore là qu’une précaution redondante, un sacrifice à la forme et à la tradition, étant donné que les fonctions biométriques des tablettes dont étaient équipés chaque Nadarien assuraient d’elles-mêmes, à tout moment, l’identification des uns et des autres au niveau subatomique. Des holocams retransmettaient la scène sous différents angles, de manière à ce que les spectateurs aient l’impression d’être présents. 

La présentatrice s’approcha et des salutations furent échangées. Puis, Kelanav, comme elle se nommait, retraça une brève biographie de chacun des candidats. Tandis qu’elle parlait, des images des époques évoquées se matérialisaient sur le plateau. Les deux Nadariens apparaissaient plus jeunes, au cours de séquences où ils avaient été filmés, que ce soit sur leurs lieux de travail ou dans des endroits publics dédiés aux loisirs. Aleko comme Grendchko avaient donné leur accord au sujet des extraits diffusés, garantissant à chacun de ne pas être confronté à des images embarrassantes. Aleko avait majoritairement tenu des postes administratifs plus ennuyeux les uns que les autres. Grendchko savait, en revanche, que le fait d’avoir pris part aux décisions de deux compagnies fengiriennes conférait un relief et un éclat tout particulier à son passé professionnel — les Fengirs avaient fourni des images très convaincantes, forgées de toutes pièces bien sûr, mais que nul n’oserait remettre en cause. 

Les dernières séquences portaient sur l’ascension politique de chaque candidat, et en particulier les joutes oratoires avec leurs adversaires. Le style d’Aleko, tout en subtilité, tranchait avec l’emphase et la pugnacité de Grendchko, laquelle confinait parfois à la hargne, quand ce n’était pas à la brutale grossièreté. Le débat commença aussitôt après. Kelanav, de sa voix profonde et envoûtante, dressa en préambule la liste des thèmes qui seraient abordés. Economie, écologie, recherche scientifique, développement culturel et technologique, sécurité intérieure, statut au sein de l’Expansion et interventions extérieures figuraient au menu de la soirée. 

Elle les interrogea à tour de rôle et ils présentèrent les différents pans de leur programme. Sur le plateau, les candidats se tenaient debout sans presque bouger, comme enracinés dans le sol, une posture caractéristique des Nadariens. La silhouette assez frêle d’Aleko tranchait avec celle, plutôt massive, de Grendchko. Celui-ci suivait strictement la ligne préconisée par les Fengirs, là où son adversaire puisait parfois dans la tradition pour s’attirer les faveurs des conservateurs. Lorsqu’Aleko fut interrogé au sujet de la sécurité intérieure et des problèmes posés par les Réfractaires, il tint le discours suivant : « Ils ne représentent qu’un désagrément mineur. Toutes les statistiques indiquent que les ressources allouées à la répression ont jusqu’à présent constitué un gaspillage sans précédent — les résultats ne sont pas à la hauteur, c’est un fait. Une approche harmonieuse privilégiera la diplomatie. Je ferai installer des centres de réflexion et de débats où ces marginaux pourront librement exprimer leurs points de vue et revendications. Des Guides Communiants y seront présents pour interroger l’argelen et déterminer si les demandes de ces individus sont recevables. Si elles ne le sont pas, nous tenterons d’obtenir les solutions les plus satisfaisantes pour les deux parties. C’est en leur tendant la main que nous pourrons enfin résoudre cette situation épineuse, et non en leur faisant la guerre. 

– Coordonnateur Grendchko, fit Kelanev en se tournant vers l’intéressé avec un sourire, je vois que vous faites la grimace. Votre avis à ce sujet ? 

– Les paroles du Coordonnateur Aleko sont dignes d’une jouvencelle timorée, qui s’enfuira en pleurant dès qu’on lui soufflera dessus ! Des centres de réflexion, et puis quoi, encore ? Pourquoi ne les invite-t-il pas à ses parties fines, tant qu’il y est ? En leur demandant quelques litres de lubrifiant, pour atténuer la douleur quand il se fera posséder ! » Grendchko sourit en contemplant l’expression outragée de son adversaire. Ses fans adoraient ce type de sorties, ils n’écoutaient ce genre de débat que dans le but de le voir piétiner l’ego de ses opposants. 

« Que feriez-vous pour votre part ? articula Kelanev avec une moue qui indiquait un certain dégoût. 

– Je les traquerai comme la vermine qu’ils sont, bien entendu ! lança Grendchko. Les tunnels des réseaux souterrains ne seront jamais assez vastes pour leur permettre d’échapper à ma volonté de justice. 

– Cela a déjà été essayé, intervint Aleko. 

– Mais pas par moi ! rugit Grendchko. Vous croyez que j’aurais pu bénéficier de la faveur de nos alliés Fengirs, si je ne possédais pas les qualités indispensables pour ce type de tâche ? » 

Comme à chaque fois qu’il évoquait leurs si précieux alliés, son adversaire baissa les yeux. La soumission que les Coordonnateurs affichaient envers les Fengirs pouvait facilement être transformée par de la sujétion pour Grendchko, soutien principal et autoproclamé de ces membres éminents de l’Expansion. Montrer une telle faiblesse dans un débat, c’était souvent perdre pied, et l’avantage concédé se révélait très difficile à récupérer. 

« Vous ne feriez donc pas appel à l’argelen pour déterminer si quelques-unes des revendications des Réfractaires ne seraient pas recevables ? demanda Kelanev. 

– On ne peut pas régler un problème avec quelque chose qui pose problème, répondit Grendchko. Vous le savez, l’argelen n’est plus aussi fiable que par le passé, c’est peu de le dire. Nos amis Fengirs nous ont aidés à le remplacer en partie, et je crois que nous devons aller beaucoup plus loin. 

– Quitte à renier nos traditions ? 

– Uniquement ce qui a mal tourné. Ma solution nous permettra de redonner beaucoup plus de force à nos traditions. Et d’unir le peuple entier. 

– De l’enchaîner sous votre joug, vous voulez dire », lança Aleko. 

Les candidats échangèrent des regards chargés d’éclairs. Kelanev fit retomber la tension en passant à des sujets culturels. Peu après, cependant, elle en vint aux interventions extérieures. La thématique était source de préoccupation pour chacun, puisque Nadar, en tant que membre de l’Expansion, allouait de considérables ressources à la guerre contre la Confédération des Planètes Unies et leurs alliés intermittents de la Fondation des Indépendantistes. « Que pensez-vous de la menace oblanite ? demanda-t-elle à Aleko. Avez-vous un plan pour la contrecarrer ? 

– Nous avons essuyé une défaite en raison de ce nouveau Relais d’Accélération installé par la Confédération, et dont nous n’avions pas connaissance. Cela démontre que nous devons plus mûrement préparer notre prochaine offensive, en nous fiant bien sûr aux indications de nos alliés Ektrims, Zayborgs et Fengirs de l’Expansion, mais tout en développant nos propres unités de reconnaissance. 

– Quelles seront les prochaines missions de nos forces d’intervention ? 

– Sans préjuger de ce qui sera décidé par nos alliés, je préconise de nous focaliser dans un premier temps sur la reconnaissance, l’exploration et le renseignement afin d’être en mesure d’élaborer la meilleure stratégie. 

– Coordonnateur Grendchko. Votre avis sur le sujet ? 

– Oblan, c’est la grandeur passée de Nadar. Vous le savez, j’ai axé ma campagne sur cet âge d’or de notre glorieuse Histoire qui nous a vus nous installer sur cette planète et tirer parti de ses merveilleuses ressources. Nous étions forts, alors. Nous pouvions regarder les autres peuples de la galaxie droit dans les yeux. C’est quand nous avons piteusement quitté Oblan que nous avons commencé à sombrer dans la décadence. Nous devons à tout prix reconquérir cette grandeur passée ! C’est pourquoi je suis heureux de vous annoncer en exclusivité que nos alliés Fengirs, mon équipe et moi-même avons préparé un plan à cet effet. Je ne peux bien sûr pas vous en révéler les détails, mais sachez que je suis très confiant. La grandeur est au bout du chemin ! La grandeur retrouvée ! » 

*** 

Jaynak, une moue de dépit sur le visage, claqua des doigts pour éteindre la retransmission holo. C’était chaque fois la même histoire. A chacune des élections, il avait l’impression qu’il serait capable de voter pour le candidat le plus sensé, le plus raisonnable, le plus équilibré, le plus sage en somme. Et à chaque fois, son opinion se modifiait en faveur de la personnalité qui affichait avec le plus de détermination son soutien aux Fengirs. A deux jours du vote crucial, il avait encore le sentiment qu’il parviendrait à s’abstenir, mais tout juste. Il lui fallait se rendre à l’évidence, depuis ce débat, il ne se sentait plus à même de voter Aleko. Quand il se représentait en pensée dans la Salle du Choix — la salle holo où chacun votait — il ne se voyait pas effectuer le pas, symbolique et nécessaire, vers Aleko. Ce gros bâtard répugnant de Grendchko allait l’emporter à cause de l’inertie de gens comme lui — il y avait de quoi se dégoûter de soi-même. 

Jaynak consulta sa tablette. La section « sondage permanent » des élections planétaires nadariennes indiquait l’abstention comme toujours majoritaire. Il n’était visiblement pas le seul à avoir l’impression d’être privé de son choix. Et ce n’était pas comme si ça datait d’hier. Jaynak se souvenait de discussions avec des amis, plusieurs années auparavant. La plupart d’entre eux rechignaient à aborder ce point. Ce n’est qu’une fois acculés qu’ils concédaient ne pas être sûrs de voter en leur âme et conscience au moment décisif. Yneken, l’une des amies de Jaynak, l’avait cependant mis en garde : « si tu creuses un peu trop le sujet, tu risques vite de rejoindre les rangs des Réfractaires. » 

Ce qui, bien sûr, lui avait donné à réfléchir. Les Réfractaires refusaient tout à la fois la communion avec l’argelen et le système politique en vigueur. Ils s’opposaient à tout, en fait, ce qui n’avait jamais paru très constructif à Jaynak. Etaient-ils tous des rebelles à l’Expansion ? Des traîtres œuvrant pour le compte de la Confédération des Planètes Unies, comme le clamaient les autorités ? Jaynak était tenté de le croire. Il préférait garder une part de doute à leur sujet, car après tout, s’il se mettait à rechercher, sur le réseau ou dans l’argelen, des preuves de leur implication aux côtés de l’ennemi et qu’il en trouvait, rien ne démontrerait leur authenticité. 

