A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le vingt-et-unième.
21. L’impasse
L’appartement était tel que Jaynak l’avait laissé. Sa sœur avait eu recours à un service de nettoyage robotisé, qui était intervenu la veille pour enlever la poussière accumulée. C’est en passant d’une pièce à l’autre que Jaynak se demanda une fois de plus comment sa vie avait pu basculer à ce point. A chaque fois qu’il se posait la question, il était confronté à son trou de mémoire. Celui-ci partageait son existence en deux — chercher à faire appel à ses souvenirs ne faisait qu’augmenter sa frustration. Il ne pouvait que s’en tenir à son hypothèse selon laquelle le simple hasard avait été cause de sa capture. Car si Grendchko avait obtenu la preuve concrète d’une éventuelle implication auprès des Réfractaires, par exemple en fouillant son appartement ou ses données, il ne se serait pas contenté de lui infliger ce Stage de Remise sur la Voie.
Jaynak balaya le mobilier du regard. Où les sbires de Grendchko pouvaient-ils avoir caché un micro ? La question était évidemment futile — la miniaturisation avait atteint un tel degré que seuls des appareils de contre-mesure calibrés au niveau quantique pouvaient déceler une quelconque surveillance. Et le fait de s’équiper de ce type d’outil, ou d’un brouilleur, serait bien sûr vu comme un signe de défiance, voire de trahison vis-à-vis du Premier Coordonnateur.
Comme il pénétrait dans sa chambre, Jaynak se figea. Le cube marron sur sa table de nuit semblait l’attendre patiemment. La connexion avec un cubar personnel se faisait plus facilement qu’avec de l’argelen indifférencié. Ce cubar, en particulier, recelait les données mémorielles de Jaynak. Lui seul pouvait accéder à son contenu. Il allait peut-être enfin savoir ce qui s’était passé avant ce moment crucial où il avait été capturé. Sa main tremblante s’approcha du cube d’argelen. Sa paume s’y colla. Sensation de picotement.
L’espace d’un instant, il crut que l’image familière indiquant une connexion allait s’imprimer dans son esprit. La sensation s’évanouit aussitôt. Seule la réalité extérieure était présente, et l’enserrait comme dans un carcan. Jaynak cria de frustration. Le voile rouge de la colère recouvrit tout, lui faisant perdre le contact avec son environnement. Son cœur battait tumultueusement, son souffle était court, le monde tournoyait. Son épaule lui renvoya une onde de douleur en percutant un mur, ce qui interrompit ses déplacements aléatoires. Il s’aperçut qu’il avait la main posée sur son front, à l’endroit où il ressentait de temps en temps une démangeaison depuis qu’il avait été capturé.
Depuis qu’il avait été capturé… Que lui avait donc fait Grendchko ?
Jaynak s’efforça de glisser son doigt sous sa plaque pour atteindre l’origine précise de la démangeaison. Peine perdue — c’était trop étroit. Il n’osait essayer avec une aiguille. D’après ses cours d’anatomie, les terminaisons nerveuses étaient trop fragiles à cet endroit.
En admettant qu’on lui ait implanté un dispositif de contrôle, celui-ci l’empêchait probablement de se connecter à la matrice. Mais dans ce cas, pourquoi vouloir mettre à profit son aptitude avec l’argelen ? Cela n’avait aucun sens.
A moins bien sûr que cet outil de contrôle n’ait pour conséquence secondaire imprévue d’interdire l’accès à la matrice. Cela n’aurait rien d’étonnant. Comme Jaynak avait pu le constater, les stagiaires étaient considérés comme des sortes de cobayes sur lesquels on pouvait tout se permettre. Les autres avaient dû bénéficier du même traitement, et s’il ne les avait jamais vus se gratter le front, c’est tout simplement que leur corps réagissait différemment à l’implant. Si seulement il pouvait aborder le sujet avec Naldeia… Mais non, c’était trop risqué. Non seulement il n’était pas sûr de lui faire confiance, mais en plus, le dispositif de contrôle donnerait l’alerte.
Jaynak secoua la tête. Pendant quelques instants, il s’efforça de trouver une solution à son problème, avant de se rendre à l’évidence. Il était coincé. Sa seule option était de continuer comme si de rien n’était, jusqu’au moment où son incompétence avec le cubar éclaterait au grand jour. Ce qui ne saurait tarder.
