mardi 12 novembre 2024

L'Essence des Sens : chapitre 20

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le vingtième.

20. Une mauvaise surprise 

Le retour en jetbus à Argea fut l’un de ces moments hors du temps. Par la suite, Jaynak ne put s’en souvenir sans avoir la gorge serrée. Le sol s’éloignait et avec lui, les bâtiments oblongs de la base. Pendant un instant, on put encore apercevoir quelques Fervents en compétition sur l’un des parcours du combattant. Une puissante accélération se fit ressentir. Alors même qu’ils laissaient derrière eux l’île maudite qui avait vu périr Glenk et où la personnalité de Lorkcho s’était dissoute dans les vapeurs de sengré, Jaynak devait se composer un visage de marbre. En plus de Naldeia, Ymeo l’accompagnait en effet dans le jetbus. Les deux autres, Yrkel et Nejb, étaient les Fervents qui les avaient précédés dans le bureau d’affectation, des gaillards bien bâtis. L’absence de drone SR aux côtés d’Ymeo était l’exemple le plus frappant de la confiance accordée aux Fervents. Naldeia et lui auraient pu se jeter sur elle pour exercer leur vengeance, lui faire payer les épreuves subies. Si leur ancienne guide-instructrice se tenait là si nonchalamment, c’est que Naldeia et lui-même avaient donné mille preuves de leur dévouement à la cause de son maître. Sauraient-ils briser leur conditionnement s’il le fallait ? Jaynak avait quelques doutes. Ymeo s’était certes montrée parfois impitoyable envers ses stagiaires. Elle ne s’était pourtant pas rendue coupable de cruauté gratuite à leur encontre, se contentant, d’après ce que Jaynak avait pu en juger, d’exécuter les ordres. Les yeux de la jeune femme s’enfiévraient dès qu’il était question de Grendhcko, il ne fallait pas attendre d’elle une once de rationalité à son sujet. Pour le reste, cependant, elle était assez prévisible. 

Jaynak réprima un sourire amer. Le fait de se retrouver choisi par elle dans son service, puis invité à monter dans le même jetbus, pouvait être vu comme une distinction honorifique. Bien décidé à survivre, il en avait peut-être trop fait pour montrer sa valeur. A moins que ses prédispositions avec l’argelen soient réellement la cause de sa sélection, comme l’avait laissé entendre la jeune femme. Dans ce cas, il devait y avoir une raison bien précise pour que Naldeia ait également été prise. Il l’interrogerait peut-être plus tard à ce sujet. 

L’intéressée ne lui avait pas adressé un regard depuis qu’ils étaient montés dans le jetbus. Jaynak aurait pu croire avoir rêvé ce moment où elle lui avait exprimé sa satisfaction de se voir transférée au même endroit que lui. C’était là un rappel utile. Jaynak ne devait pas sortir de ce rôle qu’il s’était choisi, dont il se demandait parfois si c’en était bien un tant la déférence envers ses maîtres lui venait facilement. Afficher une approbation sans réserve pour les idées de ses supérieurs, guetter ce qu’on attendait de lui et s’exécuter au maximum de ses capacités sans une arrière-pensée, tel avait été son quotidien ces derniers mois. Lorsqu’on se transformait à ce point en instrument de la volonté des autres, pouvait-on encore faire preuve d’esprit critique ? 

Jaynak reporta son attention vers le hublot à polarisation adaptative du jetbus. Comme ils s’élevaient graduellement, son regard se fit plus avide. Ils traversèrent plusieurs couches nuageuses avant que ne se profilent les silhouettes des titans de basalte. Bientôt, Jaynak fut en mesure de discerner la forme particulière et la disposition des noyaux et superstructures des immenses arbres minéraux. Aucun doute, c’était bien Argea, l’orgueilleuse cité qu’il avait cru ne jamais revoir. Conscient de l’émotion qui lui étreignait la poitrine et menaçait de le faire chavirer, Jaynak maintint obstinément le regard rivé au travers du hublot. Le secteur duquel ils s’approchaient se signalait par le nombre de ses bâtiments issus de l’architecture fengirienne. Ces derniers faisaient figure de pièces rapportées, mais leur caractère ostentatoire et leur importance désignaient bien le noyau des nouveaux riches, Megeal. 

