lundi 27 janvier 2025

L'Essence des Sens : chapitre 31

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le trente-et-unième.

31. Au bord du précipice 

Il ne fallut pas attendre bien longtemps avant que deux femmes de haute stature n’apparaissent, sans pour autant que Shaella MacGinnis n’ait fait le moindre mouvement. L’une, sèche, toute en angles, avait la figure pâle et les yeux plissés, là où la seconde, nettement plus ronde, avait la peau brune, à mi-chemin entre celles de Shaella et de Lucinda. Jaynak ne connaissait que de réputation la diversité de pigmentation des humains. Il se demanda si c’était pour couvrir en partie leurs différences qu’ils portaient des vêtements — pensée absurde, qu’il rejeta aussitôt. 

« Voici le capitaine Hina Meili, et le colonel Kaylee Moco, annonça Shaella. Hina est notre spécialiste en neurotechnologie, et Kaylee a pour domaine les systèmes d’occultation ultra miniaturisés. Chacune a sa propre équipe bien entendu. » 

Les salutations furent plutôt guindées de part et d’autre. Hina comme Kaylee adressèrent de longs regards à Jaynak, qui, sous l’examen, se sentit embarrassé. Naldeia se rapprocha de lui, et il lui laissa prendre sa main. 

« Alors, vous êtes vivant, dit Hina. 

– Jusqu’à preuve du contraire. » 

La peau de la scientifique rosit, et elle se tourna vers Lucinda. « Comment vous y êtes-vous prise ? Pour le garder en vie, je veux dire. 

– En me fiant à certaines observations et expériences. Les nanites les plus réussis sont ceux qui incorporent le plus de biotechnologie. Ça les rend vulnérables à ce qui affecte nos cerveaux. J’ai vérifié l’assertion selon laquelle les ondes thêta étaient efficaces sur les Nadariens grâce au professeur Belganov, qui s’est porté volontaire. J’ai ainsi pu le mettre en transe. Il fallait ensuite limiter le rayon d’action des ondes pour s’assurer qu’elles ne touchent que le nanite parasite, et le rendent inoffensif tout en gardant le sujet conscient. 

– Ça veut dire que vous avez pu localiser le nanite ? s’enquit Kaylee. 

– Pas précisément, hélas. Nous connaissons les zones dans lesquelles il est le plus susceptible d’évoluer, mais nous n’avons jamais pu le prouver. » 

Hina s’adressa à Shaella. « Vous avez bien fait de la recruter, commandante. » 

Shaella se contenta de hocher la tête en retour. 

« Absolument, nos recherches se complètent, dit Kaylee, c’est très prometteur. 

– Vraiment ? demanda Lucinda. 

– Hina ici présente a conçu un nanite intercepteur. Quant à mon équipe, elle a pu y intégrer une technologie à base de muons calibrée de manière à neutraliser les contre-mesures habituelles que les Ektrims emploient dans leurs vaisseaux occultés. Le plus dur a bien sûr été de réduire la tech à l’échelle nanométrique. 

– Mais ça a marché, assura Hina. Nous avons repéré l’un de ces nanites parasites, qui s’est malheureusement aussitôt autodétruit dans le cerveau de son hôte. 

– Ça a entraîné la mort du sujet », compléta Kaylee. 

Une ombre parut s’étendre sur la pièce, et Jaynak s’aperçut que l’on évitait de le regarder. Il ignora la vague glacée qui venait de le traverser et prit la parole — pour surmonter l’émotion, rien ne remplaçait les faits. « Vous avez donc la preuve de l’existence de ces nanites ? 

– Affirmatif, dit Kaylee. Malgré la fugacité de la rencontre, les données sont là. 

– Depuis, nous travaillons sur un moyen de neutraliser à distance le parasite, mais sans succès. 

– Il faut dire, ajouta Kaylee, que nous manquons de volontaires nadariens. 

– Compréhensible », dit Jaynak. C’était une chose de vouloir prouver l’existence de ces foutus nanites, et une toute autre d’être prêt à sacrifier sa vie dans l’exercice. 

« Mais vous avez survécu jusqu’ici, dit Hina, ce qui est une chance extraordinaire. Grâce à ce casque, j’imagine. 

– Nous en sommes assez fiers, dit Lucinda. Et il y a autre chose. Le professeur Belganov ici présent est équipé d’une augmentation spécialement étudiée pour neutraliser la technologie adverse à distance, pendant un certain temps. » 

Kaylee la contempla de haut en bas. « Impressionnant, murmura-t-elle avant de s’adresser à Jaynak. Je crois bien qu’à présent que nous sommes réunis, ce nanite ektrim n’en a plus pour très longtemps. Acceptez-vous de continuer les tests malgré le danger ? » 

Jaynak ne fut pas long à répondre. « Ce serait dommage de renoncer si près du but. » 

Naldeia passa son bras autour de ses épaules et fit reposer sa tête sur l’une d’elle. Autour de Jaynak, ce n’était que sourires et acclamations — appréciable, si cela n’avait pas autant ressemblé au réconfort du condamné. Il se retrouvait dans la situation de l’homme qui a marché des jours durant les yeux bandés et qui, en enlevant le tissu, s’aperçoit qu’il a longé un précipice pendant tout ce temps. A présent, il n’avait d’autre choix que de subir l’épreuve en pleine conscience. 

 

Le Rapier poursuivit sa course dans le système Estregor, à une allure modérée cependant. L’amiral du vaisseau avait mis le cap sur les secteurs les plus retirés, où le bâtiment resterait tapi dans l’ombre jusqu’à nouvel ordre. La chasse au nanite ektrim avait repris depuis trois jours, et Jaynak ne dormait plus que le strict nécessaire, de même que Belganov. Qu’il soit pris en charge par Hina, Lucinda ou Kaylee, le vieux professeur en biotechnologie demeurait à proximité, à surveiller les constantes. Il fallait à tout prix que le nanite ektrim ne se réveille pas, et le professeur en était le garant, ainsi que Lucinda. Naldeia venait rendre visite à Jaynak quand c’était possible. Ce dernier se réjouissait que leur relation soit retombée sur ses pieds. Malgré cet allié pour le moins inattendu à laquelle elle avait fait appel, la jeune femme n’avait pas dévié de son objectif. 

Maintenant que la coopération était bien établie entre les scientifiques de la Confédération d’une part, et Lucinda et Belganov de l’autre, le professeur lui-même semblait presque avoir oublié ce qui lui avait paru être une trahison dans un premier temps. Il lui arrivait encore de bougonner en apercevant Naldeia, mais l’étincelle de la passion s’était plus que jamais ravivée dans ses yeux à l’idée de pouvoir capturer enfin le nanite si élusif. Là où Jaynak n’avait pris conscience de l’existence du parasite que quelques mois auparavant, pour Belganov, il s’agissait de la traque d’une vie entière. Cela se ressentait dans son regard fiévreux, quand il se rapprochait des consoles de Kaylee et Hina pour inspecter les données. 

Si les équipes se relayaient autour de Jaynak, même pendant son sommeil, c’était pour mieux quadriller les différentes zones de son cerveau primaire. Le seul nanite qui ait jamais été repéré l’avait été dans le primaire, ce qui était logique puisque le secondaire, plus spécialement dévolu à l’argelen, ne pouvait être amené à remplacer son alter ego qu’en cas de défaillance de ce dernier. Un outil de surveillance et de contrôle n’avait donc aucun intérêt à y séjourner. 

Plus le temps passait, et plus Jaynak avait l’impression de revivre les échecs successifs sur Quantor, au point d’en venir à remettre en doute l’existence du parasite. L’attention redoublée sur sa personne provoquait des maux de crâne qui allaient en empirant, probablement en raison de l’incursion de nanites de détection plus nombreux au cœur de son cortex. Ces derniers communiquaient leurs données en temps réel. 

« Ça y est ! Te voilà mon coco ! » L’exclamation exaltée provenait de Hina. Penchée avec avidité sur sa console, elle serrait ses petits poings, comme pour contenir son émotion. 

« Tu es sûre ? demanda vivement sa compagne Kaylee, accourue à ses côtés. 

– Positive. Mate-moi ces relevés ! » 

Un instant passa avant qu’un sifflement n’émane des lèvres de la spécialiste en occultation. « La concentration de particules occultantes est typique, en effet. Inimitable. » 

Du coin de l’œil, Jaynak vit Belganov se précipiter dans la pièce d’à côté pour réveiller Lucinda. 

