A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le dix-neuvième.
19. L’affectation
Ymeo signifia à Jaynak, Naldeia, Lendev et Pechko leur changement de quartiers. « Vous occuperez dorénavant le dortoir de la Vème brigade des Fervents. Vous aurez accès aux mêmes endroits comme le centre de loisirs, aux mêmes équipements d’entraînement, et vous avez la possibilité de joindre vos familles et vos proches. Vous ne pourrez en revanche pas rejoindre vos domiciles jusqu’à nouvel ordre. »
C’était une nouvelle étape décisive après le retrait du bandeau. Les quatre anciens stagiaires avaient cependant subi trop de tests pour se réjouir de manière démonstrative. Instinctivement, ils considérèrent ce regain de liberté comme une épreuve supplémentaire. De la même manière qu’ils n’avaient pas cru en l’absence de surveillance après le retrait des bandeaux et en ne voyant plus l’ombre des drones planer sur eux, de façon similaire ils tâtèrent le terrain avec précaution. Ils continuèrent ainsi à limiter leurs conversations aux aspects purement pragmatiques, sans jamais se confier sur leurs états d’âme et sentiments, et réfléchirent à deux fois avant d’appeler des membres de leur famille. Quand ils s’y décidèrent, ils n’hésitèrent pas à mentir, louant les conditions de leur accueil, allant jusqu’à faire l’éloge de ce Stage de Remise sur la Voie qui leur avait permis d’apprécier la vie sous un autre angle.
« Donc, tu ne regrettes pas ton métier de responsable technique des réacteurs à la Transpulsion ? demanda Niducia sans chercher à dissimuler son incrédulité. Tu trouves que Grendchko a bien agi en faisant de toi l’un de ses Fervents ? »
Jaynak s’était mentalement préparé à ce genre de question. Il savait qu’il ne devait laisser passer aucun blanc, et répondit avec assurance. « Notre premier Coordonnateur est un grand homme. Je l’ai vu en personne, tu sais. Il m’a montré de quelle manière je pouvais me rendre réellement utile. Tu vois, il a une vision, et en l’aidant à l’accomplir, je fais bien plus pour notre société qu’avec mon boulot quotidien à la Transpulsion.
– J’ai du mal à en croire mes oreilles. Donc, tu es heureux ?
– Je ne pourrais l’être davantage.
– Tu as quand même maigri. Fais bien attention à toi, petit frère. Et maintenant que tu en as la possibilité, donne de tes nouvelles plus souvent. »
Quand l’image holo de sa sœur s’estompa avant de s’évanouir complètement, Jaynak se fit l’effet d’être devenu un sacré menteur — une dangereuse idée, qu’il étouffa aussitôt. Ses échanges avec ses proches revêtaient l’apparence de l’une de ces holosims qui s’efforçaient de le prendre au piège afin de tester son conditionnement. Parler, penser, agir comme un Fervent lui était à présent une seconde nature, un costume toujours plus facile à endosser. Après tout, qui lui disait qu’il avait affaire à sa véritable sœur ? Ou à son oncle Irkouk ? Il avait conscience que la remise en cause systématique de la réalité autour de lui était un chemin dangereux, qui menait probablement droit à la folie. A cela, il devait bien exister une alternative, ou un refuge.
Ce ne pouvait pas être le sengré, en tout cas. A grand renfort de volonté, il avait réussi à en repousser l’attrait. Glenk et Lorkcho étaient toujours présents dans un recoin de son esprit, gardiens vigilants ne demandant qu’à corriger sa trajectoire au moindre écart. Les Fervents de la base n’y étaient de toute façon pas aussi exposés que les stagiaires l’avaient été, et d’après l’odeur, leurs feuilles de sengré n’étaient pas trafiquées. L’attitude des nouveaux camarades de Jaynak qui en fumaient confirmait que leur sengré était beaucoup moins addictif.
Les pensées de Jaynak, en revanche, revenaient se fixer avec insistance sur l’argelen. La communion lui manquait tant ! L’argelen ne mentait pas, il faisait partie d’une portion de réalité issue de la tradition, ne pouvant être manipulée par la technologie. Les Fervents la prétendaient corrompue, pourtant Jaynak avait un avis bien différent. Hélas, il n’y avait pas d’argelen sur la base. Et à chaque fois que l’idée lui venait de mettre la paume de sa main sur un cubar, cela lui renouvelait les irritations au niveau du front. Il n’avait pas trouvé la cause de ces démangeaisons. Plutôt que d’en parler à quiconque et d’éveiller des soupçons, il gardait cela secret, comme l’une de ses faiblesses inavouables. Comme tant d’autres choses qu’il fallait taire aussi longtemps qu’il aurait l’impression de se sentir vulnérable.
Deux mois passèrent. Jaynak expérimenta les exercices à bord des CMA, les chars modulaires antigrav. Très versatiles, les engins pouvaient se transformer en pièces d’artillerie à courte, moyenne ou longue portée le cas échéant. Il eut également accès aux salles de loisirs où étaient diffusés les flashs infos des médias comme Nadaria, l’un des principaux groupes de la planète. Visionner ces flashs ne laissait aucune trace sur les réseaux. Cela se faisait à plusieurs en général, dans une pièce dédiée. En revanche, hors de question pour Jaynak d’utiliser l’un des terminaux de connexion à la Ruche mis à disposition dans la salle de loisirs. Il ne voulait pas le moindre indice d’une activité personnelle qu’on aurait pu interpréter dans un sens ou dans l’autre.
C’est ainsi que Jaynak connut le dénouement des circonstances ayant mené à son emprisonnement. Grendchko avait tout simplement été contraint de lever le siège des Cavernes d’Ambre. Ce n’étaient pas les pertes, pourtant nombreuses, qui avaient précipité la décision mais la pression grandissante du peuple et des notables. Les Argéens n’ayant plus accès aux Cavernes d’Ambre avaient protesté en masse. Grendchko s’était d’abord montré sourd aux revendications. Puis il avait contre-attaqué, accusant ses concitoyens de ringardise. Devant la multiplication des dysfonctionnements, et notamment les perturbations dans la gestion si complexe des systèmes d’assistance gravitationnelle de la capitale planétaire, il n’avait eu d’autre option que d’interrompre l’assaut, et de retirer ses forces.
Lorsqu’il prit connaissance de l’information, Jaynak eut le sentiment d’avoir manqué un épisode important de l’histoire récente de sa planète. En élisant Grendchko, ses concitoyens avaient donné le signal qu’ils étaient prêts, sinon à faire table rase du passé, du moins à remettre celui-ci sérieusement en question. L’alliance avec les Fengirs permettait d’envisager un développement technologique très différent de ce que les Nadariens avaient connu jusqu’alors. Or, avec cette sorte de soulèvement passif d’une partie de la population d’Argea, l’importance de l’accès à l’argelen d’ambre, et donc à la tradition, sautait aux yeux. Une vraie contradiction, qui révélait des courants souterrains de la société nadarienne — aussi labyrinthiques que les endroits où se terraient les Réfractaires.
Quoiqu’il en fût, c’était la première fois que l’ascension irrésistible du Premier Coordonnateur avait été contrariée. Jaynak devina à quel point l’ego fragile du nouveau leader suprême avait dû en pâtir. En conséquence, Grendchko avait jeté son dévolu sur la conquête d’Oblan, planète dont il présentait l’occupation historique comme un jalon de l’âge d’or de Nadar. Il exhortait son peuple à s’engager dans la marine interstellaire ou l’armée, et multipliait les exercices militaires. Dans la base, Oblan était un sujet de conversation récurrent.
Ce matin-là, c’était jour de répartition des affectations pour ceux des Fervents ayant terminé le socle de formation commune. Les apprentissages accélérés et les techniques avancées de détection des aptitudes individuelles permettaient en effet une initiation restreinte dans le temps, menant à une première spécialisation qui se verrait sans doute affinée dans le futur. Jaynak eut la surprise d’être appelé par le chef de strate. Dans les rangs des sélectionnés, aux côtés d’autres Fervents, il repéra Naldeia, Pechkov et Lendev. Il eut un pincement au cœur. Depuis qu’ils avaient intégré la Vème brigade, il n’avait eu que très peu d’échanges avec ses camarades. Et eux aussi avaient pris leurs distances les uns avec les autres, comme si leur vécu commun était une tare qu’il fallait au plus tôt ensevelir dans l’oubli. Seules les performances d’ordinaire supérieures à leurs concurrents de la Vème avaient eu tendance à rapprocher les quatre ex-stagiaires au cours des différents parcours et exercices. Mais une fois au repos, ils prenaient bien soin de rester séparés.
On fit emprunter aux sélectionnés différents couloirs, et on les mena dans un hall où on leur demanda de patienter. Des portes étaient surmontées des initiales A à J. Les noms des Fervents apparaissaient les uns après les autres, associés à l’initiale de leur porte et un numéro correspondant à un bureau. Ils furent quatre à être appelés au F8, parmi lesquels Jaynak et, à sa surprise, Naldeia. Dans un silence religieux, ils franchirent la porte et s’avancèrent jusqu’à la salle d’attente. Les deux Fervents aux côtés de Naldeia et Jaynak, qu’ils connaissaient vaguement, furent convoqués les premiers, à tour de rôle.
Pour la première fois depuis qu’il l’avait rencontrée, Naldeia sourit franchement à son camarade. L’éclat d’Altanis sembla traverser les plaques de Jaynak pour l’atteindre jusqu’au cœur, tant ce sourire était inhabituel. Les paroles qui suivirent le furent tout autant. « Je suis contente que nous soyons affectés au même endroit. »
Devant la bouche ouverte de son compagnon et ses yeux écarquillés, elle eut un petit rire. Là encore, une nouveauté. La terre se serait-elle entrouverte devant Jaynak qu’il n’aurait sans doute pas été aussi surpris. Un courant lui parcourait le corps et réveillait chacune de ses cellules en le traversant. Même l’idée qu’il puisse s’agir d’un piège de plus qu’on lui tendait ne parvenait pas à diminuer l’intensité des émotions qu’il ressentait en cet instant. Tous deux s’étaient jusque là interdit tout attachement synonyme pour eux de faiblesse, et voilà que Naldeia entrebâillait une porte qui aurait dû rester close. Une ouverture vers un avenir si lumineux, cependant, que l’éclat en était à peine soutenable. En sondant la lueur bleue des yeux de l’ancienne stagiaire, il n’arrivait pas à douter de la sincérité de la jeune femme. Se détacher de ce regard pour surveiller l’inscription qui pouvait apparaître à tout moment sur la porte lui était pénible.
