A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le trente-quatrième.
34. Liberté de conscience
Contrairement à l’appareil de Naldeia, le vaisseau-cargo de Belganov possédait les derniers dispositifs d’occultation de la Confédération des Planètes Unies. Il pénétra l’atmosphère de Nadar de nuit. La paroi des Cavernes d’Ambre d’Argea qui lui avait laissé le passage plusieurs mois auparavant s’ouvrit devant lui, sans pour autant que l’aspect extérieur des Cavernes ne soit modifié aux yeux d’un éventuel observateur, en vertu d’une projection holographique ultra réaliste. Belganov posa son vaisseau dans l’un des hangars secrets appartenant aux Réfractaires. Dès qu’il eut mis le pied sur le sol, il fut accueilli par une délégation des siens.
« J’ai réussi dans ma mission, leur expliqua-t-il, mais il y a un prix à payer que je n’avais pas envisagé. » Il refusa de répondre à leurs questions tant que ne serait pas convoquée l’assemblée du Haut Conseil. On décida qu’elle se tiendrait dans les deux prochaines heures, dans la salle de conférence principale de la base. Afin d’éviter la dissémination des informations, seuls les leaders de chacun des continents de Nadar y assisteraient. Le cloisonnement des données était à ce stade vital pour la réussite de l’opération. Les leaders ne communiqueraient à leurs subordonnés que le strict nécessaire.
Le moment venu, Belganov et les autres membres du Haut Conseil s’installèrent dans la salle de conférence. Le professeur plaça sur la table devant lui une tablette qui contenait les données cruciales au sujet des nanites ektrim. Il posa sa main droite sur son cubar d’ambre, et accéda en pensée au nœud privé réservé aux participants du Haut Conseil répartis sur toute la planète. Il sentit les esprits familiers de ses pairs le rejoindre les uns après les autres. A l’aide de son cerveau primaire, il appuya sur l’une des icônes de la tablette tout en gardant la connexion au travers de l’argelen avec son cerveau secondaire. L’image aussitôt projetée devant lui était celle d’une larve argentée vaguement repoussante correspondant au nanite ektrim. Son cerveau primaire communiquait l’information au secondaire, qui la relayait telle quelle en passant par l’argelen. Lorsqu’il s’exprima, ce fut tout à la fois à voix haute et en pensée.
« Après des années de recherche, j’ai enfin pu visualiser le nanite ektrim qui a fait l’objet de notre quête depuis si longtemps — le nanite responsable du malheur de notre peuple. C’est cette chose que vous avez sous les yeux. Mais je n’y suis pas parvenu seul. »
Un geste du doigt, et la tablette projeta l’image suivante, celle du visage de trois humaines à la couleur de peau différente. « Lucinda Vels, de Quantor, nous avait déjà prouvé son extrême compétence et sa fiabilité. Hélas, ses talents se sont avérés insuffisants pour découvrir ce nanite. Les deux autres humaines, Kaylee Moco et Hina Meili, appartiennent à la Confédération des Planètes Unies. Sans elles, et sans l’apport de la Confédération elle-même, rien n’aurait été possible. »
Un brouhaha de voix s’éleva dans la salle, et de pensées dans le nœud de communication. « Nous avons donc fait alliance avec la Confédération des Planètes Unies ? fut l’interrogation dominante.
– Oui, je vous parle bien d’une alliance avec la C.P.U., répondit Belganov. J’étais le premier d’entre nous à vouloir rester neutre dans le conflit opposant la Confédération à l’Expansion. Mais j’ai compris que dans les circonstances actuelles, la neutralité n’était plus possible. Je me suis engagé en notre nom à tous en réalisant que la C.P.U. était le seul allié suffisamment puissant pour nous permettre de développer, en un temps record et de manière massive, les contre-mesures au nanite ektrim qui rend impraticable toute révolte des nôtres. Et vous savez tous à quel point le temps est un facteur crucial. Au moment où je vous parle, Grendchko bâtit une flotte visant à conquérir Oblan, et forme ses légions. Des millions des nôtres peuvent périr dans un conflit qui n’a pas lieu d’être. Une confrontation qui n’a pour objectif, dans l’esprit pervers de notre Coordonnateur, que de renforcer son ego boursouflé et sa position dominante. »
Quelqu’un demanda si Belganov avait prémédité cette alliance et il répondit par la négative, retraçant les événements et notamment le rôle de Naldeia. Le fait d’apprendre que l’une des leurs était en réalité un agent de la Confédération suscita de nouveaux éclats, et de longues palabres s’ensuivirent. L’un des éléments décisifs que Belganov mit en avant fut le danger encouru par leurs compatriotes. « Le nanite ektrim, dit-il, peut déclencher une explosion interne et provoquer la mort de milliards de nos frères et sœurs. Le plan que nous avons conçu vise à prévenir cela. » Un grand silence suivit sa déclaration. Beaucoup de ses pairs avaient déjà envisagé une telle éventualité, et cette révélation confirmait leurs pires soupçons. Le professeur passa dans un second temps à une explication détaillée de ce qu’il avait en tête.
