Superbe album que cet Edgar P. Jacobs, Le Rêveur d'Apocalypses, de François Rivière et Philippe Wurm. Illustrations magnifiques, tellement fidèles au style de Jacobs, et un scénario qui a le mérite de garder un certain rythme alors qu'il raconte une histoire non fictive, celle de la vie de l'auteur Edgar P. Jacobs, créateur de la série Blake et Mortimer. Pas un mince exploit! Ceux d'entre vous qui lisent ce blog me connaissent, j'aurais souhaité que le scénario aille au-delà des petites piques contre les éditeurs, au-delà de cette amertume voilée que l'on perçoit aussi dans l'album L'Opéra de papier d'Edgar P. Jacobs. C'est à cela que va servir ce billet, à vous donner mon point de vue sur Jacobs et le monde de l'édition.
Mon père, qui a épousé une Belge, adorait la BD franco-belge, mais a échoué à percer dans ce domaine. Il a vécu de sa plume, mais juste en temps que dessinateur industriel, à son grand regret. Je suis moi-même né à Quito, en Equateur, ce qui explique que cette planche de BD de mon père, qu'il n'a jamais vendue, évoque les Incas.
Plus tard, de retour en France, nous avions une cave entière remplie de bandes dessinées, et j'adorais les Edgar P. Jacobs, non seulement en raison de ses dessins, mais aussi de par la science-fiction, l'aspect littéraire de ses récits, très proches de Jules Verne, le fantastique que j'y retrouvais, et même l'aspect policier.
Science-fiction, fantastique, policer/thriller, ça ne vous rappelle rien? Ce sont les trois genres dans lesquels j'écris. Il y a sans doute du Rayon U dans la Trilogie Ardalia, du Secret de l'Espadon dans les Explorateurs, de la Marque Jaune dans Memoria, et de l'Affaire du Collier dans Passager clandestin ou Les Nouveaux Gardiens. Quant au Mystère de la Grande Pyramide, on peut y déceler des traces de Fantasy dans ces quelques mots, "Par Horus demeure!"
J'ai gardé de toutes mes lectures de BD une écriture assez visuelle. Et même si Edgar P. Jacobs était plus un auteur d'anticipation que de Science-Fiction de type Space Opera, même s'il ne donnait aucune place ou presque aux personnages féminins, c'est l'un des auteurs "grand public" dont je me sens le plus proche du point de vue des thèmes abordés.
J'ai, d'après mes lecteurs, une imagination fertile. Cela étant, dans mon parcours, et en particulier dans mon parcours d'auteur autoédité, j'ai privilégié la confrontation avec la réalité brutale plutôt que le rêve. Je tenais d'autant plus à garder les pieds sur terre que j'ai très tôt perçu que le rêve de vivre de sa plume, pour nombre d'auteurs, se transformait en traquenard tendu par les éditeurs.
Tout auteur qui espère devenir riche par sa plume a de très fortes chances, devant la réalité, de déchanter très rapidement, et de comprendre l'aspect sacerdotal, voire stakhanoviste pour certains, du métier. Pour résumer, si vous voulez gagner beaucoup d'argent, mieux vaut devenir banquier ou trader.
En savourant Edgar P. Jacobs, Le rêveur d'apocalypse, puis Un opéra de papier, j'ai gardé à l'esprit l'exemple que constitue Jacobs pour des générations d'auteurs de BD comme mon père. L'idée qu'il est l'un des deux fondateurs, avec Hergé, de la BD belge, devenue ensuite franco-belge. Qu'il est au sommet de la hiérarchie, et donc, de la chaîne alimentaire. Ses albums, depuis mon enfance, ne figurent-ils pas en bonne place dans les centres commerciaux et librairies?
Aucune information ne figurant sur le nombre d'albums Blake et Mortimer vendus du vivant de Jacobs dans Le rêveur d'apocalypse et Un opéra de papier, cela m'a amené à faire des recherches sur Internet. Or, je n'ai pas réussi à accéder à l'information, même en interrogeant Chat GPT. Quand c'est flou, c'est qu'il y a un loup... A qui profite cette ignorance du nombre de ventes, si ce n'est à ceux qui ont édité Jacobs de son vivant. C'est le même phénomène que j'ai observé, d'ailleurs, en essayant d'apprendre le nombre de ventes des albums Blueberry: l'absence de données.
