A titre expérimental, j'ai décidé de
faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens
(Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le vingt-neuvième.
29. A la rencontre du destin
Ce fut d’abord une douleur diffuse. Puis une sensation de raideur terrible dans les membres, mais qui se dissipait vite. Jaynak ouvrit les yeux. Pieds et poignets se trouvaient bloqués. Le plafond était d’un blanc clinique, mais en tournant le visage d’un côté, puis de l’autre, il vit que des anneaux énergétiques lui enserraient bras et jambes, empêchant tout mouvement. Un regard sur sa droite lui apprit que le professeur Belganov avait subi le même sort — lui aussi s’était mis à remuer sans pouvoir se libérer. Il y avait un bruit de moteur, admirablement masqué, et pourtant décelable pour son oreille exercée. La sensation de déplacement pour un être dont le sens gravitationnel était aussi affiné que le sien s’avérait confuse, mais indéniable. Un vaisseau, donc, peut-être même un vaisseau spatial d’après le son des réacteurs. Mais que faisait Naldeia debout et libre de ses mouvements à ses côtés ? Il échoua à lui poser la question, ses cordes vocales ne s’étant pas réveillées au même rythme que le reste.
Naldeia le regardait d’un air compatissant. Elle s’effaça en désignant du bras une nouvelle venue. La peau blanche, les cheveux blonds, l’humaine était dans tout l’éclat de sa jeunesse, et pourtant, affichait une confiance en elle et une assurance au-dessus de son âge. Ses yeux verts aux reflets brillants étaient pour Jaynak une curiosité. « Je vous présente Shaella MacGinnis, commandante du Diligent, le vaisseau dans lequel nous nous trouvons. »
L’intéressée promena son regard sur ses « invités ». « Bienvenue à bord à tous les trois. Je vous demande d’excuser les conditions quelque peu inconfortables de votre transfert dans ce vaisseau. Nécessité fait loi, comme on dit. » Son visage fixa le vide un bref instant. Un individu aux cheveux de jais plaqués sur une figure peu expressive, la peau cuivrée, se déplaça derrière elle avant de se positionner à ses côtés.
« Pourquoi sommes-nous prisonniers ? coassa Belganov. Pour qui travaillez-vous ?
– Un petit instant, professeur. Voici Fal », dit Shaella en désignant du menton le personnage à ses côtés.
Jaynak fut surpris de voir la commandante se pencher subitement vers lui et lui glisser un objet dur dans la main. « Soupesez-le, dit Shaella avec une voix qui avait l’habitude d’être obéie. Dur et lourd, n’est-ce pas ? »
Jaynak poussa un grognement d’approbation.
« C’est du grès que j’ai récupéré sur Quantor. A toi, Fal. »
Jaynak vit à peine le geste de l’homme tant il était rapide. Le caillou se retrouva pourtant dans sa main, et il l’exhiba aux yeux de tous. Ses doigts se replièrent inexorablement, et le caillou se brisa en plusieurs morceaux avec un bruit sec.
« Je suis... » Fal se pencha au-dessus de la couche de Jaynak. Ses yeux étaient noirs, mais il venait tout juste de se faire la réflexion que l’individu se retrouvait déjà du côté opposé au sien de la couche de Belganov. « … plus rapide… » En un battement de paupière, Fal se déplaça plus loin, en périphérie de la vision de Jaynak. « … que vous ne le croyez », dit-il.
« Fal est un androïde, expliqua la commandante MacGinnis. Plus rapide, plus fort et plus résistant que n’importe lequel d’entre vous. »
L’androïde se replaça au centre de la pièce. Jaynak ne réalisa la présence de ses quatre épaulettes métalliques que lorsque celles-ci se détachèrent et se mirent à léviter. Elles avaient une forme pointue, en « V », et faisaient chacune la taille d’une de ses mains. L’une d’elles vint flotter au-dessus de la couche de Jaynak. « Chacun de mes quatre drones est équipé d’un disrupteur et d’un paralyseur, dit Fal. Je suis capable de les piloter en simultané tout en faisant autre chose.
– En d’autres termes, compléta Shaella, ne vous bercez pas d’illusions en pensant que vous pourrez accomplir quelque chose contre ma volonté ou celle de mon équipage. »
Un lourd silence retomba. Jaynak avait une très désagréable sensation de déjà vu. Pourtant, se dit-il, cette commandante ne ressemblait en rien à Ymeo.
La voix cristalline de l’humaine se fit de nouveau entendre. « A présent que les choses sont claires entre nous, je vais vous détacher et nous allons nous comporter en êtres civilisés. »
Les anneaux emprisonnant Jaynak cessèrent tout à coup d’exister. Shaella MacGinnis n’ayant pas fait le moindre geste, il se demanda si le vaisseau était sentient ou bien si la commandante de bord bénéficiait d’une augmentation. La seconde option devait être la bonne — elle n’était à son avis pas du genre à déléguer plus que nécessaire. Il se redressa et s’assit sur sa couche. Belganov fit de même, et Lucinda se mit debout.
« C’est bien connu, grommela-t-elle en se massant les poignets, les êtres civilisés ont pour habitude de kidnapper les citoyens dans leur sommeil.
– L’urgence de la situation, l’impératif absolu du secret et les relations tendues entre la Confédération des Planètes Unies et la Fondation des Indépendantistes ont conduit à rejeter la solution diplomatique dans le cas présent.
– C’est donc la Confédération qui est derrière tout ça, dit Lucinda. Voyons... D’après l’efficacité de votre opération, je dirais les services secrets. L’Angle M ?
– Si je réponds à cette question, je devrais vous éliminer ensuite », dit Shaella.
Lucinda plissa les yeux.
« Je plaisante, fit la commandante. Bonne déduction. Bravo, citoyenne Vels.
– Je n’ai pas de mérite. J’ai déjà eu affaire à des gens dans votre genre.
– Oh.
– En quoi la situation des Nadariens vous intéresse-t-elle ? » demanda Belganov.
Shaella se tourna vers lui, un mince sourire aux lèvres. « Vous devez bien vous douter, cher professeur, que la présence de Nadar au sein de l’Expansion pose problème à la Confédération. Si la population de Nadar s’apercevait que ses dirigeants ont été trompés, ou bien les a trahis sciemment, les conséquences ne pourraient aller que dans le sens de l’affaiblissement de l’Expansion, et en particulier de nos ennemis, les Ektrims. Quand votre amie Réfractaire, Naldeia, nous a contactés il y a plusieurs années, ses révélations et propositions de service ont reçu un accueil très favorable. »
Tous les regards se tournèrent vers l’intéressée, qui sembla d’abord se recroqueviller. Puis elle prit une inspiration, cherchant à se composer un visage neutre. « Cela s’est passé un an avant que vous ne vous rendiez sur Quantor, professeur. Vous vous souvenez, nous étions alors déjà en possession des données prouvant que les Fengirs interrogeaient à distance les nanites dans les cerveaux de nos concitoyens. Comme vous le savez bien, la politique de notre mouvement a toujours été de ne pas donner prise aux accusations adverses de pactiser avec l’ennemi de l’Expansion.
– C’est pourquoi j’avais choisi la Fondation pour nous venir en aide — sans même que les instances officielles des Indépendantistes ne soient mises au courant, d’ailleurs.
– Oui, professeur, sauf qu’à l’époque dont je parle, vous n’aviez pas encore fait ce choix, en tout cas officiellement. L’argelen d’ambre ne nous permettait pas de repérer le nanite ektrim, ni de concevoir une parade. Nous n’avions aucune solution. Pire encore, comme je travaillais sous couverture, je prenais le risque que mon cerveau soit interrogé si j’étais appréhendée. En constatant l’absence de nanite, nos ennemis auraient su que j’étais une Réfractaire.
– Cela explique que vous ayez inventé cette histoire de dissidents Nadariens en exil auxquels vous seriez allée demander de l’aide. Une branche des Réfractaires dont l’existence n’a jamais été confirmée.
– C’était la partie risquée de mon plan. Je savais que la Confédération possédait un niveau de technologie qui me donnerait une chance de continuer à tromper nos ennemis. Il me fallait me faire implanter un nanite capable de transmettre de fausses données aux Fengirs si j’étais interrogée à distance.
– Tu es donc une Augmentée, toi aussi ? s’étonna Jaynak. Ce serait grâce à ton nanite qu’ils ont choisi de te faire subir ce Stage de Remise sur la Voie plutôt que de t’envoyer directement dans les mines d’Ulicron ?
– Parce que je les avais intoxiqués, oui. Je devais bien sûr me servir le moins possible de mon augmentation. Me contenter de lui laisser faire le travail à l’aide de réponses standards, si le nanite était interrogé à distance.
– On dirait que ça a bien fonctionné, dit Jaynak. Et donc, dès que tu en as eu l’occasion, tu as choisi de nous trahir en nous livrant pieds et poings liés à la Confédération. Félicitations, tu es un vrai agent triple.
– Ne soyez pas trop dur envers elle, tempéra Shaella. Les choix de votre amie sont ceux d’un esprit perspicace. »
Naldeia s’était crispée sous la remarque de Jaynak. Ce fut pourtant vers Lucinda qu’elle se tourna, un air contrit sur le visage. « J’ai beaucoup de respect pour ce que vous faites, dit-elle. Mais il y avait un problème dans votre plan et celui du professeur. Votre technologie est une tech civile, pas militaire. Or, nous faisons face à un nanite développé à des fins militaires par les Ektrims, qui sont à la pointe dans ce domaine. Avant même de mettre le plan à exécution, je me doutais bien que vos compétences, aussi avancées soient-elles, ne suffiraient pas. En plus de cela, il y a un problème d’échelle. Si notre théorie est la bonne, notre population entière est infectée. L’entreprise Vels & Associés a bien d’autres activités que celle de s’occuper d’une planète à des milliers d’années-lumière de Quantor. La mise à l’échelle d’une solution ne pouvait, à mon sens, n’être réalisée que par un acteur dont la motivation serait assez puissante. »
Un sifflement transperça le silence qui suivit. C’était celui du professeur Belganov. « Apparemment, chère amie, je vous ai sous-estimée. Votre raisonnement est sans reproche. C’est peut-être vous qui devriez occuper mon fauteuil au Haut Conseil des Réfractaires. »
Naldeia baissa les paupières et s’inclina.
« J’ai quand même un problème avec tout ça », lança Lucinda. Elle passa sa main dans ses cheveux crépus, qui reprirent aussitôt leur forme initiale. Ses yeux dardaient des éclairs en direction de Shaella. « Je ne travaille pas sous la contrainte. Parce que, si j’ai bien compris, vous souhaitez que le professeur Belganov et moi-même nous mettions à votre service ?
– Pas à notre service, rétorqua la commandante en levant un index dont la blancheur contrastait avec la couleur de peau de son interlocutrice. Au service de l’avenir. Aussi bien celui de Nadar que celui de Quantor. »
L’éclat rusé dans les yeux verts fit comprendre à Jaynak que Shaella MacGinnis n’avait pas encore abattu toutes ses cartes. Elle n’eut pas le temps d’en dévoiler plus, cependant, car un officier fit irruption. « Nous sommes suivis, annonça-t-il. Un vaisseau qui possède une technologie d’occultation de second niveau. »
Jaynak remarqua le haussement de sourcils de Lucinda. La commandante quitta aussitôt la pièce, laissant l’androïde Fal derrière elle. Ses compagnons regardaient autour d’eux, et il en fit autant. Il y avait différentes consoles, des scanners, des appareils de mesure et d’analyse neurologique qui sentaient la haute technologie. « On n’a pas tellement changé de décor, finalement », marmonna-t-il.
Naldeia se contenta de hocher la tête. Jaynak se dit qu’elle avait bien caché son jeu. Même au cours de leur expérience de fusion mentale, elle n’avait laissé échapper aucun indice de son allégeance secrète. Lui qui avait cru commencer à la connaître mieux, non seulement après cette expérience, mais depuis leurs conversations nocturnes. Quelles surprises lui réservait-elle encore ?
« Savez-vous vers où nous nous dirigeons ? » Belganov s’était adressé à Fal. L’androïde devait bénéficier de protocoles d’empathie, car il eut un geste d’impuissance. « Désolé, répondit-il, je ne suis pas autorisé à vous communiquer l’information. »
Belganov poussa un grognement et se dirigea vers la porte qui s’était ouverte, puis refermée sur le passage de Shaella et de l’officier.
La porte refusa de s’ouvrir.
« Vous ne possédez pas les habilitations nécessaires », précisa inutilement l’androïde.
Un éclat de colère se percevait dans le bleu des yeux de Belganov. « Et si je cassais tout ici tant que vous ne me donnerez pas de réponse ?
– Ce serait contre-productif par rapport aux objectifs que nous avons en commun. Et je serais désolé d’avoir recours à mon paralyseur. »
Lucinda se penchait d’un air appréciateur vers les équipements. « Du dernier cri », murmura-t-elle.
Belganov hocha la tête, sans pour autant paraître satisfait. Il s’approcha de Naldeia. « Même si votre plan réussit, en nous forçant à nous allier à la Confédération, vous nous ferez tout simplement changer de maître. J’ai toujours eu à cœur le caractère non aligné de notre organisation — son autonomie.
– L’Histoire vous donne pourtant tort, cher professeur. Nadar était fière de son indépendance, jusqu’au jour où les Ektrims nous ont vaincus. Ils l’ont fait par la fourberie, sans même avoir à tirer le moindre rayon de disrupteur. Si nous avions noué des alliances galactiques auparavant, nous aurions sans doute pu éviter cet écueil.
– On pourrait vous faire remarquer que c’est justement d’avoir voulu conclure une alliance avec des non Nadariens — les Fengirs et les Ektrims — qui nous a été préjudiciable.
– Vous prêcheriez l’isolationnisme ? Quitte à nous rendre aveugles aux avancées technologiques des autres civilisations ? Ne serait-ce pas le meilleur moyen de laisser notre destin entre les mains d’autrui ? Tous les peuples ne sont pas aussi fourbes que les Ektrims, professeur. »
Belganov se détourna, l’air troublé. Jaynak eut l’impression que les arguments de Naldeia l’avaient ébranlé, ou du moins, lui avaient donné à réfléchir.
La porte par laquelle était sortie Shaella glissa et la commandante refit son apparition. « Citoyenne Vels, dit-elle, et vous professeur, les appareils que vous voyez ici sont à votre disposition. Vous pouvez vous en servir pour continuer vos travaux d’analyse sur votre ami. »
Lucinda se campa devant elle, les mains sur les hanches. « Qu’allez-vous faire avec le vaisseau qui nous suit ? »
Une lueur rusée passa dans le regard de la commandante. « Pourquoi cette question, citoyenne ? »
Lucinda baissa les paupières, mais finit par avouer. « Je connais peut-être le pilote. Je ne voudrais pas qu’il lui arrive quelque chose.
– Ce n’est ni entre vos mains ni entre les miennes. Tant qu’il ne nous attaque pas, il ne lui arrivera rien.
– Pourrais-je essayer d’entrer en contact avec lui ?
– C’est hors de question.
– Dans ce cas, n’attendez pas une quelconque coopération de ma part.
– Ni de la mienne, ajouta Belganov. Je suis entièrement solidaire avec Lucinda Vels. »
Les yeux verts se posèrent tour à tour sur l’un et l’autre. Jaynak, à sa surprise, ne décela aucune irritation. « Qu’il en soit ainsi, dit Shaella. Jusqu’à nouvel ordre.
– Où nous emmenez-vous ? redemanda Belganov.
– A la rencontre de notre destin commun. Du moins, je l’espère. »
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