lundi 3 mars 2025

L'Essence des Sens : chapitre 36

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le trente-sixième.

36. De l’autre côté du Relais 

Le vaisseau mère Strator se présenta devant le dernier Relais d’Accélération avant le système Ixion à la tête d’une flotte composée de l’essentiel des forces de projection de Nadar. Plusieurs vaisseaux fengiriens le secondaient, aussi bien des croiseurs et destroyers comme la Griffe Férale que des appareils de taille plus réduite. Parmi ces derniers, les redoutables Gen-A, capables de se faire se réunir des rayons d’antimatière pour détruire des bâtiments adverses. Le Relais était pour l’heure inactif, étant configuré pour se fermer si des flottes importantes l’approchaient sans autorisation préalable. Il existait toutefois moyen de mener des attaques au niveau quantique pour pénétrer les défenses des Relais. Les meilleures Intelligences Synthétiques de Nadar étaient à l’œuvre, en train d’accomplir cette tâche cruciale. 

Cette fois, il n’était plus question de simulation, comme l’indiquait à Merek son cœur battant la chamade. Il repensa à son frère Jaynak, dont il n’avait plus de nouvelles depuis de si longs mois. C’était sans doute égoïste de sa part, mais il regrettait de ne pas avoir la possibilité de lui conter ce qui allait être la plus illustre victoire des Nadariens depuis des siècles. Son frère s’arrangeait toujours pour disparaître aux moments les plus captivants. Merek devrait se contenter de Niducia et des autres membres de sa famille. Il les voyait déjà rassemblés autour de lui, écoutant de toutes leurs oreilles. 

Evidemment, il faudrait pour cela qu’il survive aux heures et aux jours qui allaient suivre. 

Le signal tant attendu retentit. Merek effaça aussitôt l’hologramme de visualisation de la flotte qu’il contemplait avec tant de fierté. Il allait bientôt avoir sous les yeux ses frères d’armes, sans aucun intermédiaire. Autour de lui, des dizaines de chasseurs s’élançaient les uns après les autres, irradiant de la lueur bleutée de leur réacteur dorsal les hangars du Strator. Merek effleura de son pouce le booster, et son propre Retaliator s’élança à son tour. Sa silhouette effilée évoquait celle d’un oiseau de proie, là où les bombardiers Crushers, quant à eux, étaient plus ronds et trapus. 

Merek accomplit un virage serré. L’impressionnante carlingue du Strator se déploya à neuf heures, et il se rengorgea quelque peu. Ce n’était pas donné à tous de jaillir des entrailles du vaisseau mère que dirigeait en ce moment le Premier Coordonnateur lui-même. Son affectation avait été notifiée à Merek quinze jours auparavant seulement. C’était un honneur si insigne, d’ailleurs, que l’ombre d’un soupçon était venue l’effleurer. Ses rapports avec les Fengirs n’étant pas des meilleurs, il s’était demandé si on ne le préposait pas au plus important bâtiment de la flotte afin de mieux pouvoir le surveiller, dans l’éventualité où Jaynak tenterait de le contacter. Il se murmurait en effet que son propre frère aurait rejoint les rangs des Réfractaires, ce que Merek avait du mal à croire. Le Stage de Remise sur la Voie qu’avait subi Jaynak ne devait pas être une expérience des plus agréables, mais de là à devenir un traître... 

Le Relais d’Accélération s’illumina tout à coup, et Merek poussa un soupir de soulagement. Bientôt, l’une des formations de chasseurs reçut l’ordre de franchir le portail. Si le Relais se coupait durant le saut, ou si un puissant comité d’accueil assaillait les nouveaux venus de l’autre côté, le reste des forces seraient au moins épargnées. Longues furent les minutes avant de recevoir le signal de l’escouade de reconnaissance. Quand l’ordre parvint à Merek de traverser à son tour le Relais, il poussa un rugissement intérieur — les choses sérieuses allaient pouvoir commencer. 

