J’ai grandi dans une famille où le sexe était un sujet tabou entre tous. Même en tant qu’adulte, je ne me souviens pas avoir eu une seule conversation sérieuse avec des amis ayant pour objet le sexe, à l’exception peut-être de la sexualité des bonobos. Le moment où il a été le plus question de sexe dans ma vie autour de moi a été l’adolescence, et en particulier le collège et le lycée. Et pas seulement en cours de biologie. Dans la cour de récré ou dans les vestiaires, les garçons utilisaient plus le sexe comme une arme pour faire honte (« t’es puceau ! »), ou éventuellement pour se vanter. Si l’on s’en réfère au nombre de termes pour désigner les organes génitaux féminins et masculins, le sexe est pourtant central dans nos sociétés. Alors, pourquoi un tel tabou à son sujet ?
Afin de répondre à ces questions d’interdit et de secret sexuel, peut-être faudrait-il procéder à la manière d’une enquête policière, en se demandant à qui profite le crime ? Les psychologues vous diraient sûrement que les secrets et les tabous, et les tabous qui rendent les choses secrètes, donnent peut-être le sentiment de régler les problèmes en les faisant passer sous le tapis, mais que très souvent, en réalité, cette démarche ne fait qu’aggraver la situation. Donc, un tabou n’est pas une chose innocente, même si le mot « crime » pour désigner ce « tabou » peut sembler assez fort.
Est-ce que les hommes ont davantage intérêt à ce que le sexe soit un tabou ? Ou bien plutôt les femmes ?
Admettons que je sois un homme victime d’impuissance sexuelle (notez au passage à quel point le terme « impuissant » peut en soi être stigmatisant). Pour parler crûment, admettons que je n’arrive pas à obtenir d’érection de mon membre viril. Cette anomalie par rapport à une fonction essentielle peut me désigner d’emblée comme quelqu’un d’anormal. Le fait de cacher ce dysfonctionnement, de le recouvrir du voile du tabou, va me permettre, en quelque sorte, de retrouver une forme de normalité, d’acceptabilité sociale. On pourrait donc estimer que faire du sexe un tabou profite davantage au genre masculin, aux hommes plutôt qu’aux femmes.
Au moment de l’adolescence, être traité d’impuissant, pour un garçon, c’est un peu l’injure suprême. Il est vrai que les jeunes filles ne sont pas toujours tendres entre elles non plus (ou en tout cas, elles ne l’étaient pas au cours de mon adolescence), et pouvaient se moquer de l’absence de poitrine, par exemple, ou, de manière plus générale, de l’aspect physique – ce qui est aussi vrai chez les hommes. Mais il me semble que l’enjeu est le plus important chez les hommes : la procréation, la puissance d’engendrer ou l’impuissance à le faire, se détermine par une manifestation physique visible de manière assez spectaculaire. Notez bien, cela dit, que dans des périodes reculées, il est possible que la manifestation de puissance masculine qu’est l’érection ait pu être reconnue en tant que telle, sans être forcément connectée à la reproduction. Les connaissances scientifiques et biologiques faisant défaut, la procréation avait dans les temps primitifs quelque chose de mystérieux, sujette à diverses interprétations de type « mélanges d’esprit » ou « d’essence ».
Néanmoins, cette manifestation de puissance masculine existait par elle-même, et donc, j’ai l’impression que ce tabou sexuel est d’origine patriarcale avant tout. Je me trompe peut-être à ce sujet, mais j’ai aussi l’impression que les femmes auront tendance à parler un peu plus ouvertement de sexe entre elles que les hommes entre eux. Et les transgenres et autres sexes neutres ? Ces personnes sont sans doute les premières victimes des tabous sexuels. Difficile de dire si ces personnes arrivent à surmonter ces tabous et à libérer leur propre parole à ce sujet dans la vraie vie (et non simplement sur un blog ou un réseau social).
De telles intuitions mériteraient bien sûr d’être vérifiées scientifiquement.
L’évolution vestimentaire serait allée de pair avec le renforcement de ce tabou. Là encore, il faudrait pouvoir vérifier si la sexualité est plus simple, plus décomplexée de nos jours chez les nudistes que chez les « textiles ».