C’était un énorme morceau à avaler pour les dirigeants de la résistance, bien sûr, mais à la fin de la réunion, en lisant les expressions et en guettant les pensées dans l’argelen, Belganov ne détecta aucune révolte. D’importantes interrogations subsistaient au sujet de l’efficacité des contre-mesures, et des conséquences que cela emporterait pour les citoyens. En définitive, cependant, les Réfractaires avaient vécu si longtemps en espérant se défaire du joug de l’oppresseur, et la pression mise par Grendchko était telle ces derniers temps que l’alliance avec la Confédération fut acceptée et le plan de Belganov, adopté à l’unanimité. Halnev, le Premier Guide Communiant, qui en tant que membre prépondérant des Réfractaires assistait à la réunion, fut chargé de demander officiellement à Grendchko le rétablissement de l’ancienne tradition dite de Minute de Sengré avant toute communion.
Avant même la fin de la journée, les soutes du vaisseau-cargo de Belganov avaient été vidées. Les containers équipés de leur champ de modification cellulaire dissimulant leur véritable nature avaient été répartis entre plusieurs équipes. Ils rejoindraient les cités les plus peuplées de la planète par des moyens différents, dans la plus grande discrétion.
Belganov s’enquit des événements depuis son départ. A son soulagement, Grendchko n’avait plus cherché à lancer d’assaut dans les Cavernes d’Ambre. Devant le risque de nouvelles perturbations des systèmes d’assistance gravitationnelle de la cité d’Argea, il avait reculé. Il déployait à présent toute son énergie dans les préparatifs de sa guerre interstellaire. Sa machine propagandiste marchait à plein régime, et tous ceux qui osaient contredire les médias officiels se voyaient attribuer le qualificatif d’« agent d’Oblan » et encouraient des peines d’emprisonnement.
Belganov savait faire partie désormais des individus les plus recherchés de la planète. En conséquence, il était pour l’instant contraint de se terrer dans ses Cavernes, ce qui, il faut bien le dire, ne le changeait guère de sa routine habituelle — si l’on exceptait son récent voyage pour Quantor. Les Cavernes possédaient cependant un réseau de communication ultra-sécurisé, et c’est ce qui permit au professeur de se déplacer virtuellement, le lendemain, jusqu’à l’usine de Bulaseng. Située à une dizaine de kilomètres des Cavernes d’Argea, l’usine était celle qui produisait le plus de boulettes de sengré de la planète. L’une de ces boulettes correspondait à une dose de sengré appelée à se consumer dans un ballon-tube.
A l’heure convenue en milieu d’après-midi, l’hologramme de Belganov se matérialisa en même temps que celui de Halnev devant l’un de leurs plus fidèles alliés, l’édile de l’usine Bulaseng. Un drone-cam permettait à Belganov et au Premier Guide Communiant d’observer les alentours à 360 degrés. L’engin se déplaça aux côtés de l’édile le long des cuves de séchage des feuilles de sengré tout en continuant à diffuser la projection des images de Belganov et Halnev. Ils dépassèrent ensuite les gigantesques machines transformant les énormes cubes de sengré en boulettes, pour atteindre la partie stérilisée où se pratiquaient les scans vérifiant la qualité des produits. D’immenses tapis roulants faisaient avancer en rythme les boulettes devant les scanners situés à la verticale. Ce jour-là, les dispositifs d’analyse n’étaient pas seuls. Des mini-drones en nombre conséquent, ceux-là mêmes qui avaient fait le voyage dans leurs containers sécurisés, dans les entrailles du vaisseau-cargo de Belganov, stationnaient en surplomb des tapis. A l’œil nu, on ne pouvait rien voir d’autre, bien évidemment. Mais l’augmentation située dans le cerveau de Belganov, reliée à la tablette de gestion des mini-drones fournie avec ces derniers, et que tenait l’édile de l’usine entre ses mains, apprit à Belganov ce qu’il voulait savoir. Les nanites AE, pour anti-ektrim, étaient bien largués les uns après les autres sur les boulettes au fur et à mesure que celles-ci se présentaient sous les mini-drones, à chaque arrêt des tapis roulants. Lucinda Vels, Hina Meili, Kaylee Moco et leurs équipes avaient participé à la conception des nanites, mais c’était Belganov lui-même qui avait eu l’idée de leur introduction dans le cerveau des sujets.