Il n’avait pas encore tout à fait repris ses esprits lorsqu’il eut l’idée de lui demander où ils allaient être affectés. Heureusement, il se retint à temps. Comment aurait-elle eu l’information ? Elle avait simplement déduit de leur présence dans un même bureau qu’ils seraient envoyés au même endroit. Cela faisait sens, en y réfléchissant. Pourquoi, sinon, les Fervents auraient-ils été triés, regroupés et convoqués dans des bureaux différents ?
Naldeia avait repris son sérieux. Jaynak lui répondit du ton le plus neutre possible. « On verra bien où on nous enverra.
– C’est toute la question, en effet », dit-elle en hochant la tête.
L’attente se prolongea. Jaynak jetait encore parfois un coup d’œil en direction de Naldeia, mais ses pensées s’assombrissaient. Il savait avoir fait tout ce qui était en son pouvoir pour ne pas se retrouver dans les mines d’Ulicron. Son avenir — leur avenir — allait se jouer d’un instant à l’autre. Une fois de plus, il ne serait qu’un pion allant là où on le transporterait. Durant les deux derniers mois, il était parvenu à se mentir de temps à autre, à se faire croire qu’il se trouvait sur cette base de sa propre volonté avec les autres Fervents. C’était à présent impossible.
Il avait baissé la tête et voûté les épaules sans s’en apercevoir. Quand il entendit le glissement de porte, il réalisa que Naldeia avait été appelée la première — l’image holo de son nom était apparue devant l’ouverture, et la jeune femme la traversa pour entrer. Jaynak ne distingua rien par l’embrasure, sinon l’extrémité d’un bureau. Il demeura seul à ruminer ses pensées. Par réflexe, il redressa les épaules et fit de son mieux pour évacuer toute trace d’angoisse de sa figure. Un Fervent ne pouvait douter de l’avenir glorieux que lui réservaient son maître, ou ceux qui le servaient. Il revit les visages de ses collègues de travail à la Transpulsion, et son cœur se serra. Très vite, toutefois, il se reprocha cet élan nostalgique. Les dés avaient roulé, et il suivait un chemin radicalement différent. Regarder en arrière était une autre faiblesse.
Son nom apparut enfin, et Jaynak bondit sur ses pieds. La porte glissa, et il s’avança. Au bout de quelques pas, la pièce s’élargissait. Il y avait une seconde porte, par laquelle devaient sortir les Fervents après leur entretien. En tournant la tête, il reconnut un visage familier.
« Heureuse de vous voir, Fervent Jaynak, fit Ymeo.
– Guide-instructrice.
– Vous pouvez m’appeler du nom d’Adepte Ymeo, à présent. Je viens d’en recevoir le titre. »
Jaynak ne cacha pas sa surprise. « Vous suivez donc la voie de l’argelen.
– Disons plutôt que je m’en sers comme d’un outil. Et vous allez m’aider dans ma tâche. Vous verrez que les Adeptes nommés par notre Premier Coordonnateur n’ont plus grand-chose à voir avec les Adeptes à l’ancienne mode. De grandes réformes sont en cours. »
Jaynak se contenta d’opiner, ne sachant que dire. Les Adeptes constituaient le rang inférieur par rapport à celui de Guide Communiant. Cependant, le fait pour un Nadarien d’être nommé Adepte impliquait qu’il deviendrait tôt ou tard Guide Communiant. Que cette fonction puisse un jour échoir à Ymeo était pour le moins incongru. La jeune femme n’avait jamais montré beaucoup de respect pour la tradition. Toute sa dévotion allait à son maître, Grendchko.
« Votre dossier à la Transpulsion indique que vous vous serviez de l’argelen pour formuler des suggestions d’amélioration des moteurs ? »
En quelques mots, Ymeo venait de réimprimer dans l’esprit de Jaynak un passé issu d’une autre vie. Sa lèvre trembla un instant, avant qu’il ne se reprenne. « C’est exact.
– Vous avez donc une maîtrise de l’argelen supérieure à de nombreux collègues.
– J’ai quelques facilités, on va dire.
– C’est exactement ce qu’il nous faut. Je vous confirme votre affectation sous ma direction au service Renseignements-Intervention d’Argea. En plus de quelques autres Fervents, vous y retrouverez votre camarade Naldeia. Vous vous entendez bien avec elle ?
– Son dévouement à notre maître est sans faille.
– Ce n’est pas ce que je vous demande, dit Ymeo.
– Nous travaillons bien ensemble.
– C’est ce qu’il me semblait. Vous allez très bientôt avoir l’occasion de nous prouver votre efficacité. »
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