lundi 17 février 2025

L'Essence des Sens : chapitre 34

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le trente-quatrième.

34. Liberté de conscience

Contrairement à l’appareil de Naldeia, le vaisseau-cargo de Belganov possédait les derniers dispositifs d’occultation de la Confédération des Planètes Unies. Il pénétra l’atmosphère de Nadar de nuit. La paroi des Cavernes d’Ambre d’Argea qui lui avait laissé le passage plusieurs mois auparavant s’ouvrit devant lui, sans pour autant que l’aspect extérieur des Cavernes ne soit modifié aux yeux d’un éventuel observateur, en vertu d’une projection holographique ultra réaliste. Belganov posa son vaisseau dans l’un des hangars secrets appartenant aux Réfractaires. Dès qu’il eut mis le pied sur le sol, il fut accueilli par une délégation des siens. 

« J’ai réussi dans ma mission, leur expliqua-t-il, mais il y a un prix à payer que je n’avais pas envisagé. » Il refusa de répondre à leurs questions tant que ne serait pas convoquée l’assemblée du Haut Conseil. On décida qu’elle se tiendrait dans les deux prochaines heures, dans la salle de conférence principale de la base. Afin d’éviter la dissémination des informations, seuls les leaders de chacun des continents de Nadar y assisteraient. Le cloisonnement des données était à ce stade vital pour la réussite de l’opération. Les leaders ne communiqueraient à leurs subordonnés que le strict nécessaire. 

Le moment venu, Belganov et les autres membres du Haut Conseil s’installèrent dans la salle de conférence. Le professeur plaça sur la table devant lui une tablette qui contenait les données cruciales au sujet des nanites ektrim. Il posa sa main droite sur son cubar d’ambre, et accéda en pensée au nœud privé réservé aux participants du Haut Conseil répartis sur toute la planète. Il sentit les esprits familiers de ses pairs le rejoindre les uns après les autres. A l’aide de son cerveau primaire, il appuya sur l’une des icônes de la tablette tout en gardant la connexion au travers de l’argelen avec son cerveau secondaire. L’image aussitôt projetée devant lui était celle d’une larve argentée vaguement repoussante correspondant au nanite ektrim. Son cerveau primaire communiquait l’information au secondaire, qui la relayait telle quelle en passant par l’argelen. Lorsqu’il s’exprima, ce fut tout à la fois à voix haute et en pensée. 

« Après des années de recherche, j’ai enfin pu visualiser le nanite ektrim qui a fait l’objet de notre quête depuis si longtemps — le nanite responsable du malheur de notre peuple. C’est cette chose que vous avez sous les yeux. Mais je n’y suis pas parvenu seul. » 

Un geste du doigt, et la tablette projeta l’image suivante, celle du visage de trois humaines à la couleur de peau différente. « Lucinda Vels, de Quantor, nous avait déjà prouvé son extrême compétence et sa fiabilité. Hélas, ses talents se sont avérés insuffisants pour découvrir ce nanite. Les deux autres humaines, Kaylee Moco et Hina Meili, appartiennent à la Confédération des Planètes Unies. Sans elles, et sans l’apport de la Confédération elle-même, rien n’aurait été possible. » 

Un brouhaha de voix s’éleva dans la salle, et de pensées dans le nœud de communication. « Nous avons donc fait alliance avec la Confédération des Planètes Unies ? fut l’interrogation dominante. 

– Oui, je vous parle bien d’une alliance avec la C.P.U., répondit Belganov. J’étais le premier d’entre nous à vouloir rester neutre dans le conflit opposant la Confédération à l’Expansion. Mais j’ai compris que dans les circonstances actuelles, la neutralité n’était plus possible. Je me suis engagé en notre nom à tous en réalisant que la C.P.U. était le seul allié suffisamment puissant pour nous permettre de développer, en un temps record et de manière massive, les contre-mesures au nanite ektrim qui rend impraticable toute révolte des nôtres. Et vous savez tous à quel point le temps est un facteur crucial. Au moment où je vous parle, Grendchko bâtit une flotte visant à conquérir Oblan, et forme ses légions. Des millions des nôtres peuvent périr dans un conflit qui n’a pas lieu d’être. Une confrontation qui n’a pour objectif, dans l’esprit pervers de notre Coordonnateur, que de renforcer son ego boursouflé et sa position dominante. » 

Quelqu’un demanda si Belganov avait prémédité cette alliance et il répondit par la négative, retraçant les événements et notamment le rôle de Naldeia. Le fait d’apprendre que l’une des leurs était en réalité un agent de la Confédération suscita de nouveaux éclats, et de longues palabres s’ensuivirent. L’un des éléments décisifs que Belganov mit en avant fut le danger encouru par leurs compatriotes. « Le nanite ektrim, dit-il, peut déclencher une explosion interne et provoquer la mort de milliards de nos frères et sœurs. Le plan que nous avons conçu vise à prévenir cela. » Un grand silence suivit sa déclaration. Beaucoup de ses pairs avaient déjà envisagé une telle éventualité, et cette révélation confirmait leurs pires soupçons. Le professeur passa dans un second temps à une explication détaillée de ce qu’il avait en tête. 

C’était un énorme morceau à avaler pour les dirigeants de la résistance, bien sûr, mais à la fin de la réunion, en lisant les expressions et en guettant les pensées dans l’argelen, Belganov ne détecta aucune révolte. D’importantes interrogations subsistaient au sujet de l’efficacité des contre-mesures, et des conséquences que cela emporterait pour les citoyens. En définitive, cependant, les Réfractaires avaient vécu si longtemps en espérant se défaire du joug de l’oppresseur, et la pression mise par Grendchko était telle ces derniers temps que l’alliance avec la Confédération fut acceptée et le plan de Belganov, adopté à l’unanimité. Halnev, le Premier Guide Communiant, qui en tant que membre prépondérant des Réfractaires assistait à la réunion, fut chargé de demander officiellement à Grendchko le rétablissement de l’ancienne tradition dite de Minute de Sengré avant toute communion. 

Avant même la fin de la journée, les soutes du vaisseau-cargo de Belganov avaient été vidées. Les containers équipés de leur champ de modification cellulaire dissimulant leur véritable nature avaient été répartis entre plusieurs équipes. Ils rejoindraient les cités les plus peuplées de la planète par des moyens différents, dans la plus grande discrétion. 

Belganov s’enquit des événements depuis son départ. A son soulagement, Grendchko n’avait plus cherché à lancer d’assaut dans les Cavernes d’Ambre. Devant le risque de nouvelles perturbations des systèmes d’assistance gravitationnelle de la cité d’Argea, il avait reculé. Il déployait à présent toute son énergie dans les préparatifs de sa guerre interstellaire. Sa machine propagandiste marchait à plein régime, et tous ceux qui osaient contredire les médias officiels se voyaient attribuer le qualificatif d’« agent d’Oblan » et encouraient des peines d’emprisonnement. 

Belganov savait faire partie désormais des individus les plus recherchés de la planète. En conséquence, il était pour l’instant contraint de se terrer dans ses Cavernes, ce qui, il faut bien le dire, ne le changeait guère de sa routine habituelle — si l’on exceptait son récent voyage pour Quantor. Les Cavernes possédaient cependant un réseau de communication ultra-sécurisé, et c’est ce qui permit au professeur de se déplacer virtuellement, le lendemain, jusqu’à l’usine de Bulaseng. Située à une dizaine de kilomètres des Cavernes d’Argea, l’usine était celle qui produisait le plus de boulettes de sengré de la planète. L’une de ces boulettes correspondait à une dose de sengré appelée à se consumer dans un ballon-tube. 

A l’heure convenue en milieu d’après-midi, l’hologramme de Belganov se matérialisa en même temps que celui de Halnev devant l’un de leurs plus fidèles alliés, l’édile de l’usine Bulaseng. Un drone-cam permettait à Belganov et au Premier Guide Communiant d’observer les alentours à 360 degrés. L’engin se déplaça aux côtés de l’édile le long des cuves de séchage des feuilles de sengré tout en continuant à diffuser la projection des images de Belganov et Halnev. Ils dépassèrent ensuite les gigantesques machines transformant les énormes cubes de sengré en boulettes, pour atteindre la partie stérilisée où se pratiquaient les scans vérifiant la qualité des produits. D’immenses tapis roulants faisaient avancer en rythme les boulettes devant les scanners situés à la verticale. Ce jour-là, les dispositifs d’analyse n’étaient pas seuls. Des mini-drones en nombre conséquent, ceux-là mêmes qui avaient fait le voyage dans leurs containers sécurisés, dans les entrailles du vaisseau-cargo de Belganov, stationnaient en surplomb des tapis. A l’œil nu, on ne pouvait rien voir d’autre, bien évidemment. Mais l’augmentation située dans le cerveau de Belganov, reliée à la tablette de gestion des mini-drones fournie avec ces derniers, et que tenait l’édile de l’usine entre ses mains, apprit à Belganov ce qu’il voulait savoir. Les nanites AE, pour anti-ektrim, étaient bien largués les uns après les autres sur les boulettes au fur et à mesure que celles-ci se présentaient sous les mini-drones, à chaque arrêt des tapis roulants. Lucinda Vels, Hina Meili, Kaylee Moco et leurs équipes avaient participé à la conception des nanites, mais c’était Belganov lui-même qui avait eu l’idée de leur introduction dans le cerveau des sujets. 