Le jetbus se posa. Naldeia avait le visage neutre. Jaynak s’efforça de copier la détermination qu’il lisait sur les traits d’Yrkel et Nejb. Ymeo le scruta un instant avant de hocher la tête et de sortir la première. « Je vais vous montrer vos bureaux, dit-elle quand chacun l’eut rejointe sur la plate-forme. Suivez-moi. » 

L’entrée se constituait d’une arche de vitriglass dont la polarisation ne laissait rien deviner de l’intérieur. La large porte à double battant se confondait dans le même matériau, elle glissa silencieusement devant eux. « Bienvenue au sein de l’ORG, dit Ymeo — les Oreilles de Grendchko. » 

Les locaux étaient aseptisés mais confortables, et équipés de terminaux dernier cri. Il y avait même une salle holo, et dans l’une des pièces Jaynak eut la surprise de découvrir une paire de cubars. Un androïde nommé Beyl leur détailla les multiples instruments. « Nous avons bien sûr des Intelligences Synthétiques pour tout ce qui concerne le renseignement, dit l’androïde, mais notre maître Grendchko pense que des individus dotés d’intuition peuvent recouper des informations selon des paramètres différents. 

– Vous allez donc devoir prouver votre utilité, dit Ymeo. Beyl va déjà vous initier à certaines de vos tâches, et à la fin de la journée, vous serez libres de retourner chez vous. Vous serez convoqués chaque matin par votre système domotique, et vous arriverez à l’heure. Ne croyez pas qu’il s’agisse d’une activité comme une autre. Les enjeux sont beaucoup plus élevés ici, et la punition en cas de faute ou de manquement, immédiate. Elle peut frapper autant vous-même que vos familles. Vous devez vous montrer hermétiques au sujet de votre travail ici. Rien ne doit sortir. Je me fais bien comprendre ? 

 – Oui, Adepte Ymeo, répondirent les quatre Fervents. 

– Qui dit exigences élevées dit aussi récompenses à la hauteur. Je ne le mentionne d’ailleurs qu’en passant. Je sais que vous n’êtes pas ici pour les récompenses, mais pour servir notre maître. 

– Gloire à Grendchko ! » clamèrent en chœur les nouvelles recrues. 

Jaynak passa le restant de la journée à s’efforcer d’absorber des dossiers concernant les activités suspectes de différents groupes de Nadariens sur Argea. Il avait pour tâche de mémoriser le profil de certains individus, puis d’utiliser le cubar pour tenter de repérer leur trace dans l’argelen. De la même manière que par le passé, il se connectait au nœud de partage et de connaissance du savoir des anciens, Nelder, pour y obtenir des intuitions sur les technologies à développer, il devait parcourir différents points de rencontre des connexions neuro-télépathiques — les nœuds — pour y retrouver l’empreinte des suspects et y surveiller leurs faits et gestes. Nprim, le plus vaste centre de communication, était l’un des plus accessibles mais pas le seul, loin de là. En fait, il y avait de quoi se sentir submergé par l’ampleur de la tâche. Il fallait resserrer le maillage en tenant compte des caractéristiques du sujet, de ses besoins et aspirations. Même ainsi, le travail était presque insurmontable. Un Guide Communiant aurait sans doute été beaucoup plus compétent en la matière que Jaynak, mais ces Guides étaient précisément le type de personnes qui ne risquaient pas de faire partie des Fervents de Grendchko. 

Jaynak approcha la main du cubar en gardant à l’esprit le visage de sa cible, un étudiant ayant tenu des propos déviants sur un forum de la Ruche. L’individu avait pour spécialité l’archéologie, et Jaynak espérait pouvoir se connecter à Nlendr, le nœud dédié à ce champ de connaissance. 

La surface demeura lisse et froide sous la paume — la connexion ne se faisait pas. Jaynak redoubla de concentration, se remémora les techniques qu’on lui avait enseignées, enfant, et fit preuve de patience. Rien n’y fit. Il fut pris d’un frisson. C’était à croire que sa transformation en Fervent l’avait pour de bon coupé du lien primitif avec l’argelen, dont il avait été si fier autrefois. Chacune de ses tentatives était une pelletée de terre de plus sur le cercueil de ses espoirs. Comment pourrait-il être utile dans ces conditions ? Et qu’allait-on faire de lui si l’on découvrait ses échecs ? 

Il inspira profondément et leva les yeux au plafond. Paniquer était pire que contre-productif. Ses employeurs devaient bien se douter de la difficulté de la tâche. Ils ne pourraient constater son inaptitude que si l’un d’eux se connectait au cubar simultanément avec Jaynak, en parallèle. En attendant, il n’avait d’autre choix que de gagner du temps. Pour cela, il devait passer sous silence sa déconfiture. Et surtout, ne rien laisser paraître. 

Il revint vers son bureau en prenant garde à ne pas traîner des pieds. Nejb se dirigeait en compagnie d’autres employés vers la sortie. C’était la fin de la journée. Jaynak utilisa un terminal pour contacter sa sœur et lui demander de venir le chercher. A son tour, il sortit du bâtiment, s’étonnant de cette liberté incroyable, s’attendant à tout moment à se voir interpellé et de nouveau emprisonné. Adossé au parapet de la passerelle communiquant avec les plates-formes des flotteurs, il fut rejoint par Naldeia. « Tu as l’air bien pâle, lui glissa-t-elle. Est-ce que ça va ? 