« C’est maintenant que tout va se jouer, dit Hina. Professeur ? Vous me confirmez que le nanite est toujours inactif ? » 

La pause qui suivit fut interminable. Le professeur était revenu dans le laboratoire accompagné de la cyberneuro, laquelle inspectait à son tour la représentation holo émanant de la console de Hina. C’était un agrandissement de cellules figurant dans le gyrus cingulaire — l’une des régions du cerveau. L’une des zones était étrangement brouillée. 

« Je confirme, dit Belganov. 

– Votre nanite ne semble pas avoir une vision précise du parasite, commenta Lucinda. 

– C’est normal, répondit Kaylee. Nos muons ne font que délimiter la source des particules occultantes. Mais il est bien là. Allez-y, capitaine. » 

Hina, qui était elle aussi augmentée, se concentra sur les centaines de paramètres qu’elle était capable de gérer à la seconde. La représentation holo montra la zone brouillée se rapprocher de plus en plus. « Je l’ai, fit-elle d’une voix cette fois détachée. Il est prisonnier du champ magnétique. Je procède à l’extraction. 

– Je dirige le mini drone de récupération », dit Kaylee. 

Un bourdonnement à la limite de l’audible se fit entendre, provenant de ce qui ressemblait à un insecte de forme ovale. En louchant sur l’engin qui se rapprochait de son nez, Jaynak, qui reposait sur un modulo fauteuil incliné, parvint à distinguer deux minuscules ouvertures. Les cinq minutes qui suivirent lui parurent les plus longues de sa vie. Dans la projection holo, les images défilaient pourtant à toute vitesse, mais les nanites étaient si microscopiques que le cerveau en devenait un vaste terrain de jeu. Quand le nanite récupérateur s’extirpa de l’unique narine du nadarien, puis transporta sa proie dans son réceptacle, Jaynak ne vit rien, sinon que le mini-drone se colora brièvement en vert. 

« C’est fait ! lança Hina en sortant de sa transe. Nous l’avons ! » Elle se leva, et embrassa fougueusement Kaylee. Si les deux femmes ne cherchaient pas à dissimuler l’intimité de leur relation, Jaynak se fit tout de même la réflexion qu’une telle démonstration ne devait pas être très réglementaire. L’irruption dans le laboratoire de la commandante MacGinnis, accompagnée de Naldeia et du dénommé Balchak, mit instantanément fin à ces effusions. 

Balchak embrassa la pièce d’un regard autoritaire. L’espion quantorien avait accepté de décliner son identité et de faire cause commune avec Lucinda, Shaella et les autres, jugeant sans doute que c’était la démarche la plus productive compte tenu du caractère exceptionnel des circonstances. 

« Montrez-nous à quoi il ressemble, ordonna Shaella. 

– A vos ordres, fit Hina, dont les joues étaient encore toutes roses. Je lance la macro analyse. » 

L’image qui apparut au centre de la pièce était celle d’une sorte de larve argentée, dont les anneaux remuaient à peine. 

« Répugnant, fit Naldeia. 

– Le nanite est-il toujours inactif ? s’enquit la commandante. 

– Toujours, répondit Belganov. Mais il est préférable que je reste à proximité maintenant qu’il ne subit plus les effets du casque. Le mieux serait même que le mini-drone se pose au creux de ma main. » 

Kaylee obtempéra sans hésiter. 

« Est-ce qu’on peut enfin me retirer ce foutu casque ? demanda Jaynak. Ce n’est pas que je sois impatient, mais... » 

Lucinda l’arrêta de la main. « Il pourrait y avoir d’autres nanites ektrim dans votre cerveau primaire. Je vais procéder aux vérifications. 

– Vous vérifiez si vos fameuses ondes thêta rencontrent un élément extérieur au cerveau d’origine du sujet ? s’enquit Kaylee. 

– C’est bien ça. 

– C’est de cette manière que j’ai eu pour la première fois confirmation de l’existence du nanite ektrim, dit Belganov, sans pour autant pouvoir le situer précisément. Mais c’est encore autre chose de le voir de mes propres yeux. » 

Lucinda se dirigea vers sa console. N’étant pas augmentée, il lui fallait plus de temps pour vérifier les paramètres. Jaynak rongea son frein. Puis, il se sentit envahi d’une légère somnolence — l’effet des ondes thêta sans aucun doute. 

« C’est parfait, statua finalement la cyberneuro. Je ne détecte plus aucun signe d’activité anormale. » 

Jaynak poussa un profond soupir de soulagement. Naldeia se pencha vers lui, et lui administra un baiser sur la joue. 

Balchak, de son côté, regardait Lucinda sans chercher à dissimuler son admiration. 

 

Depuis qu’on lui avait retiré son casque d’argent, Jaynak se sentait gagné par l’euphorie. Il était enfin délivré du nanite ektrim, le sournois parasite qui pouvait mettre un terme à son existence. Des spécialistes parmi les meilleurs de la galaxie allaient ausculter le monstre microscopique dans un effort pour en extirper les secrets. Et lui était libre, et léger — si léger ! Il était d’humeur à se rendre dans la salle holo du Rapier pour y déclencher l’une de ces holosims en apesanteur. La cabine qu’il occupait ici avait été étudiée pour y accueillir un Nadarien, avec notamment son lit à gravitation compensée et son synthétiseur calibré pour produire différentes variétés d’obal. Malgré tout son confort, il s’y sentait à l’étroit. 

« Demande d’autorisation d’entrer, fit une voix synthétique. Identité : Naldeia. » 

Jaynak fixa la porte, surpris. « Autorisé », dit-il. 

Il y avait dans l’attitude de la jeune femme, tête et paupières baissées, une forme de repentance. Elle se tenait là sans bouger, derrière la porte ouverte, et Jaynak sut qu’un espoir vibrant l’animait. C’était le moment où il avait le pouvoir de tout détruire ou de tout reconstruire. 

Jaynak ouvrit ses bras. Naldeia s’élança et l’étreignit avec force. Les yeux de la jeune femme étaient voilés d’humidité. 

« Fermeture de la porte, fit Jaynak d’une voix subitement enrouée. Confidentialité maximale. » 

Leurs lèvres se joignirent. Les plaques qui recouvraient leur peau pivotèrent d’un commun accord. De celles de Jaynak au niveau de l’abdomen jaillirent ses quatre appendices. Au moment où ceux-ci pénétrèrent les orifices de Naldeia, il ressentit la même sensation que lorsque la jeune femme lui avait fait cocon de son esprit, décuplée. L’harmonie était parfaite. 

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Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien.

 

mardi 21 janvier 2025

L'Essence des Sens : chapitre 30

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le trentième.

30. Interception 

Jaynak et ses compagnons furent autorisés à visiter d’autres compartiments du vaisseau, à chaque fois sous bonne garde. Des militaires à l’air compétent circulaient dans les coursives. La chambre d’antimatière et les différents types de réacteurs, à impulsion et à distorsion, offraient un raffinement de technologie inconnu de Jaynak, même si les principes généraux lui étaient familiers. Il ne lui fut en revanche pas permis de pénétrer dans le secteur contenant le module d’occultation. Finalement, on leur fit les honneurs du poste de pilotage. Les consoles de navigation et d’armement se trouvaient disposées de part et d’autre du cockpit. Commandes de pilotage et systèmes auxiliaires possédaient chacun une version dématérialisée. De larges baies de vitriglass offraient un panorama sur l’espace étoilé. 

« Notre suiveur n’a pas la possibilité de rester occulté indéfiniment. L’une de nos sondes a pu prendre cette image à un moment propice. » D’un geste, Shaella fit apparaître l’hologramme d’un vaisseau trapu marron. Son aspect s’avérait redoutable avec ses emports de torpilles et de missiles s’ajoutant à ses canons. « Vous reconnaissez l’appareil ? demanda-t-elle à Lucinda. 

– Oui, concéda cette dernière. Il appartient à une vieille connaissance, un Ftum’sian. 

– Nous avons cru pouvoir le distancer, mais il se montre plus rapide que prévu. Nous n’avons pas de temps à perdre en vains détours, c’est pourquoi nous ne l’empêcherons pas de découvrir notre prochaine destination hyperspatiale. » 

Un Relais d’Accélération venait d’apparaître en point de mire. Shaella désigna quatre sièges gravifiques inoccupés. « Prenez place. » 

Jaynak s’étonnait de l’attitude de la commandante. Celle-ci semblait considérer leur alliance comme acquise, alors même que Lucinda et Belganov lui avaient signifié une fin de non-recevoir. Certains des membres de l’équipage leur jetaient d’ailleurs des regards en coin, mais la plupart les ignoraient. Fal s’était installé au poste de sécurité. 

