Lauréat du prix Fémina avec Vol de Nuit en 1931, grand prix du roman de l'Académie française avec Terre des Hommes en 1939, Antoine de Saint-Exupéry était déjà un écrivain à succès, connu et reconnu avant sa disparition tragique en 1944. Avant, donc, la publication en France du Petit Prince, en 1946. Quiconque se lance dans le métier d'auteur autoédité ou traditionnellement édité doit pourtant avoir à l'esprit que le livre de fiction le plus vendu au monde, Le Petit Prince, avec plus de 200 millions d'exemplaires vendus et une traduction en 300 langues, n'a été un succès universel qu'après la mort de son auteur. La mort vient ainsi parfois sublimer la vie d'un artiste comme ça a été le cas, par exemple, de James Dean ou de Marylin Monroe. Dans le cas de St-Ex, c'est son œuvre quasi posthume qui s'est ainsi retrouvée cristallisée. Ou, si l'on veut, propulsée au firmament, dans les étoiles. Quel est donc le mécanisme psychologique qui va provoquer cette réaction quasi alchimique?
Poésie, imagination, tendresse, humanité... Les qualités du Petit Prince sont évidentes, et certaines maximes de ce livre d'enfant un peu triste, au moins aussi universelles que le succès qu'il a obtenu :
- « On ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux. »
- « Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. »
- « C'est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante. » (Tous les auteurs en savent quelque chose.)
- « Droit devant soi on ne peut pas aller bien loin. »
Au lendemain d'une guerre mondiale, découvrir qu'un pilote de l'armée de l'air spécialisé dans la reconnaissance aérienne, probablement abattu en vol, était en fait un poète et écrivain, ne pouvait pas manquer d'interpeller le public.
Une dose de mystère par rapport à sa mort, le romantisme d'un pilote, aventurier et poète mort pour son pays, l'aura de la Seconde Guerre Mondiale, le prestige de la noblesse et du nom qui sonne bien, autant d'ingrédients qui n'ont bien sûr rien à voir avec les qualités intrinsèques de l'auteur.
Le succès que connaissait St-Ex avant sa mort a pu agir comme le marchepied, un tremplin vers un bouche à oreille lui permettant d'obtenir un succès plus grand encore. Mais quel était le véritable détonateur?
Ce n'est pas n'importe quel livre de St-Ex qui a connu cet immense succès. Un livre pour enfants, donc à vocation universelle. Mais ça ne suffit toujours pas. L'idée qui a vraiment mis le feu aux poudres du succès, c'est la rareté, la précarité, la fragilité. Le Petit Prince n'est sorti à New-York qu'en 1943, et Saint-Exupéry a trouvé la mort en 1944. Si l'auteur était mort deux ans plus tôt, le livre ne serait jamais sorti, il aurait été perdu à jamais pour les lecteurs. Il s'en est fallu de peu, un peu plus et... Le lecteur ne peut manquer de penser qu'en achetant le livre, il va contribuer au sauvetage de l'œuvre. Comme s'il avait voulu sauver St Ex lui-même, le repêcher en mer.
Ce sont donc des circonstances totalement indépendantes de l'auteur comme de l'éditeur qui ont fait le succès du Petit Prince, ou en tout cas, si vous préférez, qui ont mis sur orbite le succès de ce livre, qui aurait peut-être de toute façon connu un succès, quoique moins galactique, grâce à ses qualités intrinsèques.
Ce mécanisme de rareté qui rend les choses précieuses, les éditeurs en sont parfaitement conscients et en jouent en retardant par exemple la parution des livres grand format en poche. Je développe d'ailleurs cette thématique dans l'article De la rareté à l'abondance.
Les auteurs autoédités en jouent aussi en précisant aux lecteurs qu'ils rencontrent en séance de dédicace qu'on ne retrouve pas leurs livres en rayons. Ce qui pourrait ressembler de notre part à un aveu de faiblesse se transforme donc en récit venant renforcer notre cause: en contrepartie de la rareté de nos livres, non présents en rayons, nous vivons de notre plume (certains d'entre nous en tout cas), car nous touchons bien davantage par livre vendu qu'un auteur traditionnellement édité dont l'ouvrage va être disponible en librairie.
Les lecteurs deviennent alors de plus en plus éduqués au fait que la surabondance de livres sur internet n'est pas forcément liée à la faible qualité de ces derniers. L'espace, sur les rayonnages, est limité, si bien que l'on n'a souvent d'autre choix que de commander sur internet. Sans oublier qu'entre deux romans de qualité similaire, c'est bien le choix arbitraire de l'éditeur qui va décider duquel va paraître. Entre deux romans que possède une maison d'édition, c'est bien le choix arbitraire de l'éditeur qui va déterminer sur lequel il va miser beaucoup plus.
Parfois, peut-être même souvent, c'est le choix
arbitraire du libraire lui-même qui va décider de la disponibilité des
ouvrages en rayon.
La douloureuse réalité du succès du Petit Prince devrait faire comprendre à chaque auteur le caractère accidentel de l'universalité. Il appartiendra alors à chacun de tracer son plan de carrière de manière la plus réaliste possible, afin de ne pas se soumettre à des écueils qui, s'ils profiteront à ses livres, seront nuisibles à sa vie.