Contrairement aux cerveaux humains, qui nécessitaient de sophistiquées calottes neuronales afin d’y implanter des nanites, les cerveaux primaires des Nadariens étaient plus accessibles. En tant que professeur de biologie, Belganov savait que l’unique narine de ceux de son espèce serait un point d’entrée viable pour cette technologie. Il avait donc été décidé de faire littéralement respirer l’outil de leur salut à ses compatriotes. Etait-ce ainsi que procédaient les Ektrims ? Il resterait impossible de le confirmer tant que les nanites parasites n’auraient pas livré tous leurs secrets.
« Qui a accès à cette zone ? demanda Belganov.
– Uniquement mes collaborateurs les plus fidèles, répondit Ugbok, l’édile de l’usine. Ils me sont entièrement dévoués.
– Vous devrez malgré tout organiser une réception à destination des employés de l’usine, dit Belganov. Ils devront fumer vos dernières productions.
– Entendu, dit Ugbok.
– En plus des drones épandeurs, poursuivit le professeur, vous allez bientôt recevoir des drones aspirateurs à nanites. Vous les utiliserez après la petite fête, en toute discrétion bien entendu. Ils serviront à récupérer les nanites AE qui ne seraient pas restés dans le cerveau de vos employés. »
Ugbok prit un air perplexe. Halnev, qui avait assisté à la réunion du Haut conseil des Réfractaires de la veille, se chargea de lui fournir les explications. « Tous nos semblables ne sont heureusement pas infectés par les parasites ektrim. Si un nanite AE ne trouve aucune cible dans un cerveau, il redescend par la narine et retombe au sol. De la même manière, si un AE s’aperçoit de la présence d’un autre nanite AE déjà actif dans le cerveau primaire, il regagnera le sol.
– Ils sont trop petits pour pouvoir être détectés à l’œil nu ou écrasés, précisa Belganov. Vous allez aussi recevoir des caissettes spéciales pour ces nanites. Les propriétaires de fumoirs dans notre camp vous feront parvenir leurs propres caissettes une fois remplies, puisqu’eux-mêmes auront recours aux drones-aspirateurs.
– Est-ce que ça ne risque pas de créer trop de remue-ménage ? s’inquiéta Ugbok.
– Les caissettes, comme les mini-drones, peuvent contenir des millions de nanites. Je ne m’attends pas à ce que beaucoup de nos compatriotes ne soient pas infectés, hélas. Il faudra en réalité des mois, et sans doute des années pour que les patrons des fumoirs vous livrent leurs caissettes.
– Il faudra juste faire passer les mini-drones pour des agents de propreté si on pose des questions », ajouta le Premier Guide Communiant. Ugbok regarda l’hologramme de Belganov droit dans les yeux. « Vous êtes vraiment sûr qu’il n’y aura aucun danger pour la santé de mes employés, professeur ?
– J’en suis aussi sûr qu’il est possible de l’être. Voyez-vous, les drones anti-ektrim ont pour fonction principale de repérer la présence de ces parasites corticaux, de les endormir à l’aide d’ondes thêta puis de les envelopper.
– Ils ne détruisent pas les nanites des ektrims ? s’étonna Ugbok. Ils ne les enlèvent pas des cerveaux ?
– Ni l’un ni l’autre. Nous craignons que les Fengirs s’en aperçoivent si nous retirons ces nanites — chercher à les détruire serait de toute façon trop risqué pour les sujets. Nous préférons donc les neutraliser en toute discrétion et sans faire courir aucun danger à nos compatriotes. »
L’édile prouva sa sagacité par sa question suivante. « Vous avez parlé de fonction principale. Quelle est la secondaire ? »
Belganov acquiesça de la tête. « Les nanites AE sont programmés pour déclencher une compulsion chez ceux de nos semblables qui ont accès à l’argelen. Une envie irrépressible d’en savoir plus sur le passé ancien.
– Ils voudront se connecter à l’argelen et aller dans la matrice rechercher précisément les informations historiques qui leur étaient interdites par le nanite ektrim.
– Comme ce sont des nœuds très spécifiques de la matrice qui contiennent ces informations, nous les faisons à présent surveiller en permanence, ajouta Belganov. Les gens qui cherchent à en apprendre davantage sur cette partie de notre Histoire seront contactés au travers de l’argelen par des membres de notre réseau.
– Ils seront très désorientés au départ, dit Halnev. Très surpris de leur liberté de pensée nouvellement acquise au sujet des Fengirs. Des révélations prodigieuses leur seront soumises. Mais très vite, ils renforceront nos rangs. Et ils le feront en toute liberté de conscience. »
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