Le Diligent s’engagea sur son chemin au centre du Relais. Le vaisseau accéléra, puis un tourbillon de tachyon se déversa. Quelques minutes plus tard, le Diligent surgissait de l’autre côté. 

« Nous sommes dans le système d’Estregor, annonça la commandante. Voyons si votre ami commettra l’imprudence de nous y suivre. » 

Shaella positionna une sonde à proximité du Relais, et s’éloigna en direction d’un point précis. Elle entra en communication en activant un champ d’isolement autour d’elle, de sorte que l’hologramme qui apparut fut flouté, et qu’aucun son ne parvint à Jaynak et ses compagnons. Quelques minutes passèrent, et la sonde transmit de nouveau l’image holo du vaisseau suiveur. 

« L’intrus se place sur une trajectoire d’interception, avertit Fal. 

– On dirait que la patience de votre ami a atteint ses limites », dit Shaella en se tournant vers Lucinda. 

Celle-ci renvoya un regard empli d’appréhension à la commandante, qui ne fit pas mine de s’en apercevoir. Jaynak nota que Shaella MacGinnis avait maintenu le cap comme l’allure. Son navigateur, à sa droite, l’interrogeait du regard, ce dont elle ne paraissait pas non plus avoir conscience. 

« Il essaie de nous contaminer avec un virus quantique, avertit Fal. Contre-mesures en place. » Un signal sonore retentit. « Il a lancé une torpille de type D3C ». 

Jaynak avait suivi une formation sur les différents armements au moment de son stage. Il savait que le « D » signifiait « disrupteur » et que donc, leur vie était menacée. 

Quelques secondes d’angoisse passèrent, avant que l’androïde n’annonce de nouveau que les leurres avaient fonctionné. « Dois-je riposter, commandante ? demanda Fal.

– Pas pour le moment. 

– Il augmente considérablement sa vélocité, fit le navigateur, un humain au teint basané et aux cheveux argentés. 

– J’ai vu, dit Shaella en se crispant légèrement. Pas de ça, mon ami. » 

Bien que les champs de force internes aux sièges gravimétriques aient compensé les différentes accélérations et embardées, Jaynak s’aperçut que la commandante leur avait fait, en réponse, prendre de la vitesse. 

« Trois missiles de type P-22-3 en approche », dit Fal. La voix de l’androïde reflétait aussi bien la tension contenue que s’il avait été un humain. Jaynak supposa que Fal aurait pu garder un ton neutre en toute circonstance, mais que cela aurait risqué de diminuer le niveau d’implication de ses partenaires. Il s’exprimait donc en fonction du degré d’importance de ce qu’il annonçait. Les missiles dont l’androïde avait précisé la désignation étaient en tous les cas de type paralyseur. 

Shaella elle-même prit les commandes de l’une des tourelles de défense et abattit l’un des projectiles, tandis que les deux autres, leurrés par des sondes spécifiques, explosaient dans le vide sans causer aucun dégât. Un soubresaut agita le vaisseau. 

« Tir laser, dit Fal. Coup direct. Bouclier à 90 % » 

Shaella accusa réception d’un air irrité. « Il tente de se rapprocher de nous pour limiter notre temps de réaction et nous arrose avec ses missiles, puis ses lasers. Votre ami n’est pas un amateur. Heureusement pour lui, je n’aurai pas besoin de m’occuper de son cas personnellement. » 

Lucinda s’abstint de répondre. Elle avait les lèvres serrées. Jaynak vit qu’elle forçait sur ses jambes pour se détacher de son siège. Elle retomba lourdement. 

« Inutile de vous donner cette peine, l’informa Shaella. Vos sièges vous maintiendront en place tant que cet incident n’aura pas été résolu d’une manière ou d’une autre. » 

L’estime de Jaynak pour la commandante remonta — elle ne laissait rien au hasard. 

Le vaisseau poursuivant continuait à leur tirer dessus sans que le Diligent ne riposte. Fal annonça que le champ de force protecteur était tombé à 75 %. Pourtant, un sourire se dessina sur le visage de la commandante

« Maintenant », dit-elle. 

Fal eut un instant l’air surpris. « La course de l’ennemi vient de s’interrompre. Il est pris dans un rayon tracteur. » 

Le sourire de Shaella se fit lumineux. Elle fit opérer une volte-face à son vaisseau. « Rapier, vous pouvez vous désocculter. Sur écran. » 

Les contours d’un monstre de huit kilomètres de long sur un de large miroitèrent avant que l’immense croiseur aux reflets argentés n’apparaisse aux yeux de tous. Devant lui, l’appareil ennemi faisait figure d’insecte. Invinciblement attiré par le rayon tracteur, il fut englouti dans l’un des hangars qui s’ouvrit devant lui. Jaynak et ses compagnons assistèrent à la scène, les yeux écarquillés. 

« Cela vous étonne ? demanda Shaella à Lucinda. L’amirauté de la Confédération prend cette mission très au sérieux. » 

Le Diligent se dirigea vers le vaisseau oblong, dont les entrailles s’ouvrirent à nouveau pour l’accueillir. Jaynak frissonna en songeant que le parasite dans l’un de ses cerveaux, dont il se demandait encore s’il n’était pas un mythe, était selon toute probabilité le véritable enjeu d’une opération de cette ampleur. 

 

Le Rapier était si volumineux que de nombreux trajets à l’intérieur du croiseur s’effectuaient en navette automatisée comme celle que le petit groupe venait d’emprunter. Lucinda balaya du regard sans presque les voir les deux Nadariens assis en face d’elle qu’elle s’était mise à considérer comme ses compagnons et amis. Elle réservait encore son jugement au sujet de Naldeia, bien sûr. En trahissant le professeur Belganov, l’intelligente jeune femme avait voulu faire preuve de pragmatisme. Elle avait ses raisons, ignorant probablement à quel point la Confédération des Planètes Unies pouvait être une institution aussi arrogante que procédurière et bureaucratique. Comme la plupart des citoyens de la Fondation des Indépendantistes, Lucinda se gardait de tout contact avec la Confédération. Il pouvait y avoir des alliances provisoires entre les deux entités, notamment quand il s’agissait de combattre les forces de l’Expansion, mais chacun se contentait de considérer cela comme un mal nécessaire. 

Les corridors du Rapier étaient empruntés par divers types de véhicules qui se croisaient et s’évitaient avec fluidité, sans jamais que la circulation ne ralentisse. Lucinda avait repéré à l’un des carrefours d’immenses serres hydroponiques laissant présager de l’autosuffisance alimentaire des occupants du croiseur. Le niveau de technologie et la taille du bâtiment en disaient long sur la puissance de la Confédération. Lucinda, pourtant, faisait de son mieux pour ne pas montrer qu’elle était impressionnée. La navette ralentit et se rangea dans une alcôve où figuraient d’autres véhicules de même type. 

« Nous arrivons, dit Shaella. Suivez-moi. » Une cinquantaine de pas plus loin, devant une porte, elle se retourna vers Lucinda. « Vous souhaitiez que je vous mette en communication avec votre ami. Je vais faire mieux que ça. » 

Le rythme des battements de cœur de Lucinda s’accéléra. La porte s’ouvrit devant la commandante. Encadrés par Fal et deux soldats de la C.P.U., le petit groupe suivit Shaella MacGinnis. Il y avait des synthétiseurs dans la pièce. Debout non loin d’une table, deux gardes flanquaient Balchak, lequel était maintenu par un champ de stase. Il n’avait guère changé. Toujours ses yeux de braise bien sûr. Il avait gardé sa barbe. Ses veines protubérantes le désignaient immédiatement comme un Saillant, ou Ftum’sian, là où ses oreilles plus plates que celles des Natifs de Quantor précisaient son statut de sang-mêlé. Deux tresses qu’elle ne lui connaissait pas apparaissaient sur sa chevelure noire teintée de roux, nettement plus fournie à l’arrière du crâne. Elle s’approcha de lui en s’efforçant de masquer son émotion. « Pourquoi, lui demanda-t-elle, faut-il que tu te pointes dans chacun des moments importants de ma vie ? 

– Peut-être parce que nos destins sont liés. 

