vendredi 13 mars 2015

Mériter son salaire

L'une des plus grandes absurdités de notre temps, sur laquelle il faudra bien se pencher un jour ou l'autre, est la notion de mérite associée à la production de contenus ou de directives dans des métiers intellectuels ou d'encadrement, dans le public (administration et sur-administrations) et dans le privé. Cela va du député qui doit mériter son salaire en produisant un certain nombre de lois, au cabinet privé (de type sur-administration) qui doit produire un certain nombre de recommandations ou de logiciels pour des administrations comme Pôle Emploi, en passant par le personnel d'encadrement d'une boîte privée ou semi-privée, petite ou grosse, qui ne peut justifier son salaire qu'en pressurant des employés soumis dès lors au harcèlement dans leur travail. Bienvenue dans le monde des Shadoks, dont la production est beaucoup plus mortifère que ne le laisserait supposer leur gentille appellation.

"Il faut mériter son salaire, sinon c'est le chômage." Telle est l'une des grandes obsessions de notre temps, notre djihad à nous, celui des sociétés occidentales. Une guerre, d'abord et avant tout, contre nous-mêmes.

Les médias parlent beaucoup en ce moment, et à juste raison, de la révolte des professions médicales contre la généralisation du tiers payant.

C'est toujours la même histoire qui se répète à l'infini: une mesure théoriquement généreuse, imposée d'en haut et sourde aux avis des principaux intéressés.

La verticalisation, en France, les mesures qui viennent d'en haut et qui ne tiennent pas compte, ni de la réalité, ni de l'expérience des hommes de terrain, on connaît. Cela va de pair avec la centralisation du pouvoir. Je pourrais évoquer l'Education nationale et ses programmes scolaires en cascade, bien sûr, mais je préfère parler d'une expérience plus personnelle, puisqu'à côté de mon travail d'auteur, j'ai travaillé pour l'ANPE, puis Pôle Emploi de 2006 à fin 2013.

J'ai été délégué du personnel pendant plusieurs années, et j'ai donc assisté aux réunions des délégués du personnel et de la direction régionale d'Ile de France.

J'ai pu constater l'efficacité des syndicats à remonter les doléances issues de la base, tous les dysfonctionnements susceptibles d'entraver la bonne marche des différentes agences. Ces dysfonctionnements sont innombrables.

Coïncidence ? L'un de nos interlocuteurs privilégiés, qui faisait office de tampon entre la Direction régionale de Pôle Emploi et les délégués du personnel, le directeur des relations sociales s'est donné la mort en 2013. Par égard pour sa famille, je tairai son nom ici.

On ignore évidemment les causes exactes de son suicide, mais je peux vous dire qu'il était entre le marteau et l'enclume de manière très récurrente, au cœur de la tempête.

Il y a eu d'autres suicides à Pôle Emploi, et pas seulement de cadres dirigeants. Comment avoir l'impression de travailler dans un cadre stable et sécurisant lorsque l'on vous modifie les logiciels que vous utilisez tous les quatre matins? Lorsqu'on se retrouve en permanence "fliqué" par des animateurs d'équipe? Comment ne pas se sentir infantilisé?

Je n'ai réalisé qu'au bout d'un certain temps que la plupart de ces changements délétères qui impactaient directement les salariés de Pôle Emploi venaient d'un cabinet privé employé par le gouvernement. Les syndicats, chargés de représenter les employés, n'étaient écoutés que dans les cas d'extrême urgence. La défense de l'établissement: "nous ne sommes pas en co-gestion."

Mais justement, la co-gestion, la prise de responsabilité d'hommes de terrain, serait certainement la meilleure solution à cet épouvantable mal-être. Le bien-être des employés n'est en effet jamais pris en compte dans les décisions qui viennent du sommet de l'échelle. C'est d'ailleurs exactement ce qui est en train de se passer avec les professions médicales.

En y réfléchissant, les hommes politiques doivent se sentir très proches de ces cabinets privés chargés de produire du contenu qui redescend en cascade parmi les employés des diverses administrations. On leur demande, à eux aussi, de produire en permanence du contenu pour justifier leur salaire. Ce contenu, malheureusement, n'est pas un contenu artistique: c'est un contenu qui va concrètement impacter la vie des gens au quotidien. En la rendant plus compliquée, en général.

D'où vient la racine du mal? Probablement, à mon humble avis, des grandes Ecoles de type Ena. On apprend à nos hommes politiques à contourner en permanence l'avis des principaux intéressés, par le biais de commissions théodules ou de cabinets privés.

Vous vous demandez d'où vient la désaffection des Français pour la classe politique? Cherchez du côté des grandes Ecoles, des grands réseaux d'influence, bref, de l'oligarchie qui nous gouverne.

La démocratie est un très joli mot. Mais si on voulait vraiment la rendre efficace, encore faudrait-il lui donner les moyens de s'exprimer, et d'agir concrètement en entreprise comme dans les administrations. Au quotidien, et pas seulement au moment de mettre les bulletins dans l'urne.


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