mardi 26 septembre 2017

« Bestsellers du gaspillage »

Avec 142 millions de livres pilonnés (entendez: détruits sans avoir été lus) en France en 2015 (source: Libération) un auteur ne peut aujourd'hui se considérer comme éco-responsable dans sa démarche professionnelle qu'en choisissant l'autoédition ou la petite édition... à condition que ni l'un ni l'autre ne soient vus comme des tremplins vers la grande édition.

Ce chiffre de 142 millions de livres pilonnés en une seule année est effarant. Monstrueux. Quelle autre industrie est aussi gaspilleuse que celle du livre? La question se pose. 

Un autre article que celui de Libération, de 2009 celui-ci, de la librairie Monet, estime quant à lui à 20 millions de livres "seulement" le nombre d'ouvrage pilonnés: en effet, ce dernier article stipule: En France, on estime à environ 100 millions le nombre de titres qui sont ainsi pilonnés chaque année, soit le cinquième de la production annuelle. Nous n’avons pas les chiffres exacts pour le Québec, mais tout porte à croire que le ratio est semblable. Les entreprises du livre ne sont toutefois pas celles qui ont le plus recours au pilon. Le taux serait de 30% pour la presse quotidienne et 50% pour le domaine de la presse magazine.

30% de presse quotidienne + 50% de presse magazine, cela fait 80% des 100 millions d'exemplaires pilonnés par la presse, et donc, les 20% d'exemplaires restants, soit 20 millions, seraient des livres. 

Quoi qu'il en soit, quel que soit le chiffre, 20 millions ou 142 millions, c'est beaucoup trop au XXIème siècle.


Dans le domaine de l'édition tradi, il faut savoir que les livres les plus pilonnés sont des livres d'auteurs bestsellers. Ces ouvrages, souvent pilonnés à plus de 50%, sont ceux que j'appelle les "bestsellers du gaspillage".

L'édition traditionnelle, il faut le savoir, est d'un cynisme et d'une cruauté sans nom. Les précieuses places en rayon de librairie, qui sont pour les livres papier ce que l'oxygène est pour l'être humain, ces précieuses places sont trustées, et notamment les têtes de gondoles, par des livres bestsellers, ou que l'on voudrait devenir bestsellers. 

Le problème, c'est que ces livres que vous retrouvez un peu partout en librairie, en raison des accords commerciaux de location d'espace de vente entre les gros éditeurs et les libraires, ces livres sont beaucoup plus nombreux que ceux qui vont être vendus. Et les éditeurs le savent pertinemment.

Donc, oui, il y a de fortes probabilités que le Stephen King que vous voyez là soit pilonné. Des probabilités nettement plus fortes que pour un livre lambda. Pourquoi? Parce que, à partir du moment où un auteur a créé la surprise en ayant des statistiques de ventes merveilleuses par rapport au nombre de livres imprimés, en créant un bestseller, cet auteur sera considéré comme bestseller, et son prochain titre va faire l'objet d'une surproduction, à des fins, principalement, d'affichage et de publicité, mais aussi pour étouffer dans l’œuf la concurrence en s'appropriant les meilleurs espaces.

Et bien entendu, cette surproduction rend, en apparence, les livres de l'auteur bestseller moins chers pour l'éditeur que les livres de l'auteur moins connu. Jamais l'expression "cercle vicieux" n'aura aussi bien porté son nom.

Un éditeur tradi vous répondra, si vous lui en parlez, que des auteurs comme Stephen King, Musso ou Lévy sont des locomotives pour l'édition, et permettent à d'autres auteurs d'être publiés. 

A quoi je répondrais: dans quelle mesure ces autres auteurs moins connus ne sont-ils pas que de simples faire-valoir, quand on sait que la grande majorité des nouveaux titres vont rester de un à trois mois en librairie avant de disparaître définitivement? Dans quelle mesure ce n'est pas du vanity publishing, que d'être publié par l'édition tradi? 

Si un jour, l'un de mes enfants me dit: Papa, tu avais le choix entre l'édition traditionnelle et l'autoédition, et tu as fait le choix de l'édition traditionnelle, sachant qu'elle était la plus gaspilleuse qui soit, est-ce que je pourrais le ou la regarder en face et assumer ce choix? 

Ma femme travaille dans une association de lutte contre la torture. Quand je lui ai expliqué le problème, elle m'a dit que son association, au lieu d'imprimer ses rapports à environ 700 exemplaires, va les tirer à 2000 ou 3000, parce que cela coûte moins cher. Résultat, l'un des salariés a passé l'été à mettre des rapports au pilon.

Et là, elle met le doigt, en effet, sur un aspect très pervers des économies d'échelle: à partir du moment où vous passez le cap des 500 exemplaires, il va être plus intéressant de passer en offset, qui va revenir moins cher que l'impression numérique entre 500 et 1000, pour un nombre supérieur d'exemplaires.

On imagine bien que la tentation du profit, ou en tout cas de l'économie, est irrésistible, pour toute association ou entreprise ayant une activité de presse. C'est là que le bât blesse.

Nous avons aussi notre responsabilité en tant que consommateurs. Les liseuses électroniques peuvent sembler plus écolo. Marion Feige-Muller, analyste pour le Basic, un organisme analysant l'impact environnemental de nos modes de production et de consommation, estime dans l'article de Libé que «Quand on regarde les émissions de CO2, il faut être un très gros lecteur pour que ce soit rentable (12 livres par an pendant vingt ans). C’est sans compter sur l’obsolescence programmée, les minerais utilisés pour la construction, et la logique de concentration qui est accentuée par rapport au livre papier».

Ce chiffre de 12 livres par an pendant 20 ans pour rentabiliser une liseuse correspond à 240 livres. Cela m'a surpris de lire cela, parce qu'auparavant, on m'avait assuré qu'il fallait lire 50 livres sur liseuse électronique pour la rentabiliser. J'aimerais bien savoir une bonne fois pour toutes ce qu'il en est, parce qu'à ce sujet, j'ai l'impression de me faire balader.

Je ne sais pas si je suis arrivé à 240 sur la mienne, cela dit, mais j'ai acheté ma Kindle Paperwhite en 2012 et elle ne donne pas de signe de faiblesse, à part deux ou trois pixels en moins qui ne gênent pas la lecture pour l'instant. Donc, déjà, pour l'obsolescence programmée, je trouve que Marion se fourvoie. Et ça me fait remettre en question son autre chiffre, du coup.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les gens lisent de plus en plus sur smartphone.

Il existe deux autres axes pour lutter contre le gaspillage de papier:

- l'analyse prédictive des ventes
- l'impression à la demande

L'acteur qui a développé la meilleure expertise pour l'analyse prédictive des ventes est Amazon. Cela n'a évidemment rien d'un hasard, puisque le nombre de clients d'Amazon a atteint un stade démographique, c'est à dire que chaque mois, l'équivalent de la population de pays entiers va y faire son shopping. 

Quand vous avez autant de visiteurs, quand vous vous servez de logiciels espion pour traquer les habitudes des clients, quand vous mettez en place des précommandes, vous avez moyen de développer des algorithmes prédisant très finement les prochaines ventes sur le site. Les éditeurs peuvent donc savoir exactement ce qu'ils doivent envoyer en stock à Amazon, et se retrouver avec très peu de pilon de ce côté. 

Evidemment, le problème de l'analyse prédictive est qu'il faut un très gros site pour que ça marche. Cela entraîne un déséquilibre dans les rapports de force qui n'est pas souhaitable dans le monde déjà excessivement concentré de l'édition.

L'impression à la demande est selon moi ce qui devrait être mis en place de manière massive en librairie. Elle est utilisée, mais encore beaucoup trop peu. 

Des machines comme celles utilisées par Orséry, ou leur concurrent l'Espresso Book Machine, sont pour l'instant dédiées aux livres rares ou épuisés, ou à certains auteurs pratiquant l'autoédition, suivez mon regard...

La technologie, cela dit, ne nous sauvera pas à elle seule. Il faut que les lecteurs sortent de la logique des bestsellers, en se mettant bien dans la tête que ces livres que l'on retrouve un peu partout en librairie, sur plusieurs rayons je veux dire, sont les livres qui entraînent le plus de gaspillage. 

[EDIT 27/09/2017]: J'ose espérer que dans son analyse de l'impact environnemental des liseuses électroniques face aux livres papier, le Basic prenne en compte les facteurs suivants: 

- le rapport poids/énergie des livres papier, souvent plus pesants que les liseuses électroniques, donc plus coûteux à transporter
- les tonnes de gasoil dépensés pour le transport des livres, et notamment sur les lieux de leur destruction ou recyclage (impact direct sur le réchauffement climatique)
- le coût écologique du recyclage des livres, et notamment de l'encre

J'ose aussi espérer que ne sont pas assimilées aux liseuses électroniques des tablettes de type iPad, qui cumulent d'autres fonctions et ont un écran plus grand que la majorité des liseuses. Il faut comparer ce qui est comparable.