Les trois jours suivants donnèrent tort aux inquiétudes de Jaynak. En dehors de délivrer des instructions, Ymeo n’exerçait pas de surveillance spécifique. Il passait donc l’essentiel de ses journées à se morfondre dans le bureau du cubar, rongé par la crainte du moment où on lui demanderait de rendre des comptes. L’entraînement physique et aux armes diverses se poursuivait en salle holo, mais c’était un dérivatif qui se terminait toujours trop vite. A partir de la deuxième journée, Jaynak prétexta le besoin de « recouper des informations » pour gagner de temps à autre le centre d’opération, la pièce ovale à la vaste baie de vitriglass partagée par l’androïde Beyl et Naldeia. Quand sa compagne de stage posait sur lui ses yeux si expressifs, il avait l’impression qu’elle pénétrait le masque de son impassibilité et de sa concentration pour mettre à nu son impuissance, son désarroi et le sentiment de son inutilité absolue. Dans ces moments où il avait accès aux consoles développées par les Fengirs, il rassemblait pourtant tout ce qu’il pouvait au sujet des mouvements et conversations de Zeldev. Jaynak espérait contre tout espoir que l’étudiant en archéologie qu’il traquait commettrait une erreur en laissant échapper une information cruciale par les réseaux de communication non traditionnels.
Dans les premiers temps, toute l’équipe partageait sa poudre primordiale dans une pièce dédiée. Dès le quatrième jour après leur prise de fonction, Yrkel et Nejb allèrent se restaurer à l’extérieur — Jaynak ne les regretta pas, lui qui n’appréciait guère leurs centres d’intérêt, et en particulier leur addiction aux sports de combat violents. Lui-même s’était remis à pratiquer l’escalade en soirée, et c’était comme s’il s’était réapproprié une partie de sa personnalité dont il n’aurait jamais cru qu’elle lui avait autant manqué. Il se retrouva à s’alimenter en compagnie de Naldeia dans la cafétéria de l’ORG. Sa compagnie lui fut agréable, malgré les banalités qu’ils échangèrent. Le lendemain, elle l’invita à déjeuner dans un établissement du noyau d’Eglev. Intrigué, il accepta. Les murs du restaurant figuraient des tableaux avec pour sujet la colonisation d’Oblan. Les images ne s’animaient que lorsqu’on les regardait directement. Les colons Naldariens étaient représentés dans toute leur majesté, dominant les Oblanites à la peau blafarde sans pour autant les écraser, leur apportant leur sagesse immémoriale. « Qu’est-ce qui est vrai là-dedans, on se le demande, commenta Naldeia.
– Ma sœur pourrait te renseigner. Elle est historienne.
– Tiens donc. Intéressant. »
Ils se mirent à absorber leur poudre, qui avait une saveur plus subtile que Jaynak ne s’y serait attendu dans un établissement du noyau dédié aux industries.
« Tu as dû deviner pourquoi j’avais été affectée à l’ORG, dit Naldeia au bout d’un moment.
– Tu es douée pour le renseignement, je suppose.
– J’étais gestionnaire de données avant notre fameux stage. J’ai une mémoire instantanée qui me permet de jongler avec des millions d’informations. Je ne suis peut-être pas aussi performante que Beyl, mais on se complète bien.
– Félicitations. »
Naldeia accepta le compliment en hochant la tête. Son visage était plus grave qu’à l’accoutumée. « Je me suis permis de passer en revue ton travail, quand tu viens nous rejoindre. Toutes les données auxquelles tu as accédé avaient déjà été analysées par Beyl ou moi-même. Ton travail est parfaitement redondant. Et donc inutile, j’en ai peur. »
Jaynak la fixa, sentant le sang lui monter à la figure. Il n’y avait aucune trace de satisfaction ni de mépris chez Naldeia. Au contraire, son regard paraissait s’efforcer d’atténuer la dureté de ses paroles. « C’est… c’est juste que j’essaie d’obtenir confirmation de ce que m’apprend l’argelen, bredouilla-t-il.
– Ah bon ? Et que t’as donc appris la matrice exactement ? »
Devant l’intensité du regard de la jeune femme, Jaynak détourna les yeux. Son silence était pire qu’un aveu, mais en cet instant, rien ne lui venait. Il sentit un contact — elle avait posé ses doigts sur le dos de sa main.