Si Grendchko était élu, les Réfractaires allaient en tout cas passer un sacré mauvais quart d’heure. Jaynak soupira, puis alla dans son bureau, où il vérifia l’état de son matériel d’escalade en prévision de la sortie du lendemain avec sa sœur Niducia. Les crochets de titane de ses chaussures et bracelets étaient toujours en parfaite condition. Il scanna sa ceinture antigrav, qui ne donnait aucun signe de faiblesse non plus. Non pas qu’elle lui serve souvent — Jaynak était un bon grimpeur et n’avait eu recours à la technologie qu’à deux reprises depuis des années qu’il pratiquait l’escalade, à chaque fois à cause d’un effritement de la roche. C’était néanmoins un élément clé pour sa sécurité, et en tant que tel nécessitait une inspection. Avant de se coucher ce soir-là, il vérifia le style et les caractéristiques de leurs principaux concurrents, ceux dont le classement se rapprochait le plus de celui de sa sœur et du sien. La compétition du lendemain serait en binôme, bien qu’affectant aussi le classement individuel. Visualiser les évolutions de leurs adversaires comme s’il flottait à leurs côtés aidait Jaynak à se mettre dans le rythme, à évoquer les mouvements qui leur feraient dépasser la vitesse de grimpe de leurs rivaux. Le simple fait de simuler l’action lui procurait l’état de quiétude et de sérénité si différent du stress qu’il vivait au quotidien dans son travail. Déjà, il ressentait le vent sur sa peau. Il alla retrouver sa couche magnétique de célibataire en se focalisant là-dessus, refusant de repenser au débat. 

Niducia n’était installée qu’à quelques encablures de sa propre demeure, un confortable appartement du noyau de Barklav. Ici, les habitations étaient parfaitement intégrées à la roche, dans cette harmonie troglodytique caractéristique de la tradition nadarienne. De nombreuses passerelles et corniches luisaient sous l’éclat matinal d’Altanis, le soleil blanc de la planète. Ces aménagements se fondant dans le décor offraient un accès extérieur aux différents logements. Des canaux modgrav permettaient de s’élever ou de descendre à l’étage désiré. Certains proposaient des parcours plus tortueux, suivant l’architecture singulière de la cité. 

Niducia l’accueillit avec un sourire. Ses yeux avaient cet éclat particulier, familier avant chaque compétition. La sœur de Jaynak ne répondait pas à l’archétype de l’historienne sans cesse connectée à son cubar, amassant les connaissances du passé. Elle aimait le terrain. Ressentir l’Histoire était selon elle avant tout une expérience physique. Quelque chose d’intime. Et c’était aussi, bien sûr, une sportive avec laquelle il appréciait participer à des épreuves. Elle l’invita à partager avec elle la poudre primordiale appelée obal, mélange de nutriments minéraux et végétaux qui constituait l’alimentation principale des Nadariens. Sa sœur lui demanda s’il se sentait prêt, question à laquelle il répondit par l’affirmative. Ce n’était qu’une compétition régionale et non nationale, mais tous deux en avaient franchi les étapes pour parvenir en finale. Ce n’était pas le moment de flancher. Puis elle aborda un autre sujet. 

« Alors, tu sais pour qui tu vas voter, demain ? » l’interrogea-t-elle. 

La moue de Jaynak fut éloquente. « Je sais surtout pour qui je ne vais pas voter.  

– Pourtant, tu ne l’as pas vraiment côtoyé quand il était à la Transpulsion. Tu ne le connaissais que de réputation, ce qui peut être trompeur. 

– J’étais soulagé de ne pas risquer de le croiser, dans ma section. Autant il avait la réputation d’être un gros incompétent parachuté par les Fengirs, autant il pouvait vous virer facilement si vous lui en donniez l’occasion. 

– Une entreprise aussi puissante a besoin d’avoir quelqu’un qui a la main ferme pour tenir le gouvernail. C’est la même chose pour la planète. » 

Jaynak secoua la tête, la mine désabusée. Niducia insista. « La Transpulsion s’est encore mieux portée grâce à lui. Il a permis la fusion avec Ylium, ce qui a grandement bénéficié aux deux compagnies. 

– On dirait que tu as appris par cœur ses éléments de langage. Tu sais pourtant ce qu’il s’est passé avec l’épouse d’Olnav. La plupart de mes collègues sont comme moi, ils pensent que c’est un coup monté. 

– Beaucoup de femmes estiment que Tilean a bien fait de rendre à son ex la monnaie de sa pièce. C’est vrai que Grendchko s’est arrangé pour se trouver non loin d’elle quand c’est arrivé. Mais peut-être bien qu’il avait pressenti qu’elle aurait besoin de réconfort, parce qu’il connaissait Olnav. Il paraît qu’ils ont grandi ensemble. » 

Jaynak fit la grimace. « Une femme comme elle ne se laisse pas convaincre si vite. Au minimum, tu dois reconnaître qu’il a profité de sa faiblesse. 

– C’est un opportuniste, oui. Mais il est soutenu par les Fengirs. C’est à eux que nous devons d’avoir vécu la période de l’Eveil Technologique, tu sais. Nous étions en plein déclin avant de nous allier avec eux. Et Grendchko personnifie ce renouveau comme peu de candidats. 

– Si maintenant tu m’entraînes sur le terrain de l’Histoire, je préfère autant me taire », grinça Jaynak. 

 

La montagne noire présentait sa façade de kécelite parfaitement lisse aux participants et spectateurs. Semi-organique, ce type de roche n’existe que sur Nadar. La compétition n’incluait que des alpinistes natifs de la planète — eux seuls possédaient la complicité innée avec l’environnement indispensable pour rester dans la course. Jaynak évaluait les couples alentour du regard, mesurant la motivation des concurrents à leur posture ou à leurs gestes, s’imprégnant de l’ambiance familière. Chacun portait dans son dos une plaque semi-rigide qui y adhérait magnétiquement, de couleur différente, sur laquelle figuraient un numéro et un nom. Au niveau de la taille, les ceintures antigrav luisaient sous Altanis. 

Niducia lui effleura le bras. Une compétition mixte telle que celle-ci mettait à l’épreuve les liens entre l’homme et la femme. C’était d’autant plus vrai que si l’un des membres du binôme flanchait, le classement individuel continuait à être pris en compte. Jaynak leva les yeux vers la ligne fluorescente à mille mètres d’altitude. Le premier couple à l’atteindre serait proclamé vainqueur. Il se tourna vers sa sœur, lui étreignit le bras et lui sourit. Le regard qu’elle lui lança était plein d’excitation contenue. Elle n’avait pas toujours les mêmes idées que lui, mais du moins partageait-elle son goût pour la montagne. Celle-ci ne trichait pas. La vaste falaise de kécelite avait le don de replonger chacun au cœur de la nature, mais aussi de sa nature profonde. 

« Concurrents ! Préparez-vous ! » Artificiellement amplifié, l’appel fut suivi d’un mouvement collectif. Chaque participant se rapprocha de la paroi à la toucher. Jaynak sentait la vibration familière parcourir tout son corps, l’électrisant. 

« Maintenant ! » 

Au signal, Jaynak, Niducia et les autres s’élancèrent d’un commun accord. Si proche de la paroi, Jaynak ressentit aussitôt la connexion se mettre en place. Il fixa ses crochets sur des micro-interstices invisibles à l’œil nu. Une seule erreur, et ils rebondiraient, empêchant toute progression. Il fallait s’ouvrir au message que vous envoyait la montagne, et seuls les Nadariens en avaient la faculté. Chaque compétiteur était dans sa bulle, s’activant avec des gestes plus ou moins souples ou coulés. Jaynak et Niducia grimpaient avec sûreté. Si l’un des membres du couple était plus rapide, il devait attendre l’autre pour espérer faire bénéficier le duo de la victoire dans cette compétition. Jaynak surveillait son souffle, expirant profondément comme ses crochets s’enfonçaient au millimètre près dans les cavités. Il faisait jouer ses muscles avec application, mais tout son esprit était concentré sur les messages en provenance de la kécelite. « Viens là », « Je suis ici », semblait lui murmurer la roche. Et lui la rejoignait avec ferveur, s’abandonnant tout entier. Après chaque mouvement, il vérifiait la progression de Niducia, ajustant son rythme quand il allait un peu plus vite qu’elle. Elle devait se sentir en confiance, savoir qu’il serait là à tout moment pour elle afin qu’aucun doute, aucune pensée parasite ne puisse s’insinuer. Ce ne fut qu’à mi-hauteur que Jaynak jaugea la position des concurrents. Lui et Niducia se trouvaient en tête, comme le confirma le speaker. 

Garder son sang-froid. Ménager son souffle et rester dans sa concentration. L’effort étant intense, les membres s’alourdissaient peu à peu. Il fallait frôler les limites de ses possibilités sans pour autant les dépasser. Jaynak était confiant. Il se sentait bien — il avait même l’impression de n’avoir jamais grimpé aussi vite et efficacement. Un regard de côté lui fit néanmoins ressentir une pointe de culpabilité. Dans son exaltation, il avait pris de l’avance sur Niducia, et il vit au regard de sa sœur qu’elle en avait pris conscience et se mettait à forcer l’allure pour le rejoindre. Il ralentit aussitôt, mais c’était trop tard. Le pied de la jeune femme manqua son objectif, fut rejeté par la roche et glissa. Son genou heurta violemment la surface et une grimace de douleur lui tordit le visage. 

