A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le trentième.
30. Interception
Jaynak et ses compagnons furent autorisés à visiter d’autres compartiments du vaisseau, à chaque fois sous bonne garde. Des militaires à l’air compétent circulaient dans les coursives. La chambre d’antimatière et les différents types de réacteurs, à impulsion et à distorsion, offraient un raffinement de technologie inconnu de Jaynak, même si les principes généraux lui étaient familiers. Il ne lui fut en revanche pas permis de pénétrer dans le secteur contenant le module d’occultation. Finalement, on leur fit les honneurs du poste de pilotage. Les consoles de navigation et d’armement se trouvaient disposées de part et d’autre du cockpit. Commandes de pilotage et systèmes auxiliaires possédaient chacun une version dématérialisée. De larges baies de vitriglass offraient un panorama sur l’espace étoilé.
« Notre suiveur n’a pas la possibilité de rester occulté indéfiniment. L’une de nos sondes a pu prendre cette image à un moment propice. » D’un geste, Shaella fit apparaître l’hologramme d’un vaisseau trapu marron. Son aspect s’avérait redoutable avec ses emports de torpilles et de missiles s’ajoutant à ses canons. « Vous reconnaissez l’appareil ? demanda-t-elle à Lucinda.
– Oui, concéda cette dernière. Il appartient à une vieille connaissance, un Ftum’sian.
– Nous avons cru pouvoir le distancer, mais il se montre plus rapide que prévu. Nous n’avons pas de temps à perdre en vains détours, c’est pourquoi nous ne l’empêcherons pas de découvrir notre prochaine destination hyperspatiale. »
Un Relais d’Accélération venait d’apparaître en point de mire. Shaella désigna quatre sièges gravifiques inoccupés. « Prenez place. »
Jaynak s’étonnait de l’attitude de la commandante. Celle-ci semblait considérer leur alliance comme acquise, alors même que Lucinda et Belganov lui avaient signifié une fin de non-recevoir. Certains des membres de l’équipage leur jetaient d’ailleurs des regards en coin, mais la plupart les ignoraient. Fal s’était installé au poste de sécurité.
Le Diligent s’engagea sur son chemin au centre du Relais. Le vaisseau accéléra, puis un tourbillon de tachyon se déversa. Quelques minutes plus tard, le Diligent surgissait de l’autre côté.
« Nous sommes dans le système d’Estregor, annonça la commandante. Voyons si votre ami commettra l’imprudence de nous y suivre. »
Shaella positionna une sonde à proximité du Relais, et s’éloigna en direction d’un point précis. Elle entra en communication en activant un champ d’isolement autour d’elle, de sorte que l’hologramme qui apparut fut flouté, et qu’aucun son ne parvint à Jaynak et ses compagnons. Quelques minutes passèrent, et la sonde transmit de nouveau l’image holo du vaisseau suiveur.
« L’intrus se place sur une trajectoire d’interception, avertit Fal.
– On dirait que la patience de votre ami a atteint ses limites », dit Shaella en se tournant vers Lucinda.
Celle-ci renvoya un regard empli d’appréhension à la commandante, qui ne fit pas mine de s’en apercevoir. Jaynak nota que Shaella MacGinnis avait maintenu le cap comme l’allure. Son navigateur, à sa droite, l’interrogeait du regard, ce dont elle ne paraissait pas non plus avoir conscience.
« Il essaie de nous contaminer avec un virus quantique, avertit Fal. Contre-mesures en place. » Un signal sonore retentit. « Il a lancé une torpille de type D3C ».
Jaynak avait suivi une formation sur les différents armements au moment de son stage. Il savait que le « D » signifiait « disrupteur » et que donc, leur vie était menacée.
Quelques secondes d’angoisse passèrent, avant que l’androïde n’annonce de nouveau que les leurres avaient fonctionné. « Dois-je riposter, commandante ? demanda Fal.
– Pas pour le moment.
– Il augmente considérablement sa vélocité, fit le navigateur, un humain au teint basané et aux cheveux argentés.
– J’ai vu, dit Shaella en se crispant légèrement. Pas de ça, mon ami. »
Bien que les champs de force internes aux sièges gravimétriques aient compensé les différentes accélérations et embardées, Jaynak s’aperçut que la commandante leur avait fait, en réponse, prendre de la vitesse.
« Trois missiles de type P-22-3 en approche », dit Fal. La voix de l’androïde reflétait aussi bien la tension contenue que s’il avait été un humain. Jaynak supposa que Fal aurait pu garder un ton neutre en toute circonstance, mais que cela aurait risqué de diminuer le niveau d’implication de ses partenaires. Il s’exprimait donc en fonction du degré d’importance de ce qu’il annonçait. Les missiles dont l’androïde avait précisé la désignation étaient en tous les cas de type paralyseur.
Shaella elle-même prit les commandes de l’une des tourelles de défense et abattit l’un des projectiles, tandis que les deux autres, leurrés par des sondes spécifiques, explosaient dans le vide sans causer aucun dégât. Un soubresaut agita le vaisseau.
« Tir laser, dit Fal. Coup direct. Bouclier à 90 % »
Shaella accusa réception d’un air irrité. « Il tente de se rapprocher de nous pour limiter notre temps de réaction et nous arrose avec ses missiles, puis ses lasers. Votre ami n’est pas un amateur. Heureusement pour lui, je n’aurai pas besoin de m’occuper de son cas personnellement. »
Lucinda s’abstint de répondre. Elle avait les lèvres serrées. Jaynak vit qu’elle forçait sur ses jambes pour se détacher de son siège. Elle retomba lourdement.
« Inutile de vous donner cette peine, l’informa Shaella. Vos sièges vous maintiendront en place tant que cet incident n’aura pas été résolu d’une manière ou d’une autre. »
L’estime de Jaynak pour la commandante remonta — elle ne laissait rien au hasard.
Le vaisseau poursuivant continuait à leur tirer dessus sans que le Diligent ne riposte. Fal annonça que le champ de force protecteur était tombé à 75 %. Pourtant, un sourire se dessina sur le visage de la commandante.
« Maintenant », dit-elle.
Fal eut un instant l’air surpris. « La course de l’ennemi vient de s’interrompre. Il est pris dans un rayon tracteur. »
Le sourire de Shaella se fit lumineux. Elle fit opérer une volte-face à son vaisseau. « Rapier, vous pouvez vous désocculter. Sur écran. »
Les contours d’un monstre de huit kilomètres de long sur un de large miroitèrent avant que l’immense croiseur aux reflets argentés n’apparaisse aux yeux de tous. Devant lui, l’appareil ennemi faisait figure d’insecte. Invinciblement attiré par le rayon tracteur, il fut englouti dans l’un des hangars qui s’ouvrit devant lui. Jaynak et ses compagnons assistèrent à la scène, les yeux écarquillés.
« Cela vous étonne ? demanda Shaella à Lucinda. L’amirauté de la Confédération prend cette mission très au sérieux. »
Le Diligent se dirigea vers le vaisseau oblong, dont les entrailles s’ouvrirent à nouveau pour l’accueillir. Jaynak frissonna en songeant que le parasite dans l’un de ses cerveaux, dont il se demandait encore s’il n’était pas un mythe, était selon toute probabilité le véritable enjeu d’une opération de cette ampleur.
Le Rapier était si volumineux que de nombreux trajets à l’intérieur du croiseur s’effectuaient en navette automatisée comme celle que le petit groupe venait d’emprunter. Lucinda balaya du regard sans presque les voir les deux Nadariens assis en face d’elle qu’elle s’était mise à considérer comme ses compagnons et amis. Elle réservait encore son jugement au sujet de Naldeia, bien sûr. En trahissant le professeur Belganov, l’intelligente jeune femme avait voulu faire preuve de pragmatisme. Elle avait ses raisons, ignorant probablement à quel point la Confédération des Planètes Unies pouvait être une institution aussi arrogante que procédurière et bureaucratique. Comme la plupart des citoyens de la Fondation des Indépendantistes, Lucinda se gardait de tout contact avec la Confédération. Il pouvait y avoir des alliances provisoires entre les deux entités, notamment quand il s’agissait de combattre les forces de l’Expansion, mais chacun se contentait de considérer cela comme un mal nécessaire.
Les corridors du Rapier étaient empruntés par divers types de véhicules qui se croisaient et s’évitaient avec fluidité, sans jamais que la circulation ne ralentisse. Lucinda avait repéré à l’un des carrefours d’immenses serres hydroponiques laissant présager de l’autosuffisance alimentaire des occupants du croiseur. Le niveau de technologie et la taille du bâtiment en disaient long sur la puissance de la Confédération. Lucinda, pourtant, faisait de son mieux pour ne pas montrer qu’elle était impressionnée. La navette ralentit et se rangea dans une alcôve où figuraient d’autres véhicules de même type.
