lundi 10 février 2025

L'Essence des Sens : chapitre 33

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le trente-troisième.

33. L’Histoire des Nadariens 

Le Tirinium était un vaisseau minier de taille restreinte, possédant toutes les accréditations requises. Naldeia avait vérifié elle-même les données d’identification, s’assurant que les équipes de la commandante McGinnis avaient bien fait leur travail. Cela n’allégeait toutefois que partiellement son anxiété, au moment où elle franchissait le Relais d’Accélération menant au système Altanis. 

La Griffe Férale était toujours à son poste. Au moment où le destroyer fengirien scanna le Tirinium, Naldeia retint son souffle. Les scanners étaient si puissants qu’ils étaient capables de détecter l’identité de Naldeia au niveau moléculaire. Heureusement pour sa passagère, le poste de pilotage projetait autour d’elle un champ de modification cellulaire dernier cri. Du moment qu’elle ne quittait pas son siège gravimétrique, le champ enverrait en retour des données concernant Naldeia correspondant aux accréditations du vaisseau. Le système, nettement plus perfectionné que ce dont disposait le Stelrec, se trouvait dupliqué dans la cargaison, si bien que le vaisseau, en théorie, pouvait passer n’importe quel produit en contrebande. Jaynak comme Belganov reviendraient de leur côté chacun avec leur vaisseau civil équipé de la même manière, fourni par la Confédération des Planètes Unies. 

Naldeia contempla par le hublot le redoutable profil de la Griffe Férale, capable d’atomiser son appareil en une fraction de seconde. Ce n’était pourtant pas la puissance de feu du destroyer qu’elle craignait le plus — à aucun prix, Naldeia ne voulait retomber entre les mains de Grendchko et de ses alliés. 

Elle ne réalisa qu’elle avait surmonté l’épreuve de l’inspection qu’au moins quinze secondes après la fin du scan. Alors, elle poussa un long soupir de soulagement, avant de mettre le cap sur Nadar. A mesure qu’elle se rapprochait, un plus grand nombre d’informations lui parvenait au travers du réseau social, la Ruche. Grendchko avait accéléré la formation de ses Fervents, et nombre d’entre eux étaient devenus des pilotes ou des soldats. Les usines et chantiers spatiaux tournaient à plein régime. Certains sur les réseaux prétendaient que d’ici à peine trois mois, sa flotte aurait atteint une taille suffisante pour qu’il puisse lancer l’invasion de la planète qu’il avait désignée pour cible, Oblan. 

Naldeia ne se rendit compte à quel point Nadar lui avait manqué qu’en se rapprochant du globe émeraude, et en sentant son cœur se serrer. La proue de son vaisseau pointa sur les titans de basalte qui abritaient la cité perchée d’Argea. Les boucliers magnétiques du Tirinium le protégèrent au moment de l’entrée dans l’atmosphère. 

Utilisant une fréquence sécurisée, Naldeia joignit son contact du spatioport chargé de l’enregistrement de la cargaison. Celui-ci répondit positivement, et elle dirigea l’approche finale sur Eglev tout en se conformant au protocole habituel. 

Depuis qu’ils existaient, les Réfractaires s’étaient assurés d’occuper peu à peu différents postes stratégiques sans faire de vague. Dans les jours à venir, la résistance nadarienne allait être sollicitée comme jamais auparavant. Le plan conçu par Shaella Mc Ginnis et Belganov reposait sur leur loyauté, et notamment sur ceux des agents des spatioports acquis à leur cause. 

Pendant l’approche finale, Naldeia revêtit sa combinaison spéciale. Sa visière projetterait l’image d’un Circanien à la peau jaune et rugueuse, et sa combinaison le même champ de modification cellulaire dont elle avait bénéficié dans le vaisseau, qui la prémunirait contre tout scan intempestif. Les Circaniens, très peu nombreux sur Nadar, se rencontraient surtout aux alentours des astroports. Leur organisme inadapté à l’atmosphère de la planète les contraignait à porter casque et combinaison. Selon le contre-espionnage des Réfractaires, Naldeia, Jaynak et Belganov faisaient partie des cibles prioritaires du moment — elle ne pouvait donc pas se permettre le moindre faux pas. 

Naldeia, qui ne s’était jamais embarrassée de vêtements, trouva la combinaison très inconfortable. Elle se sentait engoncée, et ne comprenait pas comment l’on pouvait supporter cette sorte de prison permanente. Elle effectua plusieurs mouvements, puis une série d’enjambées et de génuflexions pour s’accoutumer. 