Pour la première fois, Jaynak s’immobilisa, consterné. Niducia s’était fixée sur ses trois appuis, la jambe pendant dans le vide, haletant. Les concurrents regagnaient du terrain, et l’envie quasi irrépressible de se remettre en route fit esquisser à Jaynak un mouvement vers la roche — qu’il interrompit aussitôt. « Viens, je t’attends ! » encouragea-t-il sa sœur. Celle-ci retrouva un point d’accroche, mais elle semblait souffrir. Si elle lâchait, sa ceinture antigrav détecterait la chute et s’activerait instantanément, au prix de sa disqualification. Jaynak sourit à Niducia. « Ne force pas, lui dit-il. A ton rythme. » 

Le choc sur le genou avait laissé des traces. Très vite, il devint évident que d’autres couples allaient les dépasser si Jaynak restait au niveau de sa sœur. Il serra les dents et la regarda plus souvent qu’il ne l’avait fait depuis le début de la compétition. Il n’avait pas le droit de la toucher sous peine de disqualification, mais elle puisa du courage dans son regard, et redoubla d’efforts. La fluidité des mouvements, hélas, n’était plus au rendez-vous. Ils parvinrent à franchir la ligne d’arrivée, mais seulement en huitième position. Une fois atteinte la démarcation, chaque participant imprimait une poussée pour se rejeter en arrière, et la ceinture antigrav prenait le relais. Ils flottaient alors et rejoignaient peu à peu le sol. Jaynak saisit la main de sa sœur et lui fit signe que tout allait bien. Il s’en voulait beaucoup plus qu’à elle-même. La compétition l’avait grisé et il s’était mis à repousser ses limites sans tenir compte de celles de Niducia. Erreur classique et évitable pour ce type d’épreuve. 

Arrivée au sol, elle eut un sourire en coin et lui tapota l’épaule. C’était rassurant de voir qu’elle ne lui tenait pas rigueur de son manque d’attention. « Tu aurais pu viser ton classement individuel, lui dit-elle. Merci d’être resté à mes côtés. »


 Broché 19 €

 

dimanche 25 août 2024

Problème belge : la réponse d'amazon KDP

Il a fallu plusieurs échanges, mais j'ai fini par obtenir un début de solution : KDP Publishing ne gère pas le site Amazon Belgique. En cas de problème de distribution ou de publication, même sur les pages gérées par Amazon, il ne faut pas contacter KDP mais le service client d'Amazon Belgique.

Cet article de blog fait donc suite au précédent, intitulé "La plate-forme belge d'ebooks Amazon défaillante".

Concernant les ebooks, KDP Publishing ne les gère pas sur la plate-forme belge. C'est pourquoi ils n'y sont pas envoyés. Donc, inutile d'espérer retrouver vos ebooks sur la plate-forme belge, tant qu'Amazon ne l'aura pas améliorée, ils n'y figureront pas. 

Le conseiller du site KDP m'a renvoyé au tableau de distribution des livres brochés. Le site belge, Amazon.com.be ne figure pas sur ce tableau. On peut considérer que tant que ce site n'y figurera pas, il n'y aura aucune chance d'avoir des ebooks vendus directement en Belgique (il n'y a apparemment pas de tableau de distribution propre aux ebooks, ce qui est sans doute logique étant donné l'aspect dématérialisé).

Pour les livres brochés, ils sont de deux catégories : ceux vendus par des vendeurs indépendants d'Amazon marketplace, qui ont leur propre page et leur propre identification, et ceux vendus par Amazon belgique, qui ont aussi leur propre page et une identification différente. Eh oui, le tableau de distribution des livres n'a pas été mis à jour, puisqu'il apparaît qu'Amazon belgique distribue bien nos livres brochés (mais pas les reliés, apparemment, confiant ceux-ci à des vendeurs tiers).

Voici par exemple la page Amazon belgique d'un vendeur tiers de l'Essence des Sens, vendu à 66,99 €.

Sur cette page, l'identité de l'Essence des Sens dans sa version brochée est B0D9PZSTMT. Le vendeur et expéditeur tiers se nomme Paragon OS.

Et voici la page Amazon belgique de l'Essence des Sens expédié et vendu par Amazon belgique, à 19 €.

Sur cette page, l'identité de l'Essence des Sens dans sa version brochée est B0DC621PSN.


Au moment où j'écris ces lignes, le roman est noté temporairement en rupture de stock, et il manque la couverture du livre sur cette page Amazon. C'est à dire que le vendeur tiers a mieux fait le boulot de présentation qu'Amazon Belgique !

Comment différencier une page Amazon de celle d'un vendeur tiers? En regardant l'expéditeur et le vendeur, mais il existe un moyen plus rapide. Sous le titre du livre, si vous avez le nom de l'auteur avec un lien, c'est qu'il s'agit d'une page Amazon. Mais vérifiez quand même l'expéditeur et le vendeur au cas où.

Qu'en est-il de la page d'auteur très incomplète sur amazon belgique? Cette page est accessible par les clients d'Amazon qui veulent en savoir plus sur l'auteur et ses autres romans. Le fait qu'ils soient incapables de retrouver un autre de mes romans par ce biais est évidemment un handicap. 

Eh bien, figurez-vous que ce n'est pas Amazon KDP qui gère ces pages. Il s'agit d'Amazon Author central, la fameuse plate-forme auteurs d'amazon. 

Il faut les contacter séparément, même sur leurs formulaires de contact ne sont pas vraiment faits pour ça. On va voir ce que ça donne. 

Pour être, enfin, tout à fait complet sur le sujet, dans la liste de mes romans vendus en Belgique, j'ai constaté des anomalies sur le prix d'au moins trois de mes ouvrages vendus et expédiés par Amazon Belgique. Je précise bien qu'on n'a pas affaire à un vendeur tiers, et donc, que le prix d'origine devrait être respecté :

- Les Explorateurs en broché est vendu à 23,82 € alors qu'il n'est vendu qu'à 18,99 € sur Amazon France 

- Eau Turquoise en broché est vendu à 27,29 € alors qu'il n'est vendu qu'à 20,04 € sur Amazon France

- Les Flammes de l'Immolé est vendu à 31,18 € alors qu'il n'est vendu qu'à 23,21 € sur Amazon France

Etrangement, le premier tome du cycle d'Ardalia (Fantasy), Le Souffle d'Aoles, n'est ni vendu ni distribué par Amazon belgique, uniquement par des vendeurs tiers. 

Ces problèmes de prix pour les livres brochés vendus et distribués par Amazon belgique sont d'autant plus étonnants que mon avant-dernier roman SF, Memoria, est bien vendu est distribué par Amazon belgique au prix correct de 16 €. Comment expliquer cette différence de traitement avec les autres ?

Voilà ce qui en est de l'enquête pour le moment...

EDIT 26/08/2024 : la réaction rapide d'Amazon. Entre hier 25 août et aujourd'hui le 26, tous mes livres qui étaient vendus et expédiés par Amazon.com.be ont été retirés de la vente directe. C'est à dire que leur page existe toujours si vous cliquez sur les liens ci-dessus, mais il n'y a plus de lien d'achat effectif sur leur page, et on a l'impression qu'ils ne sont plus vendus que sur amazon marketplace. Quant à L'Essence des Sens, il n'est plus mis en rupture de stock, il a simplement été rendu "inachetable", comme les autres.

samedi 24 août 2024

La plate-forme belge d'ebooks Amazon défaillante

La plate-forme belge d'Amazon semble bel et bien défaillante en ce qui concerne les ebooks d'auteurs autoédités. Mes ebooks et ceux d'autres auteurs autoédités n'apparaissent tout simplement pas sur le site d'amazon se terminant par .com.be. Les pages d'auteurs sont également inopérantes. Mes livres papier sur Amazon peuvent en revanche être commandés de Belgique. J'ai contacté Amazon à ce sujet.


Etes-vous, comme l'auteur Jean-Philippe Touzeau et moi, victimes de l'inactivation de votre page d'auteur sur Amazon belgique, et de la disparition de toutes vos pages d'ebook sur Amazon belgique? Si vous êtes auteur autoédité, vérifiez-le en remplaçant, dans la barre de navigation d'amazon france, le .fr après amazon par .com.be (laissez le reste de l'adresse tel quel). 
 
A ce stade, je ne peux pas garantir que le problème ne concerne que les auteurs autoédités. 
 
Si vous êtes en Belgique, vous pouvez retrouver tous mes romans brochés en cliquant sur ce lien. En revanche, si vous allez sur ma page d'auteur sur amazon belgique, en cliquant par exemple sur l'onglet "tous les livres", ça ne donnera rien. 
 
Là où ma page d'auteur sur amazon france fonctionne parfaitement.

Les autres sites d'amazon, français ou allemands par exemple, ne sont en effet pas concernés par le problème.

lundi 19 août 2024

L'Essence des Sens : chapitre 8

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le huitième.

Retrouvez la présentation du roman, ainsi que les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien.

8. La vengeance

La plupart du temps, Grendchko s’arrangeait pour avoir un emploi du temps à trous. L’essentiel était de trouver les bons prétextes pour s’absenter fréquemment. Ses subalternes, après tout, ne gagneraient rien à savoir qu’il en profitait pour s’adonner à des activités récréatives — ils n’auraient pas compris. Un esprit supérieur comme le sien avait besoin de relâchement, de détachement afin de pouvoir effectuer ses activités de supervision en toute impartialité, et avec toute l’efficacité requise. L’essentiel était de bénéficier d’assistants compétents — même s’il ne fallait pas les en informer, ç’aurait été une marque de faiblesse — et de démontrer tout son aplomb en réunion. La veille du dîner d’affaire avec Ylium, cependant, Grendchko eut pour la première fois depuis longtemps l’impression de vraiment bosser. Dans la matinée, il se rendit en toute confidentialité dans l’un des quartiers scabreux non loin de l’un des astroports d’Argea où il devait mener une importante transaction. Cette affaire lui tenant à cœur, il était normal de prendre davantage de risques. Il retrouvait des sensations grisantes qui lui rappelaient l’époque parfois dangereuse où il avait pour mission de faire cracher leurs crédits aux mauvais payeurs.