Contrairement aux cerveaux humains, qui nécessitaient de sophistiquées calottes neuronales afin d’y implanter des nanites, les cerveaux primaires des Nadariens étaient plus accessibles. En tant que professeur de biologie, Belganov savait que l’unique narine de ceux de son espèce serait un point d’entrée viable pour cette technologie. Il avait donc été décidé de faire littéralement respirer l’outil de leur salut à ses compatriotes. Etait-ce ainsi que procédaient les Ektrims ? Il resterait impossible de le confirmer tant que les nanites parasites n’auraient pas livré tous leurs secrets. 

« Qui a accès à cette zone ? demanda Belganov. 

– Uniquement mes collaborateurs les plus fidèles, répondit Ugbok, l’édile de l’usine. Ils me sont entièrement dévoués. 

– Vous devrez malgré tout organiser une réception à destination des employés de l’usine, dit Belganov. Ils devront fumer vos dernières productions. 

– Entendu, dit Ugbok. 

– En plus des drones épandeurs, poursuivit le professeur, vous allez bientôt recevoir des drones aspirateurs à nanites. Vous les utiliserez après la petite fête, en toute discrétion bien entendu. Ils serviront à récupérer les nanites AE qui ne seraient pas restés dans le cerveau de vos employés. » 

Ugbok prit un air perplexe. Halnev, qui avait assisté à la réunion du Haut conseil des Réfractaires de la veille, se chargea de lui fournir les explications. « Tous nos semblables ne sont heureusement pas infectés par les parasites ektrim. Si un nanite AE ne trouve aucune cible dans un cerveau, il redescend par la narine et retombe au sol. De la même manière, si un AE s’aperçoit de la présence d’un autre nanite AE déjà actif dans le cerveau primaire, il regagnera le sol. 

– Ils sont trop petits pour pouvoir être détectés à l’œil nu ou écrasés, précisa Belganov. Vous allez aussi recevoir des caissettes spéciales pour ces nanites. Les propriétaires de fumoirs dans notre camp vous feront parvenir leurs propres caissettes une fois remplies, puisqu’eux-mêmes auront recours aux drones-aspirateurs. 

– Est-ce que ça ne risque pas de créer trop de remue-ménage ? s’inquiéta Ugbok. 

– Les caissettes, comme les mini-drones, peuvent contenir des millions de nanites. Je ne m’attends pas à ce que beaucoup de nos compatriotes ne soient pas infectés, hélas. Il faudra en réalité des mois, et sans doute des années pour que les patrons des fumoirs vous livrent leurs caissettes. 

– Il faudra juste faire passer les mini-drones pour des agents de propreté si on pose des questions », ajouta le Premier Guide Communiant. Ugbok regarda l’hologramme de Belganov droit dans les yeux. « Vous êtes vraiment sûr qu’il n’y aura aucun danger pour la santé de mes employés, professeur ? 

– J’en suis aussi sûr qu’il est possible de l’être. Voyez-vous, les drones anti-ektrim ont pour fonction principale de repérer la présence de ces parasites corticaux, de les endormir à l’aide d’ondes thêta puis de les envelopper. 

– Ils ne détruisent pas les nanites des ektrims ? s’étonna Ugbok. Ils ne les enlèvent pas des cerveaux ? 

– Ni l’un ni l’autre. Nous craignons que les Fengirs s’en aperçoivent si nous retirons ces nanites — chercher à les détruire serait de toute façon trop risqué pour les sujets. Nous préférons donc les neutraliser en toute discrétion et sans faire courir aucun danger à nos compatriotes. » 

L’édile prouva sa sagacité par sa question suivante. « Vous avez parlé de fonction principale. Quelle est la secondaire ? » 

Belganov acquiesça de la tête. « Les nanites AE sont programmés pour déclencher une compulsion chez ceux de nos semblables qui ont accès à l’argelen. Une envie irrépressible d’en savoir plus sur le passé ancien. 

– Ils voudront se connecter à l’argelen et aller dans la matrice rechercher précisément les informations historiques qui leur étaient interdites par le nanite ektrim. 

– Comme ce sont des nœuds très spécifiques de la matrice qui contiennent ces informations, nous les faisons à présent surveiller en permanence, ajouta Belganov. Les gens qui cherchent à en apprendre davantage sur cette partie de notre Histoire seront contactés au travers de l’argelen par des membres de notre réseau. 

– Ils seront très désorientés au départ, dit Halnev. Très surpris de leur liberté de pensée nouvellement acquise au sujet des Fengirs. Des révélations prodigieuses leur seront soumises. Mais très vite, ils renforceront nos rangs. Et ils le feront en toute liberté de conscience. »

 


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lundi 10 février 2025

L'Essence des Sens : chapitre 33

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le trente-troisième.

33. L’Histoire des Nadariens 

Le Tirinium était un vaisseau minier de taille restreinte, possédant toutes les accréditations requises. Naldeia avait vérifié elle-même les données d’identification, s’assurant que les équipes de la commandante McGinnis avaient bien fait leur travail. Cela n’allégeait toutefois que partiellement son anxiété, au moment où elle franchissait le Relais d’Accélération menant au système Altanis. 

La Griffe Férale était toujours à son poste. Au moment où le destroyer fengirien scanna le Tirinium, Naldeia retint son souffle. Les scanners étaient si puissants qu’ils étaient capables de détecter l’identité de Naldeia au niveau moléculaire. Heureusement pour sa passagère, le poste de pilotage projetait autour d’elle un champ de modification cellulaire dernier cri. Du moment qu’elle ne quittait pas son siège gravimétrique, le champ enverrait en retour des données concernant Naldeia correspondant aux accréditations du vaisseau. Le système, nettement plus perfectionné que ce dont disposait le Stelrec, se trouvait dupliqué dans la cargaison, si bien que le vaisseau, en théorie, pouvait passer n’importe quel produit en contrebande. Jaynak comme Belganov reviendraient de leur côté chacun avec leur vaisseau civil équipé de la même manière, fourni par la Confédération des Planètes Unies. 

Naldeia contempla par le hublot le redoutable profil de la Griffe Férale, capable d’atomiser son appareil en une fraction de seconde. Ce n’était pourtant pas la puissance de feu du destroyer qu’elle craignait le plus — à aucun prix, Naldeia ne voulait retomber entre les mains de Grendchko et de ses alliés. 

Elle ne réalisa qu’elle avait surmonté l’épreuve de l’inspection qu’au moins quinze secondes après la fin du scan. Alors, elle poussa un long soupir de soulagement, avant de mettre le cap sur Nadar. A mesure qu’elle se rapprochait, un plus grand nombre d’informations lui parvenait au travers du réseau social, la Ruche. Grendchko avait accéléré la formation de ses Fervents, et nombre d’entre eux étaient devenus des pilotes ou des soldats. Les usines et chantiers spatiaux tournaient à plein régime. Certains sur les réseaux prétendaient que d’ici à peine trois mois, sa flotte aurait atteint une taille suffisante pour qu’il puisse lancer l’invasion de la planète qu’il avait désignée pour cible, Oblan. 

Naldeia ne se rendit compte à quel point Nadar lui avait manqué qu’en se rapprochant du globe émeraude, et en sentant son cœur se serrer. La proue de son vaisseau pointa sur les titans de basalte qui abritaient la cité perchée d’Argea. Les boucliers magnétiques du Tirinium le protégèrent au moment de l’entrée dans l’atmosphère. 

Utilisant une fréquence sécurisée, Naldeia joignit son contact du spatioport chargé de l’enregistrement de la cargaison. Celui-ci répondit positivement, et elle dirigea l’approche finale sur Eglev tout en se conformant au protocole habituel. 

Depuis qu’ils existaient, les Réfractaires s’étaient assurés d’occuper peu à peu différents postes stratégiques sans faire de vague. Dans les jours à venir, la résistance nadarienne allait être sollicitée comme jamais auparavant. Le plan conçu par Shaella Mc Ginnis et Belganov reposait sur leur loyauté, et notamment sur ceux des agents des spatioports acquis à leur cause. 

Pendant l’approche finale, Naldeia revêtit sa combinaison spéciale. Sa visière projetterait l’image d’un Circanien à la peau jaune et rugueuse, et sa combinaison le même champ de modification cellulaire dont elle avait bénéficié dans le vaisseau, qui la prémunirait contre tout scan intempestif. Les Circaniens, très peu nombreux sur Nadar, se rencontraient surtout aux alentours des astroports. Leur organisme inadapté à l’atmosphère de la planète les contraignait à porter casque et combinaison. Selon le contre-espionnage des Réfractaires, Naldeia, Jaynak et Belganov faisaient partie des cibles prioritaires du moment — elle ne pouvait donc pas se permettre le moindre faux pas. 

Naldeia, qui ne s’était jamais embarrassée de vêtements, trouva la combinaison très inconfortable. Elle se sentait engoncée, et ne comprenait pas comment l’on pouvait supporter cette sorte de prison permanente. Elle effectua plusieurs mouvements, puis une série d’enjambées et de génuflexions pour s’accoutumer. 

Le vaisseau se posa sur sa plate-forme et bientôt, l’agent portuaire se présenta, flanqué de quatre droïdes. Ces derniers prirent en charge une partie de la cargaison, des conteneurs censés receler du tirinium — rien que de penser à la valeur de leur contenu réel faisait froid dans le dos. L’agent accompagna Naldeia jusqu’au hall d’entrée du spatioport. Il connaissait déjà les instructions, ce qui lui évita d’aborder le sujet. Une fois accomplies les formalités, portant un sac en bandoulière, elle longea les couloirs à destination du Fumoir de Transit. Son pas était remarquablement ferme compte tenu de ses émotions. Elle replongeait à corps perdu dans un univers d’intrigues. Si l’homme du spatioport était un agent double, par exemple, elle n’en avait peut-être que pour quelques instants encore à profiter de sa liberté si chèrement acquise. 

C’était ainsi. Elle devait tout miser de nouveau pour espérer gagner plus gros, bien plus gros pour tout son peuple. 

Le Fumoir de Transit se trouvait au milieu de l’une des allées commerçantes du spatioport. Les échoppes s’adressaient à une clientèle éclectique, venue de différents systèmes. C’est en longeant l’une de ces boutiques exhibant ses équipements hétéroclites que Naldeia aperçut le Fengir. La dominant du haut de son double mètre, tout en muscles, le pelage blanc, l’individu se dirigeait droit sur elle. 

Naldeia baissa la tête, se coulant dans son rôle d’humble Circanien vaquant à ses affaires. Pendant un instant d’horrible incertitude, elle se demanda si le Fengir n’était pas en train de la renifler. S’il ne recherchait pas son odeur de Circanien sans la trouver, ce qui lui indiquerait la supercherie. 

Le Fengir la dépassa sans s’arrêter. Naldeia redressa la tête, inspirant profondément et lâchant un soupir. Un peu plus loin, la porte d’entrée du fumoir s’ouvrit devant elle. A l’intérieur, les vapeurs épaississaient l’atmosphère. Protégée par sa combinaison, elle ne pouvait percevoir l’effluve attrayant du sengré ni aucun autre. Le barman lui lança un regard perçant. Comme elle l’ignorait pour s’avancer, sûre d’elle, vers la rangée d’alcôves du fond de la salle, il se désintéressa de son cas. Les tenanciers de ce genre d’établissements savaient qu’il valait mieux se montrer tolérants envers les aliens venus faire des affaires avec leurs clients. 

« Je serai dans l’une des alcôves quand tu arrives sur la droite », lui avait dit son contact. Naldeia jetait des regards furtifs à l’intérieur de chacune. Au bout de la troisième, elle aperçut enfin Xelnev. Il n’avait pas changé depuis l’époque où ils se côtoyaient à la Jaxan, la société de traitement des données qui travaillait étroitement avec les Fengirs. C’était sur cette collaboration proche que comptaient les Réfractaires et Shaella Mac Ginnis. Nul n’avait le droit de pénétrer dans les centres névralgiques de traitement des données fengiriens, mais les liens entre la Jaxan et ces complexes répartis dans toute la planète devraient suffire. 

Naldeia s’avança vers son ancien collègue, qui ouvrit la bouche, ébahi. 

« Tu ne mentais pas en me disant que tu viendrais en tant que Circanien. C’est très réussi. » 

Elle lui fit signe de se taire, et désactiva pendant à peine quelques secondes le champ modificateur de sa combinaison. Le visage de Naldeia apparut dans sa visière, avant d’être remplacé peu après par celui du Circanien. Elle posa son sac sur la table et fit sa proposition selon le script convenu à l’avance. « J’ai quelque chose qui devrait vous intéresser. Un merveilleux cristal mémoriel, regardez. » 

En fait de cristal, elle sortit de son sac une demi-sphère de tirinium, qu’elle plaça à son tour sur la table. L’objet n’avait rien de très remarquable, si ce n’est que lorsqu’elle appuya dessus, il disparut. Ses mains se positionnèrent là où il s’était trouvé, et elle fit le geste de le soulever, sans succès. Elle indiqua à Xelnev de faire de même, et il n’y parvint pas. En appuyant une nouvelle fois au centre de l’endroit où se situait la demi-sphère, celle-ci réapparut. Sa fonction magnétique désactivée, on pouvait de nouveau la soulever. 

« Tu la plaques sur ta cuisse et tu appuies dessus, chuchota Naldeia. Au bureau, tu attends qu’il n’y ait personne aux alentours, et tu réappuies dessus. Tu la fixes sous ta console et tu la laisses toute une semaine. La semaine écoulée, tu la récupères et la remets à ton contact du réseau. Compris ? 

– Très intéressant, fit Xelnev, jouant sa part de leur petite comédie. Voyons… 150 crédits, cela convient ? 

– Cela convient. » 

Xelnev exhiba une tablette et fit mine de la régler. Puis, il saisit la demi-sphère et la colla comme prévu sur sa cuisse — l’objet disparut aussitôt. 

Naldeia lui fit signe de la tête et se leva avant de se diriger vers la sortie. Sa tournée planétaire était encore loin d’être achevée. 

*** 

Cela faisait plusieurs jours déjà que Belganov, Naldeia et Jaynak, chacun aux commandes de son vaisseau, et à des horaires différents, avaient mis le cap sur Nadar. C’était l’une des premières missions pour lesquelles Shaella devait s’en remettre à ce point à une alliance avec des agents étrangers. C’était assurément celle pour laquelle elle ne participait pas directement sur le terrain où les enjeux étaient les plus élevés — et pas seulement parce que la cargaison transportée par les trois vaisseaux était estimée à plusieurs centaines de milliards de crédits. 

L’absence d’action pesait sur les épaules de Shaella, mais c’était ainsi. Même à l’aide de la technologie, les forces de gravitation fluctuantes auraient été pénibles à supporter pour un humain sur Nadar — à moins de se cantonner aux seuls spatioports et leurs alentours immédiats, comme le faisait Naldeia. 

La veille, le module de piratage avait envoyé son premier signal. Il avait été fixé sur un être semi-organique et minéral — un Nadarien. Le moment de vérité approchait donc, et en s’installant dans le modulosiège de son poste sur le Rapier, Shaella se connecta avec avidité par le biais de son augmentation cérébrale. 

Ça y était. Le module était toujours en mode occulté, mais cette fois sous un terminal de commande. Après vérification, le terminal en question était bien situé dans la cité d’Argea, dans l’un des bureaux de la société Jaxan comme l’avait spécifié Naldeia. 

Mentalement, Shaella sélectionna les icônes affichant le rapport d’activité du module. Oui ! Le terminal avait bien transmis un paquet de données en direction de l’un des complexes fengiriens qui étaient leur cible. Une partie du code pirate quantique autogénérant l’y avait suivi. Cela prendrait du temps, plusieurs de ces transferts pour que la totalité du code de piratage soit envoyée et s’assemble en toute discrétion. 

D’après Belganov, les complexes fengiriens de traitement de données existaient depuis les débuts de l’alliance entre les Fengirs et les Nadariens, soit trois siècles auparavant. Chargés de monitorer l’activité des nanites, ces complexes signalaient aux Fengirs toutes les déviances éventuelles parmi les Nadariens, et le moyen d’y remédier. Trop sûrs de leur supériorité, les Fengirs avaient fini par faire appel à des sociétés de prestataires nadariens pour canaliser les immenses flux de données. 

L’histoire véritable des Nadariens ne pouvait être connue dans le détail que des Réfractaires, les nanites ektrim dissuadant la plupart des habitants de la planète d’utiliser l’argelen pour remonter trop loin dans le temps. Ceux qui avaient bravé l’interdit par le passé s’étaient retrouvés avec de terribles maux de tête. S’ils persistaient dans leur erreur, ils devenaient fous ou bien sombraient dans la dépression et étaient acculés au suicide. Ce que les Fengirs décrivaient comme la période héroïque de l’alliance entre les deux civilisations correspondait en fait à un âge sombre, durant lequel les Fengirs avaient identifié des blocs d’argelen contenant des événements moins signifiants du passé des Nadariens, et avaient fortement suggéré aux Guides Communiants d’y cantonner l’apprentissage historique. Une bonne partie de la population avait connu des souffrances mentales terribles, jusqu’à ployer l’échine et se soumettre à la domination de leurs nouveaux maîtres. 