« Nous arrivons, dit Shaella. Suivez-moi. » Une cinquantaine de pas plus loin, devant une porte, elle se retourna vers Lucinda. « Vous souhaitiez que je vous mette en communication avec votre ami. Je vais faire mieux que ça. »
Le rythme des battements de cœur de Lucinda s’accéléra. La porte s’ouvrit devant la commandante. Encadrés par Fal et deux soldats de la C.P.U., le petit groupe suivit Shaella MacGinnis. Il y avait des synthétiseurs dans la pièce. Debout non loin d’une table, deux gardes flanquaient Balchak, lequel était maintenu par un champ de stase. Il n’avait guère changé. Toujours ses yeux de braise bien sûr. Il avait gardé sa barbe. Ses veines protubérantes le désignaient immédiatement comme un Saillant, ou Ftum’sian, là où ses oreilles plus plates que celles des Natifs de Quantor précisaient son statut de sang-mêlé. Deux tresses qu’elle ne lui connaissait pas apparaissaient sur sa chevelure noire teintée de roux, nettement plus fournie à l’arrière du crâne. Elle s’approcha de lui en s’efforçant de masquer son émotion. « Pourquoi, lui demanda-t-elle, faut-il que tu te pointes dans chacun des moments importants de ma vie ?
– Peut-être parce que nos destins sont liés.
– Tu veux dire, malgré tes tentatives pour tout gâcher ? »
La peau grenat de Balchak se fonça un peu plus et il baissa la tête, acceptant le blâme. Shaella avait observé l’échange d’un air intéressé. « Nous avons ausculté votre vaisseau, et les efforts que vous avez faits pour dissimuler toute trace d’identification nous font penser que vous faites partie des services secrets. Le niveau technologique de votre appareil ainsi que de vos augmentations suggère une appartenance à l’ordre Aramis. »
Balchak demeura imperturbable, et Lucinda songea que l’autodiscipline dont il faisait preuve ne pouvait que conforter l’espionne dans son opinion.
« Non seulement vous nous avez suivis, cher collègue, mais à la première occasion vous nous tirez dessus, dit Shaella. On dirait que vous n’avez pas beaucoup d’égards pour la vie de votre amie.
– J’essayais de désactiver vos systèmes, corrigea Balchak. Je savais que vous éviteriez la première torpille.
– Et le tir laser ?
– Insuffisant pour neutraliser complètement votre bouclier, fit Balchak en haussant les épaules. Un simple coup d’approche.
– Eh bien sachez, monsieur l’espion, que je n’aime pas beaucoup la manière dont vous pratiquez vos approches.
– Typique de l’arrogance de la Confédération. Vous enlevez une citoyenne de Quantor, et vous espérez vous en sortir sans que personne ne vous demande des comptes. »
Shaella se tourna vers Lucinda. « Il serait peut-être temps que vous fassiez les présentations ?
– Parce que vous croyez que ma coopération vous est acquise ? » rétorqua Lucinda.
Shaella poussa un soupir, et décida de changer de sujet. « Vous êtes à bord du Rapier, le seul croiseur de la flotte qui soit à ce point spécialisé dans les technologies, et en particulier les nanotechnologies.
– Et alors ? Je devrais être impressionnée ? J’ai moi aussi accès aux meilleures techs.
– Grâce à votre fortune, n’est-ce pas. Dont le secret remonte, si je ne m’abuse, à une certaine expédition plus que fructueuse dans le secteur ZD-607. »
De stupeur, Lucinda resta au moins trois secondes la bouche ouverte.
« Vous ne devriez pas être aussi surprise, enchaîna Shaella. Pas mal de vos concitoyens soupçonnent l’origine de votre fortune soudaine — ce n’est pas un secret si bien gardé que ça. Et mon métier, je vous le rappelle, est dans le renseignement.
– Entre autres.
– Oui, entre autres. Toujours est-il que l’aubaine cosmique dont vous avez fait bénéficier vos concitoyens n’est pas passée inaperçue parmi nos ennemis de l’Expansion. Une telle quantité de denorium et de trinocium n’attendant que d’être cueillie en orbite de Quantor, voilà qui ne pouvait qu’attirer les convoitises. »
Lucinda fronça les sourcils. « L’Expansion, s’intéresser à une planète mineure comme Quantor ?