Le sexe a aussi une fonction purificatrice. C’est par là que passe l’urine, et donc une partie non négligeable des impuretés du corps. Dans l’inconscient, la notion de saleté s’est d’autant plus associée au sexe que les règles d’hygiène élémentaire n’étaient pas respectées, favorisant le développement des maladies. Maladies vénériennes, syphilis, et plus récemment, sida et variole du singe. Maladies sexuelles qui pouvaient ensuite être utilisées par les religions ou la morale pour stigmatiser la sexualité en dehors des règles, l’union libre, ou encore l’union homosexuelle. De même que l’on stigmatisait les obèses pour leur péché de gourmandise, en méconnaissant le rôle des gènes dans l’obésité. La malheureusement très courante cystite, infection urinaire qui touche surtout les femmes, est quant à elle due à une bactérie, Escherichia coli, qui remonte dans la vessie.
Si pour certaines civilisations, le cycle menstruel était intimement associé à la vie, la notion de saleté liée à cet écoulement de sang n’était jamais bien loin non plus. Le tabou existait donc à la fois pour les hommes, mais peut-être plus encore pour les femmes.
Il y a eu des civilisations matriarcales, c’est bien connu, il y a eu et il existe toujours des amazones, des femmes guerrières. Néanmoins, une chose est certaine, au cours de l’histoire, et des guerres, les hommes n’ont pas hésité à se servir de leur sexe comme instrument de pouvoir, de domination et d’humiliation, pour violer les femmes. Pour des soldats longtemps éloignés de leurs compagnes, il y a bien sûr la notion de besoin sexuel à satisfaire, mais qui n’explique pas tout, loin de là. Faire de cet instrument potentiel de domination qu’est le membre viril un tabou n’a bien sûr, dans ces conditions, rien d’innocent.
Certainement, dans l’histoire, il y a eu des moments charnières, des périodes d’évolution des mœurs accompagnant d’autres évolutions sociétales. Dans le roman de Ken Follet que je suis en train de lire, Le Crépuscule et l’Aube, l’intrigue se situe peu avant l’an 1000. L’un des protagonistes, Dreng, est polygame, il a deux femmes, et viole aussi de temps en temps une esclave. La Fille de Dreng, Cwenburg, a 15 ans, et devient l’épouse de deux hommes. On comprend en lisant le roman que les mœurs changent selon les époques. Un moine du nom d’Aldred nous apprend que l’Eglise catholique s’efforce justement de modifier les pratiques liées à la sexualité, en dissuadant la polygamie comme la polyandrie parce qu’en cas de mort des parents, on ne sait pas à qui reviennent les biens et cela peut amener des conflits sanglants. C’est logique et l’on a tendance à l’accepter comme un fait acquis.
Mais il n’empêche : un tel état de fait, l’interdiction par rapport à la polyandrie et la polygamie, n’intervient que parce que la notion de propriété, de possession, et donc d’héritage, est devenue prédominante dans nos civilisations. Une société avec des règles différentes concernant les possessions et leur usage pourrait également être amenée à revoir ses règles par rapport au mariage, et le fait que ce mariage ne concerne que deux partenaires. Voilà qui n’est pas sans ouvrir certaines perspectives à l’auteur de Science Fiction que je suis…
Cette même religion catholique a joué un rôle important pour faire du sexe un tabou, avec notamment la notion de péché de luxure. Dans l’islam, le sexe ne devient vraiment libéré, et encore, que pour les hommes, qu’après la mort, pour les plus fidèles des fidèles. Le paradis sous forme de plaisir sexuel ne saurait être sur terre si l’on entend manipuler les fidèles, bien sûr. La religion catholique, en encadrant le sexe dans la cérémonie du mariage, a fait naître de nouvelles conventions sociales. Les mères célibataires sont ainsi devenues des impures et des réprouvées. L’index accusateur de la honte et du péché sexuel s’est retrouvé pointé, comme par hasard, sur les femmes. Elles étaient les éléments perturbateurs. Une femme qui couchait à droite à gauche devenait une salope, là où quand l’homme fait la même chose, c’est un don Juan.
« Quel est le montant de la dot de cette femme ? » Il est possible que la notion de responsabilité par rapport à un enfant du père et de la mère biologique se soit accrue avec la notion de possession et l’embourgeoisement de la société : à mesure que les possessions comptaient davantage, on est allé vers plus de règles, plus « d’individualité des familles », que l’on pourrait opposer à la notion de tribu. Et on s’est mis à dénoncer les « filles perdues », celles qui n’avaient pas d’homme, de compagnon identifié, et qui représentaient donc un danger pour les autres femmes bien rangées, bien casées, bien organisées, bien classées par la société. La peur étant qu’elles vous volent votre mari, bien sûr.