Belganov avait jugé l’hypothèse de Shaella valable. Selon elle, passés les ajustements nécessaires les premières années, le logiciel de contrôle des nanites n’avait pas évolué. Comme la technologie parasite ektrim n’avait jamais été découverte, comme nulle tentative de piratage n’avait jamais été lancée sur les complexes fengiriens, la sécurité avait dû se relâcher peu à peu. En utilisant des modules de piratage dernier cri, Shaella comptait bien infiltrer les centres de surveillance et de traitement des données issues des nanites ektrim. 

D’autres approches auraient été possibles, en théorie. Si les équipes de Kaylee, Hina et Lucinda avaient été capables de percer à jour les secrets du nanite conçu par les ektrims, il aurait peut-être été envisageable de le modifier pour l’asservir, et faire en sorte qu’il envoie de fausses informations. Malheureusement, il était issu d’une technologie si différente qu’il faudrait sans doute des années avant d’en percer tous les mystères. 

Dans l’hypothèse où l’opération principale menée par Belganov et Jaynak connaissait des ratés, si les nanites devaient envoyer des messages d’alerte aux Fengirs, le fait de s’emparer des centres de réception et de contrôle des données permettrait d’éviter la catastrophe — du moins, Shaella l’espérait-elle. Restait malgré tout l’éventualité que des milliards de nanites explosent dans les cerveaux d’autant de Nadariens, éradiquant une population entière. Si cela devait se produire, l’Expansion s’en trouverait considérablement affaiblie, mais ce serait une victoire au goût terriblement amer pour Shaella. 

Il fallait que Belganov et Jaynak réussissent.

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lundi 3 février 2025

L'Essence des Sens : chapitre 32

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le trente-deuxième.

32. La loi de l’Expansion 

Perché sur son trône dans la salle de commandement aux vastes baies donnant sur le cosmos, Grendchko surveillait les données provenant de ses consoles. Le système Ixion abritant la planète Oblan n’était plus qu’à un Relais de distance. Comme prévu, les Intelligences Synthétiques de conception fengiriennes avaient totalement dominé les protocoles automatisés du Relais d’Accélération. Son vaisseau mère, le Strator, n’avait plus qu’à s’engouffrer dans le passage, accompagné de sa flotte. 

Grendchko se dit qu’il faudrait renommer le Strator une fois acquise la victoire. Quelque chose d’un peu plus grandiloquent, qui sèmerait la terreur dans le cœur des ennemis. L’Absolu Cauchemar, par exemple. Largement modernisé à l’aide de la technologie fengirienne, le Strator faisait la fierté et l’orgueil de la flotte nadarienne depuis plusieurs décennies déjà. Pour être sûr de n’essuyer aucun refus au moment où il rebaptiserait le vaisseau, Grendchko devrait avoir obtenu une victoire décisive à la tête de sa flotte. Une victoire qui ne serait que la première d’une longue série, il n’avait aucun doute à ce sujet. 

Trois croiseurs escortés de leurs chasseurs s’engouffrèrent en premier dans le Relais. Vision glorieuse que ces énormes vaisseaux à la proue effilée, aux fuselages irisés par la lueur des tachyons, qui allaient surgir de l’autre côté accompagnés de leurs nuées et semer l’effroi sur leur passage. Le destin était en marche. Six siècles après avoir posé le pied sur Oblan, les Nadariens allaient marquer la planète de manière indélébile cette fois. Ce ne serait là que l’une de leurs innombrables conquêtes, car telle était la loi de l’Expansion. 

Le vaisseau mère Strator plongea à son tour dans le Relais d’Accélération pointant sur le système Ixion. Grendchko mit à profit le temps de répit pour faire le point sur toutes les forces rassemblées, d’après les données préalablement collectées. Les rangs des Fervents n’avaient fait que croître au cours des derniers mois. Cela se ressentait dans le nombre de vaisseaux présents, qu’il s’agisse de vastes bâtiments tels les croiseurs, destroyers et autres frégates, ou de simples chasseurs et transporteurs de troupes. Sur Nadar, personne n’avait pu contester son irrésistible montée en puissance. Les Réfractaires avaient été les premiers à se faire oublier, effrayés par la puissance démentielle rassemblée par le maître de la planète. 

Le Strator franchit l’extrémité du Relais. La majestueuse flotte se matérialisa peu à peu autour de lui. Les imposantes baies d’observation avaient dû être modifiées afin de pouvoir subir une polarisation complexe. Les quatre étoiles d’Ixion, blanche, jaune, bleue et rouge possédaient une gamme chromatique si variée et fluctuante qu’elle attaquait la rétine, forçant les habitants d’Oblan à s’équiper de lunettes spéciales. Les baies comme les cockpits des chasseurs avaient donc été améliorés pour filtrer de manière efficace le rayonnement stellaire. 

Grendchko savourait chaque seconde. Les sondes occultées envoyées en reconnaissance faisaient état de forces dix fois inférieures autour de la planète Oblan. L’effet de surprise allait être dévastateur, et l’ennemi n’aurait d’autre choix que de fuir piteusement. 

Les trois croiseurs aux avant-postes disposaient de puissants brouilleurs de signaux afin de masquer la taille de la flotte. La discrétion ne serait pas totale, mais l’ennemi ne saurait pas à quoi s’en tenir jusqu’au dernier moment. 

La flotte nadarienne s’enfonça ainsi dans le système Ixion sans rencontrer de résistance. Grendchko, qui avait espéré une victoire aussi rapide qu’écrasante, fut néanmoins déçu. Si le premier croiseur que le Strator affronta subit d’effroyables dégâts sous l’impact des torpilles à antimatière nadariennes, les vaisseaux oblanites se regroupèrent vivement et formèrent un front uni. Les Ionthunders et Skinangels évitaient avec habileté la confrontation avec les nuées de Retaliators et autres Crushers nadariens. Ils s’enfuyaient, se dispersaient puis s’assemblaient pour attaquer sur les flancs, méthode efficace qui leur permettait d’infliger des dommages non négligeables. 

Les rayons lasers et les canons à protons des croiseurs et destroyers en détruisaient bon nombre, mais souvent, les tirs se heurtaient aux boucliers renforcés des frégates ennemies. Celles-ci étaient les plus nombreuses. En mutualisant leurs champs défensifs, elles formaient un front difficile à percer. Plusieurs d’entre elles lancèrent en simultané des torpilles émettrices d’impulsions magnétiques en direction du Strator. 

Les missiles antitorpilles du vaisseau mère eurent leur système de guidage grillés par les impulsions — seuls quelques-uns atteignirent leur cible. Plusieurs des torpilles parvinrent aussi à échapper au feu roulant des lasers courte portée. Le bouclier du Strator absorba l’essentiel des explosions, mais céda en un point, et Grendchko, de même que chacun des occupants du vaisseau ressentit l’impact. Un flash orangé illumina le poste de commandement, provoquant la colère de Grendchko. 

Les dégâts ne pouvaient être que considérables pour avoir occasionné une telle secousse. Ils n’étaient cependant pas incapacitants. En coordonnant à son tour une attaque contre l’une des frégates avec plusieurs croiseurs, Grendchko parvint à enfoncer son bouclier. L’effet fut dévastateur, la frégate se faisant atomiser. Dans le silence absolu de l’espace, la terrifiante explosion concurrença un instant la lueur des étoiles les plus proches, offrant un spectacle pyrotechnique. Nombreux furent les Crushers à s’engouffrer dans la brèche, ce qui déstabilisa encore plus la défense. 

La bataille continua à faire rage pendant plusieurs heures. Les forces de Nadar remportèrent une victoire beaucoup plus coûteuse qu’anticipée. 

« Trente pour cent de nos unités perdues, maugréa Grendchko. Quelle bande de bons à rien ! » 

D’un geste sans appel, il mit rageusement fin à la holosim. Le décor stellaire s’effaça aussitôt pour laisser place à son somptueux bureau dans le Palais de la Première Strate. Tous ses alliés avaient été de véritables Nadariens connectés, l’objectif étant de s’entraîner à la conquête spatiale du système d’Ixion en temps réel. Une nouvelle séance, cette fois d’invasion planétaire, se déroulerait le lendemain. 

Grendchko, maussade, parcourut sans les voir les holotableaux accrochés aux murs, retraçant les hauts faits des ancêtres de Nadar qui s’étaient distingués. Le taux de perte allait sans doute être trop élevé au goût de Shinaen et de ses autres alliés Fengirs. La flotte n’avait cependant été composée que de Nadariens, et Grendchko ne doutait pas que sur le terrain, le résultat ne s’avère plus satisfaisant avec l’aide des Fengirs. 

Non sans lassitude, il activa sa console et se mit à parcourir les différents messages en attente. Il entreprit de régler les affaires courantes en grommelant, pour s’arrêter devant l’une des requêtes particulières. Ses doigts pianotèrent un instant sur le bois précieux de son bureau. Il désigna l’icône de son assistante personnelle, qui s’agrandit. « Faites venir Ymeo, lâcha-t-il. 