Cette fois, plusieurs frégates et quelques Gen-A se joignirent à la nuée de Retaliators et de Crushers. Ils s’élancèrent au travers du Relais. Jamais Merek ni aucun des autres chasseurs de son escadrille, ou même de la flotte entière, n’avaient participé à une campagne d’une telle ampleur. L’impression de n’être qu’un rouage d’une gigantesque machine de destruction était exaltante. Comme les tachyons défilaient autour de lui, Merek revérifiait tous les systèmes. Les holosims avaient indiqué un avantage de 10 contre 1 en leur faveur. Les Oblanites devraient être vaincus avant même d’avoir compris ce qui leur arrivait. Les chasseurs comme le sien allaient être les premiers à se présenter sur le champ de bataille, et joueraient un rôle non négligeable pour affaiblir l’ennemi. 

La traversée fut interminable, mais enfin, Merek et son escadrille jaillirent de l’autre côté du Relais. Aussitôt, le cockpit se polarisa pour s’adapter aux lumières des différentes étoiles du système Ixion. 

Seule l’escouade de reconnaissance les attendait à proximité. Tout danger immédiat écarté, Merek activa avec avidité ses détecteurs moyenne portée. Autour de la planète Oblan, les destroyers, croiseurs et frégates représentaient moins d’une trentaine d’unités, contre plus de cinq cents pour la flotte de Nadar. 

Dans les six heures de Merek, les premiers croiseurs apparurent, aussi majestueux qu’impressionnants. Puis ce fut le Strator, le vaisseau mère qui les surpassait en gigantisme. La taille de la flotte imposait un nouvel insupportable délai, condition néanmoins impérative pour délivrer un coup si apocalyptique que la flotte ennemie n’aurait d’autre recours que de se rendre. 

Nadar était sur le point de restaurer sa grandeur, et allait le faire avec toute la superbe dont elle était capable. Oblan n’avait certes comme statut que celui d’allié mineur de la Confédération des Planètes Unies, mais c’était le seul monde jamais colonisé par Nadar. A ce titre, il jouait un rôle très important dans l’Histoire. 

Au fur et à mesure de l’apparition des bâtiments les plus imposants, les chasseurs se plaçaient en avant-garde en formation prédéfinie. Le moment approchait où les forces unifiées de Nadar allaient se ruer à impulsion maximale en direction d’Oblan et de ses lunes. Il sembla à Merek que plus aucun vaisseau n’était sorti du Relais depuis quelque temps, quand un ordre jaillit du système de communication. 

« Ordre numéro un. » 

Merek tiqua. Cet ordre ne correspondait à aucun de la nomenclature officielle. Pourtant, plusieurs éléments de son escadrille rompirent la formation. Où allaient-ils ainsi ? Merek eut à peine le temps de se poser la question qu’un hologramme apparut au-dessus de la console de communication. C’était un Nadarien inconnu. Le plus surprenant était qu’il ne s’adressait pas à la flotte, mais directement à Oblan. 

« Peuples d’Oblan, disait le mystérieux inconnu, nous sommes venus en masse ce jour pour rendre hommage à votre civilisation de pionniers et à son esprit d’entreprise. » 

Les yeux de Merek s’arrondirent. 

« C’est dans un esprit de paix et de fraternité que nous nous sommes permis cette légère intrusion dans votre système, continua l’inconnu. Nous avions besoin de nous défaire d’une influence qui nous est hautement préjudiciable. Rassurez-vous, dès cette tâche accomplie, nous franchirons le Relais en sens inverse en direction de Nadar. Nous espérons pouvoir bientôt ouvrir des relations diplomatiques fructueuses avec votre civilisation éclairée. » 

L’hologramme s’effaça, et Merek eut l’œil attiré par l’éclat de lasers. Plusieurs Retaliators s’en étaient pris ensemble à un Gen-A. L’effet de surprise fut tel que le vaisseau fengirien n’eut aucune chance et explosa, transpercé de toutes parts. La stupeur de Merek lui fit contempler son écran radar sans comprendre. Des dizaines de spots représentant des chasseurs ou frégates fengiriennes disparaissaient les uns après les autres. Outrage inconcevable, sacrilège sans nom, son propre peuple se retournait contre les alliés Fengirs ! Les membres de Merek lui parurent peser une tonne quand il en reprit enfin le contrôle. Il voulut diriger son appareil sur l’un des Retaliators qui avait mis fin à l’existence du Gen-A le plus proche. 

