lundi 14 octobre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 16

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le seizième. 

16. Pour l’honneur de Grendchko 

En retirant son casque, Jaynak ressentit une nouvelle démangeaison, sous l’une de ses plaques au niveau du front. Son doigt entra en contact avec son bandeau, et il laissa retomber sa main. Il s’accroupit et reprit son souffle quelques secondes. Les efforts dans cet univers virtuel l’avaient épuisé, à moins que ce ne fût la soudaine charge émotionnelle de la fin de l’exercice. En tout cas, il avait deviné juste. Quand les Fengirs donnaient des ordres, ils entendaient être obéis, quelles que fussent les pertes collatérales. Dès qu’il remit le casque sur sa patère, la paroi de son tube coulissa en émettant un chuintement, lui libérant le passage. 

Parmi ses compagnons, seuls Lindev et Pechko en avaient déjà terminé. Ils s’assemblèrent pour observer les autres. Jaynak apprit qu’ils avaient subi les mêmes épreuves que lui. Eux aussi avaient perdu une vie, et eux aussi avaient fini par triompher malgré tout. Dans leurs tubes, leurs compagnons bougeaient les membres avec précaution. Lorkcho se mit tout à coup à battre des bras et s’affaissa lourdement sur les genoux — Jaynak revécut en pensée sa propre chute. L’imposante carcasse du stagiaire fut parcourue d’un tremblement, puis s’immobilisa. Il demeura ainsi quelques secondes, telle une statue, avant de s’animer de nouveau. Lorkcho se redressa péniblement. Ses jambes s’agitèrent dans son tube. Jaynak résista à l’envie de s’empresser vers son compagnon pour lui enlever son casque et prendre sa place — il ne lui rendrait pas service. Au contraire, ce serait là l’éclatante démonstration qu’il le jugeait inapte. Comme si la situation de Lorckcho n’était déjà pas suffisamment précaire...

Regarder les participants affronter la simulation, s’imaginer chacun de leurs mouvements équivalait à en revivre les différentes étapes en simples spectateurs. C’était à la fois pénible et frustrant. Lorkcho fut le dernier à sortir. « J’ai fini par réussir, dit-il en se rapprochant du petit groupe qui l’attendait. De justesse, il ne me restait qu’une vie. » Jaynak lui passa le bras autour des épaules et l’étreignit un instant. Lorkcho parut surpris mais sourit faiblement. 

Il n’y eut aucun soldat pour les raccompagner. Seuls deux drones s’en chargèrent, preuve qu’Ymeo et ses hommes avaient une confiance totale en leurs capacités. Un silence pesant régnait dans le groupe. Jaynak n’avait pas discuté avec les autres du choix éthique qui leur avait été proposé. Très certainement, si ses compagnons avaient surmonté l’épreuve, c’est qu’eux aussi avaient décidé de sacrifier la femelle Fengir et son fils. Cette Voie sur laquelle on entendait les remettre était celle de la soumission et de la cruauté. Il ne lui restait cependant plus assez de force pour se rebeller. Ce fut avec une amère satisfaction qu’une fois de retour dans le dortoir, il constata la présence de volutes de sengré s’échappant de son ballon-tube près de sa couche. Les verres avaient été chauffés juste à point pour leur venue dans la pièce, une attention dont il n’aurait pas cru leurs hôtes capables. 

Il s’allongea. Son bandeau glissa alors, s’étant desserré de lui-même. Il le retira et le plaça à côté de lui. Plutôt que de positionner le ballon-tube directement sur son nez, il observa les autres lits. 

Ses compagnons ne portaient plus leur bandeau. Celui de Lorkcho était vraisemblablement tombé sans qu’il ne s’en aperçoive, au moment où son possesseur s’était penché vers son ballon-tube dont il inhalait furieusement le sengré. Pechko en faisait autant, mais en s’interrompant de temps à autre. Glenk avait le visage tourné vers le plafond et ruminait de sombres pensées. Lindev recherchait la position la plus confortable sur sa couche. Quant à Naldeia, assise en face de lui, elle le fixait du regard d’une manière qui le troubla. 

Les yeux de la jeune femme se posèrent sur le ballon-tube de Jaynak, et elle secoua la tête. 

Il la dévisagea un instant. Elle se tenait droit, ses yeux brillaient d’une lueur bleutée dans laquelle il lut le défi. Attitude fière, peut-être même admirable, mais aussi dangereuse. 

Il se passa la langue sur les lèvres. Non sans en éprouver de la honte, il se détourna et s’empara du ballon-tube. Dont il inhala quelques bouffées. Le sengré était fort, oui, mais il l’avait mérité. Surtout, s’il voulait s’endormir sans ressasser de pensées négatives, s’enivrer juste ce qu’il fallait était le meilleur moyen. Quelles étaient leurs perspectives, après tout, ici ? Isolés et oubliés de tous, surveillés sans relâche par les drones implacables. Jaynak fit cependant effort sur lui-même pour repousser le ballon-tube plus tôt qu’il ne l’aurait fait s’il n’avait senti le regard de la jeune femme peser sur lui. Il s’allongea, et le sommeil vint très vite. 

Etait-ce le milieu de la nuit ? Quelqu’un lui secouait le bras, au point de le faire émerger de sa torpeur. Dans la pâle lueur bleue d’Ulicron filtrant à travers les fenêtres se découpaient le front haut et le nez aristocratique de Glenk. Le personnage lui faisait signe de se lever. Jaynak eut un geste d’humeur et se retourna pour ne plus le voir, mais l’homme se mit à le secouer de plus belle. De guerre lasse, pestant dans sa barbe, Jaynak consentit à se redresser. Glenk le traîna vers les douches, dans la pièce adjacente. 

 « Je t’ai vu aider Lorkcho, chuchota-t-il avec ferveur. Tu m’as l’air de quelqu’un de bien. Mais si tu veux vraiment l’aider, et t’aider toi-même, nous devons préparer un plan pour nous sortir d’ici. »

 Jaynak battit des paupières. Les brumes du sommeil engourdissaient-elles son esprit, ou avait-il bien entendu Glenk prononcer ces paroles ? L’autre apposa ses mains sur ses épaules, et lui imprima une secousse. 

« Nous devons nous sortir d’ici, martela-t-il, tant que nous en avons encore la force ! A ce rythme, nous n’allons pas tenir longtemps. Une partie des épreuves vise à saper notre vigueur, la seconde à miner notre mental. Et ce sengré… Te rends-tu compte du danger dans lequel nous sommes ? » 

Malgré la pénombre, Jaynak ressentait l’intensité du regard posé sur lui. A son tour, il plaça ses mains sur l’épaule de Glenk, et le repoussa. « Je ne veux rien avoir à faire avec ce que tu manigances, dit-il. Je suis là pour faire mon stage, c’est tout. Ne compte pas sur moi. » Il se détourna et revint vers sa couche, ignorant l’expression de stupeur et de désespoir sur le visage de Glenk. Son camarade devait être bien naïf, s’il s’imaginait que les bandeaux étaient les seuls moyens d’espionnage de leurs hôtes. S’enfuir ? Autant se commander directement un aller simple pour Ulicron ! Il s’étendit sur son lit et tendit l’oreille dans l’obscurité, jusqu’à entendre Glenk regagner sa couche. 

Ils furent réveillés en sursaut par une sonnerie grave, et regardèrent autour d’eux comme s’ils s’attendaient à être bombardés. Au lieu de cela, une voix métallique leur intima de mettre leurs bandeaux. Le temps d’obéir, la porte d’entrée glissa sur un soldat accompagné de drones, qui leur fit signe de les suivre. Ils gagnèrent la salle à manger. Jaynak évita de croiser le regard de Glenk pendant l’absorption de l’obal. 

« Combien de temps pensez-vous que va durer ce stage ? risqua Pechko. 

– Quand tu le sauras, tu nous tiendras informés. » Lendev ponctua sa réponse d’un sourire sarcastique.

 « Une fois qu’on aura réussi les épreuves, intervint Jaynak, il se terminera. Ou en tout cas, quand on nous jugera dignes de devenir des Fervents. 

– Un jour qui peut très bien ne jamais arriver, laissa tomber Lorkcho, la mine déconfite. 

– Allons, le rabroua Jaynak, tu as fini par réussir l’épreuve d’hier après-midi, non ? Sans que personne ne t’aide. Par toi-même. C’est la preuve que tu peux progresser. Et y arriver. 

– Oui, mais vous avez vu le parcours du combattant ? Ça n’est pas fait pour moi. Jamais je ne réussirai.

 – Le but n’est peut-être pas de tout réussir, intervient Naldeia de sa voix veloutée. Tant que tu montreras de la bonne volonté, tu resteras dans la course. C’est le plus important, tu ferais mieux de t’en souvenir. » 

Glenk avait la mine morose. Il se borna à secouer la tête. 

Lorkcho ainsi que chacun de ses compagnons ne tardèrent pas à devoir appliquer les conseils de Naldeia. Ymeo, toujours flanquée de ses drones, les entraîna dans un footing matinal autour de la base. Etrangement, quand Lorkcho interrompit sa course, les mains sur les hanches, haletant, à la recherche d’un second souffle, celui des drones qui s’approcha ne lui délivra pas de décharge. Il se contenta de rester à ses côtés, puis de l’accompagner jusqu’à ce qu’il rejoigne les autres à son rythme. Ils étaient rassemblés devant un stand de tir en plein air. Ymeo accueillit l’arrivée de Lorkcho d’un simple hochement de tête. 

« Ces pistolets photoniques, dit-elle en indiquant deux armes de poing sur la table du stand, sont réglés à leur minimum, c’est-à-dire qu’ils ne causent aucun dégât — chaque tir envoie un signal perçu par la cible. Dans un premier temps, pour vous familiariser, vous allez viser une cible holo. Vous n’avez droit qu’à une seule tentative, mais vous pouvez tirer quand vous le souhaitez. Appliquez-vous. » Elle désigna l’ordre des participants par binômes. Jaynak se retrouva partager la dernière position avec Glenk. 

Il y avait un bâtiment de forme cylindrique doté de différentes fenêtres à environ quarante mètres en face, mais les drones SR flottèrent jusqu’à la moitié seulement de la distance, d’où ils projetèrent les cibles holos. Rondes, celles-ci étaient pourvues de divers cercles concentriques. Pechko tira plus vite que son équipière, Naldeia. Il toucha pourtant la cible, de justesse, contrairement à la jeune femme. Landev fut celui qui prit le plus de temps. Un petit trou se forma dans le plus grand cercle, résultat qui ne parut guère lui plaire. Lorkcho avait moins fait durer le suspense, mais avait manqué. Jaynak soupesa l’arme, et visa soigneusement. Chaque drone se trouvait non loin de l’holocible projetée, si bien que Jaynak se demanda si ses compagnons n’avaient pas été tentés d’ajuster les sentinelles silencieuses à la place de la cible. Qui sait, cela faisait peut-être partie du test. L’absence de viseur optique se fit ressentir et il manqua son coup, de même que Glenk à ses côtés. 