– Tout de suite, Premier Coordonnateur. » Il aurait pu la joindre directement, bien sûr. Passer par un intermédiaire était l’un de ces signes distinctifs de la perte de faveur de son espionne. S’y ajoutait le fait de l’avoir fait lanterner pendant plusieurs heures dans la salle d’attente, au vu de tous. 

La Nadarienne trentenaire apparut peu après. Elle n’avait rien perdu de ses formes envoûtantes mais son regard s’était durci ces derniers temps. De sa démarche souple, elle s’avança jusqu’à se trouver en face de son bureau, à moins de deux mètres. Elle s’inclina profondément. « Oui, Maître ? 

– J’ai reçu une requête particulière, fit-il d’un ton morose. Le Premier Guide Communiant me demande de réinstaurer la tradition de la Minute de Sengré avant toute Communion. 

– C’est très ancien, s’étonna-t-elle. Quel fizbul le pique ? 

– Sans doute l’idée de réaffirmer les bonnes vieilles traditions. Tu sais bien à quel point les gens comme Halnev sont rétrogrades. » 

Ymeo prit un air songeur. Elle avait beau n’être qu’une femelle, elle le surprenait fréquemment par ces conseils. Ce fut le cas une fois encore. « Maître, accepter pourrait jouer en notre faveur. Le sengré anesthésie les sens. Il ne favorise pas les meilleures décisions. Si nos adversaires se mettaient à le fumer en grande quantité, ils seraient plus malléables. Plus dociles. » 

Comme souvent, Grendchko décida de la priver de la satisfaction d’un compliment. « La Minute de Sengré ne permet pas l’absorption d’une grande quantité, rétorqua-t-il. 

– Mais c’est un début. Et cela pourrait nous permettre de mettre en place une campagne de communication une nouvelle fois axée sur l’aspect totalement dépassé de cette institution, qui se croit obligée de revenir à des traditions ancestrales. Cela pourrait accélérer leur chute. 

– Humpf. On verra. » Il demeura indécis quelques secondes avant de lui demander si elle avait des nouvelles des anciens Fervents nommés Jaynak et Naldeia. 

« Toujours aucune, Maître, répondit-elle en baissant les épaules, l’air désolé. Le dernier signe que l’on a d’eux reste le rapport de ce destroyer, La Griffe Férale, il y a plusieurs mois. Ils n’ont pas réapparu depuis. Ils sont très certainement toujours en dehors du système. » 

Il lui indiqua de s’approcher. Elle contourna le bureau pour le rejoindre, sans trembler. Les commissures de ses lèvres avaient leur pli résigné habituel. Une fois à portée, Grendchko s’empara de son poignet et lui tordit le bras en se levant pour la dominer de toute sa hauteur. 

Elle poussa un petit cri de douleur. Tout en maintenant sa prise, Grendchko fit glisser son tiroir et saisit son fouet à électrodes, qui s’activa en reconnaissant son ADN. « Tu n’as pas encore fini de souffrir, fit-il d’une voix rauque. Si tu les retrouves, je penserais peut-être à lever ta punition. » Il fit claquer le fouet sur elle, et elle se tordit dans des spasmes de douleur. Encore et encore, les lanières électrisées s’abattaient sur ses plaques, la parcourant d’éclairs bleutés. 

Une fois que le corps de son esclave ne fut que meurtrissures, Grendchko la viola, y prenant un voluptueux plaisir. Quand elle sortit de la pièce, ce fut toute courbée, en se traînant, comme si elle venait de prendre cinquante ans. 

Grendchko se réinstalla devant sa console en arborant un sourire épanoui. Il accéda à la requête du Premier Guide avant d’estimer qu’il avait eu son content de travail pour la journée. Le moment était venu de passer aux loisirs. 

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lundi 27 janvier 2025

L'Essence des Sens : chapitre 31

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le trente-et-unième.

31. Au bord du précipice 

Il ne fallut pas attendre bien longtemps avant que deux femmes de haute stature n’apparaissent, sans pour autant que Shaella MacGinnis n’ait fait le moindre mouvement. L’une, sèche, toute en angles, avait la figure pâle et les yeux plissés, là où la seconde, nettement plus ronde, avait la peau brune, à mi-chemin entre celles de Shaella et de Lucinda. Jaynak ne connaissait que de réputation la diversité de pigmentation des humains. Il se demanda si c’était pour couvrir en partie leurs différences qu’ils portaient des vêtements — pensée absurde, qu’il rejeta aussitôt. 

« Voici le capitaine Hina Meili, et le colonel Kaylee Moco, annonça Shaella. Hina est notre spécialiste en neurotechnologie, et Kaylee a pour domaine les systèmes d’occultation ultra miniaturisés. Chacune a sa propre équipe bien entendu. » 

Les salutations furent plutôt guindées de part et d’autre. Hina comme Kaylee adressèrent de longs regards à Jaynak, qui, sous l’examen, se sentit embarrassé. Naldeia se rapprocha de lui, et il lui laissa prendre sa main. 

« Alors, vous êtes vivant, dit Hina. 

– Jusqu’à preuve du contraire. » 

La peau de la scientifique rosit, et elle se tourna vers Lucinda. « Comment vous y êtes-vous prise ? Pour le garder en vie, je veux dire. 

– En me fiant à certaines observations et expériences. Les nanites les plus réussis sont ceux qui incorporent le plus de biotechnologie. Ça les rend vulnérables à ce qui affecte nos cerveaux. J’ai vérifié l’assertion selon laquelle les ondes thêta étaient efficaces sur les Nadariens grâce au professeur Belganov, qui s’est porté volontaire. J’ai ainsi pu le mettre en transe. Il fallait ensuite limiter le rayon d’action des ondes pour s’assurer qu’elles ne touchent que le nanite parasite, et le rendent inoffensif tout en gardant le sujet conscient. 

– Ça veut dire que vous avez pu localiser le nanite ? s’enquit Kaylee. 

– Pas précisément, hélas. Nous connaissons les zones dans lesquelles il est le plus susceptible d’évoluer, mais nous n’avons jamais pu le prouver. » 

Hina s’adressa à Shaella. « Vous avez bien fait de la recruter, commandante. » 

Shaella se contenta de hocher la tête en retour. 

« Absolument, nos recherches se complètent, dit Kaylee, c’est très prometteur. 

– Vraiment ? demanda Lucinda. 

– Hina ici présente a conçu un nanite intercepteur. Quant à mon équipe, elle a pu y intégrer une technologie à base de muons calibrée de manière à neutraliser les contre-mesures habituelles que les Ektrims emploient dans leurs vaisseaux occultés. Le plus dur a bien sûr été de réduire la tech à l’échelle nanométrique. 

– Mais ça a marché, assura Hina. Nous avons repéré l’un de ces nanites parasites, qui s’est malheureusement aussitôt autodétruit dans le cerveau de son hôte. 

– Ça a entraîné la mort du sujet », compléta Kaylee. 

Une ombre parut s’étendre sur la pièce, et Jaynak s’aperçut que l’on évitait de le regarder. Il ignora la vague glacée qui venait de le traverser et prit la parole — pour surmonter l’émotion, rien ne remplaçait les faits. « Vous avez donc la preuve de l’existence de ces nanites ? 

– Affirmatif, dit Kaylee. Malgré la fugacité de la rencontre, les données sont là. 

– Depuis, nous travaillons sur un moyen de neutraliser à distance le parasite, mais sans succès. 

– Il faut dire, ajouta Kaylee, que nous manquons de volontaires nadariens. 

– Compréhensible », dit Jaynak. C’était une chose de vouloir prouver l’existence de ces foutus nanites, et une toute autre d’être prêt à sacrifier sa vie dans l’exercice. 

« Mais vous avez survécu jusqu’ici, dit Hina, ce qui est une chance extraordinaire. Grâce à ce casque, j’imagine. 

– Nous en sommes assez fiers, dit Lucinda. Et il y a autre chose. Le professeur Belganov ici présent est équipé d’une augmentation spécialement étudiée pour neutraliser la technologie adverse à distance, pendant un certain temps. » 

Kaylee la contempla de haut en bas. « Impressionnant, murmura-t-elle avant de s’adresser à Jaynak. Je crois bien qu’à présent que nous sommes réunis, ce nanite ektrim n’en a plus pour très longtemps. Acceptez-vous de continuer les tests malgré le danger ? » 

Jaynak ne fut pas long à répondre. « Ce serait dommage de renoncer si près du but. » 

Naldeia passa son bras autour de ses épaules et fit reposer sa tête sur l’une d’elle. Autour de Jaynak, ce n’était que sourires et acclamations — appréciable, si cela n’avait pas autant ressemblé au réconfort du condamné. Il se retrouvait dans la situation de l’homme qui a marché des jours durant les yeux bandés et qui, en enlevant le tissu, s’aperçoit qu’il a longé un précipice pendant tout ce temps. A présent, il n’avait d’autre choix que de subir l’épreuve en pleine conscience. 

