lundi 17 février 2020

Ubik, ou l'altération dystopique

Le roman Ubik, de Philip K. Dick, offre un merveilleux exemple d'idée(s) tordue(s). Ou distordues. Mises bout à bout, ces idées peuvent sous-tendre un univers dystopique. Spoilers inside!






Tout d'abord, pourquoi ce choix de lire ce roman en particulier, Ubik, de Philip K. Dick? Deux raisons: 

- j'avais lu Blade Runner il n'y a pas longtemps, et j'avais envie d'aller plus loin dans l'univers Dickien
- quand je testais des jeux vidéos fin des années 90, j'avais rencontré les développeurs de Cryo Interactive pour Ubik, le jeu vidéo, et l'un des développeurs m'avait dit qu'il avait adoré le roman


Je l'ai donc téléchargé sur ma liseuse. J'avoue, il a failli me tomber des mains à plusieurs reprises. Ce n'est pas la SF la plus abordable que l'on puisse trouver. Mais je me suis accroché. 

Au fil de ma progression, j'ai réalisé que le roman était à la croisée des chemins d'autres œuvres de Dick: 

- le Maître du Haut Château, à la fois pour son univers dans le supposé présent d'Ubik, 1993 (Ubik a été écrit en 1966 et publié en 1969, et donc, 1993 représentait encore un futur inconnu au moment où Dick l'a écrit), avec la mention dans Ubik de la confédération nord-américaine qui évoque un univers parallèle, et parce qu'à un moment du roman, on bascule dans le passé, pour remonter jusqu'en 1939, époque antérieure à celle du Maître du Haut Château, mais à laquelle cette uchronie se réfère très souvent
- les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques, pour l'aspect Thriller du roman, mais aussi pour l'aspect décrépitude/dégénerescence/flétrissement de cet univers, qu'il s'agisse des cigarettes dans Ubik ou même des êtres vivants qui se transforment en poussière
- Rapport minoritaire, Minority Report, sorti sous la forme d'une nouvelle dix ans auparavant, en 1956, pour l'aspect précognition/divination
- une autre nouvelle que je n'ai pas lue, appelée We Can Remember it Wholesale, Souvenirs à Vendre, sortie au moment de l'achèvement (mais pas de la publication) d'Ubik en 1966, qui a été adaptée sous le nom de Total Recall au cinéma, et qui a en commun avec Ubik de mélanger la réalité, les vrais et les faux souvenirs (de jouer en fait, sur des distorsions de réalité dignes d'alcooliques invétérés, de drogués ou de personnes atteintes de schizophrénie, comme l'a probablement été Dick)

Dans Minority Report comme dans Ubik, nous avons des personnages de precog. Ils ne sont que mentionnés dans Ubik, mais ils jouent un rôle actif dans Minority Report.

Note pour les créateurs de romans de SF: cela fait plus stylé de parler de précognition, et encore mieux de l'abrévier en précog, que de divination, de voyance ou de Madame Irma. Mais cela recouvre la même réalité, le fait de pouvoir deviner le futur, l'anticiper. En cela, tous les romanciers de SF sont des précogs, d'une certaine manière. 

Pour chaque univers de SF, vous avez des règles. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que dans ces deux œuvres très proches qui parlent toutes deux de précognition de Philip K. Dick, Minority Report et Ubik, vous avez des règles différentes.

Dans Minority Report, il est possible de prévenir et d'empêcher des meurtres en incarcérant à l'avance les coupables. 

Dans Ubik, le futur, même connu par les précog, ne peut être altéré en aucune manière.

L'idée d'incarcérer des meurtriers avant même qu'ils aient commis un meurtre vous paraît tordue? Attendez de voir la suite. Dans Ubik, le personnage de Pat Conlay est une anti-précog qui a la capacité d'altérer les événements du passé. 

Comment lui est venu son don? Eh bien, ses parents étaient des précogs. Quand elle n'était qu'une enfant, ils ont vu qu'elle allait casser un vase précieux, et ont puni leur fille une semaine avant que l'événement ne se produise. Devant une telle injustice, les talents anti-précog de l'enfant se sont réveillés. 

Rappelez-vous: dans Ubik, il est impossible d'altérer le futur, même si on en a connaissance. Le vase s'est donc brisé. Pour y remédier, Pat Conlay a altéré le passé après-coup. Cela ne l'a pas empêchée d'être punie, puisqu'elle n'a pu agir qu'après-coup, mais cela a effacé le ressentiment de ses parents précog à son égard, ou du moins peut-on le supposer. 

Si ça, ce n'est pas du tordu de chez tordu... Pourquoi, à votre avis, Dick a-t-il mis en place la règle selon laquelle le futur ne pouvait être changé dans Ubik, alors qu'il ne l'avait pas fait dix ans auparavant, en écrivant Minority Report? Eh bien tout simplement parce que si le futur avait pu être changé, une anti-précog comme Pat Conlay n'aurait plus eu de raison d'être. 

Et Dick avait besoin de se personnage pour jouer le rôle de l'un de ses suspects dans Ubik. C'est un personnage clé du roman.

Imaginez-vous, en tant que parent, même doué de précognition, punir une enfant avant même qu'elle n'ait commis l'acte? Ce serait d'une injustice révoltante. C'est digne d'un esprit retors, et c'est le genre d'idée, en effet, qui peut sous-tendre des univers dystopiques comme ceux d'Ubik ou de Minority Report. 

Dans Ubik, il y a aussi d'autres idées profondément dystopiques, comme le fait de devoir payer une porte d'entrée pour entrer ou sortir de son appartement, ou d'insérer des pièces de monnaie pour pouvoir ouvrir son frigo.

Bien que je reconnaisse l'utilité en termes de repoussoir de ce type de littérature, je vous avouerais que ce n'est pas trop mon truc.

Dick a de très grandes qualités de créateur, et de romancier bien sûr. Des qualités créatives qui font que ce sont souvent certaines parties de ces romans qui, au moment des adaptations ciné ou jeu vidéo, sont exploitées au détriment des autres. Car certes, l'exploration de tous les replis du désespoir de l'âme humaine nous permet d'en savoir plus sur nous-mêmes.

Mais tout le monde n'est pas fait pour ça.

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