Le vaisseau se posa sur sa plate-forme et bientôt, l’agent portuaire se présenta, flanqué de quatre droïdes. Ces derniers prirent en charge une partie de la cargaison, des conteneurs censés receler du tirinium — rien que de penser à la valeur de leur contenu réel faisait froid dans le dos. L’agent accompagna Naldeia jusqu’au hall d’entrée du spatioport. Il connaissait déjà les instructions, ce qui lui évita d’aborder le sujet. Une fois accomplies les formalités, portant un sac en bandoulière, elle longea les couloirs à destination du Fumoir de Transit. Son pas était remarquablement ferme compte tenu de ses émotions. Elle replongeait à corps perdu dans un univers d’intrigues. Si l’homme du spatioport était un agent double, par exemple, elle n’en avait peut-être que pour quelques instants encore à profiter de sa liberté si chèrement acquise. 

C’était ainsi. Elle devait tout miser de nouveau pour espérer gagner plus gros, bien plus gros pour tout son peuple. 

Le Fumoir de Transit se trouvait au milieu de l’une des allées commerçantes du spatioport. Les échoppes s’adressaient à une clientèle éclectique, venue de différents systèmes. C’est en longeant l’une de ces boutiques exhibant ses équipements hétéroclites que Naldeia aperçut le Fengir. La dominant du haut de son double mètre, tout en muscles, le pelage blanc, l’individu se dirigeait droit sur elle. 

Naldeia baissa la tête, se coulant dans son rôle d’humble Circanien vaquant à ses affaires. Pendant un instant d’horrible incertitude, elle se demanda si le Fengir n’était pas en train de la renifler. S’il ne recherchait pas son odeur de Circanien sans la trouver, ce qui lui indiquerait la supercherie. 

Le Fengir la dépassa sans s’arrêter. Naldeia redressa la tête, inspirant profondément et lâchant un soupir. Un peu plus loin, la porte d’entrée du fumoir s’ouvrit devant elle. A l’intérieur, les vapeurs épaississaient l’atmosphère. Protégée par sa combinaison, elle ne pouvait percevoir l’effluve attrayant du sengré ni aucun autre. Le barman lui lança un regard perçant. Comme elle l’ignorait pour s’avancer, sûre d’elle, vers la rangée d’alcôves du fond de la salle, il se désintéressa de son cas. Les tenanciers de ce genre d’établissements savaient qu’il valait mieux se montrer tolérants envers les aliens venus faire des affaires avec leurs clients. 

« Je serai dans l’une des alcôves quand tu arrives sur la droite », lui avait dit son contact. Naldeia jetait des regards furtifs à l’intérieur de chacune. Au bout de la troisième, elle aperçut enfin Xelnev. Il n’avait pas changé depuis l’époque où ils se côtoyaient à la Jaxan, la société de traitement des données qui travaillait étroitement avec les Fengirs. C’était sur cette collaboration proche que comptaient les Réfractaires et Shaella Mac Ginnis. Nul n’avait le droit de pénétrer dans les centres névralgiques de traitement des données fengiriens, mais les liens entre la Jaxan et ces complexes répartis dans toute la planète devraient suffire. 

Naldeia s’avança vers son ancien collègue, qui ouvrit la bouche, ébahi. 

« Tu ne mentais pas en me disant que tu viendrais en tant que Circanien. C’est très réussi. » 

Elle lui fit signe de se taire, et désactiva pendant à peine quelques secondes le champ modificateur de sa combinaison. Le visage de Naldeia apparut dans sa visière, avant d’être remplacé peu après par celui du Circanien. Elle posa son sac sur la table et fit sa proposition selon le script convenu à l’avance. « J’ai quelque chose qui devrait vous intéresser. Un merveilleux cristal mémoriel, regardez. » 

En fait de cristal, elle sortit de son sac une demi-sphère de tirinium, qu’elle plaça à son tour sur la table. L’objet n’avait rien de très remarquable, si ce n’est que lorsqu’elle appuya dessus, il disparut. Ses mains se positionnèrent là où il s’était trouvé, et elle fit le geste de le soulever, sans succès. Elle indiqua à Xelnev de faire de même, et il n’y parvint pas. En appuyant une nouvelle fois au centre de l’endroit où se situait la demi-sphère, celle-ci réapparut. Sa fonction magnétique désactivée, on pouvait de nouveau la soulever. 

« Tu la plaques sur ta cuisse et tu appuies dessus, chuchota Naldeia. Au bureau, tu attends qu’il n’y ait personne aux alentours, et tu réappuies dessus. Tu la fixes sous ta console et tu la laisses toute une semaine. La semaine écoulée, tu la récupères et la remets à ton contact du réseau. Compris ? 

– Très intéressant, fit Xelnev, jouant sa part de leur petite comédie. Voyons… 150 crédits, cela convient ? 

– Cela convient. » 

Xelnev exhiba une tablette et fit mine de la régler. Puis, il saisit la demi-sphère et la colla comme prévu sur sa cuisse — l’objet disparut aussitôt. 

Naldeia lui fit signe de la tête et se leva avant de se diriger vers la sortie. Sa tournée planétaire était encore loin d’être achevée. 