– Tu veux dire, malgré tes tentatives pour tout gâcher ? » 

La peau grenat de Balchak se fonça un peu plus et il baissa la tête, acceptant le blâme. Shaella avait observé l’échange d’un air intéressé. « Nous avons ausculté votre vaisseau, et les efforts que vous avez faits pour dissimuler toute trace d’identification nous font penser que vous faites partie des services secrets. Le niveau technologique de votre appareil ainsi que de vos augmentations suggère une appartenance à l’ordre Aramis. » 

Balchak demeura imperturbable, et Lucinda songea que l’autodiscipline dont il faisait preuve ne pouvait que conforter l’espionne dans son opinion. 

« Non seulement vous nous avez suivis, cher collègue, mais à la première occasion vous nous tirez dessus, dit Shaella. On dirait que vous n’avez pas beaucoup d’égards pour la vie de votre amie. 

– J’essayais de désactiver vos systèmes, corrigea Balchak. Je savais que vous éviteriez la première torpille. 

– Et le tir laser ? 

– Insuffisant pour neutraliser complètement votre bouclier, fit Balchak en haussant les épaules. Un simple coup d’approche. 

– Eh bien sachez, monsieur l’espion, que je n’aime pas beaucoup la manière dont vous pratiquez vos approches. 

– Typique de l’arrogance de la Confédération. Vous enlevez une citoyenne de Quantor, et vous espérez vous en sortir sans que personne ne vous demande des comptes. » 

Shaella se tourna vers Lucinda. « Il serait peut-être temps que vous fassiez les présentations ? 

– Parce que vous croyez que ma coopération vous est acquise ? » rétorqua Lucinda. 

Shaella poussa un soupir, et décida de changer de sujet. « Vous êtes à bord du Rapier, le seul croiseur de la flotte qui soit à ce point spécialisé dans les technologies, et en particulier les nanotechnologies. 

– Et alors ? Je devrais être impressionnée ? J’ai moi aussi accès aux meilleures techs. 

– Grâce à votre fortune, n’est-ce pas. Dont le secret remonte, si je ne m’abuse, à une certaine expédition plus que fructueuse dans le secteur ZD-607. » 

De stupeur, Lucinda resta au moins trois secondes la bouche ouverte. 

« Vous ne devriez pas être aussi surprise, enchaîna Shaella. Pas mal de vos concitoyens soupçonnent l’origine de votre fortune soudaine — ce n’est pas un secret si bien gardé que ça. Et mon métier, je vous le rappelle, est dans le renseignement. 

– Entre autres. 

– Oui, entre autres. Toujours est-il que l’aubaine cosmique dont vous avez fait bénéficier vos concitoyens n’est pas passée inaperçue parmi nos ennemis de l’Expansion. Une telle quantité de denorium et de trinocium n’attendant que d’être cueillie en orbite de Quantor, voilà qui ne pouvait qu’attirer les convoitises. » 

Lucinda fronça les sourcils. « L’Expansion, s’intéresser à une planète mineure comme Quantor ? 

– Plus mineure, justement. Tout le monde sait que le trinocium et le denorium alimentent aussi bien les Relais d’Accélération que les moteurs de distorsion des vaisseaux. Depuis votre exploit, Quantor est devenu le point de ravitaillement idéal — la première étape parfaite pour une invasion galactique. » 

Balchak rentra son cou dans ses épaules athlétiques, et serra les mâchoires. 

« C’est du bluff », murmura Lucinda en ayant conscience du manque de conviction dans ses paroles. 

Shaella lui tendit une tablette. « Nos espions sur Helgash 7 ont pu authentifier au niveau quantique les informations sur cette tablette. Quantor est mentionnée à plusieurs reprises dans ces plans d’invasion. » 

Lucinda réprima le tremblement de ses mains en s’emparant de la tablette. Elle ne connaissait pas le fengirien et devait se fier à la traduction qu’elle avait sous les yeux, mais les documents comportaient aussi des images de la planète Quantor. Les moyens militaires annoncés laissaient effectivement préfigurer que Quantor ne serait qu’un apéritif dans l’appétit de conquête de l’Expansion. 

« Les Fengiriens, expliqua Shaella, ont convaincu leur marionnette sur Nadar, un certain Grendchko, de manifester bien haut son désir de revanche sur la planète Oblan. Et de toute évidence, des forces d’invasion seront envoyées sur Oblan. Mais la véritable cible de l’Expansion, c’est Quantor dans un premier temps. 

– Nous avons moyen de neutraliser leur plan en leur infligeant une défaite de l’intérieur, intervint Fal. 

– Si nous parvenons à susciter une révolte sur Nadar en faisant comprendre au peuple que la cause des Réfractaires est pleinement justifiée, l’Expansion perdra une partie non négligeable de ses forces vives. 

– Mieux encore, compléta Fal, nous aurons probablement l’occasion de choisir notre terrain, ce qui, en temps de guerre, a toujours été un atout. » 

Shaella approuva du chef, en se tournant vers Belganov, Naldeia et Jaynak. « En cas de réussite de notre grand projet, les forces de l’Expansion ne voudront pas abandonner Nadar si facilement. Les Ektrims, en particulier, sont connus pour être impitoyables envers les peuples sous leur férule. Les Fengirs ne sont pas moins féroces. Sans parler bien sûr des Zayborgs. Les forces de la Confédération se tiendront prêtes à s’interposer en cas de représailles. Qu’en dites-vous, Lucinda ? Etant donnée la situation, et la nécessité du secret absolu concernant notre projet, ne pensez-vous pas que votre enlèvement se justifiait ? 

– Quel secret ? Mes associés ont déjà dû prévenir les autorités de Quantor. Et l’ordre Aramis a dû en faire de même. 

– Est-ce le cas ? » demanda Shaella au Saillant. 

Balchak poussa un soupir. « J’ai une certaine latitude dans mes missions. Je n’ai pas envoyé de rapport d’activité. Mon ordre ignore tout du rôle de la Confédération, ou même de l’enlèvement de Lucinda Vels. » 

Un large sourire fendit le visage de Shaella. « Merveilleuse nouvelle. Quant à vos associés, dit-elle à Lucinda, ils ont trouvé dès le matin qui a suivi votre départ un message de vous-même annonçant que vous vous lanciez dans une tournée des différents mondes, à la recherche de technologies exotiques dont vous pourriez faire bénéficier Vels & Associés. 

– Habile, concéda Lucinda. Vous avez donc toutes les cartes en main. 

– A ceci près que nos équipes de scientifiques profiteraient grandement de votre aide et de votre expérience. Vous êtes la première personne à avoir pu obtenir la coopération d’un Nadarien sans que son nanite ne détruise une partie de son cortex cérébral en s’autodétruisant. » 

Un frisson parcourut Jaynak à ces mots. Ses mains se portèrent à son casque, qui pour une fois lui parut moins pesant. 

« Alors, dit Shaella, s’adressant toujours à Lucinda, acceptez-vous que je vous présente à nos neuroscientifiques ? » 

Le regard de Lucinda se détacha des yeux verts de Shaella pour se porter sur Belganov. Celui-ci hocha la tête. Jaynak l’imita aussitôt. 

« J’accepte », lâcha Lucinda, les lèvres sèches. 

 

lundi 20 janvier 2025

Trump, TikTok et Taïwan

L'étonnant épisode de TikTok, l'application que Trump voulait bannir, de nouveau autorisée par le même Trump, suivie de la présence du PDG de TikTok à l'intronisation, le 20 janvier 2025, du nouveau président des Etats-Unis, n'est pas si étonnant si l'on creuse un peu. Si vous vous souvenez, Trump a rarement autant dansé au cours de ses meetings de campagne qu'en 2024. Or, sa popularité a grimpé en flèche sur TikTok, l'application de musique et de danse, contribuant ainsi grandement à sa réélection à la présidence des Etats-Unis. Les algorithmes de TikTok étant gérés au plus haut niveau par le gouvernement de Xi Jinping, le dictateur chinois n'aurait pas accepté de favoriser Trump à ce point s'il n'avait pas passé un accord secret avec lui. Le deal? Que les Etats-Unis ne bougent pas lorsque la marine et l'armée chinoise envahiront Taïwan. 


"Allô Donald? C'est Vladimir. 

- Bonjour Vladimir.

- Bonjour bonjour. J'ai trouvé le moyen de garantir ta réélection. 

- Tu as toute mon attention. 

- Il va juste falloir que tu danses encore beaucoup plus pendant tes meetings. 

- Comment ça?

