lundi 28 février 2022

Fauché en plein vol

Lauréat du prix Fémina avec Vol de Nuit en 1931, grand prix du roman de l'Académie française avec Terre des Hommes en 1939, Antoine de Saint-Exupéry était déjà un écrivain à succès, connu et reconnu avant sa disparition tragique en 1944. Avant, donc, la publication en France du Petit Prince, en 1946. Quiconque se lance dans le métier d'auteur autoédité ou traditionnellement édité doit pourtant avoir à l'esprit que le livre de fiction le plus vendu au monde, Le Petit Prince, avec plus de 200 millions d'exemplaires vendus et une traduction en 300 langues, n'a été un succès universel qu'après la mort de son auteur. La mort vient ainsi parfois sublimer la vie d'un artiste comme ça a été le cas, par exemple, de James Dean ou de Marylin Monroe. Dans le cas de St-Ex, c'est son œuvre quasi posthume qui s'est ainsi retrouvée cristallisée. Ou, si l'on veut, propulsée au firmament, dans les étoiles. Quel est donc le mécanisme psychologique qui va provoquer cette réaction quasi alchimique? 


 

Poésie, imagination, tendresse, humanité... Les qualités du Petit Prince sont évidentes, et certaines maximes de ce livre d'enfant un peu triste, au moins aussi universelles que le succès qu'il a obtenu : 

- « On ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux. »

-  « Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. »

- « C'est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante. » (Tous les auteurs en savent quelque chose.)

- « Droit devant soi on ne peut pas aller bien loin. »

Au lendemain d'une guerre mondiale, découvrir qu'un pilote de l'armée de l'air spécialisé dans la reconnaissance aérienne, probablement abattu en vol, était en fait un poète et écrivain, ne pouvait pas manquer d'interpeller le public.

Une dose de mystère par rapport à sa mort, le romantisme d'un pilote, aventurier et poète mort pour son pays, l'aura de la Seconde Guerre Mondiale, le prestige de la noblesse et du nom qui sonne bien, autant d'ingrédients qui n'ont bien sûr rien à voir avec les qualités intrinsèques de l'auteur.

Le succès que connaissait St-Ex avant sa mort a pu agir comme le marchepied, un tremplin vers un bouche à oreille lui permettant d'obtenir un succès plus grand encore. Mais quel était le véritable détonateur?

Ce n'est pas n'importe quel livre de St-Ex qui a connu cet immense succès. Un livre pour enfants, donc à vocation universelle. Mais ça ne suffit toujours pas. L'idée qui a vraiment mis le feu aux poudres du succès, c'est la rareté, la précarité, la fragilité. Le Petit Prince n'est sorti à New-York qu'en 1943, et Saint-Exupéry a trouvé la mort en 1944. Si l'auteur était mort deux ans plus tôt, le livre ne serait jamais sorti, il aurait été perdu à jamais pour les lecteurs. Il s'en est fallu de peu, un peu plus et... Le lecteur ne peut manquer de penser qu'en achetant le livre, il va contribuer au sauvetage de l'œuvre. Comme s'il avait voulu sauver St Ex lui-même, le repêcher en mer.

Ce sont donc des circonstances totalement indépendantes de l'auteur comme de l'éditeur qui ont fait le succès du Petit Prince, ou en tout cas, si vous préférez, qui ont mis sur orbite le succès de ce livre, qui aurait peut-être de toute façon connu un succès, quoique moins galactique, grâce à ses qualités intrinsèques. 

Ce mécanisme de rareté qui rend les choses précieuses, les éditeurs en sont parfaitement conscients et en jouent en retardant par exemple la parution des livres grand format en poche. Je développe d'ailleurs cette thématique dans l'article De la rareté à l'abondance. 

Les auteurs autoédités en jouent aussi en précisant aux lecteurs qu'ils rencontrent en séance de dédicace qu'on ne retrouve pas leurs livres en rayons. Ce qui pourrait ressembler de notre part à un aveu de faiblesse se transforme donc en récit venant renforcer notre cause: en contrepartie de la rareté de nos livres, non présents en rayons, nous vivons de notre plume (certains d'entre nous en tout cas), car nous touchons bien davantage par livre vendu qu'un auteur traditionnellement édité dont l'ouvrage va être disponible en librairie.