« Ecoute, dit Naldeia. Je crois savoir ce qui t’arrive. C’est ce stage qui nous a fait ça. Moi-même, je n’avais plus aucun lien avec la matrice à notre retour. Mais je suis allé voir un Guide Communiant qui m’a aidé à réapprivoiser l’argelen. Tu devrais en faire autant. »
Jaynak pâlit. Elle savait. Elle avait percé à jour son point le plus vulnérable, ce qui la mettait en position de toute puissance à son égard. Si elle révélait ce qu’elle savait à Ymeo… « Je ne peux pas faire ça, répondit-il. Je suis censé être un spécialiste des cubars. Si je suis surveillé, s’ils apprennent que je vois un Guide Communiant… Tu sais ce qu’Ymeo pense de ces gens-là. Qui sait si on ne nous espionne pas en ce moment même, d’ailleurs. Dans ce cas... »
Elle lui posa l’index sur ses lèvres. « On va te demander des résultats tôt ou tard, tu le sais. Tu ne pourras pas toujours esquiver.
– Je sais.
– Laisse-moi t’aider. J’ai un cubar, chez moi. Je vais essayer de récupérer les informations qui nous manquent, chaque soir.
– C’est la même chose. Ils en concluront qu’ils n’ont pas besoin de moi.
– Non ! J’enregistrerai tout sur ma tablette. On continuera de déjeuner à l’extérieur, et tu apprendras le contenu sous hypnose à chaque fois. On peut donner le change, tous les deux. Jusqu’à ce que ça aille mieux pour toi. »
Naldeia n’avait pas retiré sa main, mais lui pressait à présent les doigts. Il se sentit terriblement troublé. Pouvait-il se raccrocher ainsi à elle comme il l’aurait fait à une prise particulièrement ténue ? Au risque de l’entraîner dans sa chute... Mais avait-il vraiment le choix ? Ce qu’il vit dans les yeux à l’éclat ardent finit par le convaincre. Il y avait là davantage que de la compassion — une ferveur qui n’était pas destinée à Grendchko, il en était persuadé. « D’accord », lâcha-t-il. Il pressa à son tour sa main, et le sourire qu’elle lui adressa le fit tout à coup se sentir beaucoup plus léger.
Naldeia tint parole. Ils se voyaient pour déjeuner, et elle lui remettait alors les données qu’il mémorisait grâce à un logiciel d’hypnose. La jeune femme était de toute évidence aussi douée avec un cubar qu’avec les consoles de la base. « Comment as-tu fait pour retrouver sa trace si rapidement ? s’étonna-t-il.
– J’étais un peu frustrée par la lenteur de nos progrès, admit-elle. C’est pour ça que j’ai fait appel à un Guide Communiant. J’utilise en fait le cubar depuis deux jours déjà, et comme je passe toutes mes journées à traquer notre cible, mon esprit est parfaitement concentré sur le sujet.
– Tu n’as pas demandé au Guide de t’aider, quand même ?
– Pour qui me prends-tu ? Non, bien sûr. Je n’ai réussi à localiser Zeldev dans Nlendr qu’hier. »
Ils parlaient tout bas, mais Jaynak n’en jeta pas moins un coup d’œil nerveux aux alentours. Tout était calme. La faible fréquentation de l’établissement, et leur emplacement dans une table du fond étaient des garanties de discrétion. « Il n’y a pas grand-chose de très intéressant pour le moment. On va devoir se montrer patients. Maintenant que j’ai pu l’identifier dans l’argelen, ça sera plus facile de recommencer.
– Il ne risque pas de te repérer ?
– Ce serait surprenant. On ne s’attend pas à être espionné quand on utilise nos cubars.
– Fais attention, quand même. » Cette fois, ce fut à son tour de lui prendre la main. Elle eut un sourire incertain, mais ne chercha pas à esquiver le contact. Il eut envie d’aller plus loin avec elle. Malgré tout, il secoua la tête, résigné, et retira sa main. Ils ne pouvaient pas se permettre de laisser naître quelque chose entre eux en étant des Fervents de Grendchko. Et Jaynak était sûr de ne pouvoir nouer une relation superficielle avec Naldeia — ils avaient vécu trop de choses intenses ensemble. Il soupira.
Elle parut un peu surprise, mais hocha la tête.
Plusieurs jours s’écoulèrent encore sans événement notable. Jaynak venait de sortir de la douche sonique, l’entraînement en salle holo s’étant montré éprouvant. Il vit Beyl se diriger vers l’entrée avec une concentration si intense sur le visage que, sur une impulsion, il le suivit. La double porte du hall n’était opaque que de l’extérieur. Ce Naldarien corpulent qui se trouvait derrière, ses lèvres boudinées pincées en l’expression intransigeante dont il avait le secret ne pouvait être que Grendchko. La double porte n’avait pas fini de glisser que déjà, Beyl s’inclinait profondément. Jaynak l’imita avec plus de raideur.
« Bienvenue dans les locaux de l’ORG, Maître. Puis-je me permettre d’être votre guide ?
– Dégage, le synthé. Je ne veux pas voir ta sale gueule aujourd’hui. »
Beyl s’inclina encore un peu plus, puis tourna rapidement les talons. Si la réponse de son maître l’avait blessé, il n’en montrait rien.
« Toi, fit Grendchko, conduis-moi auprès d’Ymeo. » Rien dans l’expression du Premier Coordonnateur n’indiquait qu’il reconnaissait Jaynak, mais rien n’indiquait non plus le contraire. La dureté sur ses traits était le signe indiscutable qu’il se considérait chez lui et ne tolérerait pas la moindre hésitation.
Jaynak fit un geste du bras, invitant le Premier Coordonnateur à le suivre. Ils traversaient l’embranchement menant au centre de commande, quand Jaynak aperçut Ymeo sortir de son bureau à l’extrémité du couloir.
Elle s’immobilisa, et c’est à peine s’il la reconnut. La jeune femme en temps normal si autoritaire se tenait la tête inclinée et les paupières baissées, dans une position d’une telle humilité et vulnérabilité qu’on pouvait croire qu’elle venait d’être battue. Jaynak eut le réflexe de s’effacer en percevant le pas de Grendchko s’accélérer. Le Premier coordonnateur fondit sur sa proie et la plaqua si fort contre la paroi que le crâne d’Ymeo rebondit dessus en produisant un son mat. Elle poussa un petit cri qui provoqua un gloussement de l’agresseur.
Jaynak fit un pas en direction de l’homme qu’il était censé vénérer, mais se figea en réalisant que Grendchko venait de coller sa bouche contre celle de l’Adepte. Ymeo acceptait ses baisers et les lui rendait. Jaynak eut un mouvement de recul. Il s’efforça d’effacer l’expression de répulsion de son visage. Le plus difficile était de faire semblant de ne pas voir les palpations obscènes de l’individu.
« Fais-moi faire le tour, dit Grendchko d’une voix rauque.
– Par ici, Maître », dit-elle d’une petite voix.
Il lui administra une claque retentissante sur le fessier. « J’ai toujours rêvé de visiter l’intérieur de mes oreilles ! »
Son rire tonitruant avait quelque chose d’aussi sinistre que grotesque. Ne sachant quelle attitude adopter, Jaynak se décida à les suivre à quelques pas. Il avait déjà joué le rôle de garde du corps de Grendchko, l’exercice lui était donc familier. Grendchko pénétrait dans chacune des pièces, écoutait les explications d’Ymeo puis hochait la tête. Une fois dans la salle de commande où se trouvaient Beyl, Naldeia, Nejb et Yrkel, le maître des lieux demanda à tout le monde de quitter les locaux de l’ORG. « Sauf toi, dit-il en se tournant vers Ymeo, en s’emparant de sa main et en la lui écrabouillant. Et toi. » Il pointait le doigt sur Naldeia. Celle-ci avait jusqu’à présent fait la preuve de son sang-froid en ne laissant rien paraître de ses émotions. Jaynak eut un regain d’admiration pour la jeune femme en entendant sa réponse.
« Heureuse de pouvoir vous honorer, Premier Coordonnateur. » Elle y avait mis un ton si solennel en bombant la poitrine qu’on aurait pu croire que c’était là le devoir le plus sacré qu’elle pouvait accomplir. Ce n’était pourtant pas l’attitude qu’avait dû espérer Grendchko, car il s’adressa à elle en serrant les mâchoires. « Toi, la pimbêche, tu es trop sérieuse, tu dégages. »
Jaynak fit volte-face pour masquer sa satisfaction, mais se permit tout de même un sourire un instant plus tard, en se retournant en direction de Naldeia dans le couloir — qui le lui rendit.
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