La désillusion fut terrible — les commandes ne répondaient plus. 

« Nous avons pris les commandes de votre chasseur, fit la voix d’un Nadarien. Vous allez être acheminé vers votre point d’attache dès que possible. » 

Et en effet, le vaisseau de Merek, comme des centaines d’autres, vira de bord pour mettre le cap sur le Strator. Le vaisseau mère faisait feu de tous ses canons sur la Griffe Férale, tandis que ses torpilles à protons étaient larguées simultanément en direction de l’imposant destroyer fengirien. En retour, celui-ci riposta de ses canons à plasma, qui vinrent irradier le bouclier du Strator

A la droite de Merek, un porte-missiles fengirien ciblé par une quinzaine de Crushers explosa. « C’est un cauchemar, fit Merek en tentant encore faiblement d’agiter son manche à balai. Quelle trahison ! » 

La Griffe Férale fut bientôt prise pour cible par pas moins de cinq destroyers et deux croiseurs, en plus du Strator. Comme la plupart des vaisseaux fengiriens, la Griffe n’avait pas eu le temps de dresser ses boucliers à pleine puissance. Une bonne moitié des centaines de missiles et de torpilles se portant vers lui fut détruite à distance par ses canons, ce qui s’avéra insuffisant. Sa proue explosa en premier, puis ce fut le milieu du vaisseau qui se scinda, avant qu’une série de déflagrations ne se répande en direction de la poupe. 

La principale menace éliminée, le Strator abaissa ses boucliers, permettant à des centaines de chasseurs et bombardiers d’être dirigés vers ses hangars. 

***

Comme le Strator franchissait enfin le Relais d’Accélération menant sur le système d’Ixion, la satisfaction se répandit sur le visage de Grendchko. Tous ces préparatifs, toutes ces simulations, mais aussi ces doutes terribles de dernière minute. Cette absurde alerte d’Ymeo. Désireuse de racheter son échec flagrant dans la recherche et la capture des principaux Réfractaires, son plus fidèle agent des renseignements s’en était allé inventer une fumeuse histoire de complot contre les Fervents. Ses Fervents, qui lui vouaient un culte. Quelle ineptie ! La punition d’Ymeo serait un raffinement de cruauté à son retour — un autre bon moment en perspective. 

Il n’empêche, Grendchko, tout au long du trajet, avait guetté du regard la moindre trace de rébellion dans l’attitude ou l’expression des commandants des opérations autour de lui. Il n’avait rien remarqué en dehors de la détermination qu’il attendait d’eux en pareille circonstance. A tout hasard, il s’était muni de deux drones de Surveillance Répression qui avaient ordre d’éliminer toute source de menace sur la personne physique du Premier Coordonnateur. Les drones, dont la vigilance ne pouvait être prise en défaut, flottaient en ce moment au-dessus de lui. Prudence oblige, Grendchko avait aussi fait mettre au point, bien avant toute rumeur de complot, un système de contrôle à distance des chasseurs de sa flotte. Au moindre soupçon de trahison, il pourrait prendre le contrôle individuel des vaisseaux incriminés, par l’entremise de l’Intelligence Synthétique du Strator. Grendchko savait occuper un poste très convoité. Il ne fallait négliger aucune précaution, particulièrement dans un contexte de guerre. 

