lundi 28 octobre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 18

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le dix-huitième.


18. La voie des Fervents 

« Veuillez sortir de la salle », fit une voix métallique. Jaynak savait que les ondes sonores seraient dispersées avant de pouvoir atteindre ses compagnons toujours dans leur simulation, et qu’il était donc le seul concerné. La porte glissa devant lui et il se retrouva dans le corridor. Bientôt se présenta la silhouette de taille moyenne d’Ymeo. Elle lui sourit, et l’éclat bleu de ses yeux lui apparut moins glacial qu’à l’accoutumée. « Je sors d’une communication avec le maître. Il tient à vous faire savoir qu’il est très satisfait de votre prestation dans la salle holo. Il ne vous en veut pas d’avoir bousculé son avatar. 

– Vous m’en voyez ravi. » Jaynak essaya de mettre de la conviction dans sa voix, sans guère de succès à son goût. Ymeo ne parut pas s’apercevoir de son manque d’enthousiasme. 

« Vous pouvez l’être. C’est une étape importante que vous venez de franchir. Il était primordial pour nous d’apprendre que votre sens du sacrifice s’appliquait pour le bien de notre maître. 

– C’est la voie des Fervents. 

– Je ne vous le fais pas dire. C’est un moment que vous ne devez pas oublier, et qui vous soutiendra dans les épreuves à venir. » 

Elle n’ajouta rien, et Jaynak s’abstint de lui poser des questions. Tout cela ne présageait pas grand-chose de bon. En même temps, y avait-il eu un seul fait positif depuis qu’il avait intégré ce foutu stage ?

Ses compagnons ne tardèrent pas à sortir chacun à leur tour. Naldeia avait peut-être le teint un peu plus pâle que les autres, mais ne montrait rien. Jaynak admira le courage dont elle faisait preuve. Sur le trajet du retour vers leur cellule, il lui fit un petit signe de tête pour lui témoigner son soutien. Elle ne sembla pas le remarquer. 

Les ballons-tubes emplis de sengré les attendaient dans leur dortoir. Lorkcho, cependant, n’était quant à lui pas présent. « Ils ont dû lui imposer une autre épreuve, déclara Pechko lorsqu’ils discutèrent de son absence. S’ils ne lui ont pas remplacé son ballon-tube, c’est juste qu’ils veulent le sevrer quelque temps. » 

Jaynak lut sur le visage de Naldeia le reflet de ses propres doutes. Nul n’éleva d’objection, pourtant. En observant la jeune femme, Jaynak maudit le bandeau qu’ils portaient, et l’incessante surveillance dont ils faisaient l’objet. Elle devait avoir besoin de s’épancher, de se livrer. Parler à une oreille amie était toujours le début de la solution. L’espoir, en tout cas, de pouvoir rendre une expérience traumatisante un peu moins empoisonnante. Le partage du fardeau… Elle se tenait pourtant droite, sans fléchir malgré son expression de dégoût profond, et Jaynak perçut en elle l’étoffe de la résilience. Son respect pour elle ne fit que s’accroître. 

Lorkcho ne reparut pas au repas du soir, et pas davantage le lendemain. C’est en évoquant son image et celle de Glenk que Jaynak parvenait à repousser les élans de son corps vers le ballon-tube. Le sengré, ce sengré en particulier, c’était l’oubli de la douleur, mais aussi celui de sa dignité de Nadarien. La souffrance ne pouvait vous rendre plus fort que si vous l’affrontiez les yeux dans les yeux. 

L’absence de Lorkcho lui pesait, bien sûr. Elle planait également telle une ombre sinistre sur ses compagnons. Aussi ce matin-là, au moment où ils rejoignaient le parcours du combattant de l’avant-veille, Jaynak aborda-t-il ouvertement la question. Il avait le sentiment d’avoir gagné suffisamment de crédit auprès d’Ymeo pour pouvoir se le permettre. 

« Votre camarade a été appelé sur une autre voie, plus adaptée à ses capacités, répondit leur instructrice. 

 – Ailleurs qu’ici ? demanda Jaynak. Nous ne l’avons pas vu sur la base. 