Il y a aussi le tabou de l’inceste. Celui-ci s’explique de manière rationnelle par l’appauvrissement génétique en cas de relation sexuelle entre proches parents. D’où l’importance de connaître la filiation d’un enfant, ses liens de parenté. D’où l’idée, à des époques où la contraception était moins présente et le traçage génétique inexistant, de danger associé au fait qu’une femme puisse avoir un enfant de n’importe qui sans que l’on sache avec qui elle l’a eu exactement. Le danger de la consanguinité. Dans la mesure où un tabou peut recevoir une explication rationnelle, sa force en tant que tabou ne peut que s’affaiblir. Car bien sûr, la puissance des tabous vient de leur aspect caché, de l’omerta qui les entoure. Le tabou de l’inceste bénéficie en quelque sorte du tabou plus général au sujet du sexe. Mais dès lors que l’on aborde le sujet clairement, dès lors que les connaissances au sujet de la reproduction se sont affinées, on peut expliquer les choses, et si ce tabou de l’inceste est brisé, ce sera en toute connaissance de cause. Il faudra donc ensuite distinguer entre inceste consenti et non consenti.
Mais revenons au sujet de manière plus générale. Un adage dit « faites l’amour, pas la guerre ». N’y aurait-il pas une forme de sagesse immémoriale dans cet adage ? Les singes bonobos règlent leurs conflits en ayant des relations sexuelles. En poursuivant dans cette logique, on pourrait aller beaucoup plus loin, en se demandant si la cause de toutes les guerres, quelque part, ne serait pas la frustration sexuelle.
Expliqué ainsi, cela paraît bien sûr très simpliste. Toutefois, il y aurait sans doute des expériences sociologiques à mener, pour examiner si dans des groupes d’êtres humains où la satisfaction sexuelle est très aisée et rapide, il n’y aurait pas moins de conflits que parmi d’autres groupes où la sexualité est un tabou, et les règles trop nombreuses.
La notion de pouvoir et de sexe peut quant à elle être illustrée de manière assez éclatante lorsqu’on pense aux harems orientaux. Prenons un harem où le seigneur dispose de cinquante favorites. Lorsqu’il en choisit une pour coucher avec elle, il laisse les 49 autres insatisfaites. Il laisse aussi 49 hommes frustrés sexuellement, ne pouvant trouver de compagne, avec pour seuls recours la masturbation ou la sodomie. Il voue à la non-existence au moins 49 rencontres, 49 histoires plus ou moins torrides ou empreintes de tendresse entre des hommes et des femmes. Et non seulement cela, mais ce seigneur se sert d’eunuques pour garder ses femmes, des hommes privés physiquement de leurs organes génitaux. Si ça n’est pas du despotisme absolu, si ça ne vous permet pas d’entrapercevoir le rapport, si fréquent en politique, entre sexe et pouvoir…
Est-ce là une déviance de l’homme ? Ou une contrefaçon de la nature ? Les mammifères n’ont pas besoin d’être des prédateurs pour s’affronter afin de prouver leur supériorité génétique. Les chevaux le font entre mâles, par exemple. Les femelles choisissent le mâle le plus prometteur. Celui le plus fort physiquement. Ou celui, pour d’autres espèces, qui a le plus beau pelage ou le plus beau plumage, au cours de concours d’apparence. Plus on va vers les prédateurs, plus les choses semblent cruelles. Les lions ont leur propre harem, et ils peuvent même tuer des lionceaux d’une portée qui n’est pas la leur dans le but de mettre une femelle en chaleur. L’analogie avec le harem oriental ne peut bien sûr que venir à l’esprit. C’est le droit du plus fort, la sélection naturelle qui permet d’avoir des générations suivantes plus fortes. Sur le plan humain, de nos jours on parle de sapiosexualité pour des personnes qui sélectionneront les partenaires les plus intelligents, ou les plus cultivés. Cela ressemble à une nouvelle transposition de ce qui existe dans la nature.
Et si, justement, une fonction non négligeable du tabou du sexe ne visait pas à nous éloigner de notre condition animale ? La notion de propriété privée dont on a vu qu’elle a joué un rôle dans le développement des mœurs, et notamment de la polygamie, est-elle proprement humaine ? Essayez, comme le personnage de Thonolan dans le roman Les Enfants de la Terre, de Jean Auel, d’aller disputer à une lionne son morceau de viande, et vous verrez que cette notion n’est sans doute qu’une extension du droit du plus fort du règne animal. On voit donc qu’à divers titres, aussi bien au niveau de la propriété, des notions de territorialité rapportées aux relations humaines, d’appropriation d’un harem, il y a de fortes similitudes entre le règne animal et humain. Le fait de se vêtir, après tout, est une spécificité humaine, qui nous distingue visuellement des animaux. La distanciation par rapport aux animaux est une cause de plus à ajouter dans ce dossier du tabou sexuel, dont on constate qu’il est si vaste et complexe que cet article de blog peut à peine espérer l’effleurer.
Difficile, voire impossible, de tirer des conclusions définitives pour un sujet en évolution constante. Sinon peut-être de dire que nos sociétés auraient sans doute tout intérêt à se décomplexer et à libérer la parole au sujet du sexe.
Je vais être direct. Avez-vous, en tant que parent, discuté avec votre ado du terme « bander » dans le sens d’avoir une érection ? De la masturbation ? Des préliminaires, et de l’indispensable empathie envers son partenaire ? Du fait que la femme, contrairement à l'image véhiculée par la grande majorité des vidéos porno sur le net, ne recherche pas forcément l'endurance et la performance chez son partenaire? De ce moment si particulier, l’éjaculation ? Et, tant qu’à faire, de l’éjaculation précoce ? Avez-vous indiqué à votre garçon que la contraception ne doit pas forcément être de la responsabilité de la femme, mais que les hommes peuvent aussi prendre la pilule, et gagner ainsi en maîtrise sur les conséquences de leurs actes ? Avez-vous évoqué le rôle du clitoris avec votre fille ? La manière de le stimuler ?
On peut bien sûr considérer poétiquement que la révélation sexuelle n’en sera que plus belle si les ados font ses découvertes par eux-mêmes. Ayant été confronté à une certaine violence verbale à ce sujet dans mon enfance, je préfère pour ma part considérer qu’un ado averti en vaut deux.
Pour parler du membre viril par exemple, ce n’est après tout qu’un outil comme un autre, dont les usages sur le plan sexuel sont aussi variés que la procréation, la tendresse, certaines formes de jeu, ou, dans les cas les plus glauques et les plus déviants, la domination et la violence. Quant au clitoris, le fait d’en faire quelque chose de caché et de tabou n’a pas servi la condition féminine, mais a très certainement été utile au patriarcat. C’est pourquoi j’ai tendance à penser qu’une société égalitaire femme-homme est une société plus évoluée, plus aboutie, plus communicante, et moins parcourue par des courants souterrains de violence qui ne demandent qu’à resurgir de temps à autre. Car dans ce genre de société, le fait de parler de sexe, voire de passer à l’acte entre êtres consentants (la notion d'adultes consentants étant un peu trop restrictive à mon goût), ne serait plus si tabou.
[EDIT 14/08/2022] : comme on me le faisait justement remarquer sur Facebook, je suis passé dans cet article à côté de l'explication freudienne. Dans le complexe d'Œdipe, Œdipe devenu aveugle tue son père pour coucher avec sa mère. Si l'on applique ce complexe au tabou sur la sexualité, dans une famille où il y a plus de garçons que de filles, le père ferait du sexe un tabou pour ne pas être victime de la concurrence de ses garçons par rapport à son épouse. Dans une famille où il y a plus de filles que de garçons, la mère ferait du sexe un tabou pour ne pas être victime de la concurrence de ses filles par rapport à son époux. Et quand il y a autant de filles que de garçons, le tabou serait équivalent des deux côtés. Dans ma famille, nous étions, du vivant de mon père, trois garçons et une fille, et donc, selon cette explication, le tabou viendrait essentiellement de mon père. C'est pour ma part ce que j'ai ressenti, mais bien sûr chaque expérience est différente. Tous les auteurs vous le diront, il ne faut jamais sous-estimer la force de l'inconscient, donc pour moi, l'explication freudienne est valide. Toutefois, elle n'est pas incompatible avec les autres explications que je développe dans l'article. Elle les complète plutôt que d'entrer en concurrence avec elles.
Autre article sur le même sujet : Clitoris et religion