Le Strator émergea du Relais d’Accélération et se plaça à l’endroit prévu, au centre du dispositif. Voir les milliers de chasseurs prêts à risquer leur vie pour la gloire de Nadar, et bien évidemment, pour sa propre gloire, emplissait le cœur de Grendchko d’une ivresse bien supérieure à ce qu’aurait pu lui procurer n’importe quelle herbe à fumer. 

La Griffe Férale ne tarda pas à se positionner dans les quatre heures du vaisseau mère. Grendchko fit la grimace. Shinaen lui-même avait pris le commandement du redoutable destroyer. Pour surveiller le déroulement de la bataille ? Ou bien pour donner ses propres directives, comme il en avait l’habitude ? Au cours du trajet, Grendchko n’avait pas manqué de passer en revue les effectifs. Il avait été surpris du nombre de vaisseaux fengiriens. Ces derniers ne représentaient qu’un cinquantième du total de la flotte, mais il s’agissait de vaisseaux qui avaient tous pour planète d’attache Nadar. Cela signifiait que la présence des Fengirs sur Nadar était en ce moment réduite à son strict minimum. Une mobilisation aussi massive pouvait s’expliquer par l’instinct de prédateur de leurs alliés — dès qu’il y avait un carnage à accomplir, les Fengirs ne pouvaient manquer de répondre présents. Mais Grendchko ne pouvait s’empêcher de ressentir le poids d’une certaine pression, et c’était suffisant pour lui gâcher une partie de son plaisir. 

Le Premier Coordonnateur consulta sa console. Celle-ci lui apprit que la totalité de la flotte avait franchi le Relais. 

« Ordre numéro un. » 

Le stupéfiant commandement qui venait de retentir, relayé par tous les systèmes acoustiques du vaisseau mère, n’émanait ni de Grendchko ni de Shinaen. De son trône dominant la salle de commandement, le Premier Coordonnateur remarqua la teinte mauve qui avait soudainement remplacé le gris habituel du dos et du torse de nombre de ses Fervents aux différents postes. Ces derniers s’emparèrent de leur arme de poing et se mirent à tirer sur leurs propres compatriotes, les paralysant. 

Eberlué, Grendchko ne releva pas dans un premier temps que les victimes ne présentaient pas un torse mauve comme celui des agresseurs. L’hologramme honni de son pire ennemi, Belganov, venait d’apparaître devant l’une des baies vitrées. Il s’adressait aux Oblanites, mais tout à sa confusion, Grendchko ne saisit pas la teneur du message. Levant la tête en direction de ses drones SR, il vit ceux-ci victimes de tremblements. Des rayons mortels les frappèrent soudain, et ils explosèrent dans un fracas assourdissant. Grendchko n’eut que le temps de s’écarter pour ne pas recevoir de débris. Sa main agrippa son disrupteur. 

Trop tard. Le commandant Telnov, un Fervent dont il aurait pourtant juré de la fidélité, visa son bras qui se retrouva paralysé. L’arme devait être réglée à son minimum, car seul son bras droit fut engourdi. 

Telnov s’approcha et d’un geste vif, retira l’arme des doigts gourds de Grendchko. 

« Traître », fit ce dernier, les lèvres tremblantes. 

Dans la salle aux larges baies vitrées donnant sur l’espace, les bruits de chute de corps cessèrent bientôt. Pourtant en nombre inférieur, les rebelles avaient amplement profité de l’effet de surprise. Grendchko n’en dénombra qu’une dizaine, quand la salle de commandement comptait une trentaine d’hommes. Les dix mutins, et le Premier Coordonnateur lui-même étaient les seuls à être restés debout. Les Réfractaires n’avaient perdu que deux hommes. 

« Ecartez-vous, dit Telnov. Toute résistance est inutile. » Deux autres disrupteurs étaient braqués sur Grendchko, qui s’éloigna docilement de son pupitre. 