« Une nouvelle cible maintenant, fit Ymeo, plus imposante mais aussi plus éloignée. Attention, on parle cette fois d’une épreuve motivationnelle. Le pistolet est posé sur la table. Au signal, vous devez le saisir, viser et tirer avant votre adversaire. Mais bien sûr, tout ça ne suffit pas. Vous devez toucher l’ennemi avant qu’il ne vous touche. » 

Les stagiaires s’entreregardèrent avec consternation. 

« Qui est l’adversaire ? demanda Naldeia. 

– Un droïde de type bipède 132. Lui aussi aura son pistolet posé devant lui. Il est réglé pour être rapide, mais pas beaucoup plus que la moyenne. Vous pouvez le prendre de vitesse. » 

Le vent sifflait dans les branchages alentour. Ce fut Lorkcho qui osa poser la question la plus importante. « Il se passe quoi, si on le rate et qu’il nous touche ? 

– Une petite punition, une simple décharge électrique. Rien de bien méchant. C’est l’aspect motivationnel de l’épreuve. Ça va vous aider à progresser plus vite, vous verrez. » 

Jaynak se demanda s’il était le seul à avoir envie d’arracher à Ymeo son sourire narquois. Il supposa que non, mais fit effort pour ne rien laisser paraître. 

Naldeia et Pechko firent face à leurs adversaires. Imposants, ces derniers occupaient la grande majorité de l’encadrement des deux larges fenêtres du rez-de-chaussée du bâtiment situé à quarante mètres. Une lueur rouge unique de mauvais augure luisait au centre de leur crâne d’acier. Les drones, pour leur part, continuaient de flotter à mi-distance. Ils ne faisaient plus apparaître des cibles mais une lumière jaune. Dès qu’elle devint rouge, Naldeia et Pechko s’emparèrent de leurs armes. Le Nadarien fut plus prompt que la jeune femme, et fit feu en même temps que son adversaire. Il manqua, et son cri fit penser à un aboiement. Naldeia, qui n’avait pas eu le temps de tirer, lâcha son arme et ouvrit la bouche sur un cri silencieux tout en se tenant les côtes en tremblant. Les deux stagiaires firent la grimace en direction de leurs compagnons. Quand Jaynak demanda à Naldeia, qui s’était écartée du stand et se redressait, si elle avait encore mal, elle répondit que la douleur s’estompait. Elle avait en effet cessé de trembler. Pechko s’était ressaisi presque aussi vite. 

La pâleur le long des plaques de la figure de Lorkcho témoignait à quel point il appréhendait l’épreuve. Lendev avait quant à lui le visage fermé. Il fut plus rapide que le droïde, mais manqua son coup. Touché à son tour, il serra les dents. Lorkcho, qui n’avait pas réussi à tirer avant son adversaire, fut à peine moins stoïque, poussant un cri étouffé. 

Jaynak savait n’avoir aucun moyen d’échapper à la punition. Il n’était pas assez entraîné aux jeux de tirs en salle holo pour faire bonne figure. L’idée de se planquer sous la table l’effleura, mais ce serait immanquablement interprété comme un signe de mauvaise volonté. 

Signal jaune… Le monde semblait se résoudre à cette lueur dorée — jusqu’à ce quelle devienne rouge. Jaynak se jeta sur la poignée de l’arme, trop vite sans doute, car il ne parvint pas à assurer sa prise. A peine eût-il levé le bras qu’il fut frappé de plein fouet dans la poitrine. Il crut que son cœur s’était arrêté de battre, puis ressentit une sorte de brûlure interne. Pendant qu’il contemplait les plaques sur son torse avec incrédulité, recherchant une trace de l’impact, il prit vaguement conscience du son d’une chute. Il se tourna, pressentant quelque chose d’inhabituel. 

Glenk était tombé. Lui aussi avait les bras serrés contre la poitrine. Ce n’est que lorsqu’il examina le visage de son compagnon que Jaynak s’étonna de l’étrange fixité de son regard. Puis s’en alarma. Il y avait dans l’air une nette odeur de brûlé. 

Les compagnons se pressèrent autour du camarade qui devait être le plus âgé d’entre eux. En quelques instants, ses traits acquirent une rigidité cadavérique. 

« Son cœur n’a pas tenu, articula Naldeia avec stupeur. Il est mort. » Ses paroles furent accueillies par un grand frémissement collectif. L’incrédulité se lisait sur les visages. 

Ymeo s’approcha à son tour. Les drones flottaient au-dessus d’elle. Elle sortit sa tablette et scanna le corps de Glenk. « Diagnostic confirmé, fit-elle. Arrêt cardiaque. » 

Le désarroi régnait dans le petit groupe, tandis qu’Ymeo donnait des ordres pour que l’on vienne chercher le cadavre. Lendev s’avança vers elle, les bras croisés. « Vous avez une explication ? » Il était nettement plus grand qu’elle, et son ton était mordant. 