– Plus mineure, justement. Tout le monde sait que le trinocium et le denorium alimentent aussi bien les Relais d’Accélération que les moteurs de distorsion des vaisseaux. Depuis votre exploit, Quantor est devenu le point de ravitaillement idéal — la première étape parfaite pour une invasion galactique. »
Balchak rentra son cou dans ses épaules athlétiques, et serra les mâchoires.
« C’est du bluff », murmura Lucinda en ayant conscience du manque de conviction dans ses paroles.
Shaella lui tendit une tablette. « Nos espions sur Helgash 7 ont pu authentifier au niveau quantique les informations sur cette tablette. Quantor est mentionnée à plusieurs reprises dans ces plans d’invasion. »
Lucinda réprima le tremblement de ses mains en s’emparant de la tablette. Elle ne connaissait pas le fengirien et devait se fier à la traduction qu’elle avait sous les yeux, mais les documents comportaient aussi des images de la planète Quantor. Les moyens militaires annoncés laissaient effectivement préfigurer que Quantor ne serait qu’un apéritif dans l’appétit de conquête de l’Expansion.
« Les Fengiriens, expliqua Shaella, ont convaincu leur marionnette sur Nadar, un certain Grendchko, de manifester bien haut son désir de revanche sur la planète Oblan. Et de toute évidence, des forces d’invasion seront envoyées sur Oblan. Mais la véritable cible de l’Expansion, c’est Quantor dans un premier temps.
– Nous avons moyen de neutraliser leur plan en leur infligeant une défaite de l’intérieur, intervint Fal.
– Si nous parvenons à susciter une révolte sur Nadar en faisant comprendre au peuple que la cause des Réfractaires est pleinement justifiée, l’Expansion perdra une partie non négligeable de ses forces vives.
– Mieux encore, compléta Fal, nous aurons probablement l’occasion de choisir notre terrain, ce qui, en temps de guerre, a toujours été un atout. »
Shaella approuva du chef, en se tournant vers Belganov, Naldeia et Jaynak. « En cas de réussite de notre grand projet, les forces de l’Expansion ne voudront pas abandonner Nadar si facilement. Les Ektrims, en particulier, sont connus pour être impitoyables envers les peuples sous leur férule. Les Fengirs ne sont pas moins féroces. Sans parler bien sûr des Zayborgs. Les forces de la Confédération se tiendront prêtes à s’interposer en cas de représailles. Qu’en dites-vous, Lucinda ? Etant donnée la situation, et la nécessité du secret absolu concernant notre projet, ne pensez-vous pas que votre enlèvement se justifiait ?
– Quel secret ? Mes associés ont déjà dû prévenir les autorités de Quantor. Et l’ordre Aramis a dû en faire de même.
– Est-ce le cas ? » demanda Shaella au Saillant.
Balchak poussa un soupir. « J’ai une certaine latitude dans mes missions. Je n’ai pas envoyé de rapport d’activité. Mon ordre ignore tout du rôle de la Confédération, ou même de l’enlèvement de Lucinda Vels. »
Un large sourire fendit le visage de Shaella. « Merveilleuse nouvelle. Quant à vos associés, dit-elle à Lucinda, ils ont trouvé dès le matin qui a suivi votre départ un message de vous-même annonçant que vous vous lanciez dans une tournée des différents mondes, à la recherche de technologies exotiques dont vous pourriez faire bénéficier Vels & Associés.
– Habile, concéda Lucinda. Vous avez donc toutes les cartes en main.
– A ceci près que nos équipes de scientifiques profiteraient grandement de votre aide et de votre expérience. Vous êtes la première personne à avoir pu obtenir la coopération d’un Nadarien sans que son nanite ne détruise une partie de son cortex cérébral en s’autodétruisant. »
Un frisson parcourut Jaynak à ces mots. Ses mains se portèrent à son casque, qui pour une fois lui parut moins pesant.
« Alors, dit Shaella, s’adressant toujours à Lucinda, acceptez-vous que je vous présente à nos neuroscientifiques ? »
Le regard de Lucinda se détacha des yeux verts de Shaella pour se porter sur Belganov. Celui-ci hocha la tête. Jaynak l’imita aussitôt.
« J’accepte », lâcha Lucinda, les lèvres sèches.
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