Telnov prit aussitôt la direction des opérations. Il commença par une vérification exhaustive des différents secteurs du vaisseau mère. De la salle des machines aux hangars, en passant par les postes d’observation, tous les points stratégiques avaient été pris par les rebelles. Seuls quelques îlots de résistance subsistaient, là où les Réfractaires n’avaient pas été suffisamment nombreux pour l’emporter. 

« Vous allez vous adresser à vos fidèles, dit Telnov. Vous allez répéter exactement ce que je vais vous dire. » 

Grendchko s’était imaginé comme un invincible leader, un conquérant inexorable et impitoyable, ne connaissant pas la peur. Lorsque Telnov lui pointa sous le nez son disrupteur, il décida de réviser quelque peu son opinion de lui-même. Mieux valait obéir et continuer à vivre. 

« Je m’adresse à tous mes Fervents, fit écho Grendchko après Telnov. Tous ceux qui n’ont pas le torse mauve, vous allez déposer vos armes. Si vous ne le faites pas, je vais envoyer sur vous les droïdes et drones de combat, avec ordre de ne pas faire de quartier. Vous avez trente secondes pour obéir et vous rendre. Je répète, ici Grendchko. Rendez-vous immédiatement. » 

Telnov lui sourit, satisfait. « C’était une bonne idée, vos drones SR. Dommage que nous ayons fait en sorte de pirater l’Intelligence Synthétique du vaisseau au moment du passage dans le Relais d’Accélération. Vos drones ont été immobilisés suffisamment longtemps par les attaques quantiques de l’IS pour que nous puissions disposer d’eux. » 

Il ordonna de conduire Grendchko devant l’une des larges baies vitrées. Tandis qu’une partie de la flotte des Nadariens donnait l’assaut contre les Gen-A, destroyers et croiseurs fengiriens, Grendchko assista, impuissant, à l’écroulement de ses rêves. Les forces fengiriennes disparaissaient les unes après les autres. Il y eut bien une frégate nadarienne pour tenter de se porter à leur secours, mais elle fut atomisée à son tour. Après cela, ceux des bâtiments nadariens qui ne prenaient pas une part active aux combats choisirent de maintenir une prudente neutralité. 

Telnov alla jusqu’à répondre à l’appel de Shinaen et à le mettre en communication avec Grendchko. Enragé, le Fengir eut le temps de maudire l’ancien Premier Coordonnateur avant que son destroyer ne disparaisse dans une gerbe d’explosions parmi les plus aveuglantes de la bataille. 

*** 

Lancinant, le mal de crâne s’était peu à peu étendu. Un voile violacé couvrait à présent la vision de Merek, l’empêchant de distinguer clairement ses alentours. Quand son Retaliator s’était posé dans son hangar, Merek avait voulu ouvrir son cockpit et en sortir aussitôt. 

Une nouvelle fois, l’appareil avait refusé de lui obéir. 

Merek possédait un disrupteur, mais son chasseur étant à l’épreuve de ce type d’arme, il craignait que le rayon ne lui soit renvoyé s’il tentait de s’en servir pour forcer le passage. Son plan initial avait échoué. Rallier les différents pilotes qui comme lui, avaient été victimes du détournement de leur appareil, afin de faire front contre les ennemis qui semaient le chaos dans la flotte, n’était plus possible. Malgré le voile de douleur devant ses yeux, Merek avait bien vu des groupes d’hommes entourer chaque chasseur. Ceux qui tentaient de résister et sortaient avec leur arme de poing en dépit des sommations se retrouvaient paralysés. Aucun ne parvenait seulement à toucher l’un de leurs adversaires, aussi Merek supposait-il que ses alliés potentiels n’étaient pas dans la plénitude de leurs moyens. Eux aussi devaient être victimes de ces terribles vrilles à l’intérieur de leurs cerveaux. Longtemps, Merek observa les pilotes de son escadrille se faire emprisonner et emmener sous bonne escorte. Vers la fin, des droïdes de combat et drones de surveillance répression compensèrent le nombre apparemment réduit des agresseurs séditieux, accélérant la cadence. Quand le cockpit de Merek daigna enfin s’ouvrir, ce fut précisément sur une paire de drones SR qui le menacèrent de leurs canons et lui enjoignirent de lâcher son disrupteur. 