- Je sors d'une conversation avec Xi. Il accepte de soutenir à fond ta candidature sur TikTok, à une seule condition. Tu devras le laisser s'occuper de Taïwan. Aucune intervention américaine. 

- TikTok, ça vaut le coup? 

- Demande à ton ami Elon. Il te dira. 

[Pause de deux minutes pendant laquelle Trump appelle Elon Musk, qui lui confirme les dires de Vladimir Poutine concernant le potentiel d'audience de TikTok, notamment auprès de la jeunesse américaine.]

- D'accord. Admettons que j'accepte. Et comment je fais passer cet accord auprès de mon opinion publique, moi? 

- C'est simple. L'accord reste secret. Officiellement, tu restes le pire ennemi de la Chine. Tu fais ce que tu fais de mieux. Tu agites tes menaces de taxes contre la Chine. Tu dois être le prestidigitateur qui attire l'attention de la foule et des médias ailleurs. Ça ne peut marcher que comme ça. 

- Ça me paraît jouable. Je vais voir ce que je peux faire."

[Trump raccroche et compose un numéro sur son téléphone. Celui de Xi Jinping.]

Voilà comment les choses ont pu se passer entre Donald Trump et Vladimir Poutine, selon moi. Il est aussi possible que la stratégie TikTok n'ait pas été du fait de Poutine, mais vienne d'Elon Musk. Je ne prétends pas tout connaître. Certains détails peuvent différer dans la vraie vie, par rapport à ce scénario.

Vous allez me dire: pourquoi parler de pacte secret entre Trump et Xi Jinping? Est-ce que tu ne cherches pas juste à faire le buzz, Alan? Les dictateurs s'entendent naturellement entre eux. C'est juste que Xi Jinping déteste la démocratie, et préfère Trump au pouvoir. 

Et là, je répondrais par la négative. L'obsession de Xi Jinping, c'est d'envahir Taïwan. Et l'obsession de Trump, c'était de revenir au pouvoir. Mais Xi Jinping n'aurait pas décidé d'aider activement Trump sans passer d'accord. Pour lui, l'occasion était trop belle d'avoir enfin l'opportunité d'attaquer Taïwan. 

Cela explique la présence du PDG de TikTok pour la cérémonie d'investiture de Trump, alors même que Tiktok va être revendu, au moins à 50%, à une entreprise américaine... qui pourrait bien être le X d'Elon Musk, favorable à la dictature. Eh oui, cela donne le tournis. Mais tout se tient.

Ma prédiction pour le mandat de Trump (dont on ignore la véritable date de fin) est donc la suivante: pendant le cours du mandat, la Chine va attaquer militairement Taïwan. Le régime de Xi Jinping ne supporte pas d'avoir une démocratie à ses portes. Et encore moins une démocratie de Chinois qui parlent Chinois. 

Trump va également s'efforcer de diminuer l'étau de sanctions qui pèsent sur la Russie. En particulier les sanctions contre les entreprises chinoises. Et en particulier dans les six mois qu'il s'est donné pour soi-disant obtenir la paix en Ukraine. En fait, il est fort probable que sous Trump, la Chine sera à même d'aider la Russie dans sa guerre comme jamais auparavant. 

Trump est une putain sans honneur. Oui, vous m'avez bien lu. En 2016, il s'est servi de Facebook pour se faire élire et a vendu l'Amérique à Poutine. En 2024, il s'est servi de TikTok pour se faire élire, et a vendu l'Amérique à Xi Jinping. Quant au parti républicain, dans les deux cas, il a fait le choix conscient de la tyrannie afin de se maintenir au pouvoir. 


lundi 13 janvier 2025

L'Essence des Sens : chapitre 29

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le vingt-neuvième.

29. A la rencontre du destin 

Ce fut d’abord une douleur diffuse. Puis une sensation de raideur terrible dans les membres, mais qui se dissipait vite. Jaynak ouvrit les yeux. Pieds et poignets se trouvaient bloqués. Le plafond était d’un blanc clinique, mais en tournant le visage d’un côté, puis de l’autre, il vit que des anneaux énergétiques lui enserraient bras et jambes, empêchant tout mouvement. Un regard sur sa droite lui apprit que le professeur Belganov avait subi le même sort — lui aussi s’était mis à remuer sans pouvoir se libérer. Il y avait un bruit de moteur, admirablement masqué, et pourtant décelable pour son oreille exercée. La sensation de déplacement pour un être dont le sens gravitationnel était aussi affiné que le sien s’avérait confuse, mais indéniable. Un vaisseau, donc, peut-être même un vaisseau spatial d’après le son des réacteurs. Mais que faisait Naldeia debout et libre de ses mouvements à ses côtés ? Il échoua à lui poser la question, ses cordes vocales ne s’étant pas réveillées au même rythme que le reste. 

Naldeia le regardait d’un air compatissant. Elle s’effaça en désignant du bras une nouvelle venue. La peau blanche, les cheveux blonds, l’humaine était dans tout l’éclat de sa jeunesse, et pourtant, affichait une confiance en elle et une assurance au-dessus de son âge. Ses yeux verts aux reflets brillants étaient pour Jaynak une curiosité. « Je vous présente Shaella MacGinnis, commandante du Diligent, le vaisseau dans lequel nous nous trouvons. » 

L’intéressée promena son regard sur ses « invités ». « Bienvenue à bord à tous les trois. Je vous demande d’excuser les conditions quelque peu inconfortables de votre transfert dans ce vaisseau. Nécessité fait loi, comme on dit. » Son visage fixa le vide un bref instant. Un individu aux cheveux de jais plaqués sur une figure peu expressive, la peau cuivrée, se déplaça derrière elle avant de se positionner à ses côtés. 

« Pourquoi sommes-nous prisonniers ? coassa Belganov. Pour qui travaillez-vous ? 

– Un petit instant, professeur. Voici Fal », dit Shaella en désignant du menton le personnage à ses côtés. 

Jaynak fut surpris de voir la commandante se pencher subitement vers lui et lui glisser un objet dur dans la main. « Soupesez-le, dit Shaella avec une voix qui avait l’habitude d’être obéie. Dur et lourd, n’est-ce pas ? » 

Jaynak poussa un grognement d’approbation. 

« C’est du grès que j’ai récupéré sur Quantor. A toi, Fal. » 

Jaynak vit à peine le geste de l’homme tant il était rapide. Le caillou se retrouva pourtant dans sa main, et il l’exhiba aux yeux de tous. Ses doigts se replièrent inexorablement, et le caillou se brisa en plusieurs morceaux avec un bruit sec. 

« Je suis... » Fal se pencha au-dessus de la couche de Jaynak. Ses yeux étaient noirs, mais il venait tout juste de se faire la réflexion que l’individu se retrouvait déjà du côté opposé au sien de la couche de Belganov. « … plus rapide… » En un battement de paupière, Fal se déplaça plus loin, en périphérie de la vision de Jaynak. « … que vous ne le croyez », dit-il. 

« Fal est un androïde, expliqua la commandante MacGinnis. Plus rapide, plus fort et plus résistant que n’importe lequel d’entre vous. » 

L’androïde se replaça au centre de la pièce. Jaynak ne réalisa la présence de ses quatre épaulettes métalliques que lorsque celles-ci se détachèrent et se mirent à léviter. Elles avaient une forme pointue, en « V », et faisaient chacune la taille d’une de ses mains. L’une d’elles vint flotter au-dessus de la couche de Jaynak. « Chacun de mes quatre drones est équipé d’un disrupteur et d’un paralyseur, dit Fal. Je suis capable de les piloter en simultané tout en faisant autre chose. 

– En d’autres termes, compléta Shaella, ne vous bercez pas d’illusions en pensant que vous pourrez accomplir quelque chose contre ma volonté ou celle de mon équipage. » 

Un lourd silence retomba. Jaynak avait une très désagréable sensation de déjà vu. Pourtant, se dit-il, cette commandante ne ressemblait en rien à Ymeo. 

La voix cristalline de l’humaine se fit de nouveau entendre. « A présent que les choses sont claires entre nous, je vais vous détacher et nous allons nous comporter en êtres civilisés. » 

Les anneaux emprisonnant Jaynak cessèrent tout à coup d’exister. Shaella MacGinnis n’ayant pas fait le moindre geste, il se demanda si le vaisseau était sentient ou bien si la commandante de bord bénéficiait d’une augmentation. La seconde option devait être la bonne — elle n’était à son avis pas du genre à déléguer plus que nécessaire. Il se redressa et s’assit sur sa couche. Belganov fit de même, et Lucinda se mit debout. 

« C’est bien connu, grommela-t-elle en se massant les poignets, les êtres civilisés ont pour habitude de kidnapper les citoyens dans leur sommeil. 

– L’urgence de la situation, l’impératif absolu du secret et les relations tendues entre la Confédération des Planètes Unies et la Fondation des Indépendantistes ont conduit à rejeter la solution diplomatique dans le cas présent. 

– C’est donc la Confédération qui est derrière tout ça, dit Lucinda. Voyons... D’après l’efficacité de votre opération, je dirais les services secrets. L’Angle M ? 

– Si je réponds à cette question, je devrais vous éliminer ensuite », dit Shaella. 

Lucinda plissa les yeux. 

« Je plaisante, fit la commandante. Bonne déduction. Bravo, citoyenne Vels. 

– Je n’ai pas de mérite. J’ai déjà eu affaire à des gens dans votre genre. 

– Oh. 

– En quoi la situation des Nadariens vous intéresse-t-elle ? » demanda Belganov. 

Shaella se tourna vers lui, un mince sourire aux lèvres. « Vous devez bien vous douter, cher professeur, que la présence de Nadar au sein de l’Expansion pose problème à la Confédération. Si la population de Nadar s’apercevait que ses dirigeants ont été trompés, ou bien les a trahis sciemment, les conséquences ne pourraient aller que dans le sens de l’affaiblissement de l’Expansion, et en particulier de nos ennemis, les Ektrims. Quand votre amie Réfractaire, Naldeia, nous a contactés il y a plusieurs années, ses révélations et propositions de service ont reçu un accueil très favorable. » 

Tous les regards se tournèrent vers l’intéressée, qui sembla d’abord se recroqueviller. Puis elle prit une inspiration, cherchant à se composer un visage neutre. « Cela s’est passé un an avant que vous ne vous rendiez sur Quantor, professeur. Vous vous souvenez, nous étions alors déjà en possession des données prouvant que les Fengirs interrogeaient à distance les nanites dans les cerveaux de nos concitoyens. Comme vous le savez bien, la politique de notre mouvement a toujours été de ne pas donner prise aux accusations adverses de pactiser avec l’ennemi de l’Expansion. 

– C’est pourquoi j’avais choisi la Fondation pour nous venir en aide — sans même que les instances officielles des Indépendantistes ne soient mises au courant, d’ailleurs. 

– Oui, professeur, sauf qu’à l’époque dont je parle, vous n’aviez pas encore fait ce choix, en tout cas officiellement. L’argelen d’ambre ne nous permettait pas de repérer le nanite ektrim, ni de concevoir une parade. Nous n’avions aucune solution. Pire encore, comme je travaillais sous couverture, je prenais le risque que mon cerveau soit interrogé si j’étais appréhendée. En constatant l’absence de nanite, nos ennemis auraient su que j’étais une Réfractaire. 

– Cela explique que vous ayez inventé cette histoire de dissidents Nadariens en exil auxquels vous seriez allée demander de l’aide. Une branche des Réfractaires dont l’existence n’a jamais été confirmée. 

– C’était la partie risquée de mon plan. Je savais que la Confédération possédait un niveau de technologie qui me donnerait une chance de continuer à tromper nos ennemis. Il me fallait me faire implanter un nanite capable de transmettre de fausses données aux Fengirs si j’étais interrogée à distance. 

– Tu es donc une Augmentée, toi aussi ? s’étonna Jaynak. Ce serait grâce à ton nanite qu’ils ont choisi de te faire subir ce Stage de Remise sur la Voie plutôt que de t’envoyer directement dans les mines d’Ulicron ? 

– Parce que je les avais intoxiqués, oui. Je devais bien sûr me servir le moins possible de mon augmentation. Me contenter de lui laisser faire le travail à l’aide de réponses standards, si le nanite était interrogé à distance. 

– On dirait que ça a bien fonctionné, dit Jaynak. Et donc, dès que tu en as eu l’occasion, tu as choisi de nous trahir en nous livrant pieds et poings liés à la Confédération. Félicitations, tu es un vrai agent triple. 

– Ne soyez pas trop dur envers elle, tempéra Shaella. Les choix de votre amie sont ceux d’un esprit perspicace. » 

Naldeia s’était crispée sous la remarque de Jaynak. Ce fut pourtant vers Lucinda qu’elle se tourna, un air contrit sur le visage. « J’ai beaucoup de respect pour ce que vous faites, dit-elle. Mais il y avait un problème dans votre plan et celui du professeur. Votre technologie est une tech civile, pas militaire. Or, nous faisons face à un nanite développé à des fins militaires par les Ektrims, qui sont à la pointe dans ce domaine. Avant même de mettre le plan à exécution, je me doutais bien que vos compétences, aussi avancées soient-elles, ne suffiraient pas. En plus de cela, il y a un problème d’échelle. Si notre théorie est la bonne, notre population entière est infectée. L’entreprise Vels & Associés a bien d’autres activités que celle de s’occuper d’une planète à des milliers d’années-lumière de Quantor. La mise à l’échelle d’une solution ne pouvait, à mon sens, n’être réalisée que par un acteur dont la motivation serait assez puissante. » 

Un sifflement transperça le silence qui suivit. C’était celui du professeur Belganov. « Apparemment, chère amie, je vous ai sous-estimée. Votre raisonnement est sans reproche. C’est peut-être vous qui devriez occuper mon fauteuil au Haut Conseil des Réfractaires. » 

Naldeia baissa les paupières et s’inclina. 

« J’ai quand même un problème avec tout ça », lança Lucinda. Elle passa sa main dans ses cheveux crépus, qui reprirent aussitôt leur forme initiale. Ses yeux dardaient des éclairs en direction de Shaella. « Je ne travaille pas sous la contrainte. Parce que, si j’ai bien compris, vous souhaitez que le professeur Belganov et moi-même nous mettions à votre service ? 

– Pas à notre service, rétorqua la commandante en levant un index dont la blancheur contrastait avec la couleur de peau de son interlocutrice. Au service de l’avenir. Aussi bien celui de Nadar que celui de Quantor. » 

L’éclat rusé dans les yeux verts fit comprendre à Jaynak que Shaella MacGinnis n’avait pas encore abattu toutes ses cartes. Elle n’eut pas le temps d’en dévoiler plus, cependant, car un officier fit irruption. « Nous sommes suivis, annonça-t-il. Un vaisseau qui possède une technologie d’occultation de second niveau. » 

Jaynak remarqua le haussement de sourcils de Lucinda. La commandante quitta aussitôt la pièce, laissant l’androïde Fal derrière elle. Ses compagnons regardaient autour d’eux, et il en fit autant. Il y avait différentes consoles, des scanners, des appareils de mesure et d’analyse neurologique qui sentaient la haute technologie. « On n’a pas tellement changé de décor, finalement », marmonna-t-il. 

Naldeia se contenta de hocher la tête. Jaynak se dit qu’elle avait bien caché son jeu. Même au cours de leur expérience de fusion mentale, elle n’avait laissé échapper aucun indice de son allégeance secrète. Lui qui avait cru commencer à la connaître mieux, non seulement après cette expérience, mais depuis leurs conversations nocturnes. Quelles surprises lui réservait-elle encore ? 

« Savez-vous vers où nous nous dirigeons ? » Belganov s’était adressé à Fal. L’androïde devait bénéficier de protocoles d’empathie, car il eut un geste d’impuissance. « Désolé, répondit-il, je ne suis pas autorisé à vous communiquer l’information. » 

Belganov poussa un grognement et se dirigea vers la porte qui s’était ouverte, puis refermée sur le passage de Shaella et de l’officier. 

La porte refusa de s’ouvrir. 

« Vous ne possédez pas les habilitations nécessaires », précisa inutilement l’androïde. 

Un éclat de colère se percevait dans le bleu des yeux de Belganov. « Et si je cassais tout ici tant que vous ne me donnerez pas de réponse ? 

– Ce serait contre-productif par rapport aux objectifs que nous avons en commun. Et je serais désolé d’avoir recours à mon paralyseur. » 

Lucinda se penchait d’un air appréciateur vers les équipements. « Du dernier cri », murmura-t-elle. 

Belganov hocha la tête, sans pour autant paraître satisfait. Il s’approcha de Naldeia. « Même si votre plan réussit, en nous forçant à nous allier à la Confédération, vous nous ferez tout simplement changer de maître. J’ai toujours eu à cœur le caractère non aligné de notre organisation — son autonomie. 

– L’Histoire vous donne pourtant tort, cher professeur. Nadar était fière de son indépendance, jusqu’au jour où les Ektrims nous ont vaincus. Ils l’ont fait par la fourberie, sans même avoir à tirer le moindre rayon de disrupteur. Si nous avions noué des alliances galactiques auparavant, nous aurions sans doute pu éviter cet écueil. 

– On pourrait vous faire remarquer que c’est justement d’avoir voulu conclure une alliance avec des non Nadariens — les Fengirs et les Ektrims — qui nous a été préjudiciable. 

– Vous prêcheriez l’isolationnisme ? Quitte à nous rendre aveugles aux avancées technologiques des autres civilisations ? Ne serait-ce pas le meilleur moyen de laisser notre destin entre les mains d’autrui ? Tous les peuples ne sont pas aussi fourbes que les Ektrims, professeur. » 

Belganov se détourna, l’air troublé. Jaynak eut l’impression que les arguments de Naldeia l’avaient ébranlé, ou du moins, lui avaient donné à réfléchir. 

La porte par laquelle était sortie Shaella glissa et la commandante refit son apparition. « Citoyenne Vels, dit-elle, et vous professeur, les appareils que vous voyez ici sont à votre disposition. Vous pouvez vous en servir pour continuer vos travaux d’analyse sur votre ami. » 

Lucinda se campa devant elle, les mains sur les hanches. « Qu’allez-vous faire avec le vaisseau qui nous suit ? » 

Une lueur rusée passa dans le regard de la commandante. « Pourquoi cette question, citoyenne ? » 

Lucinda baissa les paupières, mais finit par avouer. « Je connais peut-être le pilote. Je ne voudrais pas qu’il lui arrive quelque chose. 

– Ce n’est ni entre vos mains ni entre les miennes. Tant qu’il ne nous attaque pas, il ne lui arrivera rien. 

– Pourrais-je essayer d’entrer en contact avec lui ? 

– C’est hors de question. 

– Dans ce cas, n’attendez pas une quelconque coopération de ma part. 

– Ni de la mienne, ajouta Belganov. Je suis entièrement solidaire avec Lucinda Vels. » 

Les yeux verts se posèrent tour à tour sur l’un et l’autre. Jaynak, à sa surprise, ne décela aucune irritation. « Qu’il en soit ainsi, dit Shaella. Jusqu’à nouvel ordre. 

– Où nous emmenez-vous ? redemanda Belganov. 

– A la rencontre de notre destin commun. Du moins, je l’espère. »

 

lundi 6 janvier 2025

L'Essence des Sens : chapitre 28

Bonne et heureuse année 2025, avec beaucoup de nouvelles lectures en perspective ! A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le vingt-huitième.

28. En quête d’un mythe 

Jaynak avait des difficultés à s’accoutumer à ce nouvel environnement. Ce n’étaient pas seulement les six soleils qui éclairaient, à tour de rôle ou ensemble, la planète Quantor. Tout ici était si extraordinairement plat ! Il y avait bien des bâtiments à étage — et le centre Vels & Associés en était un —, mais dont la gravité était d’une uniformité assommante. Son organisme habitué aux différents ajustements liés à la maîtrise supérieure de la gravitation de son peuple, laquelle permettait toutes les audaces architecturales, n’y trouvait pas son compte. Son corps était en attente de changements qui ne survenaient jamais. L’atmosphère n’avait quant à elle demandé qu’une légère adaptation, étant proche de celle de Nadar. En revanche, il y avait ces vêtements portés par ces humains à la peau noire, dont Lucinda était un échantillon. Sur Nadar, les Fengirs étaient également vêtus, mais étant en minorité parmi les Nadariens, ce n’était pas un problème. Ici, Jaynak se faisait l’effet de détonner, avec pour tout accoutrement son casque. 

Et cela, encore, n’était qu’une gêne extérieure. La cyberneuro Lucinda avait décidé de l’anesthésier avant chaque tentative pour retrouver le nanite. Durant toute la première semaine suivant leur arrivée, Jaynak n’avait eu aucune emprise sur ces nanites automatisés, chargés de traquer l’intrus dans son cerveau primaire. Lorsqu’il se réveillait, c’était toujours avec son casque, et Belganov et Lucinda laissaient le nanite opérer un certain temps. 

Devant l’échec de leurs efforts, les deux scientifiques avaient opté pour une approche différente, en permettant à Jaynak de contrôler son nanite. Il avait dû apprendre à décrypter ses remontées d’informations, et à le diriger lui-même vers d’autres parties de son cortex cérébral, ce qui ne manquait pas d’être déstabilisant. Prises à l’échelle nanométrique, les images qui lui étaient rapportées pouvaient évoquer d’insolites galaxies. Penser qu’il discernait ainsi ses propres neurones, oligodendrocytes, astrocytes et microglies instillait chez lui un malaise dont il avait du mal à se défaire. Ce n’était pas pour rien qu’il n’avait pas choisi d’étudier la biologie — il était beaucoup moins à l’aise avec tout ce qui relevait de l’anatomie que de l’ingénierie, qu’elle soit électronique, atomique ou quantique. A certains égards, les disciplines pouvaient se rejoindre. Néanmoins, les lacunes de Jaynak dans un domaine aussi complexe que la neuroscience cérébrale s’avéraient irritantes. 

Afin de créer une plus-value par rapport à la simple automatisation des nanites, il était chargé de suivre les indications de Lucinda et Belganov, mais également de prendre des initiatives en se fiant à ses sensations. Ce léger flux dans les vaisseaux sanguins était-il naturel ou bien lié à un mouvement du nanite ? C’était à lui de le déterminer. 

Jaynak avait hâte de mettre fin à la séance. A chaque fois qu’il lançait un scan à l’intérieur de son cerveau primaire, celui-ci ne révélait rien d’inhabituel. Le fait de piétiner ainsi dans les recherches avait tendance à renforcer son scepticisme quant à la théorie de Belganov. A quoi bon avoir pris tous les risques pour quitter Nadar, si c’était dans le but de débusquer une chimère ? Et ce casque si pesant dont il ne pouvait être débarrassé que lorsqu’on le plongeait dans l’inconscience… Il en était à son quinzième échec de la journée quand Lucinda lui fit signe qu’elle mettait fin à la séance. « Quand pensez-vous remplacer ce nanite ? demanda Jaynak. 

– Pas avant trois jours », répondit Lucinda. 

Tout en raffinant sa connaissance du langage terran, Jaynak apprenait rapidement à lire l’expression des humains. Le visage qu’il avait devant lui augurait de la défaite plutôt que de la victoire. La scientifique à la renommée galactique, celle pour laquelle il avait accompli un trajet de plusieurs centaines d’années-lumière, ne pouvait rien pour lui ni pour son peuple. Mais que pouvait le meilleur des scientifiques face à un mythe ? La démarche consistait à prouver l’existant, pas l’inexistant. 

Jaynak se leva de la couche à mémoire de formes qui épousait si bien son anatomie, et se dirigea vers la console devant laquelle Naldeia était assise. De retour de son inspection du système plusieurs jours auparavant, la jeune femme n’avait rien signalé d’inquiétant. Jaynak avait pu l’embrasser une nouvelle fois malgré son encombrant casque. Naldeia, toutefois, ne voulait pas aller trop vite. Comme Jaynak faisait l’objet de toutes les attentions de Lucinda, de ses assistants et de Belganov dans la journée, ils se voyaient surtout le soir — par chance, leurs chambres étaient contiguës. Jaynak se glissait alors dans celle de Naldeia, et ils échangeaient sur leur passé commun et individuel, sur leurs goûts, ou bien se contentaient de visionner un holoprogramme. 

Ne plus devoir subir l’exiguïté du Stelrec avait été un immense soulagement. Cela avait quelque chose de grisant de pouvoir discuter à bâtons rompus. Envolé, le souci de devoir surveiller ses mots ou même ses émotions. Disparue, la crainte de faire de l’ombre à une tierce personne à qui l’on devait en théorie une dévotion fanatique ! En dépit de la frustration de se retrouver de nouveau dans une cage et d’être le sujet d’expériences, pouvoir enfin parler librement avec Naldeia, et partager des plaisirs avec elle, valaient presque à eux seuls le voyage jusqu’à Quantor. 

« Tu as relevé des données intéressantes ? demanda Jaynak. 

– Rien d’incohérent par rapport au schéma neuronal type. » 

Naldeia faisait allusion à la modélisation de son cerveau primaire et celui de Belganov, qui donnaient à Lucinda de précieux points de référence et de comparaison avec le cortex cérébral de Jaynak. En théorie, tout écart trop important pouvait révéler l’influence du nanite perturbateur, et peut-être, sa présence à proximité. La connaissance de Naldeia dans les bases de données lui permettait d’opérer des rapprochements rapidement, même si elle ne comprenait pas à chaque fois la nature de ce qu’elle analysait. Le nanite employé par Lucinda se déplaçait avec vélocité dans différentes régions du cerveau et envoyait de vastes quantités de données, c’est pourquoi leur examen était compartimenté entre plusieurs personnes en plus de l’Intelligence Synthétique chargée du travail. Contre toute attente, la cyberneuro croyait dans le pouvoir de l’intuition des êtres vivants. 

« Encore une journée pour rien », fit Jaynak en posant sa main sur l’épaule de Naldeia. 

Elle le considéra de ses grands yeux expressifs. « Ne perds pas espoir, murmura-t-elle. Belganov a confiance en elle, et moi, j’ai confiance en notre leader. 

– On va dans la salle holo ? Aujourd’hui, j’ai envie de passer un peu plus de temps avec toi. 

– Je t’y rejoins. Encore deux trois choses à régler. » 

Jaynak prit le chemin de la salle en question. Lui et Naldeia s’y feraient livrer leur obal avant le début du programme. Jaynak avait l’idée d’un dîner au coucher du soleil, avec vue sur l’un des lacs de Nadar qu’ils choisiraient ensemble. 

 

Au moment où elle quitta le laboratoire, Naldeia passa devant Lucinda et lui souhaita bonne nuit. La cyberneuro lui répondit d’un air absent. Elle allait encore travailler tard, ce qui signifiait qu’elle passerait la nuit ici. C’était excellent pour ce qui avait été prévu. Belganov, quant à lui, venait de sortir pour se diriger vers sa chambre où il se ferait servir son repas. Le professeur conservait un moral en apparence meilleur que celui de Jaynak. Naldeia savait que comme elle, Belganov ne perdait pas une miette de l’actualité sur Nadar, retransmise par les relais hyperespace. 

Elle le comprenait. Se retrouver si loin de chez soi quand son peuple avait tant besoin de lui était une souffrance équivalente à une cuisson à petit feu. L’idée de se rendre sur Quantor, planète affiliée à la Fondation des Indépendantistes, et surtout, siège de l’un des centres de recherche les plus pointus sur les augmentations nano, était bien sûr brillante. Néanmoins, elle comportait son lot d’incertitudes. La distance avec Nadar était importante, à l’heure où Grendchko implémentait une politique de plus en plus drastique. Evidemment, Belganov n’avait plus accès au cubar d’ambre duquel il avait tiré ses maigres connaissances sur le nanite parasite. Et surtout, la réalité se faisait un plaisir de perturber les plans les mieux établis. Les recherches piétinaient. Les prometteuses avancées que Lucinda Vels avait obtenues par le passé ne donnaient lieu à aucun débouché. Le nanite développé par les Ektrims demeurait indécelable, tapi dans l’ombre. Le pauvre Jaynak était condamné à porter son casque encore bien longtemps. Sauf si… 

Naldeia se mordit la lèvre. Une chose après l’autre. Ses pas l’avaient conduite, au travers du dédale de couloirs, devant la salle holo où l’attendait Jaynak. Le coucher d’Altanis sur le lac Volonev, l’un des plus romantiques de Nadar, était spectaculaire — Naldeia en ressentit un frisson sous ses plaques. Jaynak lui sortait le grand jeu pour la séduire, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Dans la salle holo, en apparence, il ne portait plus son casque. La simulation lui permettait de retrouver son visage habituel, et Naldeia se serait volontiers laissée aller entre ses bras. Elle ne demandait qu’à laver l’odieux souvenir du contact des appendices de Grendchko. Vivre enfin quelque chose d’authentique et de merveilleux. 

Mais le devoir avant tout. Ce soir-là encore, elle se contenta de l’embrasser en prétendant qu’il était trop tôt et qu’elle n’était pas prête. Il ne se montra pas trop insistant, peut-être en raison du souvenir de son expérience avec Grendchko, ou parce qu’il avait à cœur de lui témoigner du respect aussi bien que de l’empathie. Elle le sentait pourtant frustré et déçu, au point de ne pas vouloir prolonger la soirée trop longtemps dans sa chambre par l’une de leurs conversations habituelles. Naldeia en eut un pincement au cœur, mais c’était nécessaire. Entre tous les moments qu’ils passaient ensemble, elle n’aurait pu choisir pire que celui-ci pour se laisser aller. 

Plusieurs heures durant, elle reposa sur sa couche sans un bruit, s’efforçant de se relaxer — il lui était bien sûr impossible de s’endormir. Enfin, au cœur de la nuit, la lueur bleutée lui parvint, et elle ouvrit les paupières. La même lueur qu’elle avait elle-même allumé dans une partie de son cortex cérébral une semaine auparavant, au cours de sa prétendue reconnaissance du système. 

« Nous sommes en place, fit la voix à l’intérieur de son esprit. 

– Entrez », répondit-elle de manière identique, sans remuer les lèvres. Elle se leva souplement de sa couche. 

La porte s’ouvrit devant une silhouette musclée, un humain armé d’un paralyseur. Elle indiqua la porte de la chambre de Jaynak, et le membre du commando se déplaça sans un bruit. Si elle ne connaissait pas l’individu, l’humaine qui se présenta ensuite restait gravée dans sa mémoire. 

« Votre petite manipulation nous a bien permis de prendre le contrôle des sous-systèmes de sécurité du centre, dit la femme. De l’excellent boulot, ma chère. Belganov est déjà entre nos mains, et deux hommes s’occupent en ce moment même de Lucinda. » 

Naldeia se tourna vers la chambre de Jaynak dans laquelle venait de pénétrer le membre du commando. Le son de la décharge de son paralyseur fut discret, mais lui serra le cœur. « Finissons-en », dit-elle. 

Le soldat fixa sur le corps inanimé de Jaynak trois modules antigrav. Toujours coiffé de son casque, Jaynak se mit à flotter dès que l’homme s’éloigna. Les modules étaient équipés de détecteurs d’obstacle et réglés pour suivre le membre du commando. Celui-ci et les deux femmes sortirent de la chambre et empruntèrent l’itinéraire que Naldeia avait communiqué à l’équipe d’intervention. En chemin, ils furent rejoints par d’autres soldats, et les deux corps flottants de Belganov et de Lucinda. Le complexe était vaste, mais désert à cette heure-là. L’absence de droïdes d’entretien dans les couloirs n’était bien sûr pas un hasard. Le hall d’entrée s’illumina sur leur passage avant de s’éteindre. 

La nuit si lumineuse de Quantor les accueillit. Les membres du commando surveillaient leurs omnicomps, veillant à ce qu’aucun des systèmes d’alarme neutralisés ne se réveille subitement. Ils marchèrent pendant environ cinq cents mètres, jusqu’au centre d’un champ de sorblé. La commandante de section se détacha du groupe. A son approche, le grand vaisseau se désocculta et apparut aux yeux de tous. Blanc et violet, il devait occuper la moitié de la surface du champ. Son cockpit proéminent, au tracé aérodynamique, dominait fièrement le petit groupe. Ses ailes supérieures et inférieures comportaient des réacteurs de forme ronde indiquant que l’appareil se fiait bien plus à ses systèmes antigrav qu’à sa portance pour évoluer à la surface des planètes. D’autres renflements sur la carlingue pouvaient dissimuler des canons ou torpilles, de sorte que son aspect général, bien que non ouvertement agressif, laisser planer une menace. 

Une rampe descendit jusqu’au sol. La commandante l’emprunta en premier, suivie de Naldeia. Les membres du commando emboîtèrent le pas avec leur précieux chargement. Naldeia se retrouva dans une salle aux murs immaculés, comportant de nombreux appareils d’analyse et de recherche neurologique. Comme les systèmes antigrav du vaisseau arrachaient celui-ci à l’emprise de la planète, elle songea que ses compagnons, du moins, ne seraient pas trop dépaysés dans ce nouvel environnement. Elle soupira et caressa le visage inerte de Jaynak.

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