lundi 13 janvier 2025

L'Essence des Sens : chapitre 29

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le vingt-neuvième.

29. A la rencontre du destin 

Ce fut d’abord une douleur diffuse. Puis une sensation de raideur terrible dans les membres, mais qui se dissipait vite. Jaynak ouvrit les yeux. Pieds et poignets se trouvaient bloqués. Le plafond était d’un blanc clinique, mais en tournant le visage d’un côté, puis de l’autre, il vit que des anneaux énergétiques lui enserraient bras et jambes, empêchant tout mouvement. Un regard sur sa droite lui apprit que le professeur Belganov avait subi le même sort — lui aussi s’était mis à remuer sans pouvoir se libérer. Il y avait un bruit de moteur, admirablement masqué, et pourtant décelable pour son oreille exercée. La sensation de déplacement pour un être dont le sens gravitationnel était aussi affiné que le sien s’avérait confuse, mais indéniable. Un vaisseau, donc, peut-être même un vaisseau spatial d’après le son des réacteurs. Mais que faisait Naldeia debout et libre de ses mouvements à ses côtés ? Il échoua à lui poser la question, ses cordes vocales ne s’étant pas réveillées au même rythme que le reste. 

Naldeia le regardait d’un air compatissant. Elle s’effaça en désignant du bras une nouvelle venue. La peau blanche, les cheveux blonds, l’humaine était dans tout l’éclat de sa jeunesse, et pourtant, affichait une confiance en elle et une assurance au-dessus de son âge. Ses yeux verts aux reflets brillants étaient pour Jaynak une curiosité. « Je vous présente Shaella MacGinnis, commandante du Diligent, le vaisseau dans lequel nous nous trouvons. » 

L’intéressée promena son regard sur ses « invités ». « Bienvenue à bord à tous les trois. Je vous demande d’excuser les conditions quelque peu inconfortables de votre transfert dans ce vaisseau. Nécessité fait loi, comme on dit. » Son visage fixa le vide un bref instant. Un individu aux cheveux de jais plaqués sur une figure peu expressive, la peau cuivrée, se déplaça derrière elle avant de se positionner à ses côtés. 

« Pourquoi sommes-nous prisonniers ? coassa Belganov. Pour qui travaillez-vous ? 

– Un petit instant, professeur. Voici Fal », dit Shaella en désignant du menton le personnage à ses côtés. 

Jaynak fut surpris de voir la commandante se pencher subitement vers lui et lui glisser un objet dur dans la main. « Soupesez-le, dit Shaella avec une voix qui avait l’habitude d’être obéie. Dur et lourd, n’est-ce pas ? » 

Jaynak poussa un grognement d’approbation. 

« C’est du grès que j’ai récupéré sur Quantor. A toi, Fal. » 

Jaynak vit à peine le geste de l’homme tant il était rapide. Le caillou se retrouva pourtant dans sa main, et il l’exhiba aux yeux de tous. Ses doigts se replièrent inexorablement, et le caillou se brisa en plusieurs morceaux avec un bruit sec. 

« Je suis... » Fal se pencha au-dessus de la couche de Jaynak. Ses yeux étaient noirs, mais il venait tout juste de se faire la réflexion que l’individu se retrouvait déjà du côté opposé au sien de la couche de Belganov. « … plus rapide… » En un battement de paupière, Fal se déplaça plus loin, en périphérie de la vision de Jaynak. « … que vous ne le croyez », dit-il. 

« Fal est un androïde, expliqua la commandante MacGinnis. Plus rapide, plus fort et plus résistant que n’importe lequel d’entre vous. » 

L’androïde se replaça au centre de la pièce. Jaynak ne réalisa la présence de ses quatre épaulettes métalliques que lorsque celles-ci se détachèrent et se mirent à léviter. Elles avaient une forme pointue, en « V », et faisaient chacune la taille d’une de ses mains. L’une d’elles vint flotter au-dessus de la couche de Jaynak. « Chacun de mes quatre drones est équipé d’un disrupteur et d’un paralyseur, dit Fal. Je suis capable de les piloter en simultané tout en faisant autre chose. 

– En d’autres termes, compléta Shaella, ne vous bercez pas d’illusions en pensant que vous pourrez accomplir quelque chose contre ma volonté ou celle de mon équipage. » 

Un lourd silence retomba. Jaynak avait une très désagréable sensation de déjà vu. Pourtant, se dit-il, cette commandante ne ressemblait en rien à Ymeo. 

La voix cristalline de l’humaine se fit de nouveau entendre. « A présent que les choses sont claires entre nous, je vais vous détacher et nous allons nous comporter en êtres civilisés. » 

Les anneaux emprisonnant Jaynak cessèrent tout à coup d’exister. Shaella MacGinnis n’ayant pas fait le moindre geste, il se demanda si le vaisseau était sentient ou bien si la commandante de bord bénéficiait d’une augmentation. La seconde option devait être la bonne — elle n’était à son avis pas du genre à déléguer plus que nécessaire. Il se redressa et s’assit sur sa couche. Belganov fit de même, et Lucinda se mit debout. 

« C’est bien connu, grommela-t-elle en se massant les poignets, les êtres civilisés ont pour habitude de kidnapper les citoyens dans leur sommeil. 

– L’urgence de la situation, l’impératif absolu du secret et les relations tendues entre la Confédération des Planètes Unies et la Fondation des Indépendantistes ont conduit à rejeter la solution diplomatique dans le cas présent. 

– C’est donc la Confédération qui est derrière tout ça, dit Lucinda. Voyons... D’après l’efficacité de votre opération, je dirais les services secrets. L’Angle M ? 

– Si je réponds à cette question, je devrais vous éliminer ensuite », dit Shaella. 

Lucinda plissa les yeux. 

« Je plaisante, fit la commandante. Bonne déduction. Bravo, citoyenne Vels. 

– Je n’ai pas de mérite. J’ai déjà eu affaire à des gens dans votre genre. 

– Oh. 

– En quoi la situation des Nadariens vous intéresse-t-elle ? » demanda Belganov. 

Shaella se tourna vers lui, un mince sourire aux lèvres. « Vous devez bien vous douter, cher professeur, que la présence de Nadar au sein de l’Expansion pose problème à la Confédération. Si la population de Nadar s’apercevait que ses dirigeants ont été trompés, ou bien les a trahis sciemment, les conséquences ne pourraient aller que dans le sens de l’affaiblissement de l’Expansion, et en particulier de nos ennemis, les Ektrims. Quand votre amie Réfractaire, Naldeia, nous a contactés il y a plusieurs années, ses révélations et propositions de service ont reçu un accueil très favorable. » 

Tous les regards se tournèrent vers l’intéressée, qui sembla d’abord se recroqueviller. Puis elle prit une inspiration, cherchant à se composer un visage neutre. « Cela s’est passé un an avant que vous ne vous rendiez sur Quantor, professeur. Vous vous souvenez, nous étions alors déjà en possession des données prouvant que les Fengirs interrogeaient à distance les nanites dans les cerveaux de nos concitoyens. Comme vous le savez bien, la politique de notre mouvement a toujours été de ne pas donner prise aux accusations adverses de pactiser avec l’ennemi de l’Expansion. 

– C’est pourquoi j’avais choisi la Fondation pour nous venir en aide — sans même que les instances officielles des Indépendantistes ne soient mises au courant, d’ailleurs. 

– Oui, professeur, sauf qu’à l’époque dont je parle, vous n’aviez pas encore fait ce choix, en tout cas officiellement. L’argelen d’ambre ne nous permettait pas de repérer le nanite ektrim, ni de concevoir une parade. Nous n’avions aucune solution. Pire encore, comme je travaillais sous couverture, je prenais le risque que mon cerveau soit interrogé si j’étais appréhendée. En constatant l’absence de nanite, nos ennemis auraient su que j’étais une Réfractaire. 

– Cela explique que vous ayez inventé cette histoire de dissidents Nadariens en exil auxquels vous seriez allée demander de l’aide. Une branche des Réfractaires dont l’existence n’a jamais été confirmée. 

– C’était la partie risquée de mon plan. Je savais que la Confédération possédait un niveau de technologie qui me donnerait une chance de continuer à tromper nos ennemis. Il me fallait me faire implanter un nanite capable de transmettre de fausses données aux Fengirs si j’étais interrogée à distance. 

– Tu es donc une Augmentée, toi aussi ? s’étonna Jaynak. Ce serait grâce à ton nanite qu’ils ont choisi de te faire subir ce Stage de Remise sur la Voie plutôt que de t’envoyer directement dans les mines d’Ulicron ? 

– Parce que je les avais intoxiqués, oui. Je devais bien sûr me servir le moins possible de mon augmentation. Me contenter de lui laisser faire le travail à l’aide de réponses standards, si le nanite était interrogé à distance. 

– On dirait que ça a bien fonctionné, dit Jaynak. Et donc, dès que tu en as eu l’occasion, tu as choisi de nous trahir en nous livrant pieds et poings liés à la Confédération. Félicitations, tu es un vrai agent triple. 

– Ne soyez pas trop dur envers elle, tempéra Shaella. Les choix de votre amie sont ceux d’un esprit perspicace. » 

Naldeia s’était crispée sous la remarque de Jaynak. Ce fut pourtant vers Lucinda qu’elle se tourna, un air contrit sur le visage. « J’ai beaucoup de respect pour ce que vous faites, dit-elle. Mais il y avait un problème dans votre plan et celui du professeur. Votre technologie est une tech civile, pas militaire. Or, nous faisons face à un nanite développé à des fins militaires par les Ektrims, qui sont à la pointe dans ce domaine. Avant même de mettre le plan à exécution, je me doutais bien que vos compétences, aussi avancées soient-elles, ne suffiraient pas. En plus de cela, il y a un problème d’échelle. Si notre théorie est la bonne, notre population entière est infectée. L’entreprise Vels & Associés a bien d’autres activités que celle de s’occuper d’une planète à des milliers d’années-lumière de Quantor. La mise à l’échelle d’une solution ne pouvait, à mon sens, n’être réalisée que par un acteur dont la motivation serait assez puissante. » 

Un sifflement transperça le silence qui suivit. C’était celui du professeur Belganov. « Apparemment, chère amie, je vous ai sous-estimée. Votre raisonnement est sans reproche. C’est peut-être vous qui devriez occuper mon fauteuil au Haut Conseil des Réfractaires. » 

Naldeia baissa les paupières et s’inclina. 

« J’ai quand même un problème avec tout ça », lança Lucinda. Elle passa sa main dans ses cheveux crépus, qui reprirent aussitôt leur forme initiale. Ses yeux dardaient des éclairs en direction de Shaella. « Je ne travaille pas sous la contrainte. Parce que, si j’ai bien compris, vous souhaitez que le professeur Belganov et moi-même nous mettions à votre service ? 

– Pas à notre service, rétorqua la commandante en levant un index dont la blancheur contrastait avec la couleur de peau de son interlocutrice. Au service de l’avenir. Aussi bien celui de Nadar que celui de Quantor. » 

L’éclat rusé dans les yeux verts fit comprendre à Jaynak que Shaella MacGinnis n’avait pas encore abattu toutes ses cartes. Elle n’eut pas le temps d’en dévoiler plus, cependant, car un officier fit irruption. « Nous sommes suivis, annonça-t-il. Un vaisseau qui possède une technologie d’occultation de second niveau. » 

Jaynak remarqua le haussement de sourcils de Lucinda. La commandante quitta aussitôt la pièce, laissant l’androïde Fal derrière elle. Ses compagnons regardaient autour d’eux, et il en fit autant. Il y avait différentes consoles, des scanners, des appareils de mesure et d’analyse neurologique qui sentaient la haute technologie. « On n’a pas tellement changé de décor, finalement », marmonna-t-il. 

Naldeia se contenta de hocher la tête. Jaynak se dit qu’elle avait bien caché son jeu. Même au cours de leur expérience de fusion mentale, elle n’avait laissé échapper aucun indice de son allégeance secrète. Lui qui avait cru commencer à la connaître mieux, non seulement après cette expérience, mais depuis leurs conversations nocturnes. Quelles surprises lui réservait-elle encore ? 

« Savez-vous vers où nous nous dirigeons ? » Belganov s’était adressé à Fal. L’androïde devait bénéficier de protocoles d’empathie, car il eut un geste d’impuissance. « Désolé, répondit-il, je ne suis pas autorisé à vous communiquer l’information. » 

Belganov poussa un grognement et se dirigea vers la porte qui s’était ouverte, puis refermée sur le passage de Shaella et de l’officier. 

La porte refusa de s’ouvrir. 

« Vous ne possédez pas les habilitations nécessaires », précisa inutilement l’androïde. 

Un éclat de colère se percevait dans le bleu des yeux de Belganov. « Et si je cassais tout ici tant que vous ne me donnerez pas de réponse ? 

– Ce serait contre-productif par rapport aux objectifs que nous avons en commun. Et je serais désolé d’avoir recours à mon paralyseur. » 

Lucinda se penchait d’un air appréciateur vers les équipements. « Du dernier cri », murmura-t-elle. 

Belganov hocha la tête, sans pour autant paraître satisfait. Il s’approcha de Naldeia. « Même si votre plan réussit, en nous forçant à nous allier à la Confédération, vous nous ferez tout simplement changer de maître. J’ai toujours eu à cœur le caractère non aligné de notre organisation — son autonomie. 

– L’Histoire vous donne pourtant tort, cher professeur. Nadar était fière de son indépendance, jusqu’au jour où les Ektrims nous ont vaincus. Ils l’ont fait par la fourberie, sans même avoir à tirer le moindre rayon de disrupteur. Si nous avions noué des alliances galactiques auparavant, nous aurions sans doute pu éviter cet écueil. 

– On pourrait vous faire remarquer que c’est justement d’avoir voulu conclure une alliance avec des non Nadariens — les Fengirs et les Ektrims — qui nous a été préjudiciable. 

– Vous prêcheriez l’isolationnisme ? Quitte à nous rendre aveugles aux avancées technologiques des autres civilisations ? Ne serait-ce pas le meilleur moyen de laisser notre destin entre les mains d’autrui ? Tous les peuples ne sont pas aussi fourbes que les Ektrims, professeur. » 

Belganov se détourna, l’air troublé. Jaynak eut l’impression que les arguments de Naldeia l’avaient ébranlé, ou du moins, lui avaient donné à réfléchir. 

La porte par laquelle était sortie Shaella glissa et la commandante refit son apparition. « Citoyenne Vels, dit-elle, et vous professeur, les appareils que vous voyez ici sont à votre disposition. Vous pouvez vous en servir pour continuer vos travaux d’analyse sur votre ami. » 

Lucinda se campa devant elle, les mains sur les hanches. « Qu’allez-vous faire avec le vaisseau qui nous suit ? » 

Une lueur rusée passa dans le regard de la commandante. « Pourquoi cette question, citoyenne ? » 

Lucinda baissa les paupières, mais finit par avouer. « Je connais peut-être le pilote. Je ne voudrais pas qu’il lui arrive quelque chose. 

– Ce n’est ni entre vos mains ni entre les miennes. Tant qu’il ne nous attaque pas, il ne lui arrivera rien. 

– Pourrais-je essayer d’entrer en contact avec lui ? 

– C’est hors de question. 

– Dans ce cas, n’attendez pas une quelconque coopération de ma part. 

– Ni de la mienne, ajouta Belganov. Je suis entièrement solidaire avec Lucinda Vels. » 

Les yeux verts se posèrent tour à tour sur l’un et l’autre. Jaynak, à sa surprise, ne décela aucune irritation. « Qu’il en soit ainsi, dit Shaella. Jusqu’à nouvel ordre. 

– Où nous emmenez-vous ? redemanda Belganov. 

– A la rencontre de notre destin commun. Du moins, je l’espère. »

 

lundi 6 janvier 2025

L'Essence des Sens : chapitre 28

Bonne et heureuse année 2025, avec beaucoup de nouvelles lectures en perspective ! A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le vingt-huitième.

28. En quête d’un mythe 

Jaynak avait des difficultés à s’accoutumer à ce nouvel environnement. Ce n’étaient pas seulement les six soleils qui éclairaient, à tour de rôle ou ensemble, la planète Quantor. Tout ici était si extraordinairement plat ! Il y avait bien des bâtiments à étage — et le centre Vels & Associés en était un —, mais dont la gravité était d’une uniformité assommante. Son organisme habitué aux différents ajustements liés à la maîtrise supérieure de la gravitation de son peuple, laquelle permettait toutes les audaces architecturales, n’y trouvait pas son compte. Son corps était en attente de changements qui ne survenaient jamais. L’atmosphère n’avait quant à elle demandé qu’une légère adaptation, étant proche de celle de Nadar. En revanche, il y avait ces vêtements portés par ces humains à la peau noire, dont Lucinda était un échantillon. Sur Nadar, les Fengirs étaient également vêtus, mais étant en minorité parmi les Nadariens, ce n’était pas un problème. Ici, Jaynak se faisait l’effet de détonner, avec pour tout accoutrement son casque. 

Et cela, encore, n’était qu’une gêne extérieure. La cyberneuro Lucinda avait décidé de l’anesthésier avant chaque tentative pour retrouver le nanite. Durant toute la première semaine suivant leur arrivée, Jaynak n’avait eu aucune emprise sur ces nanites automatisés, chargés de traquer l’intrus dans son cerveau primaire. Lorsqu’il se réveillait, c’était toujours avec son casque, et Belganov et Lucinda laissaient le nanite opérer un certain temps. 

Devant l’échec de leurs efforts, les deux scientifiques avaient opté pour une approche différente, en permettant à Jaynak de contrôler son nanite. Il avait dû apprendre à décrypter ses remontées d’informations, et à le diriger lui-même vers d’autres parties de son cortex cérébral, ce qui ne manquait pas d’être déstabilisant. Prises à l’échelle nanométrique, les images qui lui étaient rapportées pouvaient évoquer d’insolites galaxies. Penser qu’il discernait ainsi ses propres neurones, oligodendrocytes, astrocytes et microglies instillait chez lui un malaise dont il avait du mal à se défaire. Ce n’était pas pour rien qu’il n’avait pas choisi d’étudier la biologie — il était beaucoup moins à l’aise avec tout ce qui relevait de l’anatomie que de l’ingénierie, qu’elle soit électronique, atomique ou quantique. A certains égards, les disciplines pouvaient se rejoindre. Néanmoins, les lacunes de Jaynak dans un domaine aussi complexe que la neuroscience cérébrale s’avéraient irritantes. 

Afin de créer une plus-value par rapport à la simple automatisation des nanites, il était chargé de suivre les indications de Lucinda et Belganov, mais également de prendre des initiatives en se fiant à ses sensations. Ce léger flux dans les vaisseaux sanguins était-il naturel ou bien lié à un mouvement du nanite ? C’était à lui de le déterminer. 

Jaynak avait hâte de mettre fin à la séance. A chaque fois qu’il lançait un scan à l’intérieur de son cerveau primaire, celui-ci ne révélait rien d’inhabituel. Le fait de piétiner ainsi dans les recherches avait tendance à renforcer son scepticisme quant à la théorie de Belganov. A quoi bon avoir pris tous les risques pour quitter Nadar, si c’était dans le but de débusquer une chimère ? Et ce casque si pesant dont il ne pouvait être débarrassé que lorsqu’on le plongeait dans l’inconscience… Il en était à son quinzième échec de la journée quand Lucinda lui fit signe qu’elle mettait fin à la séance. « Quand pensez-vous remplacer ce nanite ? demanda Jaynak. 

– Pas avant trois jours », répondit Lucinda. 

Tout en raffinant sa connaissance du langage terran, Jaynak apprenait rapidement à lire l’expression des humains. Le visage qu’il avait devant lui augurait de la défaite plutôt que de la victoire. La scientifique à la renommée galactique, celle pour laquelle il avait accompli un trajet de plusieurs centaines d’années-lumière, ne pouvait rien pour lui ni pour son peuple. Mais que pouvait le meilleur des scientifiques face à un mythe ? La démarche consistait à prouver l’existant, pas l’inexistant. 

Jaynak se leva de la couche à mémoire de formes qui épousait si bien son anatomie, et se dirigea vers la console devant laquelle Naldeia était assise. De retour de son inspection du système plusieurs jours auparavant, la jeune femme n’avait rien signalé d’inquiétant. Jaynak avait pu l’embrasser une nouvelle fois malgré son encombrant casque. Naldeia, toutefois, ne voulait pas aller trop vite. Comme Jaynak faisait l’objet de toutes les attentions de Lucinda, de ses assistants et de Belganov dans la journée, ils se voyaient surtout le soir — par chance, leurs chambres étaient contiguës. Jaynak se glissait alors dans celle de Naldeia, et ils échangeaient sur leur passé commun et individuel, sur leurs goûts, ou bien se contentaient de visionner un holoprogramme. 

Ne plus devoir subir l’exiguïté du Stelrec avait été un immense soulagement. Cela avait quelque chose de grisant de pouvoir discuter à bâtons rompus. Envolé, le souci de devoir surveiller ses mots ou même ses émotions. Disparue, la crainte de faire de l’ombre à une tierce personne à qui l’on devait en théorie une dévotion fanatique ! En dépit de la frustration de se retrouver de nouveau dans une cage et d’être le sujet d’expériences, pouvoir enfin parler librement avec Naldeia, et partager des plaisirs avec elle, valaient presque à eux seuls le voyage jusqu’à Quantor. 

« Tu as relevé des données intéressantes ? demanda Jaynak. 

– Rien d’incohérent par rapport au schéma neuronal type. » 

Naldeia faisait allusion à la modélisation de son cerveau primaire et celui de Belganov, qui donnaient à Lucinda de précieux points de référence et de comparaison avec le cortex cérébral de Jaynak. En théorie, tout écart trop important pouvait révéler l’influence du nanite perturbateur, et peut-être, sa présence à proximité. La connaissance de Naldeia dans les bases de données lui permettait d’opérer des rapprochements rapidement, même si elle ne comprenait pas à chaque fois la nature de ce qu’elle analysait. Le nanite employé par Lucinda se déplaçait avec vélocité dans différentes régions du cerveau et envoyait de vastes quantités de données, c’est pourquoi leur examen était compartimenté entre plusieurs personnes en plus de l’Intelligence Synthétique chargée du travail. Contre toute attente, la cyberneuro croyait dans le pouvoir de l’intuition des êtres vivants. 

« Encore une journée pour rien », fit Jaynak en posant sa main sur l’épaule de Naldeia. 

Elle le considéra de ses grands yeux expressifs. « Ne perds pas espoir, murmura-t-elle. Belganov a confiance en elle, et moi, j’ai confiance en notre leader. 

– On va dans la salle holo ? Aujourd’hui, j’ai envie de passer un peu plus de temps avec toi. 

– Je t’y rejoins. Encore deux trois choses à régler. » 

Jaynak prit le chemin de la salle en question. Lui et Naldeia s’y feraient livrer leur obal avant le début du programme. Jaynak avait l’idée d’un dîner au coucher du soleil, avec vue sur l’un des lacs de Nadar qu’ils choisiraient ensemble. 

 

Au moment où elle quitta le laboratoire, Naldeia passa devant Lucinda et lui souhaita bonne nuit. La cyberneuro lui répondit d’un air absent. Elle allait encore travailler tard, ce qui signifiait qu’elle passerait la nuit ici. C’était excellent pour ce qui avait été prévu. Belganov, quant à lui, venait de sortir pour se diriger vers sa chambre où il se ferait servir son repas. Le professeur conservait un moral en apparence meilleur que celui de Jaynak. Naldeia savait que comme elle, Belganov ne perdait pas une miette de l’actualité sur Nadar, retransmise par les relais hyperespace. 

Elle le comprenait. Se retrouver si loin de chez soi quand son peuple avait tant besoin de lui était une souffrance équivalente à une cuisson à petit feu. L’idée de se rendre sur Quantor, planète affiliée à la Fondation des Indépendantistes, et surtout, siège de l’un des centres de recherche les plus pointus sur les augmentations nano, était bien sûr brillante. Néanmoins, elle comportait son lot d’incertitudes. La distance avec Nadar était importante, à l’heure où Grendchko implémentait une politique de plus en plus drastique. Evidemment, Belganov n’avait plus accès au cubar d’ambre duquel il avait tiré ses maigres connaissances sur le nanite parasite. Et surtout, la réalité se faisait un plaisir de perturber les plans les mieux établis. Les recherches piétinaient. Les prometteuses avancées que Lucinda Vels avait obtenues par le passé ne donnaient lieu à aucun débouché. Le nanite développé par les Ektrims demeurait indécelable, tapi dans l’ombre. Le pauvre Jaynak était condamné à porter son casque encore bien longtemps. Sauf si… 

Naldeia se mordit la lèvre. Une chose après l’autre. Ses pas l’avaient conduite, au travers du dédale de couloirs, devant la salle holo où l’attendait Jaynak. Le coucher d’Altanis sur le lac Volonev, l’un des plus romantiques de Nadar, était spectaculaire — Naldeia en ressentit un frisson sous ses plaques. Jaynak lui sortait le grand jeu pour la séduire, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Dans la salle holo, en apparence, il ne portait plus son casque. La simulation lui permettait de retrouver son visage habituel, et Naldeia se serait volontiers laissée aller entre ses bras. Elle ne demandait qu’à laver l’odieux souvenir du contact des appendices de Grendchko. Vivre enfin quelque chose d’authentique et de merveilleux. 

Mais le devoir avant tout. Ce soir-là encore, elle se contenta de l’embrasser en prétendant qu’il était trop tôt et qu’elle n’était pas prête. Il ne se montra pas trop insistant, peut-être en raison du souvenir de son expérience avec Grendchko, ou parce qu’il avait à cœur de lui témoigner du respect aussi bien que de l’empathie. Elle le sentait pourtant frustré et déçu, au point de ne pas vouloir prolonger la soirée trop longtemps dans sa chambre par l’une de leurs conversations habituelles. Naldeia en eut un pincement au cœur, mais c’était nécessaire. Entre tous les moments qu’ils passaient ensemble, elle n’aurait pu choisir pire que celui-ci pour se laisser aller. 

Plusieurs heures durant, elle reposa sur sa couche sans un bruit, s’efforçant de se relaxer — il lui était bien sûr impossible de s’endormir. Enfin, au cœur de la nuit, la lueur bleutée lui parvint, et elle ouvrit les paupières. La même lueur qu’elle avait elle-même allumé dans une partie de son cortex cérébral une semaine auparavant, au cours de sa prétendue reconnaissance du système. 

« Nous sommes en place, fit la voix à l’intérieur de son esprit. 

– Entrez », répondit-elle de manière identique, sans remuer les lèvres. Elle se leva souplement de sa couche. 

La porte s’ouvrit devant une silhouette musclée, un humain armé d’un paralyseur. Elle indiqua la porte de la chambre de Jaynak, et le membre du commando se déplaça sans un bruit. Si elle ne connaissait pas l’individu, l’humaine qui se présenta ensuite restait gravée dans sa mémoire. 

« Votre petite manipulation nous a bien permis de prendre le contrôle des sous-systèmes de sécurité du centre, dit la femme. De l’excellent boulot, ma chère. Belganov est déjà entre nos mains, et deux hommes s’occupent en ce moment même de Lucinda. » 

Naldeia se tourna vers la chambre de Jaynak dans laquelle venait de pénétrer le membre du commando. Le son de la décharge de son paralyseur fut discret, mais lui serra le cœur. « Finissons-en », dit-elle. 

Le soldat fixa sur le corps inanimé de Jaynak trois modules antigrav. Toujours coiffé de son casque, Jaynak se mit à flotter dès que l’homme s’éloigna. Les modules étaient équipés de détecteurs d’obstacle et réglés pour suivre le membre du commando. Celui-ci et les deux femmes sortirent de la chambre et empruntèrent l’itinéraire que Naldeia avait communiqué à l’équipe d’intervention. En chemin, ils furent rejoints par d’autres soldats, et les deux corps flottants de Belganov et de Lucinda. Le complexe était vaste, mais désert à cette heure-là. L’absence de droïdes d’entretien dans les couloirs n’était bien sûr pas un hasard. Le hall d’entrée s’illumina sur leur passage avant de s’éteindre. 

La nuit si lumineuse de Quantor les accueillit. Les membres du commando surveillaient leurs omnicomps, veillant à ce qu’aucun des systèmes d’alarme neutralisés ne se réveille subitement. Ils marchèrent pendant environ cinq cents mètres, jusqu’au centre d’un champ de sorblé. La commandante de section se détacha du groupe. A son approche, le grand vaisseau se désocculta et apparut aux yeux de tous. Blanc et violet, il devait occuper la moitié de la surface du champ. Son cockpit proéminent, au tracé aérodynamique, dominait fièrement le petit groupe. Ses ailes supérieures et inférieures comportaient des réacteurs de forme ronde indiquant que l’appareil se fiait bien plus à ses systèmes antigrav qu’à sa portance pour évoluer à la surface des planètes. D’autres renflements sur la carlingue pouvaient dissimuler des canons ou torpilles, de sorte que son aspect général, bien que non ouvertement agressif, laisser planer une menace. 

Une rampe descendit jusqu’au sol. La commandante l’emprunta en premier, suivie de Naldeia. Les membres du commando emboîtèrent le pas avec leur précieux chargement. Naldeia se retrouva dans une salle aux murs immaculés, comportant de nombreux appareils d’analyse et de recherche neurologique. Comme les systèmes antigrav du vaisseau arrachaient celui-ci à l’emprise de la planète, elle songea que ses compagnons, du moins, ne seraient pas trop dépaysés dans ce nouvel environnement. Elle soupira et caressa le visage inerte de Jaynak.

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Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien.

 

lundi 30 décembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 27

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le vingt-septième. Joyeux réveillon du Nouvel An !

27. Le piège se referme 

Assise dans son glisseur qui s’éloignait de la cité d’Idal’Nas et du bar de La Septième Lumière, Lucinda Vels* avait la gorge nouée. Revoir sa fille, Nep Boilis, qu’elle aimait à se rappeler en tant que Magdalena, lui faisait à chaque fois cet effet. C’était une chose d’admettre qu’on était mère d’un Alampas, et une autre, bien différente, de le ressentir dans ses tripes. Le choix d’une ville comme Idal’Nas facilitait bien sûr la rencontre — Lucinda avait encore des frissons en se remémorant l’aspect des demeures du continent d’Orbea. Mais tout de même, Els, son ex, aurait pu la prévenir que Magdalena était dans une phase « garçon » ! Quand elle lui avait touché la main, elle avait reçu des flashs mentaux d’un adolescent d’une beauté juvénile incommensurable et troublante. 

Lucinda poussa un soupir. Le fait d’avoir donné naissance à un enfant hermaphrodite et disposant de pouvoirs télépathiques perturbait son sommeil tout en faisant les beaux jours de son psy. C’était d’autant plus ironique qu’elle-même était une spécialiste mondialement reconnue du cerveau — ou du moins, de l’implantation de nanites dans les cerveaux humains, et même parfois extrahumains. Malgré tout, elle était heureuse d’avoir revu Nep et son ex, Els Boilis. L’Alampas lui avait pardonné la révélation publique, cinq ans auparavant, en 3535, du traité d’Immunité de Procréation. 

Pour les peuples de Quantor, apprendre que les Alampas usaient de leurs pouvoirs télépathiques pour se reproduire en dissimulant à leur partenaire leur véritable nature avait été un choc énorme. Qu’ils aient en plus conclu un pacte avec le gouvernement, pacte leur garantissant une immunité judiciaire liée à ces procréations clandestines avait été de nature à ébranler les fondations mêmes de la société. En échange, les Alampas avaient autorisé les gouvernements successifs de Quantor à exploiter le trinocium et denorium sur leurs terres — les fameux minerais indispensables aux voyages spatiaux. 

L’immense réaction de rejet ne s’était pourtant pas traduite par une révolte armée généralisée contre les Alampas. Cinq ou six siècles auparavant, une telle révolte n’aurait sans doute pu être évitée, songea Lucinda. Mais les expériences de changement de sexe, qu’elles soient virtuelles ou réelles, s’étaient depuis cinq cents ans largement répandues parmi les populations humaine et novienne de Quantor. La communauté trans, en particulier, s’était révélée fascinée par les nouvelles opportunités offertes par les Alampas. Des créatures capables de changer de sexe à volonté, et de susciter des illusions télépathiques garantissant une extase permanente ? Passée la première réaction, nombreux étaient les gens à avoir réalisé le potentiel relationnel des Alampas. 

Alors, bien sûr, le gouvernement était tombé. Là où l’on pouvait admettre que les Alampas ne puissent aller contre leur nature profonde, la trahison des autorités au plus haut niveau ne pouvait être pardonnée. Le gouvernement suivant avait heureusement compris comment sortir par le haut de cette crise. Une liste de citoyens acceptant l’idée d’avoir des relations sexuelles avec les Alampas avait été créée. En échange, les Alampas devaient ne sélectionner que les membres de cette liste pour procréer, tout en dévoilant la vérité sur leur identité dès la première rencontre. Les expéditions punitives des plus extrémistes des citoyens avaient été réprimées, et s’étaient espacées dans le temps pour finir par disparaître. La société quantorienne avait retrouvé un modus vivendi

Le glisseur de Lucinda se rapprochait à vive allure du QG de Vels & Associés. La prodigieuse richesse dont elle avait fait bénéficier la planète suite à l’incursion dans le système ZD-607 avec son compagnon d’alors, Balchak, avait été un contrepoids à la bombe à fragmentation des révélations relatives aux Alampas. Le revenu universel inconditionnel, un moment menacé, avait été reconduit de manière indéterminée par le Fond pour l’Autonomie. Une grande partie de la population avait en conséquence été libérée d’une inquiétude aussi sournoise que croissante. Grâce aux astéroïdes de denorium et trinocium, dont la plupart étaient encore en orbite, Lucinda avait quant à elle pu s’offrir le centre de recherche et d’ingénierie rêvé de n’importe quel cyberneuro. C’est ainsi que quatre ans auparavant, Vels & Associés voyait le jour, forte de moyens considérables. Non contente d’implanter des cerveaux humains, Lucinda avait pu s’occuper d’autres espèces ! 

Evidemment, elle-même restait une « Tradi ». Elle n’aurait recours sur elle-même aux nanites, et strictement de manière provisoire, qu’au moment où, le vieillissement aidant, elle reconnaîtrait chez elle les premiers symptômes d’un déclin cognitif. Dans son métier, elle éprouvait de la joie à combler les attentes et aspirations de ses clients, même si elle ne partageait pas leur point de vue sur l’évolution d’une humanité augmentée. Et bien sûr, le cerveau demeurait un fantastique sujet d’étude, source d’émerveillement sans cesse renouvelé. Le fait d’avoir à présent moyen d’intervenir sur des cortex extra humains ne gâchait rien. 

La porte du hangar au sommet de l’un des trois dômes du centre s’escamota pour libérer le passage. Son glisseur s’engouffra dans l’ouverture et se posa. Comme elle sortait du cockpit, Gex en fit autant. Son droïde était constitué de deux demi-sphères en forme de ventouse, celle du haut, de taille plus réduite que celle du bas, dotée d’une série de points colorés figurant les yeux. Quatre flexibles terminés par des pinces pouvaient jaillir de l’armature si nécessaire, ce qui était rarement le cas depuis que le droïde-ventouse assurait le rôle de garde du corps personnel de Lucinda. Leur première rencontre avait été mouvementée, mais Lucinda avait su rallier le droïde à ses vues, et en faire un fidèle allié. 

Au moment où elle pénétra dans son spacieux laboratoire, lequel faisait aussi office de bureau, Alice 2, l’Intelligence Synthétique de gestion du centre, l’informa qu’elle avait un appel en attente. Le nom de l’individu, Belganov, lui disait vaguement quelque chose — Lucinda avait tellement de dossiers à gérer que parfois, elle s’y perdait. Elle accepta l’appel, et écarquilla les yeux en reconnaissant la représentation holographique qui apparut devant elle. « Oh ! fit-elle. Salutations, professeur Belganov. Cela faisait longtemps. » Les yeux de Lucinda brillaient. Si sa mémoire était bonne, son interlocuteur avait été le sujet de l’une de ses plus fascinantes expériences, dont elle brûlait d’ailleurs de connaître les résultats. D’après les données affichées à proximité de la vision holo, il s’agissait d’une communication planétaire — Belganov ne pouvait donc être loin. 

« Ravi de vous revoir, estimée Lucinda. Avant toute chose, j’aimerais vous présenter mes compagnons de voyage, Naldeia, et Jaynak. » 

Naldeia était une Nadarienne au regard vif, sans doute un peu plus jeune qu’elle-même, jugea Lucinda. Elle ouvrit la bouche et resta pantoise un moment en reconnaissant sur le crâne du second compagnon, Jaynak, le casque que sa société avait mis au point, deux ans auparavant, en coopération avec le professeur Belganov. Elle se retint pourtant de tout commentaire à voix haute — ce type de recherche était bien trop sensible pour être évoqué à distance. Sa curiosité était néanmoins plus que jamais aiguisée. « Heureuse de faire votre connaissance, articula-t-elle, les lèvres sèches. 

– Serait-il possible de nous rencontrer ? 

– Certainement. En fait, je peux décaler mes autres projets pour vous recevoir dès maintenant, si vous le souhaitez. 

– C’est une très bonne nouvelle pour nous. J’ai gardé vos coordonnées depuis la dernière fois. 

– Vous avez toujours le même vaisseau ? 

– En effet. 

– J’ai gardé l’identification, et vous êtes toujours accrédité. C’est donc quand vous voulez. 

– Nous arrivons. » 

Dans les vingt minutes qui précédèrent la venue du professeur Belganov, Lucinda régla les affaires courantes. Elle n’eut même pas besoin de prévenir ses deux principaux associés — un humain et un Novien — dont les secteurs d’activité étaient largement indépendants du sien. Elle délégua les implantations qu’elle pensait réaliser elle-même à d’autres collaborateurs, et s’excusa en personne auprès de l’un de ses plus fidèles clients. Lorsque Alice 2 l’avertit de l’approche du Stelrec, elle suivit son arrivée directement sur sa console, puis envoya Gex les accueillir. Au moment où le petit groupe pénétrait dans son bureau, elle venait de passer celui-ci en isolement au niveau quantique, s’assurant ainsi que les conversations ne puissent être captées par des oreilles indiscrètes. Elle prit juste le temps d’enclencher la fonction de traduction universelle avant de se lever. 

« Bienvenue sur Quantor à tous les trois, dit-elle — Alice 2 répéta ses paroles en Nadarien. 

– Un grand merci pour votre accueil, chère Lucinda, dit Belganov en lui prenant les mains dans les siennes et en les pressant. Vous ne pouvez pas savoir ce que ça représente pour nous tous d’être ici. » 

Lucinda sourit pour masquer sa gêne. Elle connaissait la division dont les Nadariens étaient victimes. En comparaison, elle se sentait presque coupable de la liberté sur Quantor, quand d’autres avaient à subir le joug de la dictature. Sens de la justice et liberté avaient en commun d’ignorer les frontières, et de vouloir s’étendre au-delà des systèmes stellaires. 

La femme nommée Naldeia prit la parole directement en terran. « La fonction de traduction universelle ne sera pas nécessaire. Nous parlons tous votre langue. 

– Oh ! » fit Lucinda. Elle interrompit le programme en question. Ce fut à Jaynak qu’elle s’adressa ensuite. « Si ce n’est pas trop indiscret, demanda-t-elle, puis-je savoir quel métier vous occupiez auparavant ? 

– J’ai été ingénieur-superviseur des réacteurs d’impulsion de la Transpulsion, répondit-il en prononçant le dernier nom en nadarien. Dans une autre vie. 

– Et ce casque ? Pas trop inconfortable ? » 

Jaynak eut un sourire sans joie. « Je ne serais pas fâché de ne plus devoir le porter. » 

Lucinda se tourna vers Belganov, soulagée. « Il est lucide. Le casque ne semble pas avoir altéré ses facultés mentales. 

– Je vous le confirme. 

– Et vous êtes sûr qu’il… Qu’il a l’un de ces parasites ? » 

Belganov hocha la tête. « Le nanite que vous m’avez implanté détecte bien des perturbations, non seulement chez lui mais parmi d’autres sujets. Il est incapable de remonter jusqu’à la source, mais il parvient comme nous l’espérions à neutraliser certains effets pendant une période donnée. Il m’indique aussi que le casque est efficace. 

– Ce que nous cherchions à faire fonctionne donc ? 

– Et je vous félicite pour cette réussite. Vous méritez tous les éloges. » 

Lucinda souriait jusqu’aux oreilles. Elle aurait aimé pouvoir faire preuve de plus de modestie, mais l’avancée déjà effectuée était extrêmement prometteuse. Sans compter qu’à présent, elle avait sous les yeux un Nadarien qui allait peut-être lui permettre de confirmer l’existence du fameux nanite parasite. Parmi ses collègues de Vels & Compagnie, tous n’étaient pas convaincus qu’il ne s’agissait pas d’un mythe. Si elle parvenait à démontrer que le professeur Belganov disait vrai, sa renommée en tant que cyberneuro en serait notablement accrue. 

La Nadarienne qui se tenait à côté de Belganov se tourna vers lui. « Professeur, je serais plus rassurée si vous me permettiez de mener une reconnaissance rapide du système. Juste afin de vérifier que nos ennemis ne cherchent pas à vous retrouver ici. 

– Vous croyez qu’ils pourraient encore être sur nos traces ? s’étonna le professeur. Nous avons pourtant pris toutes les précautions… 

– Pardonnez cette petite concession à ma nature inquiète, professeur. Je me sentirais plus utile. » 

Belganov se renfrogna, mais finit par hocher la tête. « Nous restons en contact. » 

Naldeia prit gracieusement congé, et Lucinda remarqua une expression de contrariété se dessiner sur les traits de Jaynak. « Où en est la situation sur Nadar ? demanda-t-elle. 

– Pire que jamais, répondit Belganov. Notre nouveau dictateur — il ne mérite pas le nom de Coordonnateur —, un certain Grendchko, non content d’étaler aux yeux de tous son incompétence crasse et de mépriser nos traditions, est aussi bien le jouet de ses passions que le pantin des Fengirs. Nous étions déjà sur la mauvaise pente, et cet imbécile heureux est en train de passer à la vitesse supérieure pour nous envoyer au fond du trou. Pardonnez ma franchise, rien que de parler de ce bouffon arrogant m’échauffe les sangs. 

– Je n’aurais su mieux dire, ajouta Jaynak. Ayant moi-même approché l’individu en question, je peux tout confirmer. 

– Et que pensez-vous des Fengirs ? s’enquit Lucinda en regardant Jaynak droit dans les yeux. 

– Ils se sont immiscés à tous les niveaux de la société, et en particulier dans la chaîne de commandement. Depuis que je porte ce casque, je me demande comment nous avons bien pu leur laisser prendre autant d’importance. L’un des prétextes invoqués, c’est leur technologie soi-disant supérieure. Mais je suis moi-même ingénieur. Je ne suis plus sûr du tout de leur prédominance sur ce plan. J’avais soumis de réelles avancées dans la conception de réacteurs, et ils n’en ont jamais saisi la portée. Je me dis à présent que ce n’était pas ma compétence qui était en cause, mais la leur. 

– Sans doute la raison pour laquelle ils ont choisi un incapable comme Grendchko pour les plus hautes fonctions, dit Belganov. Les dictateurs sont toujours rassurés par l’incompétence. » 

Lucinda acquiesça, puis eut un mouvement du menton en direction de Jaynak. « Le casque semble efficace, en tout cas. Vous me disiez bien que le nanite parasitait tout particulièrement les pensées concernant les Fengirs, n’est-ce pas ? » 

Belganov éclata de rire. « Vous êtes déjà dans la phase de test ! Je vois que vous ne perdez pas de temps, ma chère. Vous avez bien raison, d’ailleurs. Comme vous l’avez deviné à notre irruption si soudaine, le temps nous est compté. Nous craignons que Grendchko et ses maudits alliés Fengiriens ne précipitent notre peuple dans une guerre contre la planète Oblan. 

– Dans ce cas, vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que nous mettions d’ores et déjà en place, tous les trois, un protocole d’intervention sur Jaynak. » 

Lucinda vit dans les yeux de l’intéressé qu’il sentait le piège se refermer sur lui. Elle perçut aussi, cependant, sa résignation.

* Voir le roman précédent, Memoria 

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Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien.

 

jeudi 26 décembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 26

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le vingt-sixième. Bonnes fêtes à tous!

26. Jeu de cache-cache 

Le siège gravifique empêcha Jaynak, à l’instar des autres passagers, de se retrouver écrasé comme un insecte par la force gravitationnelle. Le vaisseau se délivrait de l’attraction de Nadar avec une célérité surnaturelle. Une fois dépassée la courbure de la planète, la trame des étoiles et nébuleuses entoura le Stelrec comme une écharpe, et Altanis apparut dans l’éclat aveuglant de sa blancheur. Aussitôt, la baie principale se polarisa, atténuant la réverbération. 

« Le dispositif d’occultation ne sera plus alimenté dans dix secondes, prévint Naldeia. 

– Je lance le programme d’identification, dit Belganov. Nous sommes à présent des commerçants Elseviens en route pour leur planète. 

– Elseviens ? demanda Jaynak, surpris. C’est donc dans le système d’Hanidèle que nous nous rendons ? 

– Votre curiosité ne vous mènera nulle part », répondit Belganov. 

Les contours bleutés d’Ulicron apparurent soudain sur la gauche. Jaynak eut un serrement de cœur. Sur la lune-prison, un Lorkcho à l’esprit asservi par la drogue s’évertuait peut-être à découper des fragments de tirinium. S’il vivait encore… 

Plusieurs Relais d’Accélération étaient positionnés autour de Nadar. Belganov orienta le Stelrec vers celui menant en direction du système Hanidèle, comme en eut confirmation Jaynak en se penchant au-dessus de l’épaule de Naldeia à ses côtés. 

« Jaynak, vérifiez les vaisseaux à proximité, ordonna Belganov. L’IS sera à même de vous dire si l’un d’eux se place sur une trajectoire d’interception. » 

Pendant le Stage de Remise sur la Voie, Jaynak avait pratiqué une respectable variété d’holosims, y compris celles où il était amené à piloter un vaisseau spatial. Il n’eut donc pas de difficulté à se faire comprendre de sa console, qui lui afficha les appareils aux alentours. Ceux qui relevaient de la flotte de l’Expansion n’étaient pas les plus nombreux, et leurs vecteurs ne les conduisaient pas à proximité. Certains des vaisseaux civils, en revanche, navigueraient à moindre distance. Aucun d’entre eux ne présentait de danger en apparence, ce dont il fit part à Belganov. 

Les heures s’étiraient tandis que les réacteurs à impulsion creusaient l’écart les séparant de la verdoyante Nadar. Sauf erreur, aucun intercepteur ne s’était lancé à leur poursuite. Le système d’occultation, et le camouflage de leur signature avaient donc rempli leurs offices. Belganov se montrait pourtant tendu, interrogeant de temps à autre Jaynak au sujet des vaisseaux environnants. Le professeur ne se renfonça dans son fauteuil, un mince sourire aux lèvres, qu’au moment où Naldeia fit savoir que le dispositif d’occultation était rechargé. Belganov n’avait toujours pas révélé leur destination, comme s’il craignait un coup dur de dernière minute. Comme ils se rapprochaient du Relais, Jaynak, qui inspectait pour la centième fois l’écran de sa console, comprit pourquoi. 

« Il y a un très gros vaisseau à proximité immédiate du Relais, annonça-t-il. Fengirien. Un destroyer de type Executor. » 

Naldeia le regarda d’un air surpris et quelque peu effrayé en pinçant les lèvres. La mine de Belganov s’assombrit, comme s’il avait eu confirmation de ce qu’il redoutait. « La planète Elsevia a été en partie colonisée par les humains, dit Naldeia, mais c’est une planète neutre à priori dépourvue d’intérêt stratégique. Les Fengirs envisageraient de la conquérir ? 

– Pas avec un seul destroyer, dit Belganov. Sur écran. » 

Une vue en deux dimensions apparut sur la baie principale. On y distinguait le Relais lui-même, impressionnant par sa taille et les éclats de lumière qui en émanaient. Se succédaient en file indienne une série de petits vaisseaux civils sous la surveillance d’une silhouette massive et menaçante — celle du destroyer Fengirien. D’un geste de Belganov, la vue 2D fut transposée à l’intérieur du poste de pilotage, sous format holographique. Celui-ci permettait une estimation bien plus précise et réaliste du positionnement des vaisseaux. L’espacement entre eux était régulier, ce qui signifiait que chacun suivait une procédure stricte transmise par le destroyer. Une lueur blanche partait de ce dernier pour rejoindre un cargo nadarien, lequel, sur l’image, était irrésistiblement attiré en direction du vaisseau de guerre fengirien. 

« Celui-ci, dit Belganov, a été capturé par un rayon tracteur du destroyer. En vue d’une inspection minutieuse sans doute. 

– Les pots-de-vin n’ont pas dû suffire, fit Naldeia. 

– IS 702, commanda Belganov en s’adressant à l’Intelligence Synthétique du Stelrec, quel type de rayons utilise cet Executor pour son inspection ? 

– Mes capteurs ne me permettent pas de le déterminer à cette distance, répondit une voix aux intonations métalliques, néanmoins féminines. La probabilité que je les identifie à l’approche du Relais est de 95 %. » Belganov hocha la tête avant de se tourner vers ses compagnons. « Cela signifie qu’une fois l’information obtenue, nous serons déjà presque nous-même soumis au balayage du destroyer. Nous n’aurons que peu de temps pour prendre une décision. 

– Comment avez-vous fait la dernière fois ? demanda Jaynak. 

– Il n’y avait pas de destroyer. Ils ont manifestement resserré la sécurité. » 

Les occupants du Stelrec s’entreregardèrent. Tous trois avaient conscience d’être à portée des détecteurs du vaisseau de guerre — tout changement d’itinéraire serait sans doute considéré comme suspect. 

« Tant pis, on y va, dit Belganov. Reprenez vos places. » 

Jaynak sentit son échine se raidir. Que pouvait leur frêle vaisseau contre la technologie supérieure des Fengirs ? Le rêve, finalement, n’avait duré que quelques heures. Les Fengirs devaient avoir pris conscience du trop grand nombre de Nadariens qui fuyaient le système, et avaient resserré leur surveillance. Peut-être même fallait-il y voir une requête de Grendchko, dans sa volonté de domination absolue sur son peuple. Leurs efforts pour contrecarrer son pouvoir étaient si vains et futiles... 

Jaynak observa sur son écran la distance décroître avec le vaisseau de guerre. Il ne se faisait pas d’illusions. Une surveillance similaire devait être mise en place devant chacun des Relais d’Accélération du système. 

« J’ai reçu les instructions de la Griffe Férale, dit IS 702. Nous devons nous aligner sur les autres vaisseaux selon les coordonnées transmises. 

– Exécution, ordonna Belganov. Des nouvelles du type de technologie d’identification ? 

– Je vous envoie ses caractéristiques. Les fréquences utilisées sont bien trop nombreuses pour pouvoir être contrées par notre système. L’utilisation du dispositif occulteur lui-même ne pourra éviter l’identification. 

– Dans combien de temps serons-nous touchés par le balayage ? s’enquit Naldeia. 

– Dans une minute trente. » 

Un rictus nerveux agita la lèvre inférieure de Belganov. Le professeur se leva de son siège et vint se pencher au-dessus de l’épaule de Jaynak. « IS 720, calcule le temps qu’il nous faudra pour rejoindre le prochain vaisseau à passer en hyperespace. Je veux que nous arrivions à son niveau exactement au moment où il entrera dans le Relais. 

– Si nous ne sommes pas interceptés avant, cela nous prendra une minute trente, en passant en impulsion maximale dans vingt secondes. Mais nous serons interceptés. 

– Dans ce cas, tu enclenches l’occultation juste avant de passer en impulsion maximale. 

– Nous serons malgré tout identifiés. 

– Identifiés ne veut pas dire interceptés. Fais ce que je dis pour l’impulsion et l’occultation, mais laisse-moi les commandes manuelles. 

– A vos ordres. » 

Belganov revint à grands pas vers son fauteuil, lequel activa aussitôt le champ de protection gravifique. Jaynak n’avait pas fait le calcul de la mise à feu exacte des réacteurs, mais savait que l’instant de vérité était dangereusement proche. Il échangea un regard avec Naldeia. 

Celle-ci lui transmettait un message de confiance. Ce n’était pas comme si Jaynak était tout à coup devenu télépathe. Il acquit néanmoins la certitude que le moment où chacun avait fait cocon de son esprit envers l’autre avait accru leur complicité. D’un seul coup, il se sentit beaucoup moins seul. 

La lueur violette sur le tableau de bord indiquant que le vaisseau venait de s’occulter précéda d’une fraction de seconde la poussée, dont le ressenti fut largement amorti par les fonctions gravifiques du vaisseau. Belganov avait dû lui aussi s’adonner au simulateur holo, tout en profitant de ses augmentations pour se synchroniser avec l’ordinateur de bord, car il positionna le Stelrec avec précision, de manière à ce que les appareils civils fassent écran avec le destroyer fengirien. Les vaisseaux défilaient sous les yeux de Jaynak à toute vitesse. Le bâtiment de guerre avait beau disposer de systèmes de détection perfectionnés, étant donné le trafic, il lui était presque impossible de toucher de son rayon tracteur un appareil aussi évasif que le Stelrec. 

Les occupants virent le Relais d’Accélération grandir brusquement. Jaynak réalisa que seuls des chasseurs pouvaient à présent les empêcher de rejoindre l’objectif — à condition que la Griffe férale puisse les lancer à temps. 

Le Relais s’activa juste au moment prévu par l’Intelligence Synthétique du Stelrec. Un quart de seconde plus tard, le petit vaisseau clandestin se présentait côte à côte avec le cargo ayant activé le Relais. Tous deux plongèrent au cœur des couleurs irisées des tachyons, propulsés comme un seul au travers du repli spatial. 

La traversée s’effectua sans que le cargo ne prenne conscience de leur présence. Lorsqu’ils émergèrent du Relais d’arrivée, leur compagnon poursuivit sur sa trajectoire, laquelle le menait droit sur Elsevia. Le Stelrec modifia son cap. Sur la droite, la nébuleuse planétaire d’Hanidèle formait un disque aux contours évanescents dont le centre était bleu azur et la périphérie alternait l’aspect chatoyant de l’or, l’argent et l’émeraude en une véritable symphonie visuelle. Belganov se dirigea sur Helda et Seda, les deux fragments brisés de ce qui avait autrefois été une lune. 

« Pourquoi aller vers là ? s’enquit Naldeia. Il n’y a aucune colonie là-bas. 

– Nous avons besoin de faire profil bas le temps que le dispositif occulteur se recharge. Les radiations en provenance d’Helda et Seda devraient masquer notre signature le temps nécessaire. » 

Un silence perplexe accueillit la déclaration de Belganov. Celui-ci poussa un soupir. « Je peux vous le dire à présent, notre destination n’est pas Elsevia mais le système de Quantor. Malheureusement, le Relais d’Accélération qui y mène est trop éloigné pour nous permettre de le rallier avant nos ennemis. 

– Nos ennemis ? fit Jaynak. 

– Le destroyer fengirien a certainement déjà lancé des chasseurs à nos trousses. Ils auront sans doute pour instruction, s’ils ne nous repèrent pas directement, de foncer vers les différents Relais d’Accélération d’Hanidèle. Le Stelrec est rapide, mais pas assez pour les prendre de vitesse. Ils seront donc sur place avant nous, et contrôleront à leur tour les vaisseaux empruntant les Relais. 

– Donc, retour à la case départ. On se retrouve de nouveau coincés. 

– Bien au contraire. Ces chasseurs sont loin d’embarquer la technologie de détection des destroyers. Nous devrions passer, et si tout va bien, complètement incognito cette fois. Le tout est de ne pas se faire prendre par surprise. 

– Et pour le retour ? demanda Naldeia. Tu envisages bien de revenir sur Nadar, je suppose ? Le destroyer fengirien sera toujours à son poste — lui ou l’un de ses remplaçants. A présent qu’il connaît nos capacités et notre identité réelle, nous n’aurons aucune chance de lui échapper. 

– Chaque chose en son temps, fit Belganov. Il sera toujours temps d’aviser le moment venu. » 

Les détecteurs courte, moyenne et longue portée connurent au bout de quelques heures des perturbations. Les membres du Stelrec surent ainsi qu’ils subissaient les radiations qui devaient avoir pour effet de masquer leur signature. 

Naldeia tendit à Jaynak sa tablette. « Il y a un programme d’apprentissage accéléré du terran, que tu peux coordonner avec une holosim en salle holo. Ça te sera utile là où nous allons. Fais bien attention à la prononciation. » 

Un peu plus tard, ils pénétraient dans le champ d’astéroïdes où flottaient deux corps massifs éventrés. Helda et Seda témoignaient de la violence de l’impact cosmique les ayant séparés à l’époque où ils ne formaient qu’une seule et même lune. Bleue et glacée, leur géante gazeuse, Hanidèle 3, possédait des anneaux qui paraissaient presque effleurer le champ d’astéroïdes. 

Le Stelrec resta sur place une journée entière. La modularité du vaisseau permettait de participer à des programmes holos seul, à deux ou en trio. Jaynak appréciait particulièrement les simulations en coopération avec Naldeia. Là, il pouvait enfin avoir l’impression d’être débarrassé de l’encombrant casque argenté, de redevenir lui-même. Apprendre le langage terran était d’autant plus facile à ses côtés. Il ne pouvait nier être de plus en plus attiré par la jeune femme, engagé avec elle dans cette mission qui serait peut-être leur dernière. Si seulement le professeur Belganov n’avait pas été présent sur ce même vaisseau... 

Les deux jours suivants, ils empruntèrent un chemin détourné pour se rapprocher du Relais d’Accélération qu’ils avaient en tête. Belganov avait de nouveau modifié la signature du Stelrec, néanmoins, cela ne tromperait que les détecteurs de moyenne et longue portée. Or, le dispositif d’occultation n’était pas prévu pour tenir sur des journées entières. 

« Il y a une solution, dit Belganov, mais il ne faut pas que nos têtes aient été mises à prix. » Il les chargea, ainsi que l’IS 720, de passer au peigne fin les réseaux et sous-réseaux du système. Quand il acquit la certitude qu’aucune prime n’avait été placée sur leur tête, il mit le cap sur le port stellaire d’Hanidèle 4, une petite planète rocheuse désertique. Dans un bar de la station, il convainquit, moyennant la rondelette somme de 10 000 crédits, le capitaine elsevien d’un cargo lourd à destination du système d’Estregor d’embarquer leur vaisseau à son bord. Le cargo devait livrer du titane et diverses autres variétés de minerai à la Fourmilière d’Estregor, des arsenaux de construction opérés par les Kual’Thars. 

Il s’avéra que le bâtiment était doté d’une technologie rudimentaire, si bien que Naldeia et l’IS 720 n’eurent aucun mal à infiltrer ses sous-systèmes, en particulier de navigation et de détection. Très vite, ils eurent confirmation que le cargo se dirigeait bien vers le Relais approprié. Ils rejoignirent la proximité de celui-ci au bout de deux journées standard galactiques. 

Deux chasseurs fengiriens se trouvaient postés de part et d’autre de la structure sphérique. Jaynak ne put que louer la prévoyance de Belganov, qui avait anticipé la présence de l’ennemi. Par mesure de précaution, le professeur enclencha la fonction d’occultation du Stelrec — même à l’abri des entrailles du cargo, il savait les dispositifs de scan militaires suffisamment performants pour les repérer. Jaynak et ses compagnons vécurent quelques moments d’angoisse avant que le système de navigation ne leur apprenne à son insu qu’ils passaient enfin en hyperespace. Seulement alors, ils s’autorisèrent à respirer plus normalement. 

Comme convenu avec le capitaine, celui-ci ouvrit le sas de leur hangar au bout d’une journée de voyage supplémentaire dans le système d’Estregor. Le Stelrec alluma ses propulseurs et jaillit du ventre du cargo. 

Ce ne fut qu’à ce moment que Belganov prit la direction du Relais d’Accélération qui menait au système de Quantor. 

 

 

Quand les méchants emportent le morceau

Trump, Musk et, par ricochet, Poutine et Kim Jung-un, mais aussi, Nétanyahou : 2024 restera dans mon esprit comme l'année où les méchants ont gagné. Dans ces ténèbres de plus en plus épaisses, l'éclat de lumière de la chute du régime le plus terrible au monde, celui de Bashar el Assad, n'en a été que plus aveuglant. Même si Bashar lui-même vit maintenant comme un roi en Russie, ce qui est d'une ironie pour le moins cruelle.

 
Par égoïsme, par calcul à court terme, mais aussi par haine notamment de l'islam, par détestation du changement dans les mœurs et par anti-wokisme, les occidentaux semblent de plus en plus nombreux à vouloir rejeter les idées de démocratie et de droit de l'homme pour se jeter dans les bras de futurs dictateurs en votant pour eux. Parmi les gens qui votent rassemblement national, on trouve aussi bien le villageois qui n'a pas un seul musulman ni une seule personne issue de l'immigration dans son village, que le musulman, citadin d'une grande ville qui cherche à garder son pré carré et ne veut surtout pas que d'autres personnes de couleur émigrent en France.
Peur, haine, égoïsme s'allient au rejet des valeurs issues de la seconde guerre mondiale pour nous plonger dans un monde de plus en plus violent et poutinien, pourrait-on dire. Les démocraties, déjà moins nombreuses et apparemment plus fragiles que les dictatures dans le monde, rejettent les idées de coopération et d'entente qui les ont menées au progrès économique et à la prospérité pour aller vers quelque chose de beaucoup plus négatif.
A l'image de l'emblématique Bolloré, certaines personnalités à la tête de grands groupes font la promotion d'un nouveau fascisme décomplexé. D'une part, ils espèrent situer le combat sur le terrain politique pour détourner l'attention de leurs propres pratiques économiques déjà dictatoriales, d'autre part, étant dictateurs de leurs propres entreprises, ils se disent que des systèmes autoritaires sont plus efficaces pour s'enrichir de manière immense. L'exemple de Bashar el Assad, là encore, vient à l'esprit, prêt à fabriquer du captagon pour s'enrichir en dehors de toute contrainte et de toute morale.
2025 s'ouvre donc avec des peuples occidentaux qui semblent prêts à se rallier à l'exemple suprémaciste de Trump. Quelles que soient apparemment les exactions de Trump, comme l'idée de faire main basse sur le Canada. Mais Trump n'étant que le pion de Poutine, on sait dans ce cas quelle personne diffuse les idées qui semblent à présent prévalentes dans le monde. Réseaux sociaux et mensonges jouent bien sûr un rôle essentiel là-dedans, à l'image du X de Musk.
La guerre en Ukraine, en 2025, va rester le pivot qui fera pencher le monde dans un sens ou dans l'autre. Saurons-nous garder un soupçon de dignité humaine en continuant à soutenir l'Ukraine, ou bien l'égoïsme va-t-il encore l'emporter en 2025 ? La question va se poser avec de plus en plus de force.

lundi 16 décembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 25

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le vingt-cinquième.

25. Le casque argenté 

Jaynak avait le tournis. Son regard se porta sur sa main, dont il plia alternativement les doigts. Un éclat de panique apparut tout à coup dans ses yeux. Il empoigna le casque sur son crâne. Il n’eut pourtant pas le temps de l’enlever, car Naldeia, qui ne l’avait pas perdu de vue un seul instant à la suite de la fermeture de la porte dissimulée, lui saisit vivement les poignets. 

« Il y a… des sortes de tiges qui s’insèrent entre mes plaques. » 

Naldeia secoua la tête, et maintint son étreinte. Elle avait plus de poigne qu’il ne l’aurait cru. Belganov prit la parole. « Ce casque de confinement neuronal est intrusif, je le concède, mais ça ne doit pas vous inquiéter. Je l’ai déjà testé sur moi-même, il est sans danger. Je l’ai mis au point en coopération avec la société Vels & Associés. » 

Belganov avait nommé l’entreprise comme si sa seule appellation était gage de qualité, pourtant, Jaynak n’en avait jamais entendu parler. 

« Vous allez encore avoir quelques sensations désagréables pendant une minute, le temps que les connexions se fassent. » 

Jaynak cessa de lutter, et Naldeia retira ses mains. Le regard de Belganov perdit toute acuité, comme s’il s’était tourné vers l’intérieur. « Je confirme la neutralisation du nanite. Désolé pour l’inconfort, mais jusqu’à nouvel ordre, vous devrez porter le casque en permanence, y compris la nuit. 

– C’est une plaisanterie ? » 

Belganov secoua la tête. Un drone à l’allure familière flotta vers le professeur. C’était celui qui avait accompagné Jaynak jusqu’à Belganov, une éternité auparavant — en réalité, seuls quelques mois s’étaient écoulés. Sa voix métallique était aussi reconnaissable. « L’alerte a été donnée par l’ennemi. Nous pouvons nous attendre à une réponse rapide. 

– Passez en alerte jaune. 

– Seulement jaune ? s’étonna le drone. 

– Je ne crois pas que Grendchko puisse politiquement se permettre une nouvelle intervention massive dans ce lieu sacré. Les répercussions risqueraient d’être fatales à ce qu’il reste de son autorité. » Belganov se tourna vers Jaynak et Naldeia. « Suivez-moi. » 

Le professeur s’enfonça dans des corridors plus étroits et oppressants que ne l’étaient les couloirs habituels des Cavernes d’Ambre. Le casque de Jaynak pesait quelque peu sur ses vertèbres, mais du moins ne ressentait-il plus les sortes de tiges qui s’étaient insérées entre ses plaques crâniennes. Ils finirent par déboucher sur une salle de contrôle où plusieurs membres des Réfractaires observaient les représentations holographiques transmises en temps réel. Un grand nombre de personnages circulaient dans les couloirs des Cavernes. Ils n’avaient pas d’armes et sondaient les murs. L’un d’eux avait une tablette à la main. L’homme pointa du doigt la holocam. 

« Sa tablette doit avoir des systèmes de détection perfectionnés, commenta Naldeia. Nos holocams sont camouflées dans la roche — impossible de les voir à l’œil nu. » L’homme tapota sur sa tablette, et l’image holo disparut. 

« Cette holocam a subi une attaque au niveau quantique », dit le drone. 

Déjà, Jaynak passait sur de nouvelles images. Il circulait de l’une à l’autre, quand il poussa une exclamation. « Là, c’est Yrkel ! Et là, Ymeo. » 

Et en effet, les intéressés sondaient eux aussi la roche, équipés de leur tablette. 

« Vos collègues ne semblent pas disposés à vous abandonner, fit Belganov. 

– Ils sont du genre collant. Et surtout, ils vont vouloir venger la mort de Nejb. 

– Aucun regret ? » Le regard de Belganov se fit plus pénétrant. 

« Aucun, sinon que j’aurais aimé qu’Yrkel connaisse aussi le même sort. 

– Je suis d’accord », renchérit Naldeia. 

Jaynak lui décocha un regard acéré. « Je repense à notre intervention auprès des étudiants. Tu m’avais fait signe de les laisser faire. 

– Un sacrifice nécessaire pour tromper l’ennemi, répondit-elle. Comme la fois où j’ai dû laisser Grendchko avoir ce qu’il voulait. 

– Il faut considérer ces étudiantes, et leurs collègues masculins, comme des soldats dont le dévouement permet à notre cause de survivre. 

– Etaient-ils au courant qu’on leur demandait de sacrifier leur intégrité physique et leur liberté ? » 

Belganov détourna le regard, et Jaynak eut sa réponse. 

« Sans eux, dit Naldeia, nous n’aurions pu obtenir le niveau d’habilitation nécessaire pour favoriser notre fuite. Ils ont permis de convaincre Ymeo de notre abnégation en tant que Fervents. 

– Nous avons des gens à l’extérieur qui vont s’efforcer de mettre la pression sur Grendchko et son régime pour les faire sortir de leur détention, dit Belganov. 

– Oui. A moins qu’eux aussi, on ne les enrôle dans un Stage de Remise sur la Voie. Le genre de cycle sans fin. » 

Belganov posa la main sur son épaule et le regarda droit dans les yeux. « Nous allons tout faire pour l’arrêter, ce cycle. Vous avez ma parole. » 

Le professeur demanda leurs armes et tablettes, qui furent confiées à une équipe chargée de vérifier la présence de traceurs. Une femme leur remit en échange un nouveau disrupteur et une tablette différente. 

Après s’être assuré auprès de ses contacts à l’extérieur de l’absence de préparation d’une attaque à grande échelle visant leur repère, Belganov conduisit Jaynak et Naldeia dans un autre secteur des Cavernes. Là se trouvait la salle à manger, une caverne sobrement meublée où des droïdes venaient servir la variété de poudre primordiale commandée à distance. Parmi les individus qu’ils croisèrent, Jaynak n’en vit aucun porter un casque semblable au sien. Les gens ici devaient donc être issus de familles de Réfractaires qui avaient appris à se préserver de toute « contamination » par un nanite, si la théorie de Belganov était juste. 

Ils absorbèrent l’obal sans presque échanger. Sur la fin du repas, Jaynak désigna son casque. « Comment pouvez-vous être sûr que cette chose fonctionne ? » 

Les yeux de Belganov se posèrent sur lui, puis se fixèrent sur le vide. « Votre casque fonctionne. Il est relié à un nanite situé dans mon propre cerveau primaire, et qui possède un relais dans mon index. Je peux savoir en temps réel quel est le degré d’efficacité du dispositif. 

– Vous êtes un Augmenté ? 

– Un mal nécessaire. 

– Vous avez donc dû voyager dans d’autres systèmes. 

– Exact. Seuls les Fengirs, ou leurs alliés disposent de ce type de technologie sur notre bonne planète. 

– Où êtes-vous allé exactement ? » 

Belganov considéra Jaynak, un éclat rusé dans le regard. « Je ne pourrais vous le révéler que si vous acceptez de vous y rendre avec moi. Et je vous préviens, si c’est le cas, nous partons dès cette nuit. » 

Jaynak ouvrit la bouche, puis la referma. 

« Vous êtes, j’en ai bien peur, notre dernier espoir. » 

Jaynak se tourna vers Naldeia, laquelle hocha le menton. « Que voulez-vous dire ? interrogea-t-il. 

– J’ai placé ce casque sur d’autres personnes comme vous, qui ont un nanite implanté dans le cerveau primaire à leur insu. Malheureusement, aucune d’entre elles n’a accepté de prendre le risque de partir en exil avec moi pour quelque temps. Voyez-vous, ce n’est pas seulement le nanite qui modifie le comportement de nos semblables. Des années de conditionnement, et une fâcheuse tendance à l’attentisme, voire au fatalisme, sapent les volontés. Les gens savent que la politique n’est pas ce qu’elle devrait être, et depuis un bon bout de temps. Mais ils s’en accommodent. » 

Jaynak sentit le sang lui monter au visage. Il avait l’impression que Belganov dressait là son propre portrait. 

« Ils ne réalisent pas que leur passivité est interprétée comme une faiblesse par des individus comme Grendchko. Ils ne se rendent pas compte que leur Coordonnateur va les lancer dans une guerre dont ils n’ont aucune envie, et faire couler le sang en abondance — le leur, et celui de leurs enfants. 

– Je veux bien le croire, mais quel est votre plan ? Je ne peux pas donner mon accord si je n’en ai aucune idée. Ce sont des gens comme Grendchko qui nous prennent pour des pions. 

– Il marque un point », intervint Naldeia. 

Belganov soupira. « Nous devons contrer ce nanite dont la technologie nous est encore partiellement inconnue — vous l’avez compris, j’espère. 

– Bien sûr. 

– Au cours de mon dernier voyage interstellaire, grâce à une collaboration prometteuse, nous avons pu déterminer sur quelles zones du cortex principal le nanite ennemi agissait. Mes associés et moi avons pu développer cet autre nanite dont je suis équipé, lequel permet de neutraliser très provisoirement les effets adverses. Nous avons aussi pu mettre au point ce casque de confinement, qui est efficace de manière plus durable, tout en étant, comme vous l’aurez remarqué, encombrant et trop visible. Mais si nous voulons réellement désactiver ce robot parasite issu d’une technologie avancée, nous avons besoin de l’identifier. De l’analyser, de connaître ses capacités. Jusqu’à présent, aucun scan cérébral n’a permis de conclure à son existence. Nous ne savons qu’il est là qu’au travers de ses effets. Nous avons affaire à une technologie extrêmement évasive. 

– D’où le scepticisme de gens comme moi. 

– Exactement. Nous avons pourtant des preuves. » Belganov dirigea son regard vers Naldeia. 

« J’ai travaillé un certain temps dans la gestion de données pour une boîte qui collaborait avec les Fengirs. Si j’avais été moi-même implantée avec leur saleté, je n’aurais eu aucun reproche à faire aux Fengirs, quels que fussent leurs agissements. J’aurais considéré tout ce qu’ils faisaient comme légitime et allant de soi. 

– Mais tu ne l’étais pas. 

– J’ai piraté certaines données en toute discrétion. Ils ont des programmes qui interrogent les nanites, lesquels révèlent la teneur des pensées des personnes implantées. En particulier tout ce qui concerne les Fengirs eux-mêmes. En gros, ils savent si les gens leur sont loyaux ou non. Si des idées déloyales réapparaissent trop souvent, nous pensons qu’ils remplacent les nanites, jusqu’à obtenir la soumission des sujets. 

– Nous en déduisons que le champ d’action de ce nanite est limité, précisa Belganov. Il a été conçu spécifiquement pour modifier les pensées de toute personne susceptible de s’opposer aux Fengirs. S’il échoue dans cette tâche, il se contente de transmettre les pensées des individus impliqués aux autorités concernées, et attend d’être reprogrammé, ou remplacé. 

– Tu avais donc vraiment une expertise des données avant d’être embauchée par Ymeo, commenta Jaynak en s’adressant à Naldeia. 

– Heureusement, dit-elle. Comme ça, nous avons pu rester ensemble après le Stage. 

– Et vous le resterez, assura Belganov. Si vous acceptez de quitter cette planète avec moi, tu nous accompagneras, Naldeia. Ton expertise ne sera pas de trop. 

– Avec plaisir. 

– Résumons le plan, dit Belganov. Seul, je n’arriverai à rien, c’est pourquoi j’ai besoin de l’assistance d’alliés sur une planète lointaine. Nous devons aussi impérativement disposer d’un sujet vivant et en bonne santé pour détecter ce nanite et le neutraliser. Vous êtes cette personne, Jaynak. Ce que nous allons tenter ne l’a jamais été auparavant. 

– Parce que vous-même, vous n’avez jamais été implanté par l’ennemi ? 

– Je n’aurais jamais pu devenir Réfractaire si ça avait été le cas. En dehors de celles récupérées par Naldeia, toutes mes données concernant le nanite ennemi proviennent de l’argelen d’ambre. » 

Belganov et Naldeia fixaient du regard Jaynak, lequel se sentait s’amenuiser sous le poids de la responsabilité que l’on mettait sur ses épaules. « Combien de temps serons-nous absents ? 

– Autant qu’il le faudra, dit Belganov. Le voyage aller prendra une semaine et demie en temps galactique standard. Après, tout dépendra des circonstances. » 

Jaynak savait que sa vie serait bouleversée à partir du moment où il rejoindrait la résistance. Il n’avait pourtant pas imaginé devoir quitter sa planète la nuit même de son recrutement. « Au point où j’en suis, soupira-t-il finalement, changer d’air ne pourra pas me faire de mal. Je peux prévenir mes proches ? 

– J’ai bien peur que non. 

– Tu as changé de camp, mais tu restes dans un service secret, dit Naldeia. Plus secret qu’avant. 

– Bienvenue chez les Réfractaires », conclut Belganov. 

Le repas achevé, Belganov, accompagné de Naldeia, conduisit Jaynak au travers d’une série de corridors étroits qui paraissaient se terminer en impasse. A chaque extrémité cependant, une porte parfaitement camouflée apparaissait dans la roche, donnant le sentiment de s’enfoncer dans des secteurs de plus en plus sensibles du complexe. Ils marchaient depuis un certain temps déjà, quand une imposante double porte glissa devant eux. Une bouffée d’air les accueillit. Une silhouette profilée les attendait au centre d’une caverne étendue. L’éclairage tamisé laissait deviner la couleur mauve du fuselage. Le vaisseau avait la forme d’une raie manta qui aurait été entourée d’une bouée. 

« Un Stelrec quelque peu modifié. Il n’est que faiblement armé, dit Belganov, mais dispose d’un système occulteur. Nous possédons aussi les codes d’accès qui devraient nous permettre d’utiliser les Relais d’Accélération. Les tablettes que nous vous avons confiées vous donneront accès à l’intérieur du vaisseau — il suffit de vous approcher de celui-ci. Je vous invite à faire sa connaissance. De mon côté, je dois donner les dernières instructions avant notre départ. » 

Jaynak n’en revenait pas. Les événements s’enchaînaient si vite ! Sa main glissa sur le fuselage de l’appareil. Ils étaient sur le point de lui confier leur vie, comme Merek confiait la sienne au chasseur qu’il pilotait. Tant qu’il avait été ingénieur, Jaynak pouvait envisager les risques courus par les pilotes sur le plan intellectuel. A présent, il devenait partie prenante du conflit, en tant que passager d’un vaisseau fugitif qui emporterait avec lui rien moins que les espoirs de tout un peuple. Un engin si fragile que Jaynak sentait une vibration lui parcourir les entrailles. 

« Tu as peur ? » Naldeia recouvrit de la sienne la main caressant le fuselage. Ses yeux jetaient des éclairs de malice. 

Soudain grisé, Jaynak approcha sa bouche de la sienne. Elle se recula et il crut d’abord qu’elle se dérobait. En réalité, elle se contenta d’incliner sa tête en arrière et sur le côté, de manière à ce qu’il ne lui heurte pas le front avec son casque. Les langues s’entremêlèrent et Jaynak se sentit électrisé. « Voilà déjà une belle différence avec notre collaboration aux oreilles de Grendchko, murmura-t-il. Mais je me serais bien passé du casque. 

– Il va falloir t’y habituer. Comme le disait le professeur, jour et nuit. 

– Je ne pourrais pas l’ôter, une fois à bonne distance de notre système ? 

– Trop risqué. Nous ignorons si ce nanite ne sera pas capable d’altérer tes schémas de pensée une fois qu’il connaîtra ta décision de rejoindre notre camp. Il y a trop d’inconnues pour que nous courions le moindre risque. » 

L’intérieur du vaisseau était modulaire, c’est-à-dire que selon les nécessités, les parois internes pouvaient s’agencer en différentes configurations. On pouvait ainsi donner un accès plus large à la division ingénierie, privilégier la section loisirs avec l’adjonction d’une salle holo, ou bien organiser l’espace de manière à pouvoir se coucher ou manger de manière confortable pour trois personnes. Les reconfigurations ne pouvaient s’opérer qu’à la condition que chaque occupant se trouve dans une zone non modulaire du vaisseau. 

Jaynak inspecta l’anneau central. Il connaissait le modèle des réacteurs installés là — une technologie de type militaire à l’efficacité et la robustesse éprouvée. La conception générale s’avérait également rassurante. Restait à espérer que le dispositif d’occultation soit véritablement performant, car il n’imaginait ni Grendchko ni les Fengirs laisser d’anciens membres de l’ORG passés à l’ennemi s’en tirer à si bon compte. 

Ils se familiarisèrent pendant un moment avec les commandes grâce à l’Intelligence Synthétique intégrée au vaisseau. Leur destination n’avait pas été enregistrée dans le système de navigation, si bien que Jaynak ignorait toujours à combien d’années-lumière du système d’Altanis ils allaient se rendre. Belganov craignait-il une trahison de dernière minute ? Toujours est-il qu’il refusa de lever le voile au moment où il les rejoignit. Il se contenta d’enclencher le dispositif antigrav sans répondre aux questions. 

Manié avec assurance, le vaisseau se mit à flotter vers un recoin en hauteur de la caverne. Avant même qu’il ne déclenche l’ouverture de la paroi, Belganov actionna le système occulteur. Un pan impressionnant de la façade glissa vivement sur le côté, révélant la nuit nadarienne. 

« Si quelqu’un s’aperçoit qu’une bonne partie des Cavernes d’Ambre vient de s’ouvrir… commença Jaynak. 

– Aucun risque, répartit Belganov en enclenchant la poussée des mini-propulseurs. Le système holo de camouflage prend le relais dès l’ouverture. » 

Tandis que l’appareil franchissait le seuil des Cavernes, puis s’élançait vers les étoiles, le fuselage du Stelrec reproduisait les fréquences photoniques de son environnement, se fondant dans celui-ci. 

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