– L’émotion de retrouver ma sœur, dit-il. Et mon chez-moi. 

– Je connais ça. Moi aussi je croyais avoir tout perdu. » Elle dirigea vers lui les paumes de ses mains.

Les yeux de Jaynak s’arrondirent. Passée la première stupeur, il avança ses propres paumes et établit le contact. Joie, douleur, nostalgie, apaisement. La communion était la première depuis des mois, et des larmes lui montèrent aux yeux. 

Naldeia le dévisageait avec intensité, et paraissait sur le point de lui poser une question. Avait-elle deviné sa terrible déconvenue avec l’argelen ? Peut-être lut-elle la crainte sur le visage de Jaynak, car elle se détourna en fin de compte. Ils partagèrent un moment de quiétude, le vent balayant leurs plaques. Ce fut elle qui rompit le silence. « Comment vois-tu ce travail ? demanda-t-elle. 

– Comme le prolongement de notre stage de Remise sur la Voie. 

– Je suis d’accord. Avec plus de liberté. Ce qui veut dire plus d’opportunités, mais aussi plus de dangers. 

– Plus d’opportunités de servir notre maître Grendchko, bien sûr, pointa Jaynak. 

– Absolument. Et donc, de faire carrière à son service. » 

Jaynak la considéra un instant. Elle se tenait droite et fière en observant l’horizon, et une fois de plus, il ne put s’empêcher de l’admirer. Il y avait entre eux cette complicité de ceux qui ont traversé des épreuves et triomphé de l’adversité ensemble. Ce lien étroit pouvait lui-même être source de danger, s’il était vu comme susceptible de faire concurrence à la dévotion envers Grendchko. Ils avaient déjà été testés à ce sujet, et peut-être le seraient-ils de nouveau à l’avenir. Les convictions pouvaient-elles se dresser contre l’élan naturel entre deux êtres ? 

Mais pouvait-on parler de réelles convictions là où il y avait eu endoctrinement ? C’était là un terrain trop glissant pour Jaynak. Il préférait repousser toute pensée qui aurait pu être interprétée comme séditieuse. Quelques instants passèrent encore avant que le chuintement d’un flotteur ne se fasse entendre. Jaynak se tourna vers l’appareil, et son cœur fit un bond en reconnaissant Niducia. « Je dois y aller, dit-il à Naldeia. A demain. 

– A demain. » 

Les retrouvailles furent chaleureuses, le contact entre leurs paumes bien plus prolongé que le bref échange avec Naldeia. La sœur de Jaynak enclencha la conduite automatique à destination de son domicile, et ils se mirent à discuter à bâtons rompus. Jaynak prit des nouvelles plus détaillées de chacun des membres de sa famille qu’il ne l’avait fait jusqu’à présent, et Naldeia lui raconta tout ce qu’il avait manqué. 

Son frère Merek allait bien, mais ses missions l’emmenaient de plus en plus loin dans l’espace oblanite. Ses parents avaient mené des démarches officielles pour retrouver Jaynak, mais n’avaient pu aller jusqu’au bout, sous peine d’être mis eux-mêmes sur la sellette. Des Guides Communiants s’étaient fait l’écho des protestations des familles qui avaient vu ceux de leurs membres arrêtés et séquestrés au moment de la rafle des Cavernes d’Ambre. Ils avaient utilisé l’ensemble des moyens légaux à leur disposition. Grendchko s’était montré sourd à toutes les requêtes, et comme il bénéficiait de l’appui des Fengirs, nul n’osait questionner son pouvoir. Niducia elle-même avait dû dissuader son oncle Irkouk de franchir les limites en faisant appel à des réseaux parallèles proches des Réfractaires. 

Jaynak eut un frisson en se disant que son boulot au sein du service de renseignement consistait précisément à surveiller des gens comme son oncle, puis à obtenir le minimum de preuves nécessaires pour les faire incarcérer. 

« J’ai vu que les bureaux où tu travaillais avaient l’air très classe, commenta Niducia en dévisageant son frère. Qu’est-ce que tu fais exactement pour notre Premier Coordonnateur ? 

– Désolé. Pas le droit d’en parler. Juste… si tu apprends certaines choses au sujet des activités d’Irkouk, il vaudra mieux que tu évites de m’en faire part. » 

Niducia abaissa lentement les paupières. Après cela, la conversation retomba, et ce fut dans un morne silence qu’ils se séparèrent. 


ebook 3,99 €

AMAZON    LA FNAC   KOBO   APPLE

Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien. 

 

Aucun commentaire: