Il y a parfois un fond de vérité dans les clichés, et celui du Français râleur qui ne voit que le verre à moitié vide s'oppose, dans mon esprit, à celui de l'Américain qui consacre une journée, Thanksgiving, à remercier l'univers pour ce qu'il a. Je trouve ces temps de pandémie propices à l'introspection, et je me rends compte que je suis partagé entre ces deux tendances. Je réalise aussi que des facteurs non négligeables dans mon adolescence et dans mes choix professionnels m'ont fait prendre un chemin dont la pente naturelle est celle de l'amertume.
Si nous étions des êtres rationnels, la gratitude devrait largement l'emporter sur l'envie de se plaindre au sujet du covid-19. En effet, le fait d'arriver à développer, autoriser et produire en un an au moins deux vaccins efficaces à plus de 90% contre le coronavirus, là où cela prend dix ans d'habitude, devrait nous conduire à éprouver de la gratitude tous les jours pendant au moins les dix prochaines années. Et pourtant, je reconnais que j'ai été le premier à dénoncer les lenteurs de l'Europe à produire et distribuer ces fameux vaccins.
J'avais l'impression qu'en temps de guerre, il était plus facile de produire des armes que des vaccins en temps de paix. Et c'est vrai que le fait de voir le nombre de décès s'accumuler, quand on a l'impression que c'est évitable, est difficile à supporter.
Notons toutefois que même les Américains, Joe Biden en tête, n'ont pas toujours été parfaitement satisfaits de la cadence de production des vaccins.
Faut-il, alors, adopter la fameuse "pensée positive" ou bien conserver tout notre esprit critique? Le fait d'être capable de voir ce qui ne va pas autour de nous peut permettre de dénoncer les choses pour ensuite aboutir à quelque chose de constructif.
En revanche, si l'aspect constructif n'est pas au rendez-vous, si on se laisse en quelque sorte déborder par le négatif comme l'intendant du Gondor qui, dans le Seigneur des Anneaux de Tolkien, n'était soumis par Sauron qu'à des images de défaite, alors, il est possible que dans sa vie, on devienne un "loser" au sens propre du terme.
C'est à dire qu'à force de s'attarder sur les pertes autour de nous, ou bien sur les pertes dans notre vie, on ne tiendra plus compte des gains, et on deviendra donc un perdant et non un gagnant, dans ce sens où ces pertes vont miner notre moral et nous empêcher d'agir de manière constructive.
J'avais déjà écrit un article de blog sur le sujet, intitulé Une promesse que je me suis faite. Et récemment, je me suis interrogé. En écrivant La Lettre à moi-même, n'ai-je pas dérogé à cette promesse de ne jamais sombrer dans l'amertume? La lettre s'attarde en effet sur des épisodes traumatiques de mon adolescence, puis de ma vie d'adulte. L'un de mes relecteurs principaux m'avait d'ailleurs formellement déconseillé de la publier sous peine de détruire ma relation avec ma mère et mon frère.
Et pourtant, j'estime que cette lettre, aussi courte soit-elle, m'a à elle seule permis de faire plus de chemin que je n'en avais accompli pendant de nombreuses années. C'est le danger, je crois, de la pensée positive: vouloir se concentrer tellement sur le positif que l'on va oblitérer tout le négatif dans sa vie, au risque de ne pas régler certains problèmes, et de se retrouver emporté par une lame de fond surgie du passé au moment où on s'y attend le moins.
Cette lettre m'a procuré une sorte de recul, de vue d'ensemble sur ma vie qui me faisait défaut. C'est ce qui me fait dire à quel point certaines choses dans mon passé, mais aussi certains de mes choix professionnels, me conditionnent en quelque sorte à l'amertume, si je n'y prends garde. Le journalisme, par exemple. J'ai gardé la fibre de ce métier que j'ai pratiqué entre 1996 et 2004. C'est une profession où il est presque obligatoire de voir le verre à moitié vide, le train qui n'arrive pas à l'heure... ou les bugs ou défauts dans un jeu vidéo.
Le métier d'auteur à temps plein, c'est encore un cran au-dessus dans le risque de sombrer dans l'amertume. L'investissement personnel est tel, et les retombées financières si légères que l'enrichissement est avant tout personnel. Et certainement, cet état de fait m'aurait fait basculer vers le côté amer de la Force, si je n'avais choisi l'autoédition, qui quant à elle, permet de se contenter de petites victoires, et de ne mesurer son succès qu'avec une aune faite maison, et non celle d'autrui. C'est fondamental au niveau du mental, comme dirait l'autre.
Dernièrement, une prof qui réalise une thèse sur l'édition et l'autoédition me demandait si je souhaitais continuer à autopublier mes propres ouvrages, ou au contraire si je cherchais à être publié par un éditeur traditionnel. A quoi j'ai répondu: Plus que jamais, je continue l'autopublication. Toujours pour les mêmes raisons d'indépendance, et parce que l'autoédition vient de me prouver que même dans des circonstances dégradées, elle me permettait de survivre.
Mais il est vrai que mon passé et les connaissances acquises peu à peu me font approcher le secteur artistique de manière ultra précautionneuse, comme si je souhaitais n'y tremper qu'un orteil. C'est ainsi que dans ce blog, j'ai écrit pas mal d'articles de mise en garde sur ce secteur, et d'indices sur la manière de se protéger:
- Un rêve, cela peut coûter cher
- Un rêve, cela peut coûter cher: démonstration
- Succès, gloire... et amour ?
- Entre hauts sommets et abysses
- Mortelle célébrité (article central sur le sujet)
- Une promesse que je me suis faite
- Cinéma
Et le présent article, et d'autres encore, que je n'ai pas cités. Le sous-titre de ce blog pourrait presque être: "je suis artiste, et je me soigne!" Ou en tout cas, je tente de mettre en garde contre les aspects pervers de la profession, tout en sachant bien sûr que sans artiste, on s'ennuierait ferme, et que ça englobe des métiers magnifiques.
Si vous ne devez lire qu'un de ces billets, que ce soit Mortelle célébrité, mais tous témoignent en quelque sorte de ces tiraillements entre le besoin d'une certaine notoriété artistique qui permette de vendre plus facilement et la réalité du terrain, dont j'essaie de rendre compte à ma manière.
Il ne faut pas y voir, je crois, que du négatif. Si malgré tous ces dangers que je décris, je continue d'avancer dans ce secteur, c'est bien que les récompenses immatérielles font plus que compenser la faiblesse des récompenses matérielles.
A cet égard, j'éprouve une grande gratitude envers mes lecteurs, et toutes les personnes qui prennent sur leur temps pour lire mes livres, et me permettent de réaliser mon rêve.
Cependant, le fait que les gens nous apprécient et apprécient la culture et la lecture ne doit nous conduire en aucun cas, nous autres auteurs autoédités, à oublier la manière dont le secteur des loisirs en général, et celui de la littérature en particulier, est dévalué par rapport à tout le reste. Tous ces articles que j'ai écrits décrivent les pièges que nous nous tendons à nous-mêmes, ceux que nous tendent la société, mais le but est bien un développement sur les deux fronts: aussi bien dans la manière dont nous traite la société que dans la manière dont nous nous traitons nous-mêmes. Les deux aspects sont de toute façon profondément imbriqués, indissociables.