– Cela dépasse mon niveau d’habilitation. Et clairement le vôtre. » 

Le ton était aussi menaçant que l’attitude. Jaynak aurait voulu étrangler la jeune femme pour lui faire cracher le morceau — lui faire avouer que sa pire crainte s’était réalisée, que Lorkcho avait bien été transféré sur Ulicron. Il baissa la tête tout en se fustigeant pour sa lâcheté. Nul de ses compagnons ne chercha à en savoir davantage. Jaynak avait-il eu dès le début le pressentiment du destin funeste de son camarade, ce qui expliquait qu’il avait tenté de le prendre sous son aile ? Ou bien se montait-il la tête, victime du stress du quotidien ? A ses yeux, la réponse était évidente. 

Après cela, ce fut comme un long tunnel où les épreuves se succédaient sans fin. La plus difficile de toutes fut de repousser les attraits du sengré jour après jour, mais le visage de ses compagnons était à présent gravé en lettres de feu sur son ballon-tube. Il puisait suffisamment de force dans ce souvenir pour rejeter la tentation, malgré l’épuisement à chaque fin de journée. L’amélioration progressive dans les épreuves de force, d’endurance ou d’habileté aux différentes armes ne procurait à Jaynak qu’une amère satisfaction. Certes, il pouvait désormais dégainer un disrupteur et tirer avec de raisonnables chances de succès, même sans viseur, et plus vite que la moyenne. Mais les simulations de chasse avec les Fengirs, de même que les expériences en salle holo au service de Grendchko étaient autant de tentatives de conditionnement. Il fallait subir et faire semblant de ne pas s’en apercevoir. 

Un jour, dans une salle holo, Naldeia et lui furent séparés des autres. Ils avaient pour mission de repérer les premiers un haut dignitaire naldarien susceptible d’être agressé par des Réfractaires. Nadeia reçut l’ordre dans son oreillette de grimper sur un arbre afin de signaler le point d’observation le plus discret et propice. Jaynak devait quant à lui vérifier la présence de traces possiblement laissées par les Réfractaires dans la végétation. Cela lui prit un moment avant que ne reparaisse Naldeia. Elle l’amena vers un champ sur un coteau en altitude, où poussaient de hautes herbes. Tous deux s’y allongèrent. Lendev et Pechko avaient leurs propres objectifs, dont ils ignoraient tout. Elle se tourna vers lui et le fixa avec une gravité et une intensité inhabituelle. « Nous pouvons cesser de jouer la comédie à présent que nous sommes seuls », commença-t-elle. 

Jaynak écarquilla les yeux. 

« On sait tous les deux comment ils ont eu Glenk et Lorkcho. Et toi, toi tu es bien placé pour savoir ce que Grendchko m’a fait. On doit trouver le moyen de sortir d’ici, ou au moins de faire parvenir un message à l’extérieur. » 

Jaynak ne dit rien tout d’abord. Il prit une inspiration, puis empoigna son disrupteur, se leva et le pointa sur Naldeia. « Arrêt du programme en raison de propos séditieux. Je répète, propos séditieux de Naldeia. Je souhaite signaler une grave traîtrise envers notre maître Grendchko. » 

Les hautes herbes disparurent aussitôt, ainsi que le personnage de Naldeia et le disrupteur dans sa main. Jaynak hocha la tête, puis s’avança de lui-même vers la sortie. Il se demanda s’il serait tombé dans le panneau s’il avait été un vrai traditionaliste, peu au fait des technologies importées. Si sa pratique des salles holos, en particulier avec un programme inconnu, ne lui avait pas fait expérimenter à quel point on pouvait avoir affaire à un jeu de dupes — de faux semblants et d’illusions. D’après son hypothèse, la véritable Naldeia s’était bien dirigée vers l’arbre hors de sa vue où elle avait accompli ce qu’on lui demandait. Mais en redescendant, elle avait dû trouver au pied du tronc un faux Jaynak. Elle lui avait indiqué un autre lieu que les hautes herbes comme point d’observation. Pendant ce temps, une fausse Naldeia, en tout point identique à l’originale, réapparaissait auprès de Jaynak pour s’apprêter à tendre son traquenard. Il supposait que la vraie avait elle aussi subi un test de loyauté similaire, et espéra qu’elle avait également su le réussir. 

Oui, il fallait à tout prix qu’elle ait pu déjouer le piège. S’il devait accomplir la suite du stage en sachant que la jeune femme avait été envoyée dans les mines d’Ulicron... 

La confirmation de sa théorie lui fut apportée un peu plus tard dans la journée, quand il la revit et qu’elle fit un signe du menton dans sa direction. Si on n’avait pas tenu rigueur à Naldeia des propos soi-disant prononcés par elle dans la salle holo, c’est bien que ces phrases étaient issues du programme lui-même. Il manqua défaillir de soulagement, et eut un pâle sourire. 