*** 

Cela faisait plusieurs jours déjà que Belganov, Naldeia et Jaynak, chacun aux commandes de son vaisseau, et à des horaires différents, avaient mis le cap sur Nadar. C’était l’une des premières missions pour lesquelles Shaella devait s’en remettre à ce point à une alliance avec des agents étrangers. C’était assurément celle pour laquelle elle ne participait pas directement sur le terrain où les enjeux étaient les plus élevés — et pas seulement parce que la cargaison transportée par les trois vaisseaux était estimée à plusieurs centaines de milliards de crédits. 

L’absence d’action pesait sur les épaules de Shaella, mais c’était ainsi. Même à l’aide de la technologie, les forces de gravitation fluctuantes auraient été pénibles à supporter pour un humain sur Nadar — à moins de se cantonner aux seuls spatioports et leurs alentours immédiats, comme le faisait Naldeia. 

La veille, le module de piratage avait envoyé son premier signal. Il avait été fixé sur un être semi-organique et minéral — un Nadarien. Le moment de vérité approchait donc, et en s’installant dans le modulosiège de son poste sur le Rapier, Shaella se connecta avec avidité par le biais de son augmentation cérébrale. 

Ça y était. Le module était toujours en mode occulté, mais cette fois sous un terminal de commande. Après vérification, le terminal en question était bien situé dans la cité d’Argea, dans l’un des bureaux de la société Jaxan comme l’avait spécifié Naldeia. 

Mentalement, Shaella sélectionna les icônes affichant le rapport d’activité du module. Oui ! Le terminal avait bien transmis un paquet de données en direction de l’un des complexes fengiriens qui étaient leur cible. Une partie du code pirate quantique autogénérant l’y avait suivi. Cela prendrait du temps, plusieurs de ces transferts pour que la totalité du code de piratage soit envoyée et s’assemble en toute discrétion. 

D’après Belganov, les complexes fengiriens de traitement de données existaient depuis les débuts de l’alliance entre les Fengirs et les Nadariens, soit trois siècles auparavant. Chargés de monitorer l’activité des nanites, ces complexes signalaient aux Fengirs toutes les déviances éventuelles parmi les Nadariens, et le moyen d’y remédier. Trop sûrs de leur supériorité, les Fengirs avaient fini par faire appel à des sociétés de prestataires nadariens pour canaliser les immenses flux de données. 

L’histoire véritable des Nadariens ne pouvait être connue dans le détail que des Réfractaires, les nanites ektrim dissuadant la plupart des habitants de la planète d’utiliser l’argelen pour remonter trop loin dans le temps. Ceux qui avaient bravé l’interdit par le passé s’étaient retrouvés avec de terribles maux de tête. S’ils persistaient dans leur erreur, ils devenaient fous ou bien sombraient dans la dépression et étaient acculés au suicide. Ce que les Fengirs décrivaient comme la période héroïque de l’alliance entre les deux civilisations correspondait en fait à un âge sombre, durant lequel les Fengirs avaient identifié des blocs d’argelen contenant des événements moins signifiants du passé des Nadariens, et avaient fortement suggéré aux Guides Communiants d’y cantonner l’apprentissage historique. Une bonne partie de la population avait connu des souffrances mentales terribles, jusqu’à ployer l’échine et se soumettre à la domination de leurs nouveaux maîtres. 

Belganov avait jugé l’hypothèse de Shaella valable. Selon elle, passés les ajustements nécessaires les premières années, le logiciel de contrôle des nanites n’avait pas évolué. Comme la technologie parasite ektrim n’avait jamais été découverte, comme nulle tentative de piratage n’avait jamais été lancée sur les complexes fengiriens, la sécurité avait dû se relâcher peu à peu. En utilisant des modules de piratage dernier cri, Shaella comptait bien infiltrer les centres de surveillance et de traitement des données issues des nanites ektrim. 

D’autres approches auraient été possibles, en théorie. Si les équipes de Kaylee, Hina et Lucinda avaient été capables de percer à jour les secrets du nanite conçu par les ektrims, il aurait peut-être été envisageable de le modifier pour l’asservir, et faire en sorte qu’il envoie de fausses informations. Malheureusement, il était issu d’une technologie si différente qu’il faudrait sans doute des années avant d’en percer tous les mystères. 

Dans l’hypothèse où l’opération principale menée par Belganov et Jaynak connaissait des ratés, si les nanites devaient envoyer des messages d’alerte aux Fengirs, le fait de s’emparer des centres de réception et de contrôle des données permettrait d’éviter la catastrophe — du moins, Shaella l’espérait-elle. Restait malgré tout l’éventualité que des milliards de nanites explosent dans les cerveaux d’autant de Nadariens, éradiquant une population entière. Si cela devait se produire, l’Expansion s’en trouverait considérablement affaiblie, mais ce serait une victoire au goût terriblement amer pour Shaella. 

Il fallait que Belganov et Jaynak réussissent.

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