 

Le Rapier poursuivit sa course dans le système Estregor, à une allure modérée cependant. L’amiral du vaisseau avait mis le cap sur les secteurs les plus retirés, où le bâtiment resterait tapi dans l’ombre jusqu’à nouvel ordre. La chasse au nanite ektrim avait repris depuis trois jours, et Jaynak ne dormait plus que le strict nécessaire, de même que Belganov. Qu’il soit pris en charge par Hina, Lucinda ou Kaylee, le vieux professeur en biotechnologie demeurait à proximité, à surveiller les constantes. Il fallait à tout prix que le nanite ektrim ne se réveille pas, et le professeur en était le garant, ainsi que Lucinda. Naldeia venait rendre visite à Jaynak quand c’était possible. Ce dernier se réjouissait que leur relation soit retombée sur ses pieds. Malgré cet allié pour le moins inattendu à laquelle elle avait fait appel, la jeune femme n’avait pas dévié de son objectif. 

Maintenant que la coopération était bien établie entre les scientifiques de la Confédération d’une part, et Lucinda et Belganov de l’autre, le professeur lui-même semblait presque avoir oublié ce qui lui avait paru être une trahison dans un premier temps. Il lui arrivait encore de bougonner en apercevant Naldeia, mais l’étincelle de la passion s’était plus que jamais ravivée dans ses yeux à l’idée de pouvoir capturer enfin le nanite si élusif. Là où Jaynak n’avait pris conscience de l’existence du parasite que quelques mois auparavant, pour Belganov, il s’agissait de la traque d’une vie entière. Cela se ressentait dans son regard fiévreux, quand il se rapprochait des consoles de Kaylee et Hina pour inspecter les données. 

Si les équipes se relayaient autour de Jaynak, même pendant son sommeil, c’était pour mieux quadriller les différentes zones de son cerveau primaire. Le seul nanite qui ait jamais été repéré l’avait été dans le primaire, ce qui était logique puisque le secondaire, plus spécialement dévolu à l’argelen, ne pouvait être amené à remplacer son alter ego qu’en cas de défaillance de ce dernier. Un outil de surveillance et de contrôle n’avait donc aucun intérêt à y séjourner. 

Plus le temps passait, et plus Jaynak avait l’impression de revivre les échecs successifs sur Quantor, au point d’en venir à remettre en doute l’existence du parasite. L’attention redoublée sur sa personne provoquait des maux de crâne qui allaient en empirant, probablement en raison de l’incursion de nanites de détection plus nombreux au cœur de son cortex. Ces derniers communiquaient leurs données en temps réel. 

« Ça y est ! Te voilà mon coco ! » L’exclamation exaltée provenait de Hina. Penchée avec avidité sur sa console, elle serrait ses petits poings, comme pour contenir son émotion. 

« Tu es sûre ? demanda vivement sa compagne Kaylee, accourue à ses côtés. 

– Positive. Mate-moi ces relevés ! » 

Un instant passa avant qu’un sifflement n’émane des lèvres de la spécialiste en occultation. « La concentration de particules occultantes est typique, en effet. Inimitable. » 

Du coin de l’œil, Jaynak vit Belganov se précipiter dans la pièce d’à côté pour réveiller Lucinda. 

« C’est maintenant que tout va se jouer, dit Hina. Professeur ? Vous me confirmez que le nanite est toujours inactif ? » 

La pause qui suivit fut interminable. Le professeur était revenu dans le laboratoire accompagné de la cyberneuro, laquelle inspectait à son tour la représentation holo émanant de la console de Hina. C’était un agrandissement de cellules figurant dans le gyrus cingulaire — l’une des régions du cerveau. L’une des zones était étrangement brouillée. 

« Je confirme, dit Belganov. 

– Votre nanite ne semble pas avoir une vision précise du parasite, commenta Lucinda. 

– C’est normal, répondit Kaylee. Nos muons ne font que délimiter la source des particules occultantes. Mais il est bien là. Allez-y, capitaine. » 

Hina, qui était elle aussi augmentée, se concentra sur les centaines de paramètres qu’elle était capable de gérer à la seconde. La représentation holo montra la zone brouillée se rapprocher de plus en plus. « Je l’ai, fit-elle d’une voix cette fois détachée. Il est prisonnier du champ magnétique. Je procède à l’extraction. 

– Je dirige le mini drone de récupération », dit Kaylee. 

Un bourdonnement à la limite de l’audible se fit entendre, provenant de ce qui ressemblait à un insecte de forme ovale. En louchant sur l’engin qui se rapprochait de son nez, Jaynak, qui reposait sur un modulo fauteuil incliné, parvint à distinguer deux minuscules ouvertures. Les cinq minutes qui suivirent lui parurent les plus longues de sa vie. Dans la projection holo, les images défilaient pourtant à toute vitesse, mais les nanites étaient si microscopiques que le cerveau en devenait un vaste terrain de jeu. Quand le nanite récupérateur s’extirpa de l’unique narine du nadarien, puis transporta sa proie dans son réceptacle, Jaynak ne vit rien, sinon que le mini-drone se colora brièvement en vert. 

« C’est fait ! lança Hina en sortant de sa transe. Nous l’avons ! » Elle se leva, et embrassa fougueusement Kaylee. Si les deux femmes ne cherchaient pas à dissimuler l’intimité de leur relation, Jaynak se fit tout de même la réflexion qu’une telle démonstration ne devait pas être très réglementaire. L’irruption dans le laboratoire de la commandante MacGinnis, accompagnée de Naldeia et du dénommé Balchak, mit instantanément fin à ces effusions. 

Balchak embrassa la pièce d’un regard autoritaire. L’espion quantorien avait accepté de décliner son identité et de faire cause commune avec Lucinda, Shaella et les autres, jugeant sans doute que c’était la démarche la plus productive compte tenu du caractère exceptionnel des circonstances. 

« Montrez-nous à quoi il ressemble, ordonna Shaella. 

– A vos ordres, fit Hina, dont les joues étaient encore toutes roses. Je lance la macro analyse. » 

L’image qui apparut au centre de la pièce était celle d’une sorte de larve argentée, dont les anneaux remuaient à peine. 

« Répugnant, fit Naldeia. 

– Le nanite est-il toujours inactif ? s’enquit la commandante. 

– Toujours, répondit Belganov. Mais il est préférable que je reste à proximité maintenant qu’il ne subit plus les effets du casque. Le mieux serait même que le mini-drone se pose au creux de ma main. » 

Kaylee obtempéra sans hésiter. 

« Est-ce qu’on peut enfin me retirer ce foutu casque ? demanda Jaynak. Ce n’est pas que je sois impatient, mais... » 

Lucinda l’arrêta de la main. « Il pourrait y avoir d’autres nanites ektrim dans votre cerveau primaire. Je vais procéder aux vérifications. 

– Vous vérifiez si vos fameuses ondes thêta rencontrent un élément extérieur au cerveau d’origine du sujet ? s’enquit Kaylee. 

– C’est bien ça. 

– C’est de cette manière que j’ai eu pour la première fois confirmation de l’existence du nanite ektrim, dit Belganov, sans pour autant pouvoir le situer précisément. Mais c’est encore autre chose de le voir de mes propres yeux. » 

Lucinda se dirigea vers sa console. N’étant pas augmentée, il lui fallait plus de temps pour vérifier les paramètres. Jaynak rongea son frein. Puis, il se sentit envahi d’une légère somnolence — l’effet des ondes thêta sans aucun doute. 

« C’est parfait, statua finalement la cyberneuro. Je ne détecte plus aucun signe d’activité anormale. » 

Jaynak poussa un profond soupir de soulagement. Naldeia se pencha vers lui, et lui administra un baiser sur la joue. 

Balchak, de son côté, regardait Lucinda sans chercher à dissimuler son admiration. 

 

Depuis qu’on lui avait retiré son casque d’argent, Jaynak se sentait gagné par l’euphorie. Il était enfin délivré du nanite ektrim, le sournois parasite qui pouvait mettre un terme à son existence. Des spécialistes parmi les meilleurs de la galaxie allaient ausculter le monstre microscopique dans un effort pour en extirper les secrets. Et lui était libre, et léger — si léger ! Il était d’humeur à se rendre dans la salle holo du Rapier pour y déclencher l’une de ces holosims en apesanteur. La cabine qu’il occupait ici avait été étudiée pour y accueillir un Nadarien, avec notamment son lit à gravitation compensée et son synthétiseur calibré pour produire différentes variétés d’obal. Malgré tout son confort, il s’y sentait à l’étroit. 

« Demande d’autorisation d’entrer, fit une voix synthétique. Identité : Naldeia. » 

Jaynak fixa la porte, surpris. « Autorisé », dit-il. 

Il y avait dans l’attitude de la jeune femme, tête et paupières baissées, une forme de repentance. Elle se tenait là sans bouger, derrière la porte ouverte, et Jaynak sut qu’un espoir vibrant l’animait. C’était le moment où il avait le pouvoir de tout détruire ou de tout reconstruire. 

Jaynak ouvrit ses bras. Naldeia s’élança et l’étreignit avec force. Les yeux de la jeune femme étaient voilés d’humidité. 

« Fermeture de la porte, fit Jaynak d’une voix subitement enrouée. Confidentialité maximale. » 

Leurs lèvres se joignirent. Les plaques qui recouvraient leur peau pivotèrent d’un commun accord. De celles de Jaynak au niveau de l’abdomen jaillirent ses quatre appendices. Au moment où ceux-ci pénétrèrent les orifices de Naldeia, il ressentit la même sensation que lorsque la jeune femme lui avait fait cocon de son esprit, décuplée. L’harmonie était parfaite. 

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mardi 21 janvier 2025

L'Essence des Sens : chapitre 30

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le trentième.

30. Interception 

Jaynak et ses compagnons furent autorisés à visiter d’autres compartiments du vaisseau, à chaque fois sous bonne garde. Des militaires à l’air compétent circulaient dans les coursives. La chambre d’antimatière et les différents types de réacteurs, à impulsion et à distorsion, offraient un raffinement de technologie inconnu de Jaynak, même si les principes généraux lui étaient familiers. Il ne lui fut en revanche pas permis de pénétrer dans le secteur contenant le module d’occultation. Finalement, on leur fit les honneurs du poste de pilotage. Les consoles de navigation et d’armement se trouvaient disposées de part et d’autre du cockpit. Commandes de pilotage et systèmes auxiliaires possédaient chacun une version dématérialisée. De larges baies de vitriglass offraient un panorama sur l’espace étoilé. 

« Notre suiveur n’a pas la possibilité de rester occulté indéfiniment. L’une de nos sondes a pu prendre cette image à un moment propice. » D’un geste, Shaella fit apparaître l’hologramme d’un vaisseau trapu marron. Son aspect s’avérait redoutable avec ses emports de torpilles et de missiles s’ajoutant à ses canons. « Vous reconnaissez l’appareil ? demanda-t-elle à Lucinda. 

– Oui, concéda cette dernière. Il appartient à une vieille connaissance, un Ftum’sian. 

– Nous avons cru pouvoir le distancer, mais il se montre plus rapide que prévu. Nous n’avons pas de temps à perdre en vains détours, c’est pourquoi nous ne l’empêcherons pas de découvrir notre prochaine destination hyperspatiale. » 

Un Relais d’Accélération venait d’apparaître en point de mire. Shaella désigna quatre sièges gravifiques inoccupés. « Prenez place. » 

Jaynak s’étonnait de l’attitude de la commandante. Celle-ci semblait considérer leur alliance comme acquise, alors même que Lucinda et Belganov lui avaient signifié une fin de non-recevoir. Certains des membres de l’équipage leur jetaient d’ailleurs des regards en coin, mais la plupart les ignoraient. Fal s’était installé au poste de sécurité. 

Le Diligent s’engagea sur son chemin au centre du Relais. Le vaisseau accéléra, puis un tourbillon de tachyon se déversa. Quelques minutes plus tard, le Diligent surgissait de l’autre côté. 

« Nous sommes dans le système d’Estregor, annonça la commandante. Voyons si votre ami commettra l’imprudence de nous y suivre. » 

Shaella positionna une sonde à proximité du Relais, et s’éloigna en direction d’un point précis. Elle entra en communication en activant un champ d’isolement autour d’elle, de sorte que l’hologramme qui apparut fut flouté, et qu’aucun son ne parvint à Jaynak et ses compagnons. Quelques minutes passèrent, et la sonde transmit de nouveau l’image holo du vaisseau suiveur. 

« L’intrus se place sur une trajectoire d’interception, avertit Fal. 

– On dirait que la patience de votre ami a atteint ses limites », dit Shaella en se tournant vers Lucinda. 

Celle-ci renvoya un regard empli d’appréhension à la commandante, qui ne fit pas mine de s’en apercevoir. Jaynak nota que Shaella MacGinnis avait maintenu le cap comme l’allure. Son navigateur, à sa droite, l’interrogeait du regard, ce dont elle ne paraissait pas non plus avoir conscience. 

« Il essaie de nous contaminer avec un virus quantique, avertit Fal. Contre-mesures en place. » Un signal sonore retentit. « Il a lancé une torpille de type D3C ». 

Jaynak avait suivi une formation sur les différents armements au moment de son stage. Il savait que le « D » signifiait « disrupteur » et que donc, leur vie était menacée. 

Quelques secondes d’angoisse passèrent, avant que l’androïde n’annonce de nouveau que les leurres avaient fonctionné. « Dois-je riposter, commandante ? demanda Fal.

– Pas pour le moment. 

– Il augmente considérablement sa vélocité, fit le navigateur, un humain au teint basané et aux cheveux argentés. 

– J’ai vu, dit Shaella en se crispant légèrement. Pas de ça, mon ami. » 

Bien que les champs de force internes aux sièges gravimétriques aient compensé les différentes accélérations et embardées, Jaynak s’aperçut que la commandante leur avait fait, en réponse, prendre de la vitesse. 

« Trois missiles de type P-22-3 en approche », dit Fal. La voix de l’androïde reflétait aussi bien la tension contenue que s’il avait été un humain. Jaynak supposa que Fal aurait pu garder un ton neutre en toute circonstance, mais que cela aurait risqué de diminuer le niveau d’implication de ses partenaires. Il s’exprimait donc en fonction du degré d’importance de ce qu’il annonçait. Les missiles dont l’androïde avait précisé la désignation étaient en tous les cas de type paralyseur. 

Shaella elle-même prit les commandes de l’une des tourelles de défense et abattit l’un des projectiles, tandis que les deux autres, leurrés par des sondes spécifiques, explosaient dans le vide sans causer aucun dégât. Un soubresaut agita le vaisseau. 

« Tir laser, dit Fal. Coup direct. Bouclier à 90 % » 

Shaella accusa réception d’un air irrité. « Il tente de se rapprocher de nous pour limiter notre temps de réaction et nous arrose avec ses missiles, puis ses lasers. Votre ami n’est pas un amateur. Heureusement pour lui, je n’aurai pas besoin de m’occuper de son cas personnellement. » 

Lucinda s’abstint de répondre. Elle avait les lèvres serrées. Jaynak vit qu’elle forçait sur ses jambes pour se détacher de son siège. Elle retomba lourdement. 

« Inutile de vous donner cette peine, l’informa Shaella. Vos sièges vous maintiendront en place tant que cet incident n’aura pas été résolu d’une manière ou d’une autre. » 

L’estime de Jaynak pour la commandante remonta — elle ne laissait rien au hasard. 

Le vaisseau poursuivant continuait à leur tirer dessus sans que le Diligent ne riposte. Fal annonça que le champ de force protecteur était tombé à 75 %. Pourtant, un sourire se dessina sur le visage de la commandante

« Maintenant », dit-elle. 

Fal eut un instant l’air surpris. « La course de l’ennemi vient de s’interrompre. Il est pris dans un rayon tracteur. » 

Le sourire de Shaella se fit lumineux. Elle fit opérer une volte-face à son vaisseau. « Rapier, vous pouvez vous désocculter. Sur écran. » 

Les contours d’un monstre de huit kilomètres de long sur un de large miroitèrent avant que l’immense croiseur aux reflets argentés n’apparaisse aux yeux de tous. Devant lui, l’appareil ennemi faisait figure d’insecte. Invinciblement attiré par le rayon tracteur, il fut englouti dans l’un des hangars qui s’ouvrit devant lui. Jaynak et ses compagnons assistèrent à la scène, les yeux écarquillés. 

« Cela vous étonne ? demanda Shaella à Lucinda. L’amirauté de la Confédération prend cette mission très au sérieux. » 

Le Diligent se dirigea vers le vaisseau oblong, dont les entrailles s’ouvrirent à nouveau pour l’accueillir. Jaynak frissonna en songeant que le parasite dans l’un de ses cerveaux, dont il se demandait encore s’il n’était pas un mythe, était selon toute probabilité le véritable enjeu d’une opération de cette ampleur. 

 

Le Rapier était si volumineux que de nombreux trajets à l’intérieur du croiseur s’effectuaient en navette automatisée comme celle que le petit groupe venait d’emprunter. Lucinda balaya du regard sans presque les voir les deux Nadariens assis en face d’elle qu’elle s’était mise à considérer comme ses compagnons et amis. Elle réservait encore son jugement au sujet de Naldeia, bien sûr. En trahissant le professeur Belganov, l’intelligente jeune femme avait voulu faire preuve de pragmatisme. Elle avait ses raisons, ignorant probablement à quel point la Confédération des Planètes Unies pouvait être une institution aussi arrogante que procédurière et bureaucratique. Comme la plupart des citoyens de la Fondation des Indépendantistes, Lucinda se gardait de tout contact avec la Confédération. Il pouvait y avoir des alliances provisoires entre les deux entités, notamment quand il s’agissait de combattre les forces de l’Expansion, mais chacun se contentait de considérer cela comme un mal nécessaire. 

Les corridors du Rapier étaient empruntés par divers types de véhicules qui se croisaient et s’évitaient avec fluidité, sans jamais que la circulation ne ralentisse. Lucinda avait repéré à l’un des carrefours d’immenses serres hydroponiques laissant présager de l’autosuffisance alimentaire des occupants du croiseur. Le niveau de technologie et la taille du bâtiment en disaient long sur la puissance de la Confédération. Lucinda, pourtant, faisait de son mieux pour ne pas montrer qu’elle était impressionnée. La navette ralentit et se rangea dans une alcôve où figuraient d’autres véhicules de même type. 

« Nous arrivons, dit Shaella. Suivez-moi. » Une cinquantaine de pas plus loin, devant une porte, elle se retourna vers Lucinda. « Vous souhaitiez que je vous mette en communication avec votre ami. Je vais faire mieux que ça. » 

Le rythme des battements de cœur de Lucinda s’accéléra. La porte s’ouvrit devant la commandante. Encadrés par Fal et deux soldats de la C.P.U., le petit groupe suivit Shaella MacGinnis. Il y avait des synthétiseurs dans la pièce. Debout non loin d’une table, deux gardes flanquaient Balchak, lequel était maintenu par un champ de stase. Il n’avait guère changé. Toujours ses yeux de braise bien sûr. Il avait gardé sa barbe. Ses veines protubérantes le désignaient immédiatement comme un Saillant, ou Ftum’sian, là où ses oreilles plus plates que celles des Natifs de Quantor précisaient son statut de sang-mêlé. Deux tresses qu’elle ne lui connaissait pas apparaissaient sur sa chevelure noire teintée de roux, nettement plus fournie à l’arrière du crâne. Elle s’approcha de lui en s’efforçant de masquer son émotion. « Pourquoi, lui demanda-t-elle, faut-il que tu te pointes dans chacun des moments importants de ma vie ? 

– Peut-être parce que nos destins sont liés. 

– Tu veux dire, malgré tes tentatives pour tout gâcher ? » 

La peau grenat de Balchak se fonça un peu plus et il baissa la tête, acceptant le blâme. Shaella avait observé l’échange d’un air intéressé. « Nous avons ausculté votre vaisseau, et les efforts que vous avez faits pour dissimuler toute trace d’identification nous font penser que vous faites partie des services secrets. Le niveau technologique de votre appareil ainsi que de vos augmentations suggère une appartenance à l’ordre Aramis. » 

Balchak demeura imperturbable, et Lucinda songea que l’autodiscipline dont il faisait preuve ne pouvait que conforter l’espionne dans son opinion. 

« Non seulement vous nous avez suivis, cher collègue, mais à la première occasion vous nous tirez dessus, dit Shaella. On dirait que vous n’avez pas beaucoup d’égards pour la vie de votre amie. 

– J’essayais de désactiver vos systèmes, corrigea Balchak. Je savais que vous éviteriez la première torpille. 

– Et le tir laser ? 

– Insuffisant pour neutraliser complètement votre bouclier, fit Balchak en haussant les épaules. Un simple coup d’approche. 

– Eh bien sachez, monsieur l’espion, que je n’aime pas beaucoup la manière dont vous pratiquez vos approches. 

– Typique de l’arrogance de la Confédération. Vous enlevez une citoyenne de Quantor, et vous espérez vous en sortir sans que personne ne vous demande des comptes. » 

Shaella se tourna vers Lucinda. « Il serait peut-être temps que vous fassiez les présentations ? 

– Parce que vous croyez que ma coopération vous est acquise ? » rétorqua Lucinda. 

Shaella poussa un soupir, et décida de changer de sujet. « Vous êtes à bord du Rapier, le seul croiseur de la flotte qui soit à ce point spécialisé dans les technologies, et en particulier les nanotechnologies. 

– Et alors ? Je devrais être impressionnée ? J’ai moi aussi accès aux meilleures techs. 

– Grâce à votre fortune, n’est-ce pas. Dont le secret remonte, si je ne m’abuse, à une certaine expédition plus que fructueuse dans le secteur ZD-607. » 

De stupeur, Lucinda resta au moins trois secondes la bouche ouverte. 

« Vous ne devriez pas être aussi surprise, enchaîna Shaella. Pas mal de vos concitoyens soupçonnent l’origine de votre fortune soudaine — ce n’est pas un secret si bien gardé que ça. Et mon métier, je vous le rappelle, est dans le renseignement. 

– Entre autres. 

– Oui, entre autres. Toujours est-il que l’aubaine cosmique dont vous avez fait bénéficier vos concitoyens n’est pas passée inaperçue parmi nos ennemis de l’Expansion. Une telle quantité de denorium et de trinocium n’attendant que d’être cueillie en orbite de Quantor, voilà qui ne pouvait qu’attirer les convoitises. » 

Lucinda fronça les sourcils. « L’Expansion, s’intéresser à une planète mineure comme Quantor ? 

– Plus mineure, justement. Tout le monde sait que le trinocium et le denorium alimentent aussi bien les Relais d’Accélération que les moteurs de distorsion des vaisseaux. Depuis votre exploit, Quantor est devenu le point de ravitaillement idéal — la première étape parfaite pour une invasion galactique. » 

Balchak rentra son cou dans ses épaules athlétiques, et serra les mâchoires. 

« C’est du bluff », murmura Lucinda en ayant conscience du manque de conviction dans ses paroles. 

Shaella lui tendit une tablette. « Nos espions sur Helgash 7 ont pu authentifier au niveau quantique les informations sur cette tablette. Quantor est mentionnée à plusieurs reprises dans ces plans d’invasion. » 

Lucinda réprima le tremblement de ses mains en s’emparant de la tablette. Elle ne connaissait pas le fengirien et devait se fier à la traduction qu’elle avait sous les yeux, mais les documents comportaient aussi des images de la planète Quantor. Les moyens militaires annoncés laissaient effectivement préfigurer que Quantor ne serait qu’un apéritif dans l’appétit de conquête de l’Expansion. 

« Les Fengiriens, expliqua Shaella, ont convaincu leur marionnette sur Nadar, un certain Grendchko, de manifester bien haut son désir de revanche sur la planète Oblan. Et de toute évidence, des forces d’invasion seront envoyées sur Oblan. Mais la véritable cible de l’Expansion, c’est Quantor dans un premier temps. 

– Nous avons moyen de neutraliser leur plan en leur infligeant une défaite de l’intérieur, intervint Fal. 

– Si nous parvenons à susciter une révolte sur Nadar en faisant comprendre au peuple que la cause des Réfractaires est pleinement justifiée, l’Expansion perdra une partie non négligeable de ses forces vives. 

– Mieux encore, compléta Fal, nous aurons probablement l’occasion de choisir notre terrain, ce qui, en temps de guerre, a toujours été un atout. » 

Shaella approuva du chef, en se tournant vers Belganov, Naldeia et Jaynak. « En cas de réussite de notre grand projet, les forces de l’Expansion ne voudront pas abandonner Nadar si facilement. Les Ektrims, en particulier, sont connus pour être impitoyables envers les peuples sous leur férule. Les Fengirs ne sont pas moins féroces. Sans parler bien sûr des Zayborgs. Les forces de la Confédération se tiendront prêtes à s’interposer en cas de représailles. Qu’en dites-vous, Lucinda ? Etant donnée la situation, et la nécessité du secret absolu concernant notre projet, ne pensez-vous pas que votre enlèvement se justifiait ? 

– Quel secret ? Mes associés ont déjà dû prévenir les autorités de Quantor. Et l’ordre Aramis a dû en faire de même. 

– Est-ce le cas ? » demanda Shaella au Saillant. 

Balchak poussa un soupir. « J’ai une certaine latitude dans mes missions. Je n’ai pas envoyé de rapport d’activité. Mon ordre ignore tout du rôle de la Confédération, ou même de l’enlèvement de Lucinda Vels. » 

Un large sourire fendit le visage de Shaella. « Merveilleuse nouvelle. Quant à vos associés, dit-elle à Lucinda, ils ont trouvé dès le matin qui a suivi votre départ un message de vous-même annonçant que vous vous lanciez dans une tournée des différents mondes, à la recherche de technologies exotiques dont vous pourriez faire bénéficier Vels & Associés. 

– Habile, concéda Lucinda. Vous avez donc toutes les cartes en main. 

– A ceci près que nos équipes de scientifiques profiteraient grandement de votre aide et de votre expérience. Vous êtes la première personne à avoir pu obtenir la coopération d’un Nadarien sans que son nanite ne détruise une partie de son cortex cérébral en s’autodétruisant. » 

Un frisson parcourut Jaynak à ces mots. Ses mains se portèrent à son casque, qui pour une fois lui parut moins pesant. 

« Alors, dit Shaella, s’adressant toujours à Lucinda, acceptez-vous que je vous présente à nos neuroscientifiques ? » 

Le regard de Lucinda se détacha des yeux verts de Shaella pour se porter sur Belganov. Celui-ci hocha la tête. Jaynak l’imita aussitôt. 

« J’accepte », lâcha Lucinda, les lèvres sèches.