Seul élément que j'ai pu récupérer sur ce blog, en 2004, les droits dérivés sur l'œuvre de l'auteur s'élevaient à 16 millions d'euros.
Mais en a-t-il profité? Quel était donc le niveau de vie d'Edgar P. Jacobs, jusqu'à sa mort en 1987 ? Là encore, les indices sont très peu nombreux dans Le rêveur d'apocalypse et Un opéra de papier. Néanmoins, ils existent, et me font dire que le niveau de revenu de Jacobs se situait juste au-dessus du seuil de pauvreté. Cela vous choque?
Issu d'une famille pauvre, Jacobs n'a pas bénéficié de grands héritages ni d'un mariage lui assurant la fortune. Il n'a donc obtenu pour patrimoine que ce qu'il pouvait acquérir en gagnant sa vie par son art. Sa carrière en tant que figurant, puis chanteur lyrique, nous apprend que Jacobs avait une aspiration à la célébrité que partagent de nombreux artistes. Je pense qu'en raison même de cette aspiration, et aussi parce qu'il rechignait à parler argent, il n'a jamais cherché à comprendre la dimension économique de son travail.
A ce sujet, dans son interview de 1975 de plus de deux heures avec François Rivière,
Jacobs disait, en évoquant son travail aux côtés d'Hergé dans le journal Tintin : "avant tout, on cherchait à faire du bon travail, et la
question de l'argent venait après. Comme on dit, c'était le bon temps". C'est le seul passage de cette longue interview dans laquelle Jacobs évoque l'aspect financier, et on sent une désinvolture qui n'augure rien de bon pour l'aspect matériel des choses.
Jacobs à ses débuts, donc, n'a pas gagné beaucoup en tant que chanteur lyrique, non en raison de l'absence de talent, mais à cause de circonstances défavorables, et en particulier aux chanteurs belges. Il s'est reconverti dans le dessin, et a publié dans Bravo, qui imprimait à 300 000 exemplaires. Le Rayon U n'est sorti qu'en version feuilleton jusqu'à la date tardive de sa parution en album, dans les années 70.
Le Secret de l'Espadon est sorti de 1946 à 1949 dans le journal Tintin, et ses deux tomes en 1950 et 1953 en album. Je pense qu'il s'est bien vendu, même si la carrière de Jacobs ne décolle réellement qu'avec Le Mystère de la Grande Pyramide, dont les albums sont parus en 1954 et 1955.
Dans un Opéra de papier, paru en 1981, Jacobs dévoile un premier indice important: au cours de sa préparation du Mystère de la Grande Pyramide, il n'a pas pu se rendre en Egypte y faire de repérages faute de moyens financiers ("par suite de conjonctures financières défavorables" est l'expression qu'il utilise dans Un opéra de papier). Ce qui signifie que son éditeur ne pouvait ou ne voulait lui régler ses frais, et que Jacobs lui-même n'avait pas les moyens de voyager. C'est grâce à une "jeune femme de la haute société égyptienne" qu'il a obtenu une bonne partie de sa documentation. Ce qui est assez sidérant, quand on y pense.
Toujours dans le même album biographique, on apprend que ce n'est qu'en 1953, à l'âge de 49 ans, que Jacobs a "étrenné" sa première voiture, une 4 CV Renault, voiture qui ne fleure pas le grand luxe, même pour l'époque. Si l'on ramène le prix de ce modèle à la valeur actuelle, on est à un peu plus de 6000 € pour du neuf.
Autre indice plus concluant encore, la maison dans laquelle Edgard P. Jacobs a vécu de 1955 jusqu'à sa mort en 1987.
Cette maison du Bois des Pauvres a été purement et simplement détruite peu après la mort de Jacobs, ce qui ne laisse pas augurer d'un palace, ou même simplement d'une maison cossue. Le fait que lui et sa femme n'aient jamais déménagé laisse penser que leur fortune ne s'est pas accrue au point d'envisager de le faire.
Il est possible que sur la fin de sa vie, Edgar P. Jacobs ait gagné un peu plus, car juste après la parution d'Un opéra de papier, il a décidé de s'autoéditer en 1982, avec la création des Editions Blake et Mortimer. Le fait qu'il ait choisi de s'autoéditer, comme a d'ailleurs pu le faire également Uderzo à un certain moment, est un indice certain qu'il n'était pas satisfait de ses revenus d'auteur. Il a pu gagner davantage vers la fin de sa vie, mais décider de ne pas déménager par attachement à son domicile. Il faut signaler toutefois que même en autoédition, Jacobs a continué à passer par des intermédiaires, alors que le principe même de l'autoédition est de se passer du plus grand nombre d'intermédiaires possible.
Pour un auteur francophone belge, le désir d'agrandir son marché en diffusant aussi bien en France qu'en Wallonie rend plus attractifs les éditeurs qui proposent cela. C'est aussi un point à prendre en compte, et en autoédition, cela rendrait l'intervention d'un intermédiaire indispensable si l'on ne veut pas déménager. Y a-t-il eu, historiquement, une forme de colonialisme économique d'éditeurs ou diffuseurs français par rapport à des auteurs belges? Une sorte de chantage par rapport à l'ouverture à un marché plus vaste? C'est hélas bien possible.
Je suis en tout cas à peu près sûr que, de son vivant, l'un des deux pères fondateurs de la BD francophone s'est fait vampiriser par ses éditeurs. En témoigne la conclusion emplie d'amertume d'un Opéra de papier: "En ce qui me concerne, le bilan final se solde, grosso modo, par plus de soixante années de quête alimentaire, dont trente-six, exclusivement consacrées à cette satanée bande dessinée!"
Jacobs se souvient en revanche avec émotion de sa séquence lyrique, et évoque aussi le "privilège d'être, à la fois l'auteur, l'interprète et le metteur en scène d'un singulier, mais bien passionnant, opéra... de papier." Néanmoins, on sent bien que quelque part, le compte n'y est pas. On a l'impression, chez Jacobs, d'une erreur initiale d'aiguillage, mais nul doute qu'une bonne part de son amertume vient tout de même de l'aspect financier.
Certes, l'argent n'est pas tout. La richesse intérieure compte plus que la richesse extérieure, n'est-ce pas. Et, au cours de sa longue carrière, Jacobs a été en butte à la censure, à une critique que son hyper sensibilité avait du mal à encaisser et digérer, et à son propre perfectionnisme.
Je me demande si mon père (décédé avant Jacobs, en 1986) a jamais su quelque chose de toutes ces galères, en particulier financières, vécues par Jacobs. Les gens s'imaginent-ils à quel point le grand monsieur, qui a certainement vendu des millions d'albums de son vivant, a été exploité? De nombreux auteurs en herbe fuient comme la peste la confrontation avec la réalité pour préserver leur rêve. Et pourtant, s'ils cherchaient à se documenter correctement, ils réaliseraient que le rapport de force, et s'il le faut, le passage à l'acte en s'autoéditant, sont les solutions pour défendre au mieux son beefsteak. Même, et surtout, pour les "grands", les plus populaires parmi les auteurs.
Pour des raisons matérielles, dans la BD, l'autoédition est plus compliquée parce qu'il faut imprimer à des milliers d'exemplaires, en offset en raison de l'usage de la couleur qui revient cher, si l'on veut vraiment faire des économies d'échelle. Et la BD est un secteur encore plus concurrentiel que le livre papier. Cela reste néanmoins tout à fait possible, à condition d'avoir une mise de départ suffisante.
Evidemment, nous sommes tous différents. Personnellement, je ne supporte pas l'idée de ce pacte faustien avec un éditeur parasite qui vous tond la laine sur le dos ou vous suce le sang, selon votre préférence métaphorique, en échange de la reconnaissance par le grand public. Le prix à payer, selon moi, est bien trop élevé. Je préfère encore la liberté et l'obscurité.
[EDIT 20/02/2023] : merci à Jean Philippe, qui a pointé mon attention vers ce lien Wikipédia en anglais, qui décrit comment, à la fin des années 70, le dessinateur Giraud et le scénariste Charlier ont dit "merci, tchao", à leur éditeur Dargaud. L'article signale la difficulté pour faire rééditer ailleurs, à l'époque, la série Blueberry. On réalise en le lisant à quel point la motivation était puissante pour les deux compères pour quitter leur éditeur, et aller voir ailleurs, où l'herbe ne pouvait qu'être plus verte...
2 commentaires:
Merci pour cet excellent article ! Tu m'apprends des trucs sur Jacobs dont je ne me doutais pas du tout...
Avec plaisir! Et merci à toi pour l'info sur Blueberry, que je remets dans l'article.
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