Sur le point de s’endormir ce soir-là, une nouvelle éventualité lui vint à l’esprit. Naldeia pouvait travailler pour Grendchko depuis le début. Jouer le rôle d’une prisonnière lui permettait d’espionner les autres stagiaires. Dans ce cas, elle devait envoyer ses rapports à sa hiérarchie dès qu’elle était séparée du reste du groupe. 

Un frisson le traversa. Mais si c’était le cas, pourquoi aurait-elle attendu de se trouver dans une salle holo pour lui tenir ce genre de propos ? Pourquoi ne pas faire comme Glenk, profiter de la nuit, moment où ils ne portaient plus de bandeau, pour lui parler ? Non. Cela ne cadrait pas avec le personnage. Depuis le début, Naldeia avait été la discrétion même. Elle n’aurait pas pris un tel risque. C’était d’ailleurs ce qui avait alerté Jaynak dans la salle holo, le fait qu’elle franchisse ainsi le pas et se dévoile. Et sa réaction après ses instants d’intimité forcée avec Grendchko… Aurait-elle pu simuler aussi brillamment son aversion ? Jaynak en doutait. Il porta la main à son front pour se gratter avant de la retirer avec irritation. 

Les jours suivants, le silence entre les stagiaires fut plus pesant que jamais. Quand ils prenaient la parole, ils n’abordaient que des sujets frivoles ou purement utilitaires. Chacun visait à se dévoiler le moins possible, Jaynak le sentait bien. Ces tests de loyauté étaient un stress supplémentaire qu’on leur infligeait. Pourtant, sur le terrain, certaines épreuves imposaient de coopérer et de se connaître, voire de se faire confiance un minimum. Il y avait en outre une solidarité instinctive liée au fait d’avoir survécu jusque là. Même Lendev, le plus individualiste d’entre eux, avait parfois des gestes d’assistance. Il fallait donc se fier aux gestes, aux expressions et aux actes pour mieux se connaître. D’une certaine manière, devoir se passer de mots permettait aussi de se rapprocher d’une forme de vérité qui serait peut-être restée inaccessible sinon. Nul n’était prêt, cependant, à joindre la paume de ses mains avec l’un des autres. Trop intime, cette communion aurait témoigné d’une vulnérabilité à proscrire à tout prix dans ces conditions. Le pire pouvait toujours survenir pour n’importe lequel d’entre eux, et il fallait s’y préparer. 

Combien de jours passèrent ? Jaynak en avait perdu le compte. Quand Ymeo, un matin en salle de réunion, leur annonça que dorénavant, ils allaient être intégrés à un groupe de Fervents de Grendchko, la surprise fut totale. 

Au début, ils eurent à endurer le mépris du reste du détachement pour ces Jaunes qu’on leur imposait. Mais Jaynak s’aperçut que les épreuves soumises aux Fervents étaient moins difficiles que celles qu’ils avaient eux-mêmes dû surmonter. Très vite, moqueries et quolibets cessèrent, car Lendev et Jaynak notamment rivalisaient avec les leaders du groupe. Nombre des Nadariens à leurs côtés ne s’étaient enrôlés que pour témoigner leur soutien à Grendchko tout en touchant une paie, mais n’avaient pas de qualités physiques particulières, ni de réelle motivation à triompher des épreuves. Il n’y avait plus de drones pour monitorer et punir. 

Jaynak restait prudent toutefois, et ne manquait pas une occasion de prouver sa loyauté à Grendchko. L’un des Fervents se plaignit ainsi un jour devant lui des conditions de confort et des horaires de travail. Il le rabroua fermement. « Tu devrais te sentir honoré d’être ici, et de travailler pour le maître. Ce que nous faisons ici nous dépasse tous, souviens t’en. 

– Tu ne peux pas dire autre chose. Tu es un Jaune.

 – Personne ne t’a forcé à devenir un Fervent. A quoi bon venir ici, si ce n’est pour honorer Grendchko ? » 

Comparés à la plupart des autres, les quatre stagiaires donnèrent, par leur attitude aussi bien que par leurs résultats, l’impression d’être une élite et non des individus sur le chemin du redressement. Au bout du premier mois, on alla jusqu’à retirer à Jaynak et ses compagnons leur bandeau. Ils devenaient des Fervents à part entière, et cela changeait tout. 

 

 

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