lundi 6 janvier 2025

L'Essence des Sens : chapitre 28

Bonne et heureuse année 2025, avec beaucoup de nouvelles lectures en perspective ! A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le vingt-huitième.

28. En quête d’un mythe 

Jaynak avait des difficultés à s’accoutumer à ce nouvel environnement. Ce n’étaient pas seulement les six soleils qui éclairaient, à tour de rôle ou ensemble, la planète Quantor. Tout ici était si extraordinairement plat ! Il y avait bien des bâtiments à étage — et le centre Vels & Associés en était un —, mais dont la gravité était d’une uniformité assommante. Son organisme habitué aux différents ajustements liés à la maîtrise supérieure de la gravitation de son peuple, laquelle permettait toutes les audaces architecturales, n’y trouvait pas son compte. Son corps était en attente de changements qui ne survenaient jamais. L’atmosphère n’avait quant à elle demandé qu’une légère adaptation, étant proche de celle de Nadar. En revanche, il y avait ces vêtements portés par ces humains à la peau noire, dont Lucinda était un échantillon. Sur Nadar, les Fengirs étaient également vêtus, mais étant en minorité parmi les Nadariens, ce n’était pas un problème. Ici, Jaynak se faisait l’effet de détonner, avec pour tout accoutrement son casque. 

Et cela, encore, n’était qu’une gêne extérieure. La cyberneuro Lucinda avait décidé de l’anesthésier avant chaque tentative pour retrouver le nanite. Durant toute la première semaine suivant leur arrivée, Jaynak n’avait eu aucune emprise sur ces nanites automatisés, chargés de traquer l’intrus dans son cerveau primaire. Lorsqu’il se réveillait, c’était toujours avec son casque, et Belganov et Lucinda laissaient le nanite opérer un certain temps. 

Devant l’échec de leurs efforts, les deux scientifiques avaient opté pour une approche différente, en permettant à Jaynak de contrôler son nanite. Il avait dû apprendre à décrypter ses remontées d’informations, et à le diriger lui-même vers d’autres parties de son cortex cérébral, ce qui ne manquait pas d’être déstabilisant. Prises à l’échelle nanométrique, les images qui lui étaient rapportées pouvaient évoquer d’insolites galaxies. Penser qu’il discernait ainsi ses propres neurones, oligodendrocytes, astrocytes et microglies instillait chez lui un malaise dont il avait du mal à se défaire. Ce n’était pas pour rien qu’il n’avait pas choisi d’étudier la biologie — il était beaucoup moins à l’aise avec tout ce qui relevait de l’anatomie que de l’ingénierie, qu’elle soit électronique, atomique ou quantique. A certains égards, les disciplines pouvaient se rejoindre. Néanmoins, les lacunes de Jaynak dans un domaine aussi complexe que la neuroscience cérébrale s’avéraient irritantes. 

Afin de créer une plus-value par rapport à la simple automatisation des nanites, il était chargé de suivre les indications de Lucinda et Belganov, mais également de prendre des initiatives en se fiant à ses sensations. Ce léger flux dans les vaisseaux sanguins était-il naturel ou bien lié à un mouvement du nanite ? C’était à lui de le déterminer. 

Jaynak avait hâte de mettre fin à la séance. A chaque fois qu’il lançait un scan à l’intérieur de son cerveau primaire, celui-ci ne révélait rien d’inhabituel. Le fait de piétiner ainsi dans les recherches avait tendance à renforcer son scepticisme quant à la théorie de Belganov. A quoi bon avoir pris tous les risques pour quitter Nadar, si c’était dans le but de débusquer une chimère ? Et ce casque si pesant dont il ne pouvait être débarrassé que lorsqu’on le plongeait dans l’inconscience… Il en était à son quinzième échec de la journée quand Lucinda lui fit signe qu’elle mettait fin à la séance. « Quand pensez-vous remplacer ce nanite ? demanda Jaynak. 

– Pas avant trois jours », répondit Lucinda. 

Tout en raffinant sa connaissance du langage terran, Jaynak apprenait rapidement à lire l’expression des humains. Le visage qu’il avait devant lui augurait de la défaite plutôt que de la victoire. La scientifique à la renommée galactique, celle pour laquelle il avait accompli un trajet de plusieurs centaines d’années-lumière, ne pouvait rien pour lui ni pour son peuple. Mais que pouvait le meilleur des scientifiques face à un mythe ? La démarche consistait à prouver l’existant, pas l’inexistant. 