Merek n’eut d’autre choix que d’obéir. 

On lui demanda de sortir, et Merek réalisa que ses membres répondaient mal. Il faillit perdre l’équilibre en glissant au sol. L’un de ces soldats nadariens au torse mauve braquait son arme sur lui, et les deux drones SR flottaient toujours de manière menaçante. L’homme lui fit signe d’avancer, et Merek prit la direction indiquée. Ils ne tardèrent pas à emprunter une navette qui les propulsa le long des larges couloirs du Strator, aux côtés de centaines d’autres qui effectuaient le même trajet. 

Ils furent conduits dans un immense mess où une myriade de ballons-tubes fumants avaient été disposés sur autant de tables. Merek ressentit la pointe du disrupteur sur ses reins, et avança. Comme de très nombreux de ses compatriotes présents dans la salle, il se prenait les tempes entre les mains, un geste qui ne parvenait pas à freiner l’élan des ondes lancinantes qui répandaient des traits de feu, allant jusqu’à lui engourdir les membres. L’image des vaisseaux fengiriens détruits lui revenait encore et encore, associée à une sensation viscérale de culpabilité. 

« Vous ne voulez plus avoir mal à la tête ? lui demanda le soldat qui l’accompagnait. Fumez le sengré et la douleur disparaîtra. » 

Merek crut que l’autre se moquait de lui. Etant donnée l’intensité de la douleur, jamais une herbe comme le sengré ne serait suffisante pour le soulager. Il s’assit néanmoins devant la table, et fit effort pour ignorer un instant la souffrance, et observer les alentours. 

D’autres Nadariens inhalaient les volutes. Il vit plusieurs d’entre eux redresser l’échine. Ils avaient l’air d’aller mieux. Perplexe, Merek huma la vapeur s’élevant de son verre. C’était bien du sengré. Une nouvelle onde lui vrilla le crâne, le faisant grimacer. Il plaqua son unique narine sur l’embouchure du ballon-tube et aspira. 

Rien ne se produisit. Comme il l’avait prévu, la douleur était telle que les sensations liées au sengré étaient imperceptibles. Il inhala encore une ou deux bouffées avant de se reculer. Se tournant vers le soldat qui l’avait conduit dans ce lieu, il se mit à secouer la tête. Bientôt, pourtant, il s’interrompit. 

La douleur, subitement, avait disparu. Le voile violacé se retira, les couleurs reprirent tout leur éclat, son ouïe se remit à fonctionner normalement, sa vue redevint perçante. Le soldat ricana devant son air éberlué. 

Merek et son escorte patientèrent longuement dans la salle. Partout, la même scène se répétait, avec des Nadariens qui semblaient souffrir mille morts, puis se mettaient à fumer pour aller mieux quelques instants plus tard. La seule hypothèse qui vint à Merek fut qu’on leur avait empoisonné l’air de leur cockpit et que l’antidote au produit toxique était mélangé au sengré. 

Peu à peu, les portes de l’immense salle cessèrent de s’ouvrir sur de nouveaux arrivants. Quand l’agitation se fut calmée, un hologramme géant apparut au fond de la salle. Il s’agissait du même personnage âgé qui s’était affiché au-dessus de la console de communication du Retaliator, et qui avait envoyé un message de paix et d’amitié aux Oblanites. Il avait le front haut et une expression de sagacité sur son visage d’ancien. 

« Je suis le professeur Belganov, membre du Haut Conseil des Réfractaires et votre nouveau Premier Coordonnateur par intérim », dit-il. 

La déclaration fut accueillie par un silence stupéfait dans toute la salle. 