S’il avait cru l’impressionner, il en fut pour ses frais. Elle fit un geste pour le faire patienter. « Analyse ce bipède 132 », commanda-t-elle à l’un des drones. Celui-ci se rapprocha du droïde, avant de commencer à transmettre des données en temps réel sur la tablette d’Ymeo. La responsable de leur petit groupe gardait pendant ce temps une impassibilité peut-être juste de façade, mais qui n’en était pas moins remarquable. Elle était sur ses gardes, oui, mais son visage n’exprimait nulle culpabilité. Lorsqu’elle parla, elle les fixa dans les yeux, les uns après les autres. « Ce modèle de bipède 132 a connu un dysfonctionnement et a envoyé une décharge de plus haute intensité que prévu. Je tiens malgré tout à rassurer chacun d’entre vous. » 

Le ton employé, glacial, fit frissonner Jaynak. « Nous avons un taux de perte acceptable pour ce Stage de Remise sur la Voie. Le décès de votre camarade ne nous fait aucunement dépasser ce taux, et ne remet donc pas en cause votre participation à ce stage. Nous allons nous accorder une petite pause, pendant laquelle tous les droïdes qui doivent prendre part à l’exercice du jour seront méticuleusement vérifiés. Après ça, nous reprendrons. » 

Jaynak n’en croyait pas ses oreilles. En observant ses compagnons, il vit qu’ils étaient aussi estomaqués que lui. C’est alors qu’une pensée lui vint, glaçante. Glenk avait-il eu la prémonition de sa triste fin la nuit précédente ? Ou bien l’avait-il provoquée par sa démarche ? La question se mit à le hanter, au point qu’il en perdit contact avec la réalité. Il sentit qu’on lui touchait la main. C’était Naldeia. Elle l’attira sans un mot vers le cadavre, toujours au même endroit. S’agenouilla. « Rejoins la strate », dit-elle. Elle ramassa un peu de terre qu’elle jeta sur le corps. Puis, de l’index, elle dessina des cercles concentriques sur le torse de Glenk. 

Jaynak approuva d’un hochement de tête avant de s’agenouiller et de prélever lui-même un peu de terre. En leur montrant l’exemple des gestes traditionnels, Naldeia avait attiré à eux le monde extérieur. Pour un instant, ils n’étaient plus des individus oubliés de tous, promis à un sinistre destin, mais regagnaient leur dignité de Nadarien. Par ces gestes, Glenk se retrouvait lui aussi drapé de cette dignité, recouvrant son statut. En se relevant, Jaynak vit la gêne sur le visage d’Ymeo. Elle n’empêcha cependant aucun d’eux de pratiquer le rite. A peine Pechko, le dernier, en eut-il terminé qu’un glisseur automatisé les rejoignit. Son coffre coulissa, révélant une ouverture béante. Les deux drones conjuguèrent leurs champs de force pour soulever le cadavre et le déposer dans le glisseur. Celui-ci s’éloigna aussi silencieusement qu’il était survenu. 

« Nous allons pouvoir reprendre, lança Ymeo après avoir consulté sa tablette. Je vous rassure, tous les droïdes sont cette fois pleinement opérationnels. Le reste du parcours est un peu plus facile. Attention, concentration et réflexes, sans oublier une bonne coopération avec votre partenaire, voilà les ingrédients pour réussir. Au signal jaune, vous allez courir en direction du bâtiment. Les bipèdes 132 ne se montreront que lorsque vous en serez nettement plus près, ce qui rendra vos tirs plus efficaces. Même si vous les touchez sur des zones non vitales, ils seront désactivés. Une fois l’immeuble derrière vous, vous descendrez en bas de la pente, le long d’une rue bordée de bâtiments en enfilade. L’objectif est simple, il suffit de traverser cette reconstitution de ville d’un bout à l’autre. Méfiez-vous quand même, l’aspect motivationnel de l’épreuve est maintenu. L’ennemi peut surgir de n’importe quelle ouverture, à droite, à gauche, devant vous, derrière ou en hauteur. Il faut tout surveiller, tout écouter. Vous pouvez reprendre votre souffle de temps en temps, mais si vous restez immobile trop longtemps, les droïdes vous retrouveront avec leur vision infrarouge. Cette fois, tout se passera bien, je vous le garantis. »

 Lorkcho avait l’air hébété, comme s’il émergeait à peine des vapeurs du sengré. Lendev dissimulait mal une moue de dégoût, Pechko avait porté une main à son front et partageait avec Naldeia la même expression désabusée. Jaynak poussa un soupir. Il redressa la tête en voyant Ymeo s’approcher. 

« Comme tu n’as plus de partenaire, indiqua-t-elle, tu auras deux fois moins d’ennemis. » 

Jaynak acquiesça, sans pour autant se bercer d’illusions. 

Les drones reprirent place à mi-chemin du bâtiment. 

« Pechko et Naldeia, prenez vos armes ! ordonna Ymeo. Allez, et couvrez d’honneur Grendchko, notre maître à tous ! »

 

lundi 7 octobre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 15

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le quinzième.