Jaynak se leva de la couche à mémoire de formes qui épousait si bien son anatomie, et se dirigea vers la console devant laquelle Naldeia était assise. De retour de son inspection du système plusieurs jours auparavant, la jeune femme n’avait rien signalé d’inquiétant. Jaynak avait pu l’embrasser une nouvelle fois malgré son encombrant casque. Naldeia, toutefois, ne voulait pas aller trop vite. Comme Jaynak faisait l’objet de toutes les attentions de Lucinda, de ses assistants et de Belganov dans la journée, ils se voyaient surtout le soir — par chance, leurs chambres étaient contiguës. Jaynak se glissait alors dans celle de Naldeia, et ils échangeaient sur leur passé commun et individuel, sur leurs goûts, ou bien se contentaient de visionner un holoprogramme. 

Ne plus devoir subir l’exiguïté du Stelrec avait été un immense soulagement. Cela avait quelque chose de grisant de pouvoir discuter à bâtons rompus. Envolé, le souci de devoir surveiller ses mots ou même ses émotions. Disparue, la crainte de faire de l’ombre à une tierce personne à qui l’on devait en théorie une dévotion fanatique ! En dépit de la frustration de se retrouver de nouveau dans une cage et d’être le sujet d’expériences, pouvoir enfin parler librement avec Naldeia, et partager des plaisirs avec elle, valaient presque à eux seuls le voyage jusqu’à Quantor. 

« Tu as relevé des données intéressantes ? demanda Jaynak. 

– Rien d’incohérent par rapport au schéma neuronal type. » 

Naldeia faisait allusion à la modélisation de son cerveau primaire et celui de Belganov, qui donnaient à Lucinda de précieux points de référence et de comparaison avec le cortex cérébral de Jaynak. En théorie, tout écart trop important pouvait révéler l’influence du nanite perturbateur, et peut-être, sa présence à proximité. La connaissance de Naldeia dans les bases de données lui permettait d’opérer des rapprochements rapidement, même si elle ne comprenait pas à chaque fois la nature de ce qu’elle analysait. Le nanite employé par Lucinda se déplaçait avec vélocité dans différentes régions du cerveau et envoyait de vastes quantités de données, c’est pourquoi leur examen était compartimenté entre plusieurs personnes en plus de l’Intelligence Synthétique chargée du travail. Contre toute attente, la cyberneuro croyait dans le pouvoir de l’intuition des êtres vivants. 

« Encore une journée pour rien », fit Jaynak en posant sa main sur l’épaule de Naldeia. 

Elle le considéra de ses grands yeux expressifs. « Ne perds pas espoir, murmura-t-elle. Belganov a confiance en elle, et moi, j’ai confiance en notre leader. 

– On va dans la salle holo ? Aujourd’hui, j’ai envie de passer un peu plus de temps avec toi. 

– Je t’y rejoins. Encore deux trois choses à régler. » 

Jaynak prit le chemin de la salle en question. Lui et Naldeia s’y feraient livrer leur obal avant le début du programme. Jaynak avait l’idée d’un dîner au coucher du soleil, avec vue sur l’un des lacs de Nadar qu’ils choisiraient ensemble. 

 

Au moment où elle quitta le laboratoire, Naldeia passa devant Lucinda et lui souhaita bonne nuit. La cyberneuro lui répondit d’un air absent. Elle allait encore travailler tard, ce qui signifiait qu’elle passerait la nuit ici. C’était excellent pour ce qui avait été prévu. Belganov, quant à lui, venait de sortir pour se diriger vers sa chambre où il se ferait servir son repas. Le professeur conservait un moral en apparence meilleur que celui de Jaynak. Naldeia savait que comme elle, Belganov ne perdait pas une miette de l’actualité sur Nadar, retransmise par les relais hyperespace. 

Elle le comprenait. Se retrouver si loin de chez soi quand son peuple avait tant besoin de lui était une souffrance équivalente à une cuisson à petit feu. L’idée de se rendre sur Quantor, planète affiliée à la Fondation des Indépendantistes, et surtout, siège de l’un des centres de recherche les plus pointus sur les augmentations nano, était bien sûr brillante. Néanmoins, elle comportait son lot d’incertitudes. La distance avec Nadar était importante, à l’heure où Grendchko implémentait une politique de plus en plus drastique. Evidemment, Belganov n’avait plus accès au cubar d’ambre duquel il avait tiré ses maigres connaissances sur le nanite parasite. Et surtout, la réalité se faisait un plaisir de perturber les plans les mieux établis. Les recherches piétinaient. Les prometteuses avancées que Lucinda Vels avait obtenues par le passé ne donnaient lieu à aucun débouché. Le nanite développé par les Ektrims demeurait indécelable, tapi dans l’ombre. Le pauvre Jaynak était condamné à porter son casque encore bien longtemps. Sauf si… 

Naldeia se mordit la lèvre. Une chose après l’autre. Ses pas l’avaient conduite, au travers du dédale de couloirs, devant la salle holo où l’attendait Jaynak. Le coucher d’Altanis sur le lac Volonev, l’un des plus romantiques de Nadar, était spectaculaire — Naldeia en ressentit un frisson sous ses plaques. Jaynak lui sortait le grand jeu pour la séduire, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Dans la salle holo, en apparence, il ne portait plus son casque. La simulation lui permettait de retrouver son visage habituel, et Naldeia se serait volontiers laissée aller entre ses bras. Elle ne demandait qu’à laver l’odieux souvenir du contact des appendices de Grendchko. Vivre enfin quelque chose d’authentique et de merveilleux. 