« Certains d’entre vous, poursuivit l’individu, ont sans doute été victimes de maux de crâne récemment. En particulier ceux d’entre vous qui auraient assisté aux combats entre les vaisseaux fengiriens et les nôtres. C’est une réaction normale. Nous avons pris soin d’isoler le nanite ektrim présent dans votre cerveau primaire des centres sur Nadar qui auraient pu donner un ordre d’autodestruction. Néanmoins, ces implants ont une marge d’autonomie, et sont programmés pour générer de la souffrance s’ils détectent des tentatives de rébellion contre les Fengirs. Quand vous avez absorbé le sengré, un nanite anti-ektrim conçu par nos soins s’est laissé attirer. Ce nanite AE est entré dans votre cerveau primaire et s’est mis à effectuer des recherches. Dès qu’il a découvert la présence d’un nanite ektrim, il a envoyé des ondes thêta pour le neutraliser, puis s’est approché de lui pour l’englober et l’empêcher de nuire. C’est pourquoi vous n’avez plus mal à la tête au moment où je prononce ces mots. » 

Tandis que Belganov parlait, un schéma holographique représentait la scène. « La meilleure preuve que ce nanite ektrim existait et visait à provoquer une soumission envers les Fengirs, c’est que vous pouvez à présent penser ce que vous voulez de nos anciens “alliés”. Faites l’essai, et vous verrez que vous avez retrouvé davantage de liberté de pensée. Songez à ces vaisseaux fengiriens détruits, par exemple. » 

A titre d’expérience, Merek se représenta l’un des Gen A détruits. Il fut abasourdi de ne plus ressentir l’impression d’immense sacrilège ni les sentiments de révolte et de haine qui avaient accompagné l’événement. Un brouhaha généralisé envahit la salle. 

Tout à coup, d’autres images apparurent, montrant les Nadariens sur Oblan, non loin de leurs vaisseaux. Il s’agissait selon toute évidence de documents d’archives, car les vaisseaux étaient obsolètes depuis longtemps. Le silence se rétablit au fur et à mesure que les visages se tournaient vers la représentation holographique. 

« Notre peuple s’est bien rendu sur Oblan il y a six siècles de cela, reprit Belganov. Nous y avons partagé une partie de notre technologie plus avancée. Mais si nous nous sommes retirés de cette planète, ce n’est pas en raison d’une déclaration d’indépendance des Oblanites, mais bien parce que nous avons jugé ce peuple trop porté sur l’agressivité. Les Oblanites étaient en butte à des déséquilibres internes prouvant qu’ils devaient encore gagner en maturité avant que nous ne puissions établir des liens durables avec eux. Ils ne nous ont jamais apporté la gloire. C’est plutôt nous qui leur avons amené de nouvelles perspectives. » 

L’hologramme de Belganov réapparut. « Ce savoir que je partage avec vous, dit-il, nous vient de l’argelen. Celui-ci n’a rien de corrompu. En se servant des nanites de technologie ektrim implantés par les Fengirs, nos prétendus alliés vous ont empêché d’accéder à toutes les connaissances qui menaçaient de détruire les mensonges qu’ils cherchaient à répandre. Nos ancêtres ne pouvaient plus consulter les archives sous peine d’être victimes de terribles migraines. Ils ont donc renoncé à cette connaissance. Vous y aurez de nouveau accès, à votre retour sur Nadar. C’est un nouveau monde qui va s’ouvrir à vous. Un monde très différent, vous allez le constater, de cet univers de propagande dans lequel vous étiez engoncés. Vous souvenez-vous de l’ordre numéro un ? Il est le premier commandement de notre nouvelle Coordination. Le moment est venu pour vous de vous libérer de vos chaînes. Une fois ma période d’intérim passée, je me retirerai et vous pourrez élire la personne de votre choix au poste de Premier Coordonnateur. Et cette fois, sans aucune restriction ni barrière psychique, je vous en fais ici le serment. »  

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