15. Les cinq vies du Fengir 

Leur première journée de stage n’était pas achevée, loin s’en fallait. Après une période bien trop courte, Ymeo et ses drones revinrent. Jaynak parvint à s’arracher à l’emprise du sengré, mais les drones durent utiliser leurs champs de force pour retirer les ballons-tubes des mains de Lorkcho et de Glenk. Hébétés, ceux-ci se demandaient ce qui leur arrivait. « Nous allons passer à la salle d’immersion, fit la voix ferme d’Ymeo. Suivez-moi. » 

Tout en redoutant le pire, Jaynak alla aider Lorkcho à se lever. Son compagnon manqua le faire tomber en s’appuyant de tout son poids contre lui. Jaynak lui-même était insuffisamment remis de la première épreuve, ses jambes étaient lourdes, chacun de ses membres lui signalait une courbature. La petite procession gagna cahin-caha l’une des salles du complexe dédiées à la réalité virtuelle. Chaque casque était accroché à une patère dans un compartiment tubulaire de vitriglass. Ymeo indiqua aux stagiaires de prendre place et d’enfiler le casque. Un simple regard apprit à Jaynak qu’il n’était pas le seul à s’avancer avec circonspection. Lorsqu’il pénétra à l’intérieur de son tube, le sol s’affaissa sous lui avant de reprendre sa fermeté — Jaynak se rattrapa aux parois. La technologie ici était rétrograde. Il se trouvait sur une sorte de socle, ou de tapis dont il sentait qu’il pouvait bouger sous ses pieds. Il y avait sans doute une raison à cette volonté de ne pas installer directement une salle holographique. 

Jaynak battit des paupières. Le mystère. L’impossibilité de jeter un simple coup d’œil en passant à l’intérieur pour voir quel décor était projeté laissait entendre que l’on développait ici un programme secret. Quelle en était la teneur ? Jaynak frissonna en enfilant son casque. A ses côtés dans leurs propres tubes, ses compagnons s’équipaient également. L’obscurité fut d’abord totale. Puis, une lueur verdâtre se mit à filtrer, tandis qu’un bourdonnement de sons inconnus lui parvenait. A mesure que l’image se précisait, les sifflements, caquetages, barrissements et autres hululements de la jungle gagnaient en volume. Quatre membres velus flottaient devant lui. Instinctivement, Jaynak chercha à lever les mains pour s’en protéger. 

Les quatre membres se levèrent à l’unisson en posture défensive. Stupéfait, Jaynak tenta de bouger une main pour la placer devant ses yeux. Une paluche griffue se présenta en gros plan. 

Un Fengir. La simulation le mettait dans la peau de l’un de leurs alliés. A en juger par la forme distordue des arbres, les couleurs criardes de certaines plantes probablement carnivores, les lianes qui, parfois remuaient sans qu’aucune brise ne se fasse sentir, il se retrouvait sur la sinistrement célèbre planète Helgash 7. D’inquiétants craquements retentissaient dans la végétation. Un chuintement lui fit porter le regard plus bas. Un serpent ondulait dans les hautes herbes, s’éloignant de lui. Un grondement glaça le sang de Jaynak dans ses veines, avant qu’il ne se rende compte qu’il émanait de lui-même. Balayant le décor, il chercha en pure perte à apercevoir l’un de ses compagnons. Ce n’est qu’en écarquillant les yeux qu’il discerna la forme ramassée, parfaitement immobile d’un Fengir dont la fourrure se confondait avec la branche de l’arbre sur laquelle il était posté. Dans l’ombre, des prunelles jaunes luisaient d’intelligence. Jaynak sut immédiatement que ce ne pouvait être l’un de ses compagnons — l’osmose entre la créature et son environnement était trop parfaite. 

« Rejoins-moi, feula le Fengir. Grimpe sur la branche. » L’une des mains griffues désignait l’endroit. 

 « Et si je refuse ? » demanda Jaynak d’un ton de défi. 

Un arc de douleur irisé se répandit de son crâne à tous ses membres, qui se mirent à trembler. Jaynak voulut retirer le casque, mais s’aperçut que ses bras ne répondaient plus. Il poussa un gémissement. « Si tu persistes à chercher à enlever ton casque, tu seras exclu du Stage de Remise sur la Voie. Souhaites-tu tant que cela visiter les mines d’Ulicron ? » 

Jaynak se souvint de différents procès qui avaient défrayé la chronique. A sa connaissance, aucune des familles dont l’un des proches avait été exilé sur la lune n’avait pu faire annuler ou commuer la sentence. Il interrompit aussitôt ses efforts. Les quatre bras de son avatar, figés à mi-hauteur, retombèrent le long de son corps. 

« Un seul bond devrait suffire. » 

Les nerfs encore à vif, Jaynak respira néanmoins avec plus de facilité. Il s’avança vers la branche avec incrédulité. La hauteur à laquelle elle se trouvait était trop importante, d’après son estimation, d’autant qu’il n’était équipé d’aucun ajusteur gravitationnel qui lui aurait permis de tricher. Les empreintes dans les herbes ne laissaient aucun doute quant à la masse de son avatar. Le tronc, en revanche, n’était pas vertical, et si Jaynak parvenait à faire jouer les griffes en grande partie rétractées qu’il apercevait… Il décida malgré tout de tenter le saut en premier lieu, ne voulant pas risquer une nouvelle décharge électrique. 

Ses jambes ne fonctionnaient pas selon le même mode que les siennes sur Nadar, il eut des difficultés à obtenir un fléchissement. Jaynak avait cependant déjà utilisé des simulations assez pointues, et savait qu’il suffisait de maintenir ses instructions un certain temps pour que le programme s’adapte à ses connexions neurales et produise les résultats escomptés. Ce fut effectivement le cas. Dès que le fléchissement se fit, Jaynak s’élança sans trop d’espoir. Le bond fut nettement plus impressionnant qu’il ne s’y attendait, il ne manqua la cible que d’un demi-mètre. En retombant, il roula maladroitement, et fut parcouru d’une nouvelle onde de douleur quand son épaule rencontra un caillou pointu. Il grimaça, et retint un juron. Le simulateur retranscrivait un peu trop fidèlement les chocs. Jaynak ressentait aussi des élancements en provenance de cette paire de bras supplémentaires qu’il ne savait pas encore gérer. Avant de se lancer dans une autre tentative, il exerça sa volonté à en prendre le contrôle, et ne s’estima satisfait qu’après avoir effectué plusieurs arcs de cercle avec chacun. Dans l’intervalle, il découvrit également comment sortir ses griffes — il suffisait de concentrer sa pensée sur ses doigts suffisamment longtemps et d’évoquer les griffes pour que celles-ci finissent par surgir. 

« J’attends toujours », grogna le Fengir du haut de sa branche. 

Jaynak se retrouvait submergé par le potentiel de son avatar. Il pouvait exhiber individuellement, par groupes ou simultanément les seize griffes dont il disposait, à condition de produire l’effort mental adéquat. Comme le déplacement de ses six membres ne lui venait pas non plus naturellement, il se sentait plus que maladroit. Il décida de se focaliser d’abord sur ses jambes, mais pas uniquement sur elles. Il les fléchit cette fois à leur maximum, et s’attacha à coordonner le mouvement avec ses quatre bras, qu’il étendit vers le haut au moment où il bondissait. La branche se rapprocha à une vitesse saisissante. Jaynak poussa un cri de surprise en la dépassant. Il ne la perdit pas des yeux, toutefois, et en retombant, l’agrippa avec trois de ses mains. Le choc fut violent. Sa prise glissa jusqu’à ce qu’il pense à sortir les griffes. Jaynak se retrouva suspendu à la verticale, se balançant de manière incontrôlée. 

Ses bras le faisaient souffrir. Il ne pouvait cependant s’empêcher de ressentir la puissance inaccoutumée des muscles sous sa fourrure. Alors, il prit son élan, attendit le moment propice pour planter ses griffes dans la branche, puis, quand il gagna suffisamment de vitesse, lança l’une de ses jambes en l’air. Celle-ci atteignit le sommet de la branche, lui procurant un nouveau point d’appui. Il commença à se redresser, mais dut ordonner la rétraction de ses griffes pour ne pas se retrouver coincé. Ce ne fut qu’une fois à califourchon qu’il reprit bruyamment son souffle. L’arbre surplombait un gouffre d’où jaillissaient les troncs majestueux de dizaines de ses congénères. Des centaines de lianes pendaient, certaines en mouvement. 

« Pas très académique, commenta le Fengir d’une voix doucereuse. Mais pas si mauvais pour un extracorporel. Tu vois cette branche là-bas ? » Il désignait une ramification au-dessus du gouffre, aussi large que noueuse. « On ne peut pas l’atteindre directement. Et quand tu te sers d’une liane, tu dois en choisir une grenat. Les vertes sont les appendices des nedlecs et des frungiae, des plantes carnivores. » Le Fengir bondit sur la liane, l’agrippa, décrivit une courbe parabolique et, défiant la gravité, se jeta avec grâce sur la si lointaine branche. Son rétablissement fut parfait. « Rejoins-moi ! » rugit-il. 

Jaynak secoua la tête. La liane qui se balançait à présent était si fine et distante, la branche inaccessible. On ne demandait pas à un enfant qui savait à peine marcher de se lancer dans le sprint de sa vie. L’apprentissage avait beau être accéléré dans des simulations telles que celles-ci, il y avait des limites. Mais avait-il le choix ? Ymeo avait spécifié que la volonté de bien faire était récompensée, même si l’on échouait — ce qui impliquait de ne pas reculer devant l’obstacle. Jaynak détailla en pensée la succession de mouvements à accomplir. Il ne connaissait encore que très imparfaitement sa puissance physique, alors comment garantir la précision nécessaire ? Comment s’assurer une maîtrise de son équilibre similaire à celle de son mystérieux guide ? 

Il ne pouvait avoir aucune certitude. Si réponse il y avait, elle ne pouvait résider que dans la foi. Ce stage avait pour but, d’après ce qu’on lui avait dit, de faire de lui l’un des Fervents de Grendchko. Le moment était sans doute venu d’écarter tout raisonnement pour se transformer littéralement en Fervent.

Jaynak prit une grande inspiration et, se remémorant les mouvements de son guide, s’élança. Sensation de chute, vertigineuse. La liane s’était stabilisée et se rapprochait à grande vitesse. Deux des mains de Jaynak se refermèrent sur elle. La liane glissa, lui arracha des poils. Resserrant sa prise, Jaynak interrompit sa chute. Il lança ses jambes en avant pour favoriser le mouvement de balancier. Des branchages le frôlèrent, puis il remonta. Son estomac en fit autant, dans sa bouche. En un éclair, il vit son guide sur sa branche. Lâcha prise. 

Trop tard, cependant. Sa trajectoire l’amena en surplomb de la branche où l’attendait le Fengir. Jaynak se contorsionna, battit l’air de ses mains en pure perte. Son rugissement trahit sa surprise et son dépit. De nouveau, la chute. Il rebondit sur plusieurs obstacles qui le meurtrirent. Le sol approcha à mille à l’heure. Sa colonne vertébrale émit un sinistre craquement. D’une intensité extrême, insupportable, sa douloureuse agonie fut presque aussitôt éteinte par la perte de conscience. 

Ecran noir. La lueur verdâtre, indistincte, se précisa peu à peu. Le bourdonnement désormais familier de la jungle d’Helgash 7 lui emplit les oreilles. Comme sa vue regagnait toute sa clarté, des lettres rouge sang se mirent à flotter dans l’air. Elles formaient des mots, et une phrase qui retentit sous la forme d’une voix robotique. « Il vous reste quatre vies pour cette épreuve. En cas de perte de toutes vos vies, vous serez éliminé du programme. » 

Jaynak discernait le Fengir sur la branche de son arbre malgré son camouflage. Ses épaules se voûtèrent. « Nos charmants organisateurs s’y entendent pour motiver les troupes », lâcha-t-il. Il s’avança. 

« Rejoins-moi, feula le Fengir au pelage fauve rayé de noir. Grimpe sur la branche. » 

Jaynak savait inutile de protester. Il se mit en position et se remémora ses gestes précédents. Il exerça de nouveau bras et griffes. Son corps répondait à présent avec plus d’empressement, même s’il était toujours aussi troublant d’agiter une paire de bras et de mains qu’il n’avait pas possédées en temps que Nadarien. Son saut fut cette fois plus précis, ses mains se plaquèrent sur le tronc, ses pieds atteignirent la branche large et solide sans que Jaynak n’ait besoin d’opérer de redressement. 

« Un bond presque impeccable, mais réussiras-tu le suivant ? » Le Fengir lui répéta les spécificités des lianes grenat et vertes, avant de s’élancer. Cette fois, Jaynak l’observa avec intensité, se focalisant sur le moment où son guide lâchait sa prise. Il avait voulu se conduire comme un Fervent la dernière fois, mais à présent, il connaissait la terrible douleur infligée en cas de chute — ses tripes en étaient nouées. Le programme utilisait un degré de réalisme interdit dans les simulations autorisées dans le commerce et destinées aux civils. Jaynak savait pourtant qu’il ne devait pas laisser la peur le paralyser. La canaliser, en revanche, oui. S’en servir pour contrôler chacun de ses mouvements avec la plus grande précision. Cultiver le lâcher-prise juste ce qu’il fallait, comme au cours de ses compétitions d’escalade. 

Jaynak emplit ses poumons avant de s’élancer, de détendre ses jambes. Plongeon vertigineux. Il empoigna cette fois la liane de ses quatre mains, et dès qu’il le put, redressa la tête pour découvrir le plus tôt possible la situation de son guide. Il lâcha la liane beaucoup plus tôt, et sa trajectoire rencontra la position de la branche. Le contact fut abrupt, Jaynak réalisa qu’il aurait dû suivre un tracé un peu moins direct, légèrement plus en surplomb, en contrôlant mieux sa force et sa vitesse. Mais il s’agrippa toutes griffes dehors et finit par se rétablir, pantelant, le poil hérissé, meurtri mais soulagé d’avoir évité une nouvelle chute mortelle. 

Le guide désigna une série de branches qui s’étendaient au-dessus d’une canopée d’arbres de taille plus réduite. « Tu dois maintenant apprendre à te mouvoir plus rapidement. En situation de combat, c’est indispensable. Ces branches sont toutes atteignables sans difficulté, mais tu devras enchaîner les sauts. Vois ! » Le Fengir s’élança avec sa grâce coutumière. A chaque reprise de contact, ses jambes se fléchissaient et il bondissait de nouveau, sans s’accorder aucun répit. Il se retourna après le cinquième saut et fit signe au novice. 

Jaynak se sentait incapable de l’imiter. Dès le début, il prit soin de bien assurer ses appuis avant de s’élancer. Les sauts étaient à sa portée, mais jamais il n’aurait pu aller aussi vite que son devancier. Ce ne fut qu’à l’avant-dernier qu’il parvint à accélérer quelque peu le rythme. 

« Un enfant aurait fait mieux, grogna son guide, mais je vois un potentiel d’amélioration. » 

Jaynak reprenait son souffle. L’épreuve était moins exigeante physiquement que celle du matin, toutefois le degré de réalisme de la simulation la rendait plus stressante. 

« Tu vois cet oiseau ? » demanda le Fengir. Un volatile au plumage jaune vif et aux pattes graciles se trouvait perché sur une branche en surplomb à une centaine de mètres. Son long bec en forme de trompe venait de plonger entre les pétales effilés d’une fleur mauve. « C’est un igona. Tu vas devoir le chasser. Démonstration. » 

Le Fengir mit bras et jambes sur la branche et, progressant sans un bruit, s’avança vers l’oiseau. Il se déplaçait avec souplesse et rapidité. Pour éviter d’entrer dans le champ de vision de sa proie, il sortit ses griffes et bascula sur la partie inférieure de la branche. Jaynak dut se pencher pour continuer à l’observer. Sa progression était ralentie, mais le Fengir se mouvait de manière très sûre. Il rejoignit le tronc en s’arrangeant pour se maintenir à couvert. Le regarder approcher de sa proie inconsciente du danger était une expérience fascinante. L’oiseau interrompit tout à coup son repas et sa tête se tourna de droite et de gauche de façon saccadée. Ses ailes commencèrent à se lever, pour se rabaisser aussitôt après. L’igona replongea vers son festin. 

Le Fengir reprit ses mouvements. Il se trouvait maintenant sous l’oiseau, couvert par l’épaisseur de la branche. Il se mit à se rétablir millimètre par millimètre, sa première main griffue positionnée à cinquante centimètres derrière l’igona. Une deuxième, puis une troisième main se posèrent à leur tour. Le Fengir n’attendit pas et se propulsa puissamment, sans un bruit. Il abattit sa main sur sa proie et acheva son arc de cercle en projetant le volatile dans sa bouche aux crocs luisants. Des plumes jaillirent. L’igona n’avait pas même eu le temps de crier. 

Le guide se retourna vers Jaynak et lui fit un signe de l’index — à lui de jouer. 

Visible de loin, la parure jaune vif d’une nouvelle proie se trouvait à cinquante mètres en contrebas, sur un arbre mitoyen. Jaynak dut opérer un détour en passant par une branche suffisamment robuste pour accueillir son poids. Ses mouvements se faisaient plus fluides, son corps commençait à découvrir des points d’équilibre de manière naturelle. De sa nouvelle position, Jaynak se propulsa vers l’arbre voisin. Il amortit sa chute comme il le put, sortit ses griffes et se mit à redescendre le tronc quasiment à la verticale, vacillant parfois, menaçant de glisser. Comme l’avait fait son guide, il s’efforçait d’avancer à couvert. Des coups d’œil furtifs lui permettaient de déterminer sa situation par rapport à sa proie. Parvenu en surplomb de celle-ci, il se positionna du bon côté du tronc. Au moment de vouloir bondir, cependant, il perdit l’équilibre et se rattrapa comme il le put sur la branche où s’était trouvée perchée sa proie. Le froufrou des ailes battantes signala sa défaite. Jaynak se tourna vers son guide, dépité. Celui-ci lui faisait signe de le rejoindre. Il obtempéra, au prix de nouveaux efforts pour atteindre l’arbre voisin.

 « Tu apprendras à mieux gérer ton équilibre, dit son guide. Une proie plus facile, maintenant — un être humain. Il s’est emparé d’un cristal de données vital pour l’Expansion et s’apprête à regagner son vaisseau. Pour cette épreuve, tu as le droit de redescendre au sol. Suis ce sentier. » 

Le Fengir désignait un passage à peine visible au pied des grands arbres, entre les fougères et les hautes herbes. Jaynak ignorait à quel point il devait se presser. Quels dangers l’attendaient là-bas ? Fallait-il privilégier la promptitude ou la discrétion ? 

Si l’humain n’allait pas tarder à rejoindre son vaisseau, mieux valait faire le plus vite possible. Au cours de sa descente, Jaynak prit pourtant les précautions nécessaires pour s’éviter une autre chute. Il se fiait à son instinct, à ce qui lui paraissait être de nouveaux sens pour gagner du temps. L’apprentissage se faisait d’autant plus rapidement, réalisa-t-il, quand les enjeux étaient élevés. Aussitôt le sentier atteint, il se mit à courir. Racines, branches et végétaux défilaient. Par deux fois, Jaynak manqua glisser dans une fondrière. Il aperçut enfin sa cible, un être humain vêtu de bleu. De dos, il ne semblait pas armé — impossible d’être sûr. Comme il accélérait, le tapis sous les pieds du vrai Jaynak dans la salle de simulation en faisait autant. Jaynak se mit à haleter sous l’effort, bien réel. 

L’individu avait les cheveux noirs. Il se retourna à demi, le vit, et se mit à courir. Plus grand, plus véloce, Jaynak allait bien plus vite, et gagnait du terrain. Le chemin déboucha sur une fourche. L’homme prit à droite, mais une scène sur la voie de gauche stoppa Jaynak dans son élan. 

Trois êtres humains, deux mâles et une femelle, harcelaient à l’aide de leurs lances électriques une Fengir au ventre proéminent. Il y avait un jeune, le poil hérissé, qui se tenait aux côtés de sa mère tout en feulant. Les coups pleuvaient, et l’un d’eux toucha la Fengir sur le ventre qui abritait une nouvelle vie. Elle poussa un cri de douleur et de colère, vacilla sur ses jambes, mit un genou à terre. Le cercle des assaillants commença à se refermer sur elle. 

La scène n’avait duré que quelques secondes. Se faisant violence, Jaynak interdit à ses membres inférieurs le bond qu’il avait envisagé en direction de l’un des agresseurs de la Fengir. Il prit à droite sur le sentier, lâchant un grognement. L’homme avait regagné du terrain, et son vaisseau apparut, à quelques encablures seulement. Jaynak força l’allure. Il ne restait qu’une cinquantaine de mètres entre lui et l’appareil quand il bondit. Il atterrit sur le dos de l’individu. Celui-ci se contorsionna, se retourna pour combattre, et Jaynak en profita pour plonger ses griffes tranchantes dans la gorge de sa victime. Le sang jaillit. L’homme fut agité de soubresauts, puis son corps cessa de bouger. Le cœur battant à tout rompre, Jaynak le fouilla et trouva le cristal de données. Il fit volte-face. Son guide le contemplait de toute sa hauteur — avec approbation. « Tu as réussi cette épreuve. A bientôt. » 

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