Mais le devoir avant tout. Ce soir-là encore, elle se contenta de l’embrasser en prétendant qu’il était trop tôt et qu’elle n’était pas prête. Il ne se montra pas trop insistant, peut-être en raison du souvenir de son expérience avec Grendchko, ou parce qu’il avait à cœur de lui témoigner du respect aussi bien que de l’empathie. Elle le sentait pourtant frustré et déçu, au point de ne pas vouloir prolonger la soirée trop longtemps dans sa chambre par l’une de leurs conversations habituelles. Naldeia en eut un pincement au cœur, mais c’était nécessaire. Entre tous les moments qu’ils passaient ensemble, elle n’aurait pu choisir pire que celui-ci pour se laisser aller. 

Plusieurs heures durant, elle reposa sur sa couche sans un bruit, s’efforçant de se relaxer — il lui était bien sûr impossible de s’endormir. Enfin, au cœur de la nuit, la lueur bleutée lui parvint, et elle ouvrit les paupières. La même lueur qu’elle avait elle-même allumé dans une partie de son cortex cérébral une semaine auparavant, au cours de sa prétendue reconnaissance du système. 

« Nous sommes en place, fit la voix à l’intérieur de son esprit. 

– Entrez », répondit-elle de manière identique, sans remuer les lèvres. Elle se leva souplement de sa couche. 

La porte s’ouvrit devant une silhouette musclée, un humain armé d’un paralyseur. Elle indiqua la porte de la chambre de Jaynak, et le membre du commando se déplaça sans un bruit. Si elle ne connaissait pas l’individu, l’humaine qui se présenta ensuite restait gravée dans sa mémoire. 

« Votre petite manipulation nous a bien permis de prendre le contrôle des sous-systèmes de sécurité du centre, dit la femme. De l’excellent boulot, ma chère. Belganov est déjà entre nos mains, et deux hommes s’occupent en ce moment même de Lucinda. » 

Naldeia se tourna vers la chambre de Jaynak dans laquelle venait de pénétrer le membre du commando. Le son de la décharge de son paralyseur fut discret, mais lui serra le cœur. « Finissons-en », dit-elle. 

Le soldat fixa sur le corps inanimé de Jaynak trois modules antigrav. Toujours coiffé de son casque, Jaynak se mit à flotter dès que l’homme s’éloigna. Les modules étaient équipés de détecteurs d’obstacle et réglés pour suivre le membre du commando. Celui-ci et les deux femmes sortirent de la chambre et empruntèrent l’itinéraire que Naldeia avait communiqué à l’équipe d’intervention. En chemin, ils furent rejoints par d’autres soldats, et les deux corps flottants de Belganov et de Lucinda. Le complexe était vaste, mais désert à cette heure-là. L’absence de droïdes d’entretien dans les couloirs n’était bien sûr pas un hasard. Le hall d’entrée s’illumina sur leur passage avant de s’éteindre. 

La nuit si lumineuse de Quantor les accueillit. Les membres du commando surveillaient leurs omnicomps, veillant à ce qu’aucun des systèmes d’alarme neutralisés ne se réveille subitement. Ils marchèrent pendant environ cinq cents mètres, jusqu’au centre d’un champ de sorblé. La commandante de section se détacha du groupe. A son approche, le grand vaisseau se désocculta et apparut aux yeux de tous. Blanc et violet, il devait occuper la moitié de la surface du champ. Son cockpit proéminent, au tracé aérodynamique, dominait fièrement le petit groupe. Ses ailes supérieures et inférieures comportaient des réacteurs de forme ronde indiquant que l’appareil se fiait bien plus à ses systèmes antigrav qu’à sa portance pour évoluer à la surface des planètes. D’autres renflements sur la carlingue pouvaient dissimuler des canons ou torpilles, de sorte que son aspect général, bien que non ouvertement agressif, laisser planer une menace. 

Une rampe descendit jusqu’au sol. La commandante l’emprunta en premier, suivie de Naldeia. Les membres du commando emboîtèrent le pas avec leur précieux chargement. Naldeia se retrouva dans une salle aux murs immaculés, comportant de nombreux appareils d’analyse et de recherche neurologique. Comme les systèmes antigrav du vaisseau arrachaient celui-ci à l’emprise de la planète, elle songea que ses compagnons, du moins, ne seraient pas trop dépaysés dans ce nouvel environnement. Elle soupira et caressa le visage inerte de Jaynak.

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