Les lecteurs deviennent alors de plus en plus éduqués au fait que la surabondance de livres sur internet n'est pas forcément liée à la faible qualité de ces derniers. L'espace, sur les rayonnages, est limité, si bien que l'on n'a souvent d'autre choix que de commander sur internet. Sans oublier qu'entre deux romans de qualité similaire, c'est bien le choix arbitraire de l'éditeur qui va décider duquel va paraître. Entre deux romans que possède une maison d'édition, c'est bien le choix arbitraire de l'éditeur qui va déterminer sur lequel il va miser beaucoup plus.

Parfois, peut-être même souvent, c'est le choix arbitraire du libraire lui-même qui va décider de la disponibilité des ouvrages en rayon.

La douloureuse réalité du succès du Petit Prince devrait faire comprendre à chaque auteur le caractère accidentel de l'universalité. Il appartiendra alors à chacun de tracer son plan de carrière de manière la plus réaliste possible, afin de ne pas se soumettre à des écueils qui, s'ils profiteront à ses livres, seront nuisibles à sa vie.

vendredi 18 février 2022

L'école est-elle trop laïque ?

Parfois, il peut être bon de bousculer ce que l'on tient pour acquis, et de remettre en cause le système. L'école, qu'elle soit primaire ou secondaire, est traditionnellement le domaine de la connaissance. Cependant, en refusant d'aborder le domaine de l'inconnaissable et de la métaphysique, en se voulant strictement laïque, l'école ne passe-t-elle pas à côté d'interrogations essentielles pour les jeunes esprits? Si l'un des buts de l'école est de développer l'esprit critique des enfants, pourquoi la philosophie intervient-elle si tard dans l'enseignement (en première)? Est-ce que l'une des entraves à l'éducation ne serait pas, dès le collège, l'insuffisance d'esprit critique à la fois par rapport aux parents et aux enseignants? Et ce, dans le but de discipliner suffisamment les jeunes esprits afin de faire des enfants, avant tout, des travailleurs?


D'où nous vient notre conscience, notre esprit ou notre âme, quelle que soit le vocable employé? Y a-t-il une vie après la mort? Y a-t-il des expériences de vie après la mort? Quel est le sens de la vie? Sa signification? La vie doit-elle avoir un but? Quel est le but de l'école? Quels sont les atouts et limites de la science? De la démarche scientifique? Qu'est-ce que la métaphysique? L'ésotérisme? Quels sont les atouts et limites de la religion? Les notions de bien et de mal sont-elles innées ou acquises? Qu'est-ce que l'empathie? Qu'est-ce que la morale? Quelles sont les principales différences entre les religions? Leurs points communs? Leur histoire, leurs racines? Qu'est-ce que le sacré et le profane? Qu'est-ce que le fanatisme? Le fanatisme peut-il être scientifique? Qu'est-ce que le scientisme? En quoi la science peut-elle s'opposer à la religion? Qu'est-ce que la superstition? La tradition? Le paganisme? L'athéisme? L'agnosticisme?

Voilà des questions importantes. Fondamentales, même. Des questions que peuvent se poser les enfants ou les ados avant d'avoir quinze ans, avant la seconde. Des questions qui peuvent générer de l'angoisse existentielle, en particulier si elles ne sont pas répondues. Des questions auxquelles les parents ou les proches des enfants vont tenter, ou non de répondre à leur manière. De la manière dont les enfants vont y répondre, leur vie sera structurée différemment. 

Un exemple tout bête. Un enfant se met en tête de ne jamais se lever du pied gauche le matin. Cet acte anodin le matin va être l'un des éléments qui va structurer sa vie. Si, en primaire, on ne lui a pas appris ce qu'était la superstition, ou s'il se contente de faire comme ses parents, sans esprit critique, l'enfant va ajouter foi à quelque chose de structurant sans jamais chercher à le remettre en cause. Il sera sans doute plus perméable, ensuite, à toute croyance superstitieuse. Si cette croyance est axée sur la crainte, son jeune esprit n'en sera que plus impressionné. Il sera plus facilement manipulable et endoctrinable.

Je conçois qu'il puisse être compliqué d'enseigner trop tôt l'esprit critique à des enfants, en particulier par rapport à ce que leur enseignent leurs parents. De la même manière, avec toutes les fausses informations qui circulent sur internet, développer l'esprit critique des enfants par rapport aux enseignants peut sembler risqué, voire contre-productif. 

Sans doute faut-il y aller progressivement, en leur montrant les avantages qu'il y a, par exemple, à tirer d'une expérience reproductible. 

A mon avis, il faudrait déjà parler de superstition aux enfants dès la primaire, sans d'ailleurs développer trop fortement la consonance religieuse dans un premier temps. Tout ce qui a trait à la religion, et le rapport de la religion à l'école, peut vite devenir compliqué dès lors que l'on se heurte à l'opinion des parents. L'exemple de Samuel Paty reste bien sûr dans toutes les mémoires.  

Néanmoins, cet exemple ne devrait pas être un frein, mais plutôt une incitation à aborder le problème sous des angles différents. Le but n'étant pas de les faire croire ou ne pas croire, mais de les inciter à réfléchir et à remettre en cause.  Par exemple, plutôt que de s'attaquer aux dessins du prophète, montrer quelles étaient les pratiques superstitieuses dans la religion catholique, pratiques tombées en désuétude. Racheter ses péchés contre monnaie sonnante et trébuchante, par exemple. Et préciser que si ces pratiques sont tombées en désuétude dans la religion catholique, il est possible que d'autres pratiques, ou interdits, finissent par tomber dans d'autres religions.

C'est pourquoi dès la sixième, il faudrait selon moi une initiation à la philosophie et à la théologie. Mais à la théologie non pas pour enseigner des dogmes théologiques, mais pour en enseigner les différents ressorts. Même en littérature, on devrait pouvoir aborder, par exemple, la puissance des allégories ou métaphores bibliques pour impressionner les esprits et les mener vers la foi. 

Il faudrait pouvoir, en quelque sorte, désacraliser le sacré pour l'analyser. Mais par petites touches, et sans forcément poser à chaque fois un regard critique sur l'enseignement religieux. Avec respect, en considérant que cela fait partie de notre passé aussi bien que de notre présent. Comme un archéologue, en fait, ou un historien. 

Et il faudrait bien sûr aborder les limites de la science et de la démarche scientifique, afin de ne pas créer, en quelque sorte, une nouvelle religion où le dieu serait un "deus ex machina". 

Pointer du doigt les limites de la connaissance. Traiter les enfants, finalement, un peu plus tôt comme des personnes responsables, ou en tout cas, des personnes qu'on doit responsabiliser. 

Introduire, également, le féminisme dans l'enseignement. Montrer à quel point, dans la société, à tous les niveaux, aussi bien scientifique que religieux, la société a été calibrée de manière patriarcale. Et pourquoi pas avoir un cours sur le vêtement, qui aborderait les différents aspects du vêtement. L'aspect protecteur purement pratique, contre le froid. L'aspect protecteur par rapport au regard des hommes. Ou au contraire l'aspect révélateur, aguicheur, si l'on souhaite aborder dans son cours la question des pulsions sexuelles et la manière dont le sujet est traité par la société. Le rapport entre vêtement et rang social. Les vêtements de marque et leur influence dans la cour de récré. Je préfèrerais largement que les enfants comprennent les différents rôles du vêtement, plutôt que de leur voir attribuer un uniforme.

Essayer d'écarter ce qui, dans l'enseignement, relèverait du tabou. Car derrière le tabou se cache la peur, et les enfants et ados sont les premiers à la ressentir. Reconnaître les failles et limites de notre enseignement, c'est quelque part se montrer honnête, et sans doute, déclencher une démarche beaucoup plus participative de la part des enfants. 

On devrait bien sûr s'inspirer d'autres modèles éducatifs que le modèle proprement français, essayer de prendre ce qui fonctionne bien ailleurs.

Il est possible que si on s'y prend de la bonne manière, on se retrouve avec moins de jeunes qui soient paumés face à la vie, et donc ils seront moins facilement malléables et endoctrinables. Ils auront plus d'outils intellectuels pour faire face aux mensonges circulant sur les réseaux sociaux. Peut-être faudrait-il aller jusqu'à de l'enseignement psychologique à partir de la seconde, pour démontrer comment on peut se faire manipuler, à différents niveaux, aussi bien par la publicité que par des prédicateurs.

Autre article sur le même sujet : Clitoris et religion