L’après-midi, il reprit contact avec les employés de la Transpulsion chargés de préparer l’organisation du dîner du lendemain. A cette occasion, il isola celui des serveurs dont il avait graissé la patte, et qui avait pour consigne de n’obéir qu’à lui. « Voici le produit, dit-il en lui remettant la fiole rose acquise la veille à prix d’or chez le dealer de Stimcortix. Tu l’ajoutes toi-même en cuisine à la préparation de sengré destinée à Olnav, tu récupères son ballon-tube, et tu te charges personnellement de le servir, compris ? 

– Oui, monsieur. 

– Si tu foires le coup, si tu te fais choper ou si tu sers le mauvais type, ta tête sera aussitôt mise à prix dans la section pourpre de la Ruche. » 

Le serveur eut un mouvement de recul, et son visage prit une expression horrifiée. La section pourpre de la Ruche échappait à la réglementation plus stricte qui avait cours ailleurs. C’était là où l’on pouvait rémunérer les chasseurs de prime de la pire espèce, ou bien se livrer à d’autres trafics illégaux, dont la variété était aussi insondable que l’imagination tordue des donneurs d’ordre. 

« Et si tu réussis, bien sûr, tu auras le bonus promis. 

– Je réussirai. 

– Très bien. » 

Plusieurs des cadres d’Ylium, accompagnés de leurs drones, s’étaient joints à la délégation de la Transpulsion et discutaient de la répartition des tâches. Grendchko les évita pour aller retrouver la responsable du pôle communication, une certaine Gaïla. L’expression de la femme entre deux âges demeura neutre comme il s’approchait d’elle. Grendchko aimait susciter la crainte autour de lui, mais savait que tous les employés n’étaient pas sensibles à son aura si spéciale. Devinant qu’il était inutile de chercher à impressionner celle-ci, il choisit d’énoncer froidement les faits, comme s’il n’était qu’un intermédiaire. « Il y a du nouveau. J’ai reçu une communication de Shinaen. Il y aura deux recrues en plus pour la soirée. » 

La lueur dans les yeux de Gaïla témoigna de sa surprise et de son indécision. Grendchko fit apparaître l’holosignature des deux Nadariennes qu’il avait rencontrées le matin même. Il activa la commande pour la transmettre sur la tablette de Gaïla, laquelle accepta l’envoi. L’holosignature comportait l’empreinte génétique des nouvelles recrues. Quand elles se présenteraient pour le dîner, le personnel de la sécurité serait ainsi à même d’établir leur identité et de vérifier leurs autorisations. 

« Quel sera leur rôle ?

 – Je crois savoir qu’il s’agit d’un présent de Shinaen pour nos édiles méritants, dit Grendchko. En tout cas, elles n’interviendront qu’après la signature du contrat. Qu’elles décident d’accompagner le groupe pour le spectacle d’Orkhaisan ou non, il faudra leur laisser carte blanche, c’est compris ? Sinon, vous en répondrez devant nos amis Fengirs. » 

La responsable communication paraissait avoir les pieds sur terre et la tête froide. Elle tressaillit néanmoins à la mention des Fengirs. Irait-elle jusqu’à vérifier les dires de Grendchko auprès de Shinaen ? Celui-ci en doutait. La plupart de ses concitoyens, quand cela leur était possible, évitaient tout contact avec les Fengirs. Le plus grand danger était qu’elle prévienne Olnav que quelque chose se tramait. Mais le ferait-elle sur la simple base de ces deux employées de dernière minute, sachant qu’elles intervenaient sur ordre des Fengirs ? Grendchko misait sur la passivité d’une notable qui tient à conserver son poste, en préservant sa neutralité dans les enjeux de pouvoir. La vie était faite de paris…

En fin d’après-midi, il alla à son rendez-vous avec Ymeo. 

« J’ai réussi ! triompha-t-elle, un sourire rayonnant aux lèvres. Nous dînerons ensemble demain soir dans les salons privés d’Arômart, un restaurant thématique artistique. Nous aurons des plats et couverts issus de l’art Zenepyr, et il y aura un holo-docu sur le même thème. Je lui ai dit qu’il n’y avait aucune raison qu’Olnav soit le seul à s’amuser, et Tilean a été d’accord. 

– Tu sais, je me fous des détails. L’important, c’est que ce dîner se fasse. » Il lui communiqua ses instructions et lui remit à son tour une fiole rose. Elle devrait elle aussi l’utiliser sans que Tilean ne le remarque. « A présent, tu vas me montrer comment tu aimes ton maître », susurra-t-il. 

Ils échangèrent un regard. Elle eut un petit frémissement d’inquiétude qui redoubla son excitation. Il lui palpa sans ménagement ses quatre ouvertures thoraciques et eut la satisfaction, au moment de la pénétrer, de voir qu’elle n’était pas prête et en éprouvait de la douleur. C’était comme une répétition de la soirée du lendemain, et les appendices de Grendchko palpitaient comme rarement. 

Ymeo lui lança un regard de reproche pendant leurs ébats, qui ne fit là encore qu’accroître son plaisir. C’était toujours quand ses inférieurs attendaient de lui de la reconnaissance qu’il fallait leur montrer qui était le maître. Cela les rendait plus désireux de lui plaire, encore plus malléables. 

Le dîner d’affaires qui devait sceller le marché le plus important de ces dernières années, pour la Transpulsion comme pour Ylium, s’avéra affreusement fastidieux. Installé dans une luxueuse chambre d’hôtel, Grendchko suivait les discussions plus hermétiques les unes que les autres à distance. Le drone captait, enregistrait et retransmettait chacun des échanges autour de la table. Ses caméras multiples permettaient de visionner tour à tour les différents points de vue. De temps en temps, Grendchko regardait la courbe d’audience sur la Ruche. Celle-ci venait de s’enfoncer sous le seuil de la dizaine de milliers de spectateurs, ce qui était déjà énorme selon Grendchko — il fallait croire que la population d’ingénieurs et de techniciens susceptibles de ne pas être rebutés par l’imbitable jargon était plus nombreuse qu’il ne l’avait imaginé. 

Grendchko n’avait qu’à tapoter sur son oreille droite pour activer son appareil, mais là encore, la conversation entre Ymeo et Tilean faisait presque regretter de ne pas être sourd. Depuis peu, elles s’étaient tues et Grendchko percevait la docte voix en provenance de l’holo-docu. Que pouvait-il y avoir de plus assommant que l’art zenepyr ? A part peut-être une discussion à bâtons rompus sur les mérites comparés des réacteurs de distorsion et autres champs d’antimatière... 

Un regard sur sa droite lui apprit que la courbe d’audience avait remonté, atteignant presque les 12 000 vues. Olnav et Talern avaient sorti le document officiel qui devait sceller l’alliance entre les deux compagnies. Comme c’était l’usage, le contrat existait en format papier et holographique. La double signature se fit sous les applaudissements des différents participants. Puis, les serveurs et drones apportèrent le sengré de premier prix, une version coûteuse et richement texturée qu’il n’était pas aisé de se procurer. 

Grendchko consulta l’horloge. Il ne restait que vingt minutes avant le début du spectacle d’Orkhaisan, ce que fit bientôt remarquer l’assistant d’Olnav aux édiles. Ceux-ci ayant terminé de fumer, opinèrent. Il était temps de se mettre en route. Tout le monde s’activa, à l’exception notable d’Olnav. La tête rejetée en arrière, il oscillait de droite et de gauche. Grendchko redoubla d’attention. 

« Qu’y a-t-il ? demanda son assistant. 

– Un léger étourdissement, fit Olnav. Allez-y sans moi, je vous rejoindrai. 

– Désirez-vous une assistance médicale ? » 

Grendchko se crispa. Si Olnav répondait par l’affirmative, cela pouvait tout remettre en cause. « Vous tenez tant que ça à casser l’ambiance, Beglev ? Allez-y sans moi, je vous dis, c’est juste le sengré qui m’est un peu monté à la tête. 

– Cela va aller, premier édile ? s’enquit Talern. 

– Aucun souci cher confrère, dit Olnav avec un accent traînant. Je vous rejoins. » 

Talern se tourna vers l’un des notables d’Ylium avec lequel il échangea un sourire. Visiblement, le dirigeant de la Transpulsion ne tenait guère le sengré. Quelques instants plus tard, les membres de l’assistance quittaient la pièce, se dépêchant de regagner leurs flotteurs afin de ne pas rater le début du spectacle. Grendchko serra le poing en voyant survenir Biblag et Erlyv, les deux prostituées qu’il avait recrutées dans les bas-fonds. 

Aussitôt, elles se penchèrent au chevet de leur client du soir. « On a abusé du sengré, on dirait, minauda l’une. 

– Mais ça n’a pas l’air de t’avoir ôté de la vigueur », dit l’autre en plongeant sa main sous l’une des plaques grises du dirigeant de la Transpulsion. Elle exhiba l’un de ses appendices qui se mit à grossir et à durcir. 

– Non ! Ne faites pas ça ! protesta Olnav d’une voix faible. 

– Et pourquoi non ? On dirait que tu n’attendais que ça », fit la seconde en retirant un deuxième appendice, lequel fit preuve du même enthousiasme que le premier. 

Grendchko jubilait. Le produit miracle de Stimcortix appelé tanavnus, tout en générant un premier étourdissement comme on le lui avait décrit, rendait bel et bien irrésistible le désir envers le sexe opposé. Et ces deux putains s’y entendaient à ne pas laisser refroidir ce genre d’ardeur. Un regard vers la courbe d’audience lui apprit que celle-ci était également prise d’une érection subite. D’un geste, il affina les statistiques, et découvrit que la chaîne Orgix, spécialisée dans le voyeurisme et dans les célébrités, avait su repérer les algorithmes radicalement nouveaux transmis par le drone de la Transpulsion, le seul à être resté sur place. De son côté, Olnav n’émettait déjà presque plus de protestation. Grendchko tapota sur son oreille. « C’est en cours, dit-il. Je viens vers vous. 

– Compris », murmura Ymeo à l’autre bout. 

Grendchko s’était fait accompagner d’un second drone, lui aussi relié à la Ruche. Après avoir pris son flotteur sur le balcon plate-forme de sa chambre, il gagna rapidement l’entrée du restaurant où se trouvaient son espionne et leur proie. Dès qu’il en eut franchi le seuil, il ordonna à son drone-cam de diffuser les images. 

Le salon privé présentait des modulofauteuils extrêmement confortables et inclinables, une table dont les couverts et restes de repas avaient déjà été débarrassés, et un éclairage discret, adéquat pour le visionnage des programmes holo. Ymeo prétexta un besoin pressant pour s’arracher à l’holo-docu. Tilean parut surprise, mais hocha la tête avant de se replonger dans les hologrammes baroques. Dès qu’elle fut hors de vue, Ymeo connecta sa tablette au drone qui était censé filmer la signature du contrat. A la place, on découvrait Olnav encadré par deux femmes qui chacune empoignaient ses appendices et les pointaient vers leurs orifices de plaisir. Ymeo désigna de son doigt l’icône qui présentait le plus de vues. L’image ne changea pas, mais la scène était maintenant commentée en direct par l’animateur vedette d’une chaîne pornographique nommée Orgix. 

Plutôt que de se diriger vers les lieux d’aisance, Ymeo alla vers le fumoir et commanda un hersé, une version plus relevée du sengré. Dès que le barman eut le dos tourné, elle versa dans le ballon le contenu de la fiole rose. Elle revint ensuite vers le salon où l’attendait Tilean. Elle savait que Grendchko n’aurait aucun mal à la retrouver grâce au signal émis par sa tablette — elle devait faire vite. Tilean était toujours plongée dans l’holo-docu. Ymeo fit mine d’être prise de vertige. De la main gauche, elle se retint à l’épaule de Tilean, avant de s’affaler dans son fauteuil. Elle posa le ballon-tube sur la table et baissa la tête. 

« Que se passe-t-il ? s’inquiéta Tilean. 

– Je… je me suis pris un remontant, dit Ymeo. Il y avait une femme dans les toilettes. Elle regardait… Enfin non, il vaut mieux que tu ne saches pas. C’est atroce ! 

– Comment ça ? Pourquoi vaut-il mieux que je ne sache pas ? 

– Ce… ça te concerne. Vraiment, je ne devrais pas t’en parler. 

– Qu’est-ce qui a bien pu te mettre dans cet état ? Enfin, explique-toi ! » 

Ymeo sortit sa tablette comme à contrecœur. « Je t’assure que tu ne devrais pas regarder. 

– Vas-y. » 

Ymeo lança l’holoprojection. Aussitôt, une scène bien différente remplaça l’holo-docu. Olnav, le mari de Tilean, était en train de copuler avec deux beaux spécimens de Nadariennes. Son enthousiasme semblait sans borne. L’animateur ne cessait de s’extasier devant les performances sexuelles du premier édile de la Transpulsion, citant son nom toutes les deux phrases. 

La lueur des yeux de Tilean devint d’une pâleur mortelle. Elle se mit à osciller dans son fauteuil, et ses lèvres tremblèrent. « Non ! Non, ça ne peut pas être lui. » Elle se tourna vers Ymeo. « Dis-moi que ce n’est pas lui ! 

– Je crois bien que c’est toi qui ferais mieux de le prendre, ce remontant », dit-elle. Tout dans l’expression de Tilean suggérait qu’elle était en état de choc. Sans plus tarder, Ymeo se saisit du ballon-tube, dont elle dirigea l’extrémité vers l’orifice nasal unique de sa cible. Elle lui inclina gentiment la tête de la main gauche et attendit qu’elle respire. 

Tilean prit plusieurs inspirations avant d’être secouée de tremblements. Ymeo reposa aussitôt le ballon-tube, inquiète. Grendchko lui avait décrit les effets du produit, mais il y avait toujours le risque que Tilean y soit allergique, ou que le dosage soit trop fort. Elle était très bien payée, et son maître avait une personnalité envoûtante, mais elle se demandait jusqu’où elle était prête à aller pour lui. 

Jusqu’au bout, se dit-elle. 

« Qu’avons-nous là ? » fit la voix sarcastique de Grendchko derrière elle. 

Ymeo se retourna. Le second édile de la Transpulsion était bien présent, quelque peu essoufflé mais un grand sourire aux lèvres. Dans ses yeux, il y avait une lueur qu’elle avait appris à reconnaître entre toutes. Un drone flottait en retrait. Ymeo s’éloigna aussitôt pour ne pas apparaître dans le champ des caméras. 

« Ma chère, dit Grendchko, j’espère que vous avez bien pris votre remontant. 

– Elle l’a pris, répondit Ymeo du recoin où elle s’était postée. 

– J’ai été informé de la conduite inqualifiable de votre mari, dit Grendchko. Je crois bien qu’il ne vous reste qu’une seule manière de le remettre à sa place. » Il posa ses mains entre les plaques de l’épouse d’Olnav, à la recherche de ses orifices. Elle poussa de petits cris de protestation. Dans l’état de faiblesse induit par le produit qu’elle avait pris, elle ne pouvait lui résister. Les cris se transformèrent très vite en gémissements de désir. Elle fut prête presque aussitôt, comme si son corps n’avait attendu que ça. C’était une réponse purement chimique, mais Grendchko ne put s’empêcher d’en être flatté. Il la pénétra avec une délectation d’autant plus grande qu’il savait que le drone-cam retransmettait la scène en direct sur la Ruche. La vengeance était à sa mesure, absolument inoubliable. 



ebook 3,99 €

AMAZON    LA FNAC   KOBO   APPLE

Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien.

 

lundi 12 août 2024

L'Essence des Sens : chapitre 7

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le septième.

Retrouvez la présentation du roman, ainsi que les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien.

 

7. Vital partenariat 

La technologie était un sujet rébarbatif, selon Grendchko. Ses collaborateurs qui avaient tenté de le gaver de spécifications techniques des produits de la Transpulsion avaient parfois osé trouver suspect son désintérêt. Leur ambition personnelle avait même poussé certains à croire qu’ils pourraient dénoncer sa prétendue incompétence, dans l’espoir absurde de le remplacer. Comme si on pouvait remplacer l’irremplaçable ! Quelques-uns, comme il l’avait su par la suite, avaient juste été redéployés dans un nouveau secteur quand il pensait les avoir virés, mais du moins ne les trouvait-il plus sur son chemin. D’autres avaient connu des désagréments si violents qu’ils avaient été contraints à la démission, sans rien pouvoir prouver contre lui bien entendu — Grendchko avait appris à couvrir ses traces. Sa réputation de leader inflexible s’en était accrue, ce qui faisait bien ses affaires. 

S’il ne s’intéressait pas à tous les détails épuisants de l’ingénierie, en revanche, Grendchko avait un instinct pour suivre les lignes de force, les enjeux les plus importants pour la compagnie. En particulier, il savait Olnav très attaché à obtenir un accord de partenariat exclusif avec la société Ylium. Celle-ci avait développé des champs d’antimatière à des tarifs défiant toute concurrence. Or, la Transpulsion avait conçu de nouveaux réacteurs de distorsion adaptés à ce type de champ. L’investissement sur ces réacteurs avait été très conséquent, et serait perdu si Ylium se tournait vers certains rivaux. Les négociations entre les deux sociétés duraient depuis plusieurs mois, mais approchaient enfin de leur conclusion. 

Lorsque l’idée d’une proposition de dîner d’affaires fut abordée, Grendchko mit son veto dans un premier temps. Comme il s’y attendait, Shinaen ne tarda pas à le contacter à ce sujet. « J’espère, dit-il, que vous avez une très bonne raison pour que cet accord ne se fasse pas. Notre objectif n’est pas de ruiner la Transpulsion, ne l’oubliez pas. » Le poil fauve du Fengir était hérissé, les fentes de ses pupilles plus étrécies qu’à l’ordinaire. 

« Oh ! se récria aussitôt Grendchko. Mais je souhaite que le contrat soit validé, bien au contraire ! Simplement, j’ai besoin d’un peu de temps pour préparer le terrain. 

– Qu’avez-vous en tête ? » demanda soupçonneusement Shinaen. 

D’abord désarçonné par la question, Grendchko se reprit rapidement. « Cet accord est si important pour la Transpulsion qu’il doit porter, en quelque sorte, ma signature. De cette manière, à travers moi, c’est votre influence qui sera reconnue. 

– Vous avez deux jours. Pas davantage. » 

Le visage du grand félin disparut. Grendchko poussa un soupir de soulagement. En vérifiant sa console, il s’aperçut qu’Olnav avait demandé une réunion d’urgence des édiles de la compagnie. Son premier réflexe fut de hausser les épaules et de traiter la requête par le dédain, mais il savait qu’il serait question de lui. Par ailleurs, s’il ne se présentait pas à une assemblée des plus hautes instances, on pouvait mal interpréter son geste. Plutôt que de penser qu’il était au-dessus de la mêlée, on pouvait s’imaginer qu’il n’avait pas sa place parmi les dirigeants de la Transpulsion. La meilleure défense étant toujours l’attaque, il décida de préparer la sienne avant même le début du meeting, qui devait commencer d’ici un quart d’heure. Le résultat de l’appel qu’il passa s’avéra fructueux, ce qui lui mit le sourire aux lèvres. 

Grendchko savoura le climat électrique de l’entame de réunion. Celle-ci se déroulait dans une salle pourvue de plusieurs blocs d’argelen ambré. Tous les dirigeants étaient physiquement présents. Certains, Olnav le premier d’entre eux, le considéraient de manière franchement hostile. D’autres affichaient une mine au mieux circonspecte, quand leur visage ne reflétait pas les doutes qui les assaillaient. 

« Salutations à tous, commença Olnav d’une voix légèrement amplifiée par la technologie. L’ordre du jour de cette réunion en urgence est simple — le veto du second édile ici présent au sujet du dîner pour finaliser le contrat avec Ylium. Un contrat, inutile de le rappeler, qui a été mis au point après plusieurs mois d’âpres négociations, et qui représente des milliards de crédits d’investissement. Pourquoi, Grendchko, avoir décidé de vous opposer à la signature du contrat ? » 

L’irritation dans la voix de son cousin était difficilement contenue. Grendchko pensait ne pas se tromper en estimant qu’Olnav avait organisé cette réunion sous l’emprise de la colère. Il était parfois bon de faire enrager ses ennemis, car alors ils devenaient plus susceptibles de commettre des erreurs. Si Olnav croyait lui avoir coupé l’herbe sous le pied en réagissant si rapidement, il allait tomber de haut. Grendchko se leva. « Salutations », fit-il en observant chacun des participants à tour de rôle. Il prit délibérément son temps pour s’adresser à Olnav et lui répondre. « Je ne me suis pas opposé à la signature du contrat, mais à l’idée d’organiser ce dîner si important, comme chacun ici le sait, sans que je ne sois mêlé au processus décisionnel. 

– Mais à aucun moment vous ne vous êtes intéressé aux négociations avec Ylium ! fulmina Olnav. Vous ne vous êtes impliqué dans aucun des process en cours à leur sujet. 

– Ne confondez pas tout, le corrigea Grendchko. Vous m’avez tenu à l’écart de ces négociations. En revanche, je m’y suis intéressé — de très près. Je sais depuis longtemps à quel point cet accord est vital pour l’avenir de notre entreprise. 

– Ah bon ? Vous avez une preuve ? » 

Les autres membres du directoire suivaient l’échange avec grande attention, mais sans prendre parti pour le moment. Grendchko se contenta de hocher la tête et de presser la touche de la tablette qu’il avait apportée. Aussitôt, l’holoprojection du visage et du buste de Talern, premier édile de la compagnie Ylium, se matérialisa. L’enregistrement remontait à quelques minutes seulement. Grendchko fit un geste et le plan s’élargit pour l’inclure à son tour. « Salutations, premier édile Talern, dit la représentation holo de Grendchko. 

– Salutations, second édile Grendchko, fit Talern sans dissimuler sa surprise. 

– Ma compagnie, la Transpulsion, souhaite organiser un dîner d’affaires afin de conclure la signature du contrat au sujet de votre si prometteuse technologie de champs… 

– Champs d’antimatière ? 

– C’est cela ! » Grendchko vit avec satisfaction que chacun des participants à la réunion retenait son souffle en observant l’échange. 

« Je sais que c’était dans l’air, mais je n’ai pas encore reçu d’invitation officielle, avança Talern d’un ton suspicieux. 

– Vous allez recevoir cette invitation dès aujourd’hui, je vous le garantis. A ce sujet, je souhaiterais vous rencontrer personnellement afin de préparer au mieux ce dîner d’affaires si important. Auriez-vous quelques minutes à me consacrer demain après-midi ? Vers 15 h ? » 

La réponse de Talern, positive, de même que les salutations d’usage ensuite échangées furent quasiment noyées parmi les exclamations. 

« Vous n’aviez pas le droit d’intervenir sur ce dossier ! fulmina Olnav, outragé en le pointant du doigt. Vous avez brisé la chaîne hiérarchique ! » 

Plusieurs autres édiles relayèrent leur incompréhension au sujet de l’ingérence de Grendchko. L’un d’eux mit même en doute son utilité. 

« Au contraire, dit Grendchko, élevant la voix pour couvrir la rumeur. Pour un contrat aussi important, la société Ylium doit savoir que la Transpulsion parle d’une seule voix. Je suis sûr qu’un premier édile aussi intelligent que Talern se demandait pourquoi le second édile de chez nous avait jusqu’à présent été tenu à l’écart des négociations. Notre rencontre de demain apaisera tous ses doutes et le mettra en confiance. 

– Vous retirez donc votre veto au sujet de ce dîner d’affaires ? 

– Non seulement je retire mon veto, mais je vous affirme que je n’ai pas l’intention de participer au dîner. En revanche, je veux m’impliquer dans sa préparation. D’où cette initiative personnelle. »

Joignant le geste à la parole, Grendchko afficha l’écran où figurait son veto et l’annula. Les murmures de protestation s’apaisèrent, et la plupart des dirigeants parurent rassurés, même si Grendchko nota diverses expressions suspicieuses, en particulier chez Olnav. Celui-ci insista pour que Grendchko se concerte avec l’équipe chargée des négociations afin de prévenir tout impair au cours de sa rencontre avec le premier édile d’Ylium. L’invitation au dîner fut, au soulagement de chacun, votée et envoyée. 

A la demande d’Olnav, l’équipe responsable des dernières tractations se présenta peu après dans le bureau de Grendchko. Celui-ci trouva la discussion longue et fastidieuse, mais s’assura d’organiser le dîner d’affaires. Sitôt après l’entrevue, il ordonna à sa secrétaire la plus compétente d’en régler les détails, à l’exception cependant des inhalations traditionnelles, celles qui permettraient de sceller le contrat. Il avait bien l’intention de s’occuper personnellement de celles-ci. 

La journée de travail touchait à sa fin, et Grendchko rentra chez lui. Depuis son accession au poste de second édile, il avait déménagé pour s’installer dans le noyau Megeal. C’était le district des nouveaux riches, ceux qui faisaient fortune en nouant une collaboration étroite avec les Fengirs. Luxe, confort et ostentation étaient bien sûr au rendez-vous — à quoi servait la richesse, sinon à en faire étalage ? Une fois bien calé dans son fauteuil antigrav, Grendchko appela Ymeo sur un canal sécurisé. « Bonjour, ma petite ombre, dit-il avec cette fausse bonhomie qui lui était coutumière. Où en es-tu de ta mission ? 

– Là où vous le souhaitiez, je pense, maître. » 

Grendchko eut un frémissement d’excitation à ce mot de « maître ». Il n’y avait pas à dire, la petite garce savait par quel bout le prendre. 

« Nous avons eu notre premier dîner hier. Je l’avais amenée à l’une de ses expositions préférées il y a trois jours. Et hier, elle s’est même plainte des horaires de travail de son mari, qui le font rentrer si tard. 

 – Très bien. A ce sujet, il est impératif que tu puisses passer la soirée avec elle dans quatre jours exactement. Son mari Olnav sera de nouveau occupé. Un dîner d’affaires. 

– Vos désirs sont des ordres. 

– Je t’expliquerai plus en détail ce que j’attends de toi… disons dans deux jours, à l’endroit et à l’heure habituels ? 

– Avec grand plaisir, maître. » 

Grendchko grogna devant la sensualité de son sourire. Il mit fin à l’appel. 

 

Richesse et pouvoir ont tendance à susciter l’envie de ceux qui en sont dépourvus. Comme Grendchko ne l’ignorait pas, s’élever, c’est également s’exposer. Aussi avait-il demandé à Shinaen de lui fournir des dispositifs de détection et de brouillage. Quand il ne souhaitait pas être suivi, Grendchko avait ainsi moyen de s’assurer qu’il ne l’était pas, et de masquer son signal en cas de filature. Il avait en outre appris différentes techniques pour s’anonymiser, en utilisant les transports en commun, en se fondant dans la foule, et en se faisant accompagner à distance par un drone de surveillance. 

Au cours du trajet tortueux qui devait le mener dans l’arrière-boutique d’un vendeur d’animaux exotiques synthétiques, laquelle servait de couverture à d’autres activités moins avouables, Grendchko vérifia à plusieurs reprises sa tablette. Ni les détecteurs propres à celle-ci ni ceux du drone qui flottait à quelques mètres de lui ne révélèrent quoi que ce soit de suspect. Son contact travaillait pour Stimcortix. Il était venu avec une mallette contenant différents produits, dont il détailla les effets. Grendchko fit son choix et le régla, avant de repartir avec son butin, un sourire satisfait aux lèvres. 

Dans l’après-midi, il alla, le plus officiellement du monde cette fois, et sans détour, à son rendez-vous avec Talern. La terrasse du 78e étage du bâtiment d’Ylium était venteuse, mais le point de vue sur la ville, imprenable. Le dirigeant d’Ylium l’accueillit d’un hochement de tête réservé. Grendchko ne s’en formalisa pas, allant jusqu’à s’incliner de manière prononcée afin de marquer sa reconnaissance du statut supérieur du premier édile. 

« Heureux de faire votre connaissance, fit Talern non sans une certaine froideur. 

– Le bénéfice est mutuel. 

– Afin de me préparer à cette entrevue, j’ai jeté un coup d’œil à votre profil sur la Ruche. Administrateur dans les transmissions interstellaires et dans les générateurs antimatières, c’est un cursus impressionnant. » 

Grendchko ne put manquer de relever une lourde ironie dans les paroles de l’édile. Il eut un sourire crispé. « Dans deux compagnies de nos alliés les Fengirs. » 

Les yeux bleutés de Talern se voilèrent tout à coup. A la satisfaction de Grendchko, son expression et sa voix devinrent neutres. « Oui, c’est impressionnant, articula-t-il. 

– Mais nous ne sommes pas ici pour parler de moi. Ni même de technologie. J’imagine que l’on doit vous en rebattre suffisamment les oreilles. 

– En même temps, c’est la passion qui nous anime. 

– J’ai à cœur de discuter des détails du dîner d’affaires. » Grendchko saisit sa tablette et se mit à passer en revue les salons privés du club dans lequel aurait lieu la rencontre, puis les différents ingrédients du repas préparé par son assistante. Il s’aperçut que le premier édile s’impatientait de le voir aborder des sujets aussi triviaux, et en vint à l’un des objets de sa visite. « Afin de donner à ce repas un caractère plus officiel, nous souhaitons fournir un drone-cam pour diffusion sur le réseau. 

– D’accord, mais à condition que nous fournissions aussi le nôtre. 

– Entendu. J’aimerais aussi vous communiquer la liste du personnel qui vous servira. 

– Des Nadariens ? C’est original, mais nous amenons des droïdes dans ce genre de circonstances. 

– Dans ce cas, dit Grendchko, pourquoi n’aurions-nous pas un panachage des deux ? Vos droïdes, et notre personnel trié sur le volet. 

– Cela ne devrait pas poser de problèmes. 

– Sitôt après la signature, j’ai pris l’initiative de réserver à nos équipes de travail des places pour le spectacle d’Orkhaisan de 23 h. Ce sera l’occasion de fêter cet accord. Aux frais de la Transpulsion bien entendu. » 

Le spectacle de lanceurs de disque équilibristes était l’un des plus courus sur la planète, et Grendchko avait dû mobiliser un budget non négligeable pour obtenir les places. 

« Belle initiative, en effet, reconnut Talern. Je commence à comprendre pourquoi votre compagnie vous apprécie autant. » 

Son visage disait qu’il n’en pensait rien, mais Grendchko jubila. Il ne restait plus que deux ou trois détails à régler pour que tout soit enfin prêt pour cette soirée si importante.



ebook 3,99 €

AMAZON    LA FNAC   KOBO   APPLE

 

Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien.

 

dimanche 4 août 2024

Sixième chapitre L'Essence des Sens

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine.

La version brochée à 19 € et la reliée à 26,38 € de L'Essence des Sens viennent de sortir sur Amazon. Il sera également possible de commander la version à couverture souple à 19 € auprès des libraires dès le mardi 6 août. 


Relié 26,38 €


Présentation: Plus c’est gros, plus ça passe : pilier de bar de son état, Grendchko va bénéficier d’un coup de piston aussi phénoménal qu’inespéré — numéro deux d’une multinationale. Son ascension au sein de la société nadarienne sera irrésistible. Ingénieur talentueux spécialisé dans les réacteurs, Jaynak va croiser son chemin. Ce qui va entraîner sa chute. Grendchko a besoin de Fervents pour assurer son vaste projet, la restauration de la grandeur de Nadar. Bien contre son gré, Jaynak va devenir l’un d’eux. Prochaine étape prévue par le nouveau maître, l’agression d’une planète souveraine, Oblan. Voilà qui ne devrait pas manquer de causer des millions de morts de part et d’autre. Pendant ce temps, dans les profondeurs des Cavernes d’Ambre, la résistance s’organise. Tout n’est peut-être pas perdu pour les enfants de Nadar. 

Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien.

6. L’art Zenepyr

Ymeo posa son flotteur sur la plate-forme prévue à cet effet des Cavernes d’Ambre. De nombreux emplacements étaient vides autour d’elle. Il fut un temps où elle aurait dû programmer son appareil pour revenir chez elle, puis aller la chercher à une heure précise. Ce n’était plus nécessaire. Nombre de ses compatriotes sur cette planète ne croyaient plus en la pertinence de l’utilisation de l’argelen ambré. Une bonne partie des citoyens avaient en effet cessé de penser que la communion via la roche sacrée biominérale était le moyen le plus évident pour méditer, concevoir de nouveaux projets et prendre les meilleures décisions. 

Sans parler des Réfractaires, les rebelles à l’alliance avec l’Expansion et les Fengirs. Ces marginaux refusaient de communier pour ne pas être influencés par la manière de penser de la majorité des gens. Ils se terraient, disait-on, dans le dédale des souterrains de la planète, dont certains communiquaient avec les Cavernes d’Ambre. Les tentatives pour les en déloger s’étaient révélées infructueuses, mais comme ils étaient en petit nombre et peu actifs, les traques s’étaient faites moins fréquentes. 

Ymeo prit la direction du chemin piétonnier qui descendait la falaise pour mener à l’entrée principale. La large bouche rocheuse avalait et recrachait sans relâche les communiants. Elle était venue seule, prenant soin de laisser son fils adoptif, Lenak, devant l’un des holoprogrammes qu’il affectionnait. Sa cible, Tilean, se trouvait à deux cents pas. Ymeo avait commencé à la suivre deux jours auparavant afin de se familiariser avec son emploi du temps. C’était la deuxième fois déjà que toutes deux se rendaient dans les Cavernes d’Ambre. La première, Ymeo n’avait pas osé s’approcher psychiquement de sa proie. Il était possible, ce faisant, d’acquérir certaines notions de la personnalité de la cible, au risque pourtant de se faire repérer. L’attitude de Tilean la première fois avait convaincu Ymeo qu’elle pouvait prendre davantage de risques. La femme du premier édile de la Transpulsion avait eu l’air totalement abandonnée, plongée dans les profondeurs de sa connexion avec l’argelen ambré. Dans ces conditions, il y avait peu de danger de l’alerter au moment de l’examen périphérique de sa conscience. 

L’air était frais dans la caverne. Les Guides Communiants répartissaient les entrants devant les cubes d’argelen ambré. La session ne commencerait que lorsque les précédents participants seraient ressortis. La caverne était si vaste que l’on apercevait des centaines de citoyens à perte de vue en face de leur cube. D’autres espaces plus restreints existaient, et les esprits pouvaient aussi entrer en conjonction avec des communiants dans des Cavernes d’Ambre de différentes cités. 

Avant que l’argelen ambré ne devienne corrompu, prétendaient certains, des ingénieurs avaient donné naissance à de grandes inventions, de superbes projets grâce à l’association des consciences. Ymeo elle-même avait parfois, à l’issue de l’une de ces cérémonies, des commencements d’idées, des ébauches de plans de construction — expériences invariablement frustrantes, car elle ne possédait pas les connaissances nécessaires pour concrétiser ces projets, ou les développer suffisamment. Elle trouvait pour sa part la technologie des Fengirs beaucoup plus concluante. N’étaient-ce pas eux qui avaient réalisé les champs d’antimatière pour ensuite les partager avec leurs alliés ? Il en allait ainsi de centaines d’outils perfectionnés de la vie de tous les jours. C’était eux, les grands transformateurs. Peut-être la corruption de l’argelen n’aurait-elle jamais été révélée si, à la suite du pacte d’alliance, le contraste avec leurs technologies supérieures n’était apparu si évident aux citoyens de toute la planète. 

L’un des Guides Communiants désigna son cube à Ymeo, qui s’en approcha. Quand chacun fut positionné, les Guides levèrent la main. Un profond silence se fit dans la caverne. Les mains des Guides s’abaissèrent à l’unisson, et Ymeo, comme chacun des participants, posa la paume de la sienne sur son cubar, lequel palpitait sur son socle. La connexion fut immédiate et puissante. Il y avait des milliers de flux, des millions de courants tourbillonnants alentour. A l’inverse des fleuves qui se jetaient dans la mer, ceux de l’argelen vous faisaient remonter à leur source. Les plus attractifs pour elle étaient, comme le savait Ymeo, les fleuves l’entraînant vers les puits de savoir correspondant à ses propres centres d’intérêt. En se concentrant suffisamment, il était néanmoins possible d’échapper à l’emprise de ces flux pour ne retenir que les pâles étincelles qui représentaient des individus. Ce faisant, on parvenait à détacher une partie de sa conscience du bloc d’argelen — à la désynchroniser, en quelque sorte. Les Guides Communiants disaient que c’était à cette occasion principalement que les Nadariens utilisaient leur second cerveau. Il y avait ainsi moyen de percevoir son environnement immédiat sans pour autant briser le lien avec l’argelen. 

C’est ce que fit Ymeo. Elle orienta son regard vers Tilean. La première fois, elle n’avait osé le faire qu’en fin de session de peur d’être détectée par sa cible. 

Comme elle l’avait anticipé, Tilean était entièrement absorbée par l’argelen ambré. Les Guides Communiants observaient les participants d’un air détaché. Ymeo ne craignait pas d’être repérée par l’un d’eux, les communications télépathiques via l’argelen étant autorisées au cours des communions. Certains projets nécessitaient en effet des échanges aussi bien bilatéraux que multilatéraux, et les motivations de chacun ne faisaient l’objet d’aucun questionnement. 

Le fait de regarder physiquement Tilean permettait à la partie de l’esprit d’Ymeo toujours connectée à l’argelen de dériver, en quelque sorte, de flotter jusqu’à se rapprocher de l’une des étincelles de conscience entre les fleuves. Le contact visuel assurait ainsi de ne pas se tromper de cible parmi les centaines de milliers d’esprits reliés aux cubars ambrés. 

Ymeo se garda bien de mettre en œuvre la procédure d’approche telle qu’elle était enseignée par les Guides Communiants. Elle laissa simplement son esprit tournoyer autour de la conscience de Tilean dans l’espoir de capter des bribes de pensée ou des images. La partie de son esprit qui maintenait le contact visuel était la moins active des deux, Ymeo investissant de plus en plus la partie connectée à l’argelen pour améliorer son champ de perception. Elle captura de nombreuses images, dont la plupart n’avaient pas d’importance. Plusieurs, en revanche, se révélèrent dignes d’intérêt. Des mots étaient associés à certaines. Elle les isola dans sa mémoire de manière à les fixer et à en garder un souvenir net à l’issue de la séance. A l’issue de la cérémonie, elle se fondit dans la foule, se réjouissant que la pêche eût été fructueuse. 

Deux jours plus tard, Ymeo se présentait avec Lenak à l’Institut Tile. Les locaux étaient fonctionnels, sans plus. Quelques tableaux façon mosaïques réalisés par des enfants ornaient les murs. Il y avait une file d’attente assez longue, preuve que l’Institut était en sous-effectif, et devait composer avec des moyens restreints. La queue n’était pas seulement formée de parents accompagnés de leurs rejetons, mais aussi d’adultes inadaptés. Lorsque son tour fut enfin venu, Ymeo sourit à l’employée débordée. « Je crois énormément en l’utilité de ce que vous faites ici, dit-elle, c’est pourquoi je viens inscrire mon fils. 

– Il y a différentes formules… 

– Pas si vite, l’interrompit Ymeo. Je suis disposée à faire une donation de 10 000 crédits à l’institut, à la condition que la réadaptation de Lenak soit suivie par votre patronne en personne. Je parle bien de Tilean. Et ce, à chaque étape. 

– Vous avez bien dit 10 000 crédits ? 

– En effet. Me serait-il possible de m’entretenir directement avec votre patronne ? 

– Un instant, je me renseigne. » L’employée fit apparaître un P-com dans sa main et passa un appel en mode discret. Les paroles qu’elle échangea étaient inaudibles. Elle reposa l’appareil et leva les yeux vers Ymeo. « La fondatrice Tilean accepte de vous recevoir. » 

Les pieds d’Ymeo et de Lenak s’enfoncèrent dans la moquette comme ils pénétraient dans le bureau de la dirigeante de l’institut. Les murs présentaient des tableaux lumineux, certains figurant de l’art ésotérique. « Bienvenue dans notre établissement », les accueillit la maîtresse des lieux. Son sourire était franc et chaleureux, la lueur bleutée de ses yeux annonçait aussi bien l’intelligence que la sensibilité. La rondeur de son crâne devait la rendre attrayante au sexe opposé, ainsi que sa silhouette bien proportionnée. 

Ymeo la salua, au contraire de Lenak qui demeura muet. 

« Je vous en prie, asseyez-vous », dit Tilean. 

Il y avait deux sièges, et Ymeo s’installa. Lenak, de son côté, n’en fit rien. Sa moue boudeuse ne l’avait pas quitté depuis que sa mère adoptive lui avait annoncé son inscription dans cet établissement. Tilean hocha la tête dans la direction du jeune garçon d’un air compréhensif, avant d’adresser un nouveau sourire à Ymeo et de croiser les mains. « On me dit que vous avez de grands projets pour notre institut ? » 

Lenak, cependant, s’était approché d’une petite table où figuraient différents blocs de terre cuite qu’il fallait emboîter les uns dans les autres. « Permettez », fit Ymeo en se levant et en se dirigeant vers l’enfant. Elle posa une main sur son épaule et désigna le puzzle. « Il peut ? 

– Bien sûr, répondit Tilean. Je suis sûr qu’il ne tardera pas à trouver plusieurs des solutions possibles. Votre fils a l’air brillant. Très concentré. 

– Très renfrogné, vous voulez dire. » 

Tilean partit d’un petit rire, et Ymeo lui sourit. « Je suppose, dit Tilean, que l’idée de son inscription ici venait de vous plutôt que de lui ? » 

Ymeo revint vers la dirigeante et se rassit. « C’est parce que Lenak n’a pas encore pris conscience de tout le bien que fait votre Institut autour de lui. Ni de toute l’importance qu’un séjour ici peut avoir pour son avenir. 

– Oh ! Il est sans doute préférable de ne pas trop insister sur ce point auprès de lui. Nous ne voudrions pas que votre enfant se cabre parce qu’il perçoit trop d’enjeux. La relaxation et la détente comptent beaucoup dans notre méthode de réadaptation. »

Ymeo jeta un coup d’œil en direction de Lenak. Assis sur une petite chaise devant son jeu, il ne leur prêtait pas attention. « Je dois avouer que j’ai eu du mal à le convaincre par rapport à cette démarche. Et je sais qu’il a encore des doutes. Mais comme je le disais, je crois en votre Institut, dont j’ai soigneusement étudié les accomplissements passés. Et je crois aussi en votre action en particulier. C’est pourquoi je suis prête à vous verser 10 000 crédits si vous vous engagez à vous occuper de lui personnellement. De cette manière, la somme rejaillira sur d’autres enfants qui sont comme lui. 

– C’est d’une très grande générosité, aussi bien pour eux que pour nous. Il m’arrive en effet, dans des cas exceptionnels, de me charger plus particulièrement de l’un de nos pensionnaires. Mais dites-moi, de quel type d’inadaptation souffre-t-il ? 

– D’une forme aiguë, j’en ai peur. C’est tout juste si je suis parvenue à me connecter à son cubar en même temps que lui. J’essaie de l’inciter à s’en servir, mais je dois y aller avec des pincettes. Si j’insiste trop, il se met en colère. » Ymeo ne mentait pas à ce sujet. Lenak avait déjà fait la preuve de son irritabilité, dès lors qu’il était question d’argelen. 

« Bien, nous avons différents tests, et différentes méthodes adaptées aux résultats. Ce n’est pas moi qui les lui ferai passer, il y a des spécialistes pour cela, mais je peux vous promettre que je superviserai personnellement ses progrès. 

– Nous serait-il possible de nous voir régulièrement à son sujet ? 

– Bien sûr. Une fois par semaine ? 

– Tous les trois jours, ce serait préférable. 

– Entendu, concéda Tilean. Je peux comprendre que vous souhaitiez ce qu’il y a de mieux pour votre enfant. 

– Je suis convaincue que votre Institut fera l’affaire, dit Ymeo en démagnétisant sa tablette collée à sa cuisse. Je vais vous faire le virement. » 

Une fois le paiement effectué, Tilean lui envoya une brochure détaillant les différents ateliers de réadaptation auxquels participerait Lenak. Ymeo prit ensuite congé. Elle eut des difficultés à inciter son « fils » à l’accompagner, tant il était absorbé dans son puzzle tactile. De retour à son domicile, elle prêta à Lenak sa tablette pour qu’il consulte la documentation. A son étonnement, le garçon n’afficha pas son indifférence coutumière. Il parut même satisfait de son étude des différentes activités proposées à l’Institut, si bien qu’il accepta de commencer des séances dès le lendemain. 

En principe, Lenak aurait dû bénéficier d’une dérogation auprès des Guides Communiants stipulant qu’en raison de son inadaptation, il ne pouvait suivre le cycle scolaire habituel. Ymeo, toutefois, avait obtenu de l’Orphelinat de Yanaris que la situation de Lenak ne soit pas régularisée, lui épargnant ainsi toute curiosité indésirable. Légalement, Lenak n’existerait pour ainsi dire pas tant que durerait cette période d’adoption. Par conscience professionnelle, Ymeo s’efforçait d’en apprendre davantage sur les limitations de son enfant, et s’intéressa aux différents ateliers de l’Institut. De cette manière, elle aurait des idées de conversation avec Tilean. Il lui faudrait juste s’écarter de temps à autre du sujet pour évoquer d’autres centres d’intérêt, et tenter de créer du lien. 

Le lendemain, elle conduisit comme prévu Lenak à l’Institut, et passa le rechercher en fin d’après-midi. Deux jours après, elle alla à son premier rendez-vous de suivi avec Tilean. Elle dissimula une surprise dans une valise. Dans un premier temps, Ymeo et Tilean discutèrent des ateliers de Lenak, de ses progrès ainsi que de ses interactions avec les différents participants. Comme l’entrevue approchait de son terme, Ymeo désigna l’un des tableaux au mur et dit : « Je peux ? » 

Tilean inclina la tête, étonnée, et Ymeo s’avança vers le cadre. L’image apparaissait en relief. Il s’agissait d’une roche travaillée manuellement et ne formant qu’un bloc, et pourtant sa géométrie exotique paraissait bouleverser les lois de la physique. « C’est de l’art Zenepyr, dit-elle. 

– Vous connaissez ? demanda Tilean, surprise. 

– Je suis une amatrice, sourit Ymeo. En étudiant les archives de l’Institut, j’ai vu que vous aviez essayé d’éveiller la sensibilité à l’argelen de vos patients en vous servant de ces sculptures au cours des ateliers. Qu’est-ce que ça a donné ? » Ymeo se garda bien de révéler à son interlocutrice qu’elle avait fait cette recherche sur la relation entre l’institut et l’art ésotérique pour l’unique raison qu’elle avait aperçu l’une de ces sculptures dans l’esprit de Tilean au moment de la communion. L’image avait été associée au mot « Zenepyr ». Ses investigations lui avaient appris que cet art portait le nom de l’île Zenepyr, située aux antipodes. L’île était la seule à posséder des concrétions de zenepyr, une roche qui pouvait être modelée comme aucune autre sur la planète. Les autochtones maîtrisaient certaines techniques secrètes. En conséquence, les sculptures très colorées issues de cet art étaient aussi rares que précieuses. 

« Les sculptures développent le sens tactile de nos patients, dit Tilean. Elles ne permettent pas une ouverture et une connexion directe à l’argelen — ce serait trop facile ! — mais elles sont de nature à favoriser une meilleure préparation, une plus grande sensibilité à la texture de la roche. En un mot, on obtient de meilleurs résultats avec. Malheureusement, elles n’existent qu’en petit nombre.

– Que diriez-vous, fit Ymeo avec son sourire en coin, de leur permettre d’essayer avec ceci ? » Elle ouvrit sa valise et retira d’une enveloppe protectrice une sculpture encore plus étirée en longueur, plus entortillée, colorée et fascinante que celles des tableaux. A l’éclat redoublé de la lueur bleutée dans les yeux de sa cible, à l’empressement avec lequel Tilean se leva et s’approcha d’elle, à la fébrilité de ses mouvements, Ymeo sut que l’investissement, qui avait poussé à ses limites l’enveloppe dont elle disposait, avait été rentable. 

« C’est extraordinaire ! s’extasia Tilean. Où avez-vous obtenu pareille merveille ? – Sur l’île elle-même, bien sûr. Les sculpteurs ne vendent qu’à ceux d’entre nous qui font le déplacement. Les vrais amateurs. » Ymeo ne mentait pas. Elle avait passé la plus grande partie de la journée précédente à voyager dans son flotteur afin d’acquérir l’artefact. Tilean lui sourit et pour la première fois, Ymeo eut l’impression qu’elle venait de créer le début d’une véritable complicité. 


ebook 3,99 €

AMAZON    LA FNAC   